REPORTAGE. AVEC LES SANS-PAPIERS ALGÉRIENS À MONTRÉAL par Younes LAMRI
L’homme se camoufle dans ses vêtements chauds et enveloppants comme pour se fondre dans la grisaille urbaine et conjurer les risques des contrôles policiers : Djamel, la trentaine bedonnante et l’œil morne, a gardé ce réflexe de bête traquée qui doit éviter de se faire remarquer par des patrouilleurs quand il était un des nombreux sans-papiers à Paris ; précaution qui ne lui a pas pour autant évité l’expulsion vers l’Algérie.
Ne voulant pas renoncer à son projet de vivre sous des cieux occidentaux plus cléments, le jeune homme a abandonné ses études en deuxième année de comptabilité car, dit-il, il ne se voyait pas « passer sa vie à servir dans un entrepôt des grossistes qui raflent toutes les marchandises pour dominer le marché de la distribution ». La rancœur est grosse chez cet aîné d’une famille de quatre enfants dont le père, agent d’état civil à la commune, a tenu à assurer une formation solide à ses enfants. Comme nombre de ses camarades, Djamel se consumait dans son village niché sur l’un des pitons de la chaîne de montagnes bordant la plaine de la Medjana qui s’étend au nord la ville de Bordj Bou Arreridj jusqu’au jour où il a finalement pu se faire délivrer le visa qui lui a ouvert les portes du Canada. Mal vie qui cherche à se dissoudre sous d’autres cieux. Les grossistes, c’est, en fait, un alibi.
Pour lui, l’Europe ou l’Amérique du Nord, c’est kif-kif. « L’essentiel était de fuir l’enfer », confie le clandestin professionnel. « Dès que j’ai mis les pieds à l’aéroport de Montréal, ma décision fut prise : je ne retournerai plus au bled », assure l’ancien parisien, bien décidé à « griller » son visa de six mois et voir venir.
Son ami Karim dont le front dégarni donne un petit air de sérieux à sa voix suave est arrivé bien avant lui au pays de l’Érable. Lui fait figure d’ancien. Il tente de rassurer le nouvel arrivant en lui expliquant qu’au Québec, la police n’arrête pas systématiquement des citoyens pour vérifier leur statut ou leur identité. « Oui, tu peux toujours philosopher toi ; moi, mon avis est tranché », rétorque, sceptique, Djamel au privilégié qui bénéficie du statut de réfugié, puisqu’il a pu obtenir en 2012 le fameux document marron du ministère canadien de l’Immigration et des Réfugiés.
Depuis 2001, l’Algérie est considérée comme un pays sûr par Ottawa. Cela veut dire que les demandeurs d’asile algériens ont moins de chance de voir aboutir leur requête. Il n’en demeure pas moins que quelques rares chanceux parviennent à passer à travers les mailles du filet de sélection. La majorité des candidats à l’immigration arrive en fait avec un visa touristique et décide ne pas retourner au pays.
Pour se faire accepter comme réfugié, il faut se préparer au parcours du combattant en acceptant les interminables attentes des appels qui, d’ailleurs n’arrivent pas toujours, ou végéter dans les dédales d’une administration rigoureuse après des convocations surprises ; sans compter l’éventualité d’une réponse négative au bout du parcours, car ce statut n’est pas octroyé au premier venu.
En dépit de ces difficultés et incertitudes, on sait que les immigrés sans statut administratif augmentent chaque année même si les chiffres officiels n’offrent pas de précisions sur le nombre de demandeurs algériens.
Sur la rue Jean-Talon, les cafés Sables d’or et Barbes sont devenus des sites quasi officiels où les sans-papiers, en quête de conseils, viennent découvrir la meilleure méthode à suivre afin de se donner le plus de chances possibles de parvenir à la régularisation de leurs situations. C’est là qu’ils procèdent à des échanges d’informations et décortiquent ensemble les failles qui peuvent se nicher dans des lois concernant les réfugiés. L’exercice est souvent vain, la loi canadienne laissant peu de place aux interprétations.
En attendant de trouver une hypothétique issue positive à leur sort, les sans-papiers aspirant à un statut légal tentent quand même de survivre en travaillant au noir. L’emploi non déclaré est si répandu à Montréal que le gouvernement du Québec a mis en branle sa machine de contrôle. Récemment, une société de placement de travailleurs a été soumise à l’amende pour n’avoir pas déclaré des salariés qu’elle a pourtant engagés.
