Jaffar LAKHDARI* : « L’OPTION DU NON MAGHREB…UNE FAUTE STRATEGIQUE MAJEURE ».
1) Comment expliquer le faible impact des travaux types Nabni sur les élites qui ont été incapables d’ouvrir des perspectives à une mobilisation inédite dans le pays ?
Le Hirak a surpris l’ensemble de la classe politique ou ce qui en tient lieu. L’idée d’une anomie de la société algérienne qui avait déjà accepté un quatrième mandat, dominait alors. Dès lors, lorsque les manifestations du Hirak ont commencé, beaucoup n’y ont vu, au mieux qu’un rejet du projet du cinquième mandat et non une remise en cause radicale du système qui y avait mené.
En ce sens, ils partageaient peu ou prou l’analyse des tenants du régime qui l’ont en quelque sorte officialisé, en séparant le Hirak béni, limité à la contestation du cinquième mandat qui a permis une recomposition du système au bénéfice d’un groupe, du Hirak séditieux, incapable de proposer, de structurer une alternative politique et finalement en partie récupéré par des courants qualifiés de terroristes.
Seule l’opposition véritable réunie au sein du PAD a saisi la portée de l’événement et porté la revendication d’un changement de système et non dans le système.
Pour ce qui concerne l’élite en général, terme assez imprécis mais qu’on pourrait assimiler à l’encadrement actuel et futur (les étudiants soit plus d’un million cinq cent mille individus en Algérie) l’engagement dans le Hirak a souvent été leur première expérience politique effective.
Une certaine méfiance à l’égard de toute forme d’organisation, a fortiori de représentation, (le PAD lui-même a pâti du discrédit général de la classe politique), un refus de la « verticalité », une illusion réelle sur la possibilité de changer les choses par une mobilisation spontanée et horizontale, confirmée par l’annulation de l’élection, la crainte d’une récupération probable dès lors qu’une représentation émergerait, l’inexpérience et l’absence de culture politique, n’ont pas permis d’exploiter la faille majeure du système à l’été 2019.
Cela étant en dehors des partis politiques, il y a eu des idées des initiatives notables et coordonnées au sein d’éléments actifs de la société civile qui ont proposé des feuilles de route articulées autour de la proposition de transition démocratique qui ont fait consensus.
Cette notion s’inspirait des expériences de changement pacifique dans d’autres pays. La conférence des Pins maritimes d’août 2019, fruit d’un long travail de contacts et de rapprochement entre acteurs de la société civile, des partis politiques et syndicats autonomes, fut l’aboutissement de ce travail.
Était-ce suffisant ? Non car le pouvoir incarné alors par le chef d’état-major Gaid Salah a décidé d’ignorer cette ouverture, ces propositions et d’appliquer sa propre feuille de route, ce fut l’annonce des nouvelles élections présidentielles avant la fin de l’année 2019.
2) Après la neutralisation du Hirak, on observe le retour aux bases de gouvernance du boumedienisme. Stigmatisation et répression de toute voix discordante, sacralisation
du pouvoir assimilé à la nation, repositionnement tiers modiste du pays avec notamment les relances emphatiques des dossiers palestiniens et sahraouis, gestion
politique de la ressource financière du pays…Comment lire ce passéisme et de quoi est-il annonciateur au niveau national et en termes géopolitiques ?
Peut-on parler de neutralisation du Hirak ? Je ne crois pas, le Hirak est un mouvement citoyen dont l’expression ne se limite pas aux marches pacifiques du vendredi. Du reste, ces marches se sont maintenues sur une durée exceptionnelle, sans équivalent dans l’histoire récente des mouvements de protestation dans le monde, avec un caractère pacifique constant malgré la répression.
En revanche, il y a bien une régression spectaculaire qui a vocation à annihiler les maigres conquêtes démocratiques des années 88/90. Celle-ci s’accompagne en effet du retour au discours politique des années 60/70 dans un
contexte national et international totalement différent.
Cependant, cette incapacité à produire du neuf en dépit de cette crise majeure, est un signe manifeste de faiblesse politique.
Contrairement à Benbella ou Boumediene, dont le discours bénéficiait d’une certaine écoute, en dépit du caractère autoritaire de leur pouvoir, aujourd’hui le discours officiel est totalement ignoré et méprisé par la population.
