Faouzia CHARFI* : « POUR LA SÉPARATION DE LA SCIENCE ET DE L’ISLAM ». Entretien conduit pour adn-med par l’éditeur Amar INGRACHEN.
Á chacun de ses livres, Faouzia Charfi donne à penser qu’elle a épuisé le combat qui oppose la science au despotisme religieux. Mais comme dans ces routes sinueuses des hautes montagnes, on découvre qu’après chaque lacet il faut en passer un autre pour élargir un peu plus son horizon. En valorisant l’instrument de la raison, la scientifique invite le lecteur à se faire bâtisseur d’une conscience active. Dans cet ouvrage passionnant et utile, elle nous emmène dans l’Histoire humaine du savoir en terres d’islam. On apprend beaucoup. Et on a envie d’agir. Puisse ce livre être rapidement mis à la disposition de l’ensemble du public nord-africain.
1-Vous venez de publier « L’islam et la science. En finir avec les compromis », chez Odile Jacob. D’emblée, vous parlez d’un compromis entre l’islam et la science et, plus globalement, entre « la religion et la science », qu’il faut rompre. Quels sont les termes précis de ce compromis ?
Je plaide pour l’autonomie de la science, ce qui signifie une attitude claire par rapport aux relations entre science et religion. Cette autonomie implique que l’on peut s’interroger sur les phénomènes naturels indépendamment de toute référence religieuse. C’est ainsi que la recherche scientifique peut avancer. En effet, la confusion entre la sphère scientifique et la sphère religieuse conduit à l’amalgame des référentiels scientifique et religieux, incompatible avec l’exercice de la méthodologie du chercheur qui analyse, s’interroge et propose une explication cohérente, en toute indépendance, en étant libéré du dogme et des tabous. Cette méthodologie relève d’une conception sécularisée de la science, sans compromis.
2-Au début de votre livre, vous parlez de l’essor la science dans l’empire musulman, notamment l’empire abbasside qui siégeait à Bagdad et qui a rayonné sur le monde de l’époque. Est-ce que c’est l’islam qui a fait de Bagdad une grande capitale civilisationnelle au Moyen âge comme le disent les choyoukh musulmans ou est-ce qu’il y avait des conditions favorables au développement des sciences et des cultures dans cette nouvelle ville ?
Pour comprendre le développement de la tradition scientifique qui commence au VIIIe siècle avec l’empire abbasside, il importe d’identifier les facteurs qui l’ont favorisée et d’échapper à une explication essentialiste qui ferait de la religion musulmane la responsable de l’essor de la science. Il faut prendre en compte les facteurs politiques et sociaux, le contexte historique et géographique. Tout d’abord, le transfert de la capitale de l’empire musulman de la région méditerranéenne de Syrie où l’influence de Byzance restait présente, à la Mésopotamie, région imprégnée de la tradition sassanide depuis des siècles. Le calife Mansur crée en 762 dans cette région, la nouvelle capitale de l’empire, Bagdad, avec une nouvelle configuration sociale permettant d’assoir son pouvoir, en la peuplant avec des éléments dont les idéologies se neutralisaient. Un mouvement de traduction des textes scientifiques anciens – grecs, indiens et perses – est initié dans la société multiculturelle de Bagdad, qui comprenait des Chrétiens et des Juifs de langue araméenne, des Arabes musulmans et chrétiens, et surtout des Mazdéens, adeptes de la religion de la Perse, le Zoroastrisme. Le calife abbasside al-Mansur va exploiter la culture de la traduction qui était revendiquée et encouragée dans l’idéologie impériale zoroastrienne, en se positionnant comme le successeur des anciens rois sassanides. L’important mouvement de traduction qui dura deux siècles, ne fut pas seulement l’œuvre des califes et des princes, mais fut soutenu par l’élite de la société multiculturelle abbasside au-delà des divisions religieuses, ethniques, linguistiques.
3-Vous l’écrivez. Bagdad était une ville libre, ouverte à toutes les ethnies, à toutes les religions et à toutes les langues du temps des Abbassides, ce dont attestent tous les historiens sérieux de l’islam. Vous voulez dire qu’il n’est pas possible de développer les sciences dans des contrées où il n’y a pas de liberté, que la science serait incompatible avec l’esprit totalitaire des religions ?