Affable et compatissant, Karim est devenu une sorte d’institution parallèle, une bouée de sauvetage pour de nombreux sans-papiers qu’il se fait un devoir de rassurer et d’orienter du mieux qu’il le peut dans leurs démarches. C’est ce qu’il souhaite faire admettre à son ami Djamel. Mais, l’éphémère Parisien qui a connu douze métiers et treize misères dans l’Hexagone ne veut pas se faire repérer par l’administration avant d’avoir pris ses marques. « Pour le moment, je bosse et je suis en bonne santé, c’est l’essentiel. La paperasse viendra après », soutient-il.
20.000 $ pour un mariage arrangé.
Rachid, un autre trentenaire, vigoureux et obstiné est technicien en bâtiment. Lui aussi a connu un parcours sinueux. Arrivé en 2017, il a tenté d’intégrer le milieu de la construction qu’il croyait connaître le mieux. Mais il a vite déchanté. « On voulait m’exploiter car je n’avais pas le droit de travailler », raconte Rachid.
Sans perdre de temps, il se trouve un autre job, toujours sous la table, dans la distribution de publi-sacs. Travailleur acharné, il a pu mettre de côté un petit pactole durant son séjour de six mois.
Rachid, une boule de « chemma » (tabac à chiquer) sous la lèvre supérieure, nous dit qu’il a passé beaucoup de temps au café pour glaner les informations qui lui permettraient de sortir de la clandestinité. Ne voulant pas déposer son dossier pour un statut de réfugié, en raison des chances qu’il sait minimes de se faire accepter, il se résolut à explorer autre chose, tout en continuant son travail au noir. Il a quand même trouvé le temps et le moyen de repartir au pays pour sept mois et d’en ressortir pour revenir à Montréal. Une affaire compliquée « d’héritage mal soldée », lâche-t-il sans s’attarder sur ses déboires familiaux.
C’est dans une fabrique de manufacture de produits cosmétiques, à l’occasion d’une rencontre fortuite que la chance lui sourit. Une collègue de travail, au courant de son projet, lui met la puce à l’oreille. Elle lui propose un mariage arrangé avec une femme divorcée. L’opération devait couter 25.000 $ avec une clause de divorce. Pugnace, Rachid avait réussi à négocier un rabais de 5.000 $.
Ce genre de trafic n’est pas répandu au Québec, contrairement à la France où le commerce du mariage blanc a fait florès dans l’Hexagone particulièrement dans les années 1990-2000…avec son lot d’arnaques.
Le secret de Rachid n’a pas été gardé bien longtemps. À l’époque des « préliminaires » déjà le « vieux » Karim, devenu aussi par la force des choses le chroniqueur du café, avait tenté de l’avertir. Une connaissance commune, Samir pour ne pas le nommer, glissa-t-il malicieusement, avait dû débourser, lui aussi, la bagatelle de 25.000 euros pour « arranger » un mariage qui a failli virer au chantage glauque, puisque qu’une femme qui s’était mise de la partie avait voulu faire monter les enchères à trois reprises. C’était sa manière de dissuader les jeunes de ne pas céder à ce genre de tentations.
Rachid, lui, a pu échapper à ces marchandages. Après l’entame des formalités administratives du mariage, il avait attendu 18 mois pour faire reconnaitre sa liaison factice. La pandémie de COVID-19 avait perturbé beaucoup de services publics, allongeant d’autant les délais des traitements définitifs des dossiers. « Au moins, avec cette inscription, j’avais pu travailler légalement », se convainc le futur ex marié qui avait recouru à l’aide juridique pour son divorce, issue tacite convenue d’un commun accord dès le départ dans ce genre d’alliances. Et c’est désormais chose faite.
Officiellement divorcé à 36 ans, il pense enfin à refaire sa vie comme résident permanent. « Pas sûr d’avoir les papiers si j’avais demandé le statut de réfugié », se persuade Rachid, avant de prendre congé de ses amis attablés au café, la carte de résident dans la main droite et la boîte de « chemma » dans la paume de l’autre.