Ceci pour au moins deux raisons, d’abord parce qu’il émane d’une source illégitime qui a voulu ignorer la volonté populaire exprimée par plus de deux ans de Hirak, ensuite parce qu’il repose sur des thématiques tiers-mondistes des années 60 totalement obsolètes dans un monde marqué par l’émergence spectaculaire des pays du Sud qui créent un Nouveau Monde. Ce discours vindicatif ne peut plus masquer l’échec et la responsabilité entière d’un pouvoir incapable d’engager le pays dans un cycle de croissance comparable à celui des pays émergents du Sud, en dépit de ressources exceptionnelles (plus de 1000 milliards de $ de recettes hydrocarbure durant l’ère Bouteflika).
Plus aucun analyste sérieux n’utilise aujourd’hui le terme « tiers-monde », ce blocage dans le passé traduit moins une incapacité, bien réelle, à saisir le sens et les enjeux des changements que nous vivons, que la croyance naïve en la possibilité de reproduire le schéma autoritaire et national populiste qu’incarne la figure de Boumediene, en l’associant à ses deux piliers réels, la rente et le régime policier.
Croyance puérile car d’une part la société a totalement changé et d’autre part il y avait un souffle dans les années qui ont suivi l’indépendance qu’on ne retrouve plus aujourd’hui que… dans le Hirak. Ces discours d’un autre âge tombent à plat à la manière des meetings devant des salles vides, des dernières campagnes électorales du régime…
Ce qu’annonce cette fermeture est d’ores et déjà visible, le renforcement du caractère autoritaire et répressif d’un régime qui pense pouvoir ainsi compenser son absence de légitimité.
Après plus de deux ans de Hirak, cette option, même du point de vue de la stabilité de l’État est irresponsable. Elle est d’autant plus irresponsable que le mouvement citoyen n’a cessé de proposer une transition pacifique qui préserverait cette stabilité.
Sur le plan international en revanche, je ne crois pas que le régime ait les moyens d’aller au-delà des effets de manche habituels. Le vrai problème est ailleurs, les crises en cours obligent le système à s’adapter pour survivre. Il n’a nullement les moyens de faire plier ces réalités et se contente de camper sur ses positions.
Cependant, rester immobile dans un monde qui se remodèle, c’est se condamner à le subir.
L’option confirmée du non Maghreb en particulier, est une faute stratégique majeure, dont le coût sera de plus en plus élevé dans les années à venir.
3) D’aucuns estiment que le blocage actuel du pays est une question générationnelle. Les dirigeants enkystés dans la nostalgie post coloniale ne parviennent pas à, actualiser leur logiciel. Partagez-vous cette analyse ou voyez-vous d’autres raisons à la permanence de la rigidité algérienne ?
Le fonctionnement du régime porte en lui sa dégénérescence gérontocratique à la manière de l’URSS finissante.
C’est un système qui fonctionne par cooptation, mécanisme qui a pour effet un très faible renouvellement de la classe politique qui connaît donc vieillissement et immobilisme.
Cette sclérose est le reflet de celle de la classe des mandants, des détenteurs de la souveraineté, ensemble de cercles concentriques au sein desquels ont lieu les débats politiques réels et la recherche de consensus. Le dernier mot revient au cœur du système décisionnaire, les cercles dirigeants de l’armée.
Ces cercles ne sont pas homogènes et il y a souvent de réelles divergences de vue et des conflits d’intérêts entre les groupes qui le composent. Le nécessaire consensus se fait autour du plus petit dénominateur commun, ce qui mécaniquement entraine stagnation voire recul vers le dernier point de stabilité connu.…
C’est ce qui explique l’absurdité de la décision du cinquième mandat qui illustre que ce système comme le disait justement Monsieur Hamrouche, est antinational en ce sens que la recherche prioritaire de son équilibre se fait souvent au détriment de l’intérêt national.
C’est la leçon du projet antinational du cinquième mandat. Le vieillissement avéré de la caste au pouvoir est donc un effet du système et non sa cause.
De ce fait, ce système ne peut produire sui generis, un grand réformateur, un Deng Xiaoping local qui serait capable d’orienter l’économie dans la voix du développement en bouleversant les équilibres. La transition de l’économie administrative vers l’économie de marché qui dure depuis plus de 40 ans, a encore de beaux jours devant elle…
On doit aussi s’interroger sur les racines anthropologiques du système qui serait aussi une explication possible de sa résilience. Le fonctionnement collégial au sein d’une espèce de conseil des anciens, les cercles du pouvoir, fondé sur la recherche de consensus fait penser aux Tadjmaat. Mais on ne gère pas un état, a fortiori un état de droit démocratique, comme on gère un village.