Je le disais plus haut, la science a besoin d’esprits libres pour avancer. Et son histoire est celle de la persévérance des savants, de leur travail souvent solitaire, de leur résistance aux attaques dont ils ont été l’objet, de leur enthousiasme par rapport au bonheur que procure la découverte. Les historiens des sciences nous font découvrir la longue histoire de la science, une histoire humaine, faite de difficultés et de souffrances, souvenons-nous de Galilée et de son procès, qui fut le procès de la méthode scientifique, le procès de la liberté de s’interroger sur le monde et d’écrire dans la langue vernaculaire une vision du monde contraire à l’autorité religieuse, l’Église n’avait pas accepté qu’il écrive en italien plutôt qu’en latin certains de ses ouvrages. L’histoire de la science, c’est une science humaine faite de violence, souvenons-nous d’Hypatie, la mathématicienne d’Alexandrie lapidée au IVe siècle par des Chrétiens fanatiques parce qu’elle était païenne, ou de Giordano Bruno brûlé en 1600 à Rome pour avoir affirmé l’infinité des mondes. Ces exemples montrent le résultat de l’esprit totalitaire des religions, mais je préciserai, que c’est l’esprit totalitaire « tout court » qui est incompatible avec la science. Ainsi, je rappellerai l’incroyable affaire de Lyssenko, pseudo-chercheur en agronomie du temps de l’Union soviétique qui remet en cause les progrès de la génétique et promeut sa science prolétarienne. La dictature soviétique convaincue des thèses de Lyssenko n’hésita pas à déporter et emprisonner des scientifiques coupables d’avoir pratiqué une biologie bourgeoise. Enfin, dans les pays d’islam, il n’y a pas eu de procès contre les savants, mais il y a eu une terrible interdiction pendant des siècles, celle de l’imprimerie !
4-Votre essai retrace les grands moments de l’évolution de l’enseignement des sciences dans les pays du monde musulman qui, après avoir connu une période de gloire, passe, depuis quelques siècles d’une impasse à une autre. Selon vous, à quel moment le basculement a eu lieu ?
Le basculement a lieu en 1050, lorsque les Turcs Seldjoukides s’installent à Bagdad, écartent la dynastie chiite bouyide, et imposent un sunnisme orthodoxe. La conséquence sur la transmission des sciences est importante : c’est la fin des dar al-ilm qui sont détruites, et la création de nouvelles institutions d’enseignement les madrasas. Avec la disparition des dar al-ilm, maisons de la connaissance créées à partir du Xe siècle, où les savants avaient pour tâche importante d’enseigner, c’est la fin de la transmission du savoir scientifique dans les institutions d’enseignement. Dans les madrasas, ce qui va dominer c’est la science du fiqh et des uçul al fiqh, celle du droit et de la jurisprudence islamique et de leurs sources, bases de la formation des cadres. Les sciences de la tradition, du naql, prennent la place des sciences de la raison, du aql. La raison n’a plus qu’un rôle subalterne. Que reste-t-il des sciences rationnelles dénommées les sciences « profanes » ? Il ne reste que la science pratique, la médecine va se pratiquer à l’hôpital, pour soulager les malades, l’astronomie à la mosquée où est instituée la fonction de muwaqqit, chargé de la règlementation des heures de prière.
5-Vous considérez que les attitudes qui tendent à concilier sciences et religions sont dangereuses. Vous avez déjà eu à démontrer, dans un ouvrage précédent (La science voilée) que ce qui est appelé « le miracle scientifique du Coran » est une imposture. Jusqu’où peut nous mener ce compromis factice entre sciences et religions ?
Ce compromis est un détournement, celui de la religion, et celui de la science, c’est ce que je dénomme la coranisation de la science. Au milieu du XXe siècle le professeur égyptien Amin al-Khuli prenait une position claire et argumentée contre le concordisme coranique et soutenait qu’il vaudrait mieux ne pas prendre tant de peine pour lier Coran et science. Il connaissait bien le point de vue des anciens et rappelait l’argument du spécialiste andalou des sciences religieuses au XIVe siècle, Shatibi, qu’il ne faut pas ajouter au Coran ce que celui-ci n’exige pas. Un point de vue pertinent aujourd’hui dans un monde où l’Internet est un puissant amplificateur des Miracles scientifiques du Coran.
