MAROC. LAHCEN OULHAJ* : LA CONSTRUCTION RÉGIONALE NÉCESSITE…UNE VOLONTÉ POLITIQUE
Les accords d’Abraham, outre le repositionnement géopolitique qu’ils ils impliquent, semblent définir un nouveau format du projet économique marocain. Si l’économiste que vous êtes partage cette perception, pourriez-vous nous dire de quoi est constituée cette nouvelle approche et, surtout, vers quoi tendrait-elle ?
Lahcen OULHAJ : Les accords d’Abraham, compris comme stratégie US de réconciliation et de rapprochement d’Israël avec ses voisins arabes, concernent davantage l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis et Bahreïn.
La coopération politique et économique entre Israël et le Maroc remonte aux années 1960-70. Les relations entre les deux pays ont été officielles entre 1994 et 2000. Aujourd’hui, il s’agit d’une reprise officielle de cette coopération qui ne s’était pas arrêtée.
C’était Feu Hassan II qui évoquait assez souvent l’idée des fils d’Abraham (au sens religieux s’entend) et la nécessité de l’entente de ces fils et de l’alliance de l’argent (pétrolier) arabe avec l’intelligence et la technologie israéliennes ou juives de manière générale.
Ces Accords d’Abraham n’impliquent donc pas de repositionnement géopolitique pour le Maroc. Notre pays s’est toujours défini et voulu comme faisant partie du bloc Ouest dirigé alors par les USA, et ce, depuis le débarquement des Américains à Casablanca, en 1942. Il y a eu des bases américaines sur le sol marocain, jusqu’aux années 1970. Il est vrai qu’après l’Indépendance (acquise en novembre 1955 et officialisée en mars 1956), il y a eu la tentation du mouvement des Non-Alignés et le progressisme ambiant de l’époque, surtout sous le gouvernement socialiste Abdallah Ibrahim (1959-1960). Les relations ont ainsi été établies avec la Chine Populaire, l’URSS, la Yougoslavie… Le renvoi de ce gouvernement ne s’était pas traduit par la remise en cause de ces relations, considérées comme purement économiques. Le Maroc est le seul pays africain à avoir signé un accord de libre-échange avec les USA, entré en vigueur en 2006. Cet accord a permis de multiplier par 5 le volume des échanges commerciaux entre les deux pays, entre cette date et 2019. L’économie marocaine demeure libérale et ouverte sur le monde avec des accords de libre-échange avec 56 pays étrangers. Une coopération économique active existe entre le Maroc et le reste du monde : la Russie, l’Inde, la Chine, l’Europe, l’Afrique Subsaharienne, l’Amérique du Sud (Brésil surtout). Il n’y a pas de changement du positionnement géopolitique du Maroc.
Toutefois, l’accord tripartite de décembre 2020, entre les USA, Israël et le Maroc, s’est traduit par la reconnaissance américaine de la souveraineté marocaine sur l’ensemble du Sahara (occidental), en contrepartie de la reprise des relations officielles entre Israël et le Maroc. Cela change radicalement la donne du conflit entre le Maroc et l’Algérie autour du Sahara. Cela a permis une coopération sans précédent en matière de défense entre Israël et le Maroc. Cela renforce considérablement les capacités militaires du Maroc. De même, l’accord se traduit par davantage d’investissements israéliens dans des domaines technologiques, au Maroc. Il y a également des promesses d’investissements américains et israéliens importants, surtout dans la région de Dakhla et en direction de l’Afrique subsaharienne. En somme, lorsque le quantitatif dépasse un seuil, il est perçu comme un changement qualitatif. Donc, si l’accord tripartite tient toutes ses promesses, on pourra parler de repositionnement géopolitique du Maroc. Mais, cela sera un résultat et non un choix nouveau.
Il est vrai qu’avec la perte de poids économique et politique de l’Europe et des USA dans le monde pour la première et dans la région pour les seconds, le Maroc ne se sentait pas bien à l’aise dans ses relations traditionnelles avec ce bloc de l’Ouest, depuis surtout l’avènement du nouveau règne, en 1999. C’est ainsi qu’il a beaucoup renforcé ses relations économiques avec l’Afrique Subsaharienne, l’Amérique du Sud et l’Asie (Chine, Inde, Corée du Sud…) Le repositionnement géo- économique du Maroc date donc du début de ce siècle, bien que notre pays accordât, à cette époque, énormément d’importance à l’accord de libre-échange avec l’UE ; importance à tempérer, cependant, par le lancement des négociations de l’accord de libre-échange avec les USA, dès 2002, et du dialogue stratégique entre les deux pays.
