CHANTIER DE L’ÉDUCATION AU MAROC : LE ROCHER DE SISYPHE. Par Hassan AOURID*
Longtemps remis sur l’ouvrage, le dossier de la réforme de l’éducation au Maroc ne cesse de dégringoler après chaque réforme. Comme avec Sisyphe et son rocher, l’élan n’a jusque-là jamais permis d’atteindre la crête. Force est donc de constater que l’on n’a pas encore vu le bout du tunnel.
Erreur originelle
Ce chantier qui devait être un vecteur de développement et de cohésion sociale, est devenu un passif. Selon moult indices, l’éducation au Maroc se porte mal : non maîtrise des langues, des sciences, incapacité du système à former ses propres élites et j’en passe.
Le département de l’éducation demeure pourtant budgétivore souffrant d’une mauvaise gestion et mauvaise gouvernance. L’immobilité sociale, ou plutôt la reproduction sociale, est l’un de ses traits ou de ses vices rédhibitoires.
Les nantis préfèrent s’en remettre, jusqu’au baccalauréat aux missions étrangères pour le secondaire et à des universités, tout aussi étrangères, quand il faut s’engager dans l’enseignement supérieur. Le secteur public ne forme dans aucune langue, ni en français, promis à un délitement lent ni à l’arabe, langue norme plus que langue de savoir et du savoir. Le Marocain n’est ni bilingue comme le furent ses ainés, ni même monolingue, comme cela fut le cas, dans une phase où arabophones et francophones coexistaient, mais zéro langue selon un néologisme forgé pour la circonstance. Il ne maîtrise ni l’arabe, dont il a reçu la formation, ni le français qu’il ignore et ne veut plus apprendre.
Les Amazighophones souffrent d’une double frustration, celle de devoir apprendre une langue qui n’est pas la leur et qui, de surcroît, est un vecteur de pérennisation d’un statut de dépendance qui n’a pas lieu d’être. En outre, ils vivent mal la dichotomie des tenants du discours nationaliste sur la prééminence de la langue arabe, mais qui n’hésitent pas à mettre leurs rejetons, qui sont désormais aux commandes, dans l’enseignement français, sans maîtriser pour autant la « langue sacrée ». A cela s’ajoute, le phénomène des diplômés chômeurs.
Seule, la catégorie d’enfants bien nés, ayant accès à la mission française ou à l’enseignement privé peuvent prétendre aux emplois valorisés et valorisant et grassement rétribués. Ces privilégiés souffrent néanmoins d’un sentiment d’extranéité et vivent en insulaires, réagissant par le mépris, dans une première phase, puis par l’enfermement et la peur dans un deuxième temps, alimentant, pour les plus influents, les guéguerres linguistiques. Autant le dire, il y a un cloisonnement, linguistique et culturel au Maroc, auquel peut s’appliquer la célèbre formule de l’essayiste et dramaturge irlandais George Bernard Shaw qui avait relevé que « deux anglais ne peuvent se parler sans de détester ».
Tentative de redressement
Il y a une génération, le Roi Hassan II, dans un discours prononcé en juillet 1995 qui coïncidait avec son anniversaire – baptisé la fête de la jeunesse – avait fait un constat négatif sur le secteur de l’enseignement. Il mit son autorité en jeu pour le réformer. Sous des mots feutrés, il annonça l’échec de l’arabisation et promit le retour au bilinguisme, longtemps critiqué par les partis nationalistes, dont l’Istiqlal, qui avait eu la charge de ce département et qui était parvenu à arabiser ce qui restait à l’être comme les sciences ; quand bien même lesdites sciences n’étaient pas dispensées en langue arabe. L’enseignement supérieur demeurait en français et, quand il devait entamer son cursus professionnel, un bachelier marocain, choisissant de faire médecine, agronomie, gestion ou ingénierie avait l’air d’un martien, perdu entre le signifiant et le signifié. L’échec était patent mais on persista mordicus dans cette voie sans issue.
Pour Hassan II, seul comptait le déterminant politique. Il était enclin, à un moment, à l’arabisation car cela préparait des esprits dociles. Il en devint hostile, quand il apprit que, selon des experts français, l’arabisation était en fait l’antichambre de l’intégrisme.
L’échec de la réforme était manifeste, malgré la mise en place d’une Charte sur l’éducation, son actualisation par un programme d’urgence, la mise en place de ce qui fut appelé la vision stratégique pour 2030… Il y eut alors une série de décisions qui confine à ce que Bourdieu appelle le cérémonial de la réforme qui tue la réforme.
Spasmes réformateurs
Depuis, il y a eu quelques interventions partielles positives parmi lesquelles on peut citer la réintroduction de la langue française dans l’enseignement des disciplines scientifiques, l’inclusion du préscolaire dans le cursus scolaire et, il faut l’avouer, l’amélioration du cadre matériel. On ne souffre plus, comme ce fut longtemps le cas, des coupures d’électricité, de tables cassées, de tableaux éventrés ou de toilettes qui n’avaient de sanitaires que le nom. Le cadre matériel n’est pas tout mais n’est pas rien.
Le nouveau ministre de l’éducation, Chakib Benmoussa, bardé de diplômes techniques a défrayé la chronique par des mesures qui ont suscité des critiques du fait des conditions d’accès au métier de l’enseignement, notamment la limite d’âge.
La fonction d’enseignant est tellement dévalorisée, qu’elle est devenue une espèce de pis-aller. Il y a un spectre de métiers dédiés aux enfants du peuple dont les horizons sont fermés, comme celui de gendarme, policier, infirmier, adjoint technique (quand on a un baccalauréat scientifique) et enfin enseignant. On passe tous les concours dans les conditions opaques et peu rigoureuses propres aux concours aléatoires et on attend le résultat ou la chance.
Puis commence une carrière faite d’un amoncellement de frustrations. Le candidat qui n’a pas choisi sa vocation, évolue au gré des circonstances.
Serpent des mers, la réforme du statut de l’enseignant, comme angle d’attaque peut être une bonne approche, mais elle risque d’être une réformette si elle ne s’insère pas dans un cadre plus global qui intègre celui de l’apprenant et du contenu avec une nouvelle ingénierie de l’éducation et d’autres outils, dont la sociologie de la formation.
Mal nord-africain
Inutile de dire que les problèmes de l’éducation au Maroc sont ceux de l’Algérie, à moindre mesure ceux de la Tunisie, et qu’on gagnerait, à défaut d’agir de concert, de savoir ce qui se fait ici et là pour, pour au moins éviter les expériences redondantes et, plus grave, la reproduction voire la multiplication des erreurs et fautes de parcours déjà commises par les uns ou les autres.
* Politologue, enseignant chercheur, Hassan Aourid qui fut haut fonctionnaire marocain pendant vingt ans est également écrivain. Il a notamment écrit plusieurs essais comme Les origines sociales et culturelles du système politique marocain, Pouvoir et religion au Maroc, L’impasse de I ’islamisme au Maroc, Aux origines du marasme arabe, Occident : est-ce le crépuscule ? et des romans dont le Morisque, Le printemps de Cordoue, Sirat himar, inspiré du livre d’Apulée de Madaure « l’Âne d’Or » écrit en arabe et traduit en français et d’autres langues…
** Les intertitres sont de la rédaction.