On peut considérer l’attitude concordiste tellement primaire qu’elle peut ne pas avoir d’incidences réelles. Malheureusement ce n’est pas le cas ; un nombre non négligeable d’étudiants musulmans se laissent endoctriner par ces discours, utilisés pour calmer leur frustration de n’être que consommateurs de la science moderne. Il faut leur donner l’illusion qu’ils partagent la « science » et la technologie avec ceux qui la conçoivent. Mais, si le concordisme coranique arrive à se faire entendre et à convaincre le public, c’est que ce public fragilisé par son attente légitime d’un monde meilleur, n’a pas la culture nécessaire pour prendre conscience de la tromperie.
6-Vous évoquez, dans la dernière partie du livre, l’échec des réformistes musulmans à cause de leur « attitude conciliatrice vis-à-vis de la religion ». Votre défunt époux qualifiait à juste titre cette attitude de « modernité hésitante ». Vous plaidez pour une séparation radicale entre sciences et religions. Pensez-vous qu’un tel projet est possible sans passer par une révolution culturelle qui nous sort définitivement des « clôtures dogmatiques » qui castrent les sociétés musulmanes d’aujourd’hui ?
Quand sortirons-nous des « clôtures dogmatiques » ? Difficile de répondre à cette question dans le contexte actuel. L’heure n’est pas à la « raison critique », ni dans nos pays ni ailleurs.
7-La productivité scientifique de ce qui est appelé le monde musulman d’aujourd’hui est insignifiante. En revanche, les Musulmans n’arrêtent pas de s’attribuer tout en ajoutant tout bonnement le qualificatif « islamique » à toutes les grandes inventions et découvertes du monde moderne : la finance islamique, la médecine islamique, la philosophie islamique, la sociologie islamique, le féminisme islamique… Que cache, selon vous, cette islamisation spectaculaire de la connaissance dans les pays dominés par l’islam ?
C’est la recherche d’un autre référent que celui de la modernité occidentale qui a conduit des intellectuels musulmans à promouvoir l’ « islamisation de la connaissance ». Ils pensent que c’est le moyen pour les pays d’islam d’affronter les défis scientifiques de demain tout en restant fidèles à leur héritage. Et la réponse du penseur Fazrul Rahman est très lucide : il considère que c’est une approche défensive et un effort improductif qui éloigne d’une dynamique de création. Il faut traiter la confrontation entre Islam et Occident, qui est au cœur du projet d’islamisation, par une étude critique du passé salutaire.
8-A chaque fois que la science et la religion se sont confrontées, dans le monde musulman ou ailleurs, la religion a eu gain de cause. La science gagne toujours, mais avec quelques siècles de retard et beaucoup de sang et de sueur en cours de route. Qu’est-ce que la grande confrontation entre la science et l’islam, telle qu’elle a été vécue entre le christianisme et la science, peut nous couter aujourd’hui ? N’est-il pas temps d’y aller de plain-pied ?
Bien sûr, il est temps « d’y aller de plain-pied » et de plaider pour la sécularisation, pour la séparation de la science et de l’islam. L’histoire de l’évolution de la science dans nos pays est éclairante sur ce point, c’est ce que j’ai tenté de présenter dans mon dernier ouvrage. Seule la rupture avec le référent islamique permettra à la science de se déployer pleinement. Mais, il faut reconnaître que trop peu de Musulmans osent défendre ce point de vue. La question de la sécularisation est étrangère à leur culture. Comment les convaincre du contraire ? Les amener à mieux connaître leur histoire et à découvrir la pensée critique en terres d’islam. C’est une première étape importante à réaliser.
* Physicienne tunisienne de renom, Faouzia Charfi est aussi auteure de plusieurs ouvrages à succès comme la science voilée, sacrées questions ou la science en pays d’islam. Sa vie professionnelle se superpose au combat pour la liberté et la raison. Étudiante, elle milite avec son mari Mohamed Charfi dans les réseaux clandestins Perspectives avant d’entamer une brillante carrière universitaire. Á l’étranger, elle est autant sollicitée pour ses travaux scientifiques que son audacieuse production intellectuelle. Après la révolution de janvier 2010 qui mit un terme au régime de Ben Ali, elle est nommée secrétaire d’État aux universités avant de démissionner pour se consacrer aux luttes citoyennes. Son activité irrigue la pensée rationnelle tunisienne dans une séquence historique critique pour le pays. Faouzia Charfi éclaire le profane comme l’expert sur la délicate et complexe problématique du savoir dans le Sud.