La démocratie c’est le débat contradictoire public sanctionné par le vote des citoyens, elle obéit à d’autres logiques de fonctionnement que la recherche du consensus au sein de groupes restreints. La collégialité n’est pas la démocratie, c’est un principe oligarchique.
4) On parle souvent en Algérie de questions idéologiques mais on a rarement observé de vrais débats sur les perspectives économiques qui s’imposent à la nation. Selon vous l’échec économique est- il le résultat de choix erronés ou la conséquence naturelle d’une formation archaïque qui prive le pays de compétences à même de mettre en perspective un projet national rationnel et cohérent ?
Les débats sur la question essentielle du développement et du modèle économique ont lieu depuis bientôt quatre décennies. Les intervenants sont souvent très compétents et les goulots d’étranglement sont depuis très longtemps clairement identifiés.
En 2013, Abdelhak Lamari publiait un texte au titre évocateur « la décennie de la dernière chance » dans lequel il reprenait toutes ces analyses, confirmées par les nombreuses études et sondages qui tous classaient l’Algérie pratiquement au dernier rang mondial en matière d’environnement d’affaires. Nous sommes en 2022 la décennie est pratiquement passée.
Donc ce ne sont pas tant les débats ni les compétences qui font défaut, les choses sont dites et redites depuis des décennies. Mieux il y a l’exemple concret de nombreux pays qui sont passés rapidement d’une économie administrée à une économie de marché ouverte avec des succès souvent spectaculaires. En Europe centrale, en Asie, avec en particulier le phénoménal « miracle » économique chinois, on a partout observé des mutations économiques très rapides.
Les choses sont donc bien connues et ce retard n’est en rien un problème de défaut d’information. C’est du reste ce qu’ont expérimenté des groupes de réflexion ou Think tank comme CARE ou Nabni qui ont produit des dizaines d’études et de recommandations, argumentées et chiffrées, sur ces sujets et qui ont eu à participer à des forums et tripartites avec les autorités, voire à participer à des « task force ». Le résultat de tous ces efforts est insignifiant.
Toutes ces recommandations vont rester lettre morte et le carcan bureaucratique qui plombe l’économie sera au contraire renforcé. C’est ce qui fera que ces groupes de réflexion désigneront, en s’écartant de leur neutralité politique de principe, la question de la gouvernance comme étant le cœur du problème. La problématique de la gouvernance est la question politique par excellence qui est celle de la logique de la prise de décision, de la réalisation et de la responsabilité en termes de résultats. Ils participeront ainsi, du moins dans un premier temps, au Hirak.
L’approche, faussement naïve, des compétences qui feraient défaut aux décisionnaires, est battue en brèche par ce qu’on observe sur le terrain depuis des lustres.
En réalité les décisions économiques sont conformes à la logique d’une économie de rente adossée à un régime autoritaire qui entend conserver son contrôle sur la société civile et donc, en particulier sur le secteur économique privé dont la montée en puissance pourrait menacer cette domination.
Dans cette logique, les compétences sont inutiles voire dangereuses, sauf celles qui s’intègrent dans cette logique (neutralisant ainsi leur apport) et qui acceptent d’en faire la promotion.
Le carcan bureaucratique, principal levier de contrôle de l’économie, ne cesse de se renforcer parallèlement aux critiques officielles de la bureaucratie. Il ne s’agit donc pas d’un problème de compétences mais de la logique conservatrice d’un système de pouvoir autoritaire et collégial.
5) Le Maroc semble privilégier désormais un développement singulier à travers notamment les accords d’Abraham, la Tunisie opte pour un populisme qui voit le président Kais Saied réduire le développement à « la chasse aux voleurs ».
Quoiqu’on pense de ces choix, ils ont l’avantage de la clarté. On a de la peine à découvrir une ligne économique algérienne d’un état stratège. Pourquoi cette stérilité et comment pourrait-on la dépasser ?
Pour l’essentiel le blocage structurel tient, comme on l’a vu, au mode de fonctionnement du système c’est-à-dire autoritaire et collégial. Cette structure conduit à l’immobilisme et à l’incapacité de faire face aux défis. Le projet du cinquième mandat est le produit spectaculaire de ce mode de fonctionnement.
Tous les acteurs du système étaient, de toute évidence, conscients de l’absurdité de cette décision, un enfant de cinq ans l’aurait compris, mais l’on acté car c’était le seul consensus possible au sein du système de gouvernance. Il en va de même dans tous les domaines, c’est ce système complexe et stérile d’arbitrage qui préside aux prises de décision et souvent à l’absence de décision.