La crise avec l’Algérie et la fermeture du Gazoduc Maghreb Europe (GME) donne à penser que le Maroc change les paradigmes de son marché énergétique : accélération des explorations des gisements de Guercif et Larache, sollicitation du géant israélien New med Energy pour les recherches, projet d’un port gazier à Mohammedia…C’est la fin du marché nord-africain ?
Lahcen OULHAJ : Il est vrai qu’il y a une certaine accélération dans ce domaine d’exploration et de traitement du gaz. Le Maroc a été forcé. Il doit trouver des solutions dans l’immédiat. A terme, il faudra bien un jour que tous les pays se passent du pétrole et du gaz comme sources d’énergie. Est-ce la fin du marché nord-africain ? Ce marché n’a jamais été autre chose qu’un souhait. Il n’a jamais été une réalité, sauf pour le gaz. Aujourd’hui, l’Algérie a choisi de fermer ce marché et de rompre toutes relations avec le Maroc. La géographie n’a pas été modifiée pour autant. Elle est toujours là. A long terme, même si nous serons tous morts, comme disait J.M. Keynes, les problèmes politiques disparaitront, les échanges et la coopération renaîtront et se développeront.
Quand bien même le Maroc aurait-il amorcé un décollage économique viable, il reste que le développement n’est pas seulement une affaire comptable, même si cet aspect est important. L’environnement, la confiance, la stabilité conditionnent, en dernière instance l’émancipation durable d’un pays.
Lahcen OULHAJ : Le Maroc a certainement réalisé des avancées socio-économiques ayant leur importance, au vu de la pauvreté de ses ressources naturelles. Mais, de là à parler de décollage économique réussi, il ne faut rien exagérer. Le pays a encore beaucoup de problèmes de sous-développement. Quant à la réussite dans un milieu hostile, elle est possible. Il n’y a qu’à considérer les exemples d’Israël, de la Corée du Sud… Au contraire. L’hostilité du milieu peut être un aiguillon. Évidemment, la confiance à l’intérieur du pays, la stabilité politique et sociale sont déterminantes pour la croissance et le développement. Je pense que la réforme constitutionnelle de 2011 et les politiques sociales adoptées ces dernières années ont beaucoup renforcé la stabilité politique et sociale du Maroc. Quant à la confiance des citoyens dans les gouvernants, elle passe par la bonne gouvernance dans tous les domaines – dont, surtout, la justice – impliquant la reddition des comptes. Les élections générales de septembre dernier ont été une sanction éclatante de l’incompétence pitoyable des islamistes à gérer la chose publique. Cela a dû renforcer la confiance des citoyens en eux-mêmes et en leur pouvoir de récompenser et de punir les politiques.
Le Maroc fait le choix de l’investissement massif de l’Afrique de l’ouest. On comprend la volonté de compenser la chimère nord-africaine par la projection vers d’autres espaces. Mais cette zone est aussi sujette à l’instabilité : Mali, Guinée, Burkina Faso viennent d’être des théâtres de coups d’état ? Renoncer au rêve nord-africain, malgré les échecs, n’est-ce pas lâcher la proie pour l’ombre ?
Lahcen OULHAJ : Il est vrai que beaucoup de pays de l’Afrique subsaharienne souffrent d’instabilité politique et sociale. Il est vrai qu’il y a des risques pour l’investissement. Seulement, les investissements marocains en Afrique Subsaharienne sont des investissements privés. Il n’y a pratiquement pas d’investissements publics, sauf pour des aides dans le domaine d’équipements culturels, religieux ou de santé. L’essentiel des investissements sont dans les secteurs financiers (banque et assurance), des télécommunications et de services (dont des activités liées au commerce des marchandises). Le capital privé est, de par sa nature, opportuniste. Il y va parce qu’il y a un profit à tirer, plus élevé qu’ailleurs. On peut donc imaginer que s’il y a des investissements privés marocains en Afrique Subsaharienne, c’est parce qu’il y a des marges bénéficiaires importantes et couvrant les risques encourus. Évidemment, l’État du Maroc a signé avec les pays récipiendaires un très grand nombre d’accords économiques et commerciaux visant, entre autres, la protection de ces investissements. Mais, le risque zéro n’est pas de ce monde.
