KAÏS SAÏED : POPULISME ET SYMBOLIQUE
Rien ne semble arrêter la fuite en avant du président tunisien. Attendue pour le 17 décembre, journée de la révolution, l’allocution télévisée de 39 minutes faite ce mardi à partir du Palais de Carthage a refroidi l’opinion publique toutes sensibilités confondues. Des observateurs considèrent cette anticipation comme une réaction au communiqué publié le 10 décembre dernier à Tunis par les ambassadeurs des pays membres du G7 et dont les termes laissent peu de doute sur les exigences de la communauté internationale quant à l’urgente nécessité de revenir à l’ordre constitutionnel. C’est donc face à un profond mécontentement interne et à un isolement international quasi unanime que se bat désormais le chef de l’Etat tunisien.
La presse nationale a réservé des commentaires plutôt acerbes à une intervention où on ne retrouve pas un mot sur les conditions sociales délétères qui frappent des couches de la société tunisienne de plus en plus larges. Les médicaments de première nécessité manquent et une récente enquête de l’Observatoire des migrations rapporte que près d’un Tunisien sur deux veut quitter le pays.
Malgré ce climat crépusculaire, le populisme fut encore le ferment d’une parole présidentielle irréelle. Les anathèmes lancés contre « les espions au profit de l’étranger » furent dignes des rhétoriques staliniennes. Les anciens alliés qui avaient soutenu initialement le coup de force de juillet 2021 ne furent pas plus ménagés : « Pourquoi ont-ils changé d’avis ? » fulmine Kaïs qui menace : « Je veux couper la route à la spoliation des biens du peuple et préserver l’Etat », lui qui s’estime toujours porté par le « peuple souverain. »
Enfermé dans sa mystique, l’homme continue d’ignorer souverainement les corps intermédiaires pour parler directement avec le peuple. Il déclare s’en remettre à une consultation populaire via internet dont il tirera les conclusions le 20 mars, jour de l’indépendance, avant d’organiser le référendum devant adopter la nouvelle constitution le 25 juillet, une année jour pour jour après son coup de force de l’été 2021 pour procéder enfin à des législatives anticipées le 17 décembre, date anniversaire de la révolution.
Ce faisant, Kaïs qui s’était donné un mois pour rétablir la vie constitutionnelle après qu’il eût suspendu le Parlement le 25 juillet, prolonge d’une année une gestion aléatoire. Depuis le 22 septembre, date de promulgation de son décret présidentiel qui supplante la constitution, il détient un pouvoir sans limite.
L’agenda annoncé ce mardi ne répond à aucune logique en termes de délais ou de contenu des réformes pourtant attendues et si nécessaires. Pour Kaïs, la symbolique tient lieu d’inspiration et de méthode.
Les jours à venir seront probablement tendus. Après « le Mouvement des citoyens contre le putsch », conglomérat hétéroclite, « La sauvegarde nationale » qui n’intègre pas les islamistes vient d’émerger et la puissante centrale syndicale l’UGTT est dans les starting-blocks. Jusque-là, l’armée sollicitée avec insistance pour s’impliquer dans l’aventure solitaire de Kaïs maintient sa traditionnelle position de neutralité républicaine.
Ce vendredi 17 décembre, jour où le jeune Mohamed Bouazizi s’était immolé, déclenchant une insurrection qui allait emporter le régime Benali, l’opposition se donne rendez-vous dans la rue pour protester contre une situation intenable socialement et illisible politiquement.
C’est dans ce contexte que le chef de l’État algérien Abdelmadjid Tebboune effectue une visite d’Etat les 15 et 16 décembre. Il n’est pas improbable que son séjour soit suivi le lendemain de son départ par des protestations populaires dont il est pour l’heure difficile de prévoir l’ampleur.
Pourquoi et comment de tels risques sont-ils pris alors que la diplomatie algérienne est dirigée par Ramtane Lamamra, l’un des acteurs les plus expérimentés en la matière ? À Alger, les chancelleries sont nombreuses à se poser la question…sans pouvoir y apporter de réponse satisfaisante.