Ces trois cas sont loin d’être isolés. Nous avons rencontré d’autres sans-papiers qui n’ont pas voulu témoigner. Les individus vivent des situations sociales et matérielles plus ou moins tendues, mais tous présentent un point commun : aucun ne veut repartir en Algérie. La majorité des jeunes Algériens quitte le pays dans des conditions de grande précarité et une fois à l’étranger, ils redoublent d’ingéniosité pour régulariser leur situation et s’établir légalement dans le pays d’accueil. « Notre pays n’a rien à nous offrir », déplore laconiquement Djamel, toujours réfugié dans sa doudoune, alors que la saison hivernale est déjà loin derrière. Son passage à Paris au cours duquel il s’est accoutumé à esquiver les contrôles policiers a laissé des traces au point de tressaillir à la vue de la moindre patrouille.
Une tension qui s’accumulant au désespoir qui a rongé les vies dans les pays d’origine a constitué la trame de l’ouvrage remarquable de l’avocat Stéphan Handfield, spécialiste de l’immigration : un roman dense et tragique inspiré de faits réels, « Fatima, parcours d’une réfugiée » dont on trouvera la note de lecture ci-après.
Elle s’appelle Fatima et a fui son pays pour se réfugier au Canada. La vie de misère avec son ex-mari Omar l’a poussée à divorcer, mais en raison du poids des traditions et du conditionnement familial, elle finit par renouer avec son conjoint par le truchement d’un mariage religieux. Victime de violences conjugales, la mère de quatre filles n’entrevoit pas le bout du tunnel. « Il a même menacé de me verser de l’essence sur le corps et d’y mettre le feu », raconte la narratrice.
Un jour, Omar est appelé en mission professionnelle à l’étranger. Avant de partir, il veut arranger le mariage de sa fille de 13 ans avec un richissime homme d’affaires, proche de la famille. « Moi j’étais prête à mourir, mais je devais sauver mes filles de ce sacrifice », avoue Fatima qui envisage alors de quitter son enfer à tout prix. Un visa au Canada pour rejoindre sa sœur permet à la mère de famille de sortir du pays…mais avec un sentiment quelque peu mitigé. « Vendredi 1er février 2019, je quittais l’Algérie, avec les quatre enfants et enceinte d’un cinquième, sachant pertinemment que je n’y remettrai probablement plus jamais les pieds », rapporte Fatima.
Très vite, une demande de réfugiée est déposée, ce qui lui permet de rester légalement au Canada, le temps que sa demande soit étudiée par un tribunal de l’immigration. Après des péripéties et une multitude de procédures bureaucratiques, elle finit par avoir le fameux sésame ; un document marron à huit chiffres : réfugiée.
Mais le malheur la poursuit toujours. Son époux arrive au Canada et propose à Fatima de le parrainer, alors qu’elle a déposé en bonne et due forme une plainte pour violences conjugales contre lui. Elle hésite mais finit par se résigner à le parrainer. Or, elle a plaidé devant le commissaire en immigration être victime de ses abus, ce qui l’a aidée dans sa cause. Avec cette nouvelle requête, c’est le début d’une descente aux enfers à rebondissements. Son statut de réfugiée est révoqué et elle doit quitter le sol canadien où se trouve toujours son époux en situation irrégulière.
Un matin, il sort de l’appartement menotté encadré par une escouade de policiers. L’irréparable va se produire.
Écrit dans un style dépouillé avec des références juridiques précises mais qui n’égarent pas l’attention du lecteur, « Fatima, le parcours d’une réfugiée » de Stéphane Handfield est un roman d’une densité émouvante et captivante.
Me Handfield restitue dans ce récit romancé le calvaire, la fuite et les péripéties du parcours tragique d’une femme de 40 ans. Le récit est centré sur le sort des réfugiés ballottés entre l’attente du sésame marron et la menace de se faire expulser à tout moment, une angoisse qui donne une saveur et un poids étranges au quotidien de personnes qui, après avoir renié leur pays, doivent sortir de leur vie pour tenter d’en habiter une autre. Est-ce possible et à quel prix ?
« Fatima, le parcours d’une réfugiée », Stéphane Handfield, éditions Wilson & Lafleur,
Montréal, janvier 2022, Prix 17,95 $.