Concernant le rêve nord-africain, investir en Afrique Subsaharienne n’est pas incompatible avec le développement de relations économiques avec les pays de l’Afrique du Nord. Le Maroc avait signé l’accord d’Agadir avec la Tunisie, l’Égypte et d’autres pays du Moyen-Orient. Il y a donc des échanges avec ces pays, mais nos pays sont souvent concurrents, sur le plan commercial. Avec l’Algérie, il y a une complémentarité indéniable, mais ce n’est pas le Maroc qui a choisi de rompre. Les opportunités économiques sont réelles en Afrique Subsaharienne et loin d’être une ombre qui serait saisie au lieu de la proie. Malheureusement, la proie est pour le moment un mirage, dont il faut pour le Maroc se détourner.
L’Afrique Subsaharienne est convoitée par toutes les puissances économiques mondiales. Ses atouts et ses potentiels contrebalancent, et de loin, ses servitudes. Même les USA qui avaient détourné leur regard vers l’Asie, semblent maintenant vouloir s’y faire une grande place. La Grande-Bretagne se retire progressivement de l’Europe et regarde vers de plus en plus vers l’Afrique…
Depuis la conférence du Caire de 1947, en passant par la conférence de Tanger, l’Union du Maghreb arabe ( UMA), l’Afrique du nord court derrière son destin. Ces échecs sont-ils le fait d’égoïsmes économiques latents ou explicites des États ou, au contraire, les échecs économiques sont-ils la conséquence logique d’une conception géopolitique erronée de la construction régionale ?
Lahcen OULHAJ : La construction régionale nécessite avant tout une volonté politique commune à tous les États de la région à construire. Les conférences du Caire et de Tanger n’ont pas été le fait d’États souverains, mais de mouvements politiques, plus ou moins isolés. La seule tentative des États a été la création de l’UMA à Marrakech, le 17/2/1989. Kadhafi a imposé l’épithète « arabe » à l’UM, que la constitution marocaine a d’ailleurs rejeté depuis 2011. Les conditions politiques (conflit du Sahara) et économiques d’une union n’étaient d’ailleurs pas réunies. En plus, 3 ans après cette création, Benjedid a été démis de ses fonctions et Taya de Maurétanie a été assez vite renversé. Aujourd’hui, tous les acteurs signataires de l’accord (sauf ce dernier) ne sont plus de ce monde.
L’intégration régionale nécessite d’abord et avant tout une volonté politique de construire un ensemble économique intégré et fort. Ensuite, il faut libérer les forces économiques privées pour assurer cette intégration en l’encadrant sur les plans institutionnels et juridiques. L’exemple de l’UE est là. On peut s’en inspirer. Des adversaires sur le plan politique ne peuvent en aucun cas construire un projet économique commun. Au contraire, les égoïsmes économiques sont le moteur de la croissance et du développement. Il faut libérer les égoïsmes individuels. Les États ne doivent pas poursuivre des objectifs politiques dans le cadre d’un jeu à somme nulle : ce que je gagne tu le perds et ce que tu gagnes je le perds. Lorsque les États s’inscriront dans un jeu coopératif à somme positive (gain mutuel), la construction nord-africaine avancera. Elle pourra avancer rapidement étant donné la proximité non seulement géographique, mais aussi linguistique et culturelle.
Adn-med travaille à un sursaut des élites qui doivent assumer leur devoir de lucidité et de courage en transcendant les tensions conjoncturelles. Au bout de quelques mois des femmes et des hommes des trois pays commencent à échanger dans le respect des opinions de chacun malgré un climat officiel délétère. Cet élan peut-il, à terme, dépasser les échanges intellectuels pour atteindre des acteurs économiques ?
Lahcen OULHAJ : L’économie ne se fait pas en l’air. Elle se fait nécessairement dans un cadre étatique. Il ne peut pas y avoir d’échanges et de coopération économique lorsque les États s’y opposent. La question politique est déterminante pour l’économique. Maintenant, les échanges intellectuels sont nécessaires, car ils peuvent à terme influencer les politiques. Il faudrait viser l’objectif de renversement de l’hégémonie mentale et culturelle chez les décideurs politiques en travaillant la jeunesse qui accédera tôt ou tard aux leviers de commande. Si les jeunes nord-africains sont convaincus que tous les peuples de la région devraient travailler ensemble pour se développer ensemble, lorsque ces jeunes arriveront aux centres de décisions, les choses changeront inéluctablement positivement.
* Lahcen OULHAJ est Professeur de sciences économiques et Président de la commission permanente chargée de l’analyse de la conjoncture économique et sociale au CESE