C’est ce qui désoriente souvent les partenaires économiques de l’Algérie qui ont beaucoup de mal à identifier les centres de décision et leur logique, car c’est un système polycentrique.
Cela se traduit en particulier par une inflation d’annonces, parfois spectaculaires, aussitôt contredites par des décisions contraires et surtout par la réalité du terrain, d’où le discours
contre la bureaucratie qui feint ignorer que celle-ci participe du système.
Boumediene a probablement été le seul président qui a su gérer et maîtriser ce système et pour cause il est en un des initiateurs, de sorte qu’il a pu émerger sous son règne, une ligne relativement claire.
Il est fortement improbable qu’un nouveau Boumediene puisse émerger, c’était sans doute l’ambition de Bouteflika de retrouver l’autorité de son mentor, la collégialité a repris le dessus avec ses jeux d’équilibre, d’intérêts et de visions, dont le résultat est le statut quo et la stagnation.
Ainsi, l’enjeu du changement politique n’est pas seulement de répondre à l’exigence de liberté, d’équité, de démocratie mais aussi de mettre un terme à ce mode de gouvernance qui a gaspillé les ressources de ce pays et continuera à le faire tant qu’il restera.
6) Avec l’envolée du baril, le pouvoir algérien semble convaincu qu’il peut tenir par la fermeture et la répression politique. Des avis estiment que la diaspora est en mesure d’impulser une rénovation nationale. Comment de votre côté, voyez-vous son rôle dans cette circonstance historiquement gelée ?
Tout d’abord on notera qu’en effet la hausse prévisible de la rente liée à la flambée des prix des hydrocarbures, va probablement dans un premier temps conforter le pouvoir dans sa conviction que l’orage est passé et qu’une nouvelle ère de vaches grasses s’ouvre devant lui, permettant de reconstituer des clientèles qui, faute d’un projet politique fédérateur, tiendront lieu de base.
Cependant la séquence dans laquelle nous entrons, est bien différente de celles que nous avons connues dans le passé, la dimension stratégique l’emporte plus que jamais sur l’aspect économique et pourrait réserver bien des surprises.
Par ailleurs, le contexte de fermeture répressive et de glaciation y compris des libertés qu’ont pensait acquises depuis au moins trois décennies (cf article 87 bis) font que la diaspora qui évolue dans des états de droit démocratiques peut jouer un rôle essentiel comme cela s’est vu dans les pays qui ont subi des phases répressives de régimes autoritaires (Chili en 1973, Tchécoslovaquie en 1968). Un aspect important est ici à souligner. Ce qu’on appelle le système est, on l’oublie trop souvent, d’abord un système de pensée. La diaspora dispose de tous les outils nécessaires à une déconstruction des récits qui structurent cette pensée cette idéologie, elle bénéficie surtout d’un contexte de liberté d’expression et d’un accès à l’information qui fait défaut en Algérie.
Ce travail essentiel de déconstruction des récits officiels historiques, identitaires, géopolitiques etc., est sans doute l’apport possible le plus important que peut réaliser la diaspora. Elle doit permettre au courant démocratique de conquérir ce que Gramsci nommait l’hégémonie idéologique. Cet objectif est d’autant plus accessible que l’idée démocratique, l’état de droit, l’indépendance de la justice…sont des idées désormais très largement dominantes en Algérie, même si elles ne sont pas toujours bien comprises. Cette bataille des idées si importante, a du reste été réalisée au service de sa vision par un autre courant, le courant islamo-populiste dans les années 80, avec les résultats que l’on sait.
7) La perspective d’une Afrique du nord démocratique est sérieusement compromise après la rupture des relations diplomatiques entre l’Algérie et le Maroc. ADN MED s’emploie à tisser des relations entre les différents acteurs de la région capables de s’émanciper des turbulences conjoncturelles pour s’exprimer sur l’avenir régional ; Des intellectuels de divers horizons commencent enfin à débattre sereinement. Peut-on espérer que ces échanges s’étendent aux acteurs économiques ?
Ce travail de rapprochement et de dialogue des élites est là aussi extrêmement important, d’autant plus qu’en dépit de l’exceptionnelle homogénéité culturelle et ethnique de la région et son histoire commune, l’absurde conflit du Sahara occidental a entraîné une rupture longue des relations entre les élites de cette région. C’est un drame. À l’inverse de ce qui pouvait exister dans les années 60/70 et même avant les indépendances, les élites du Maghreb d’aujourd’hui en particulier les Algériens et les Marocains s’ignorent.
Cette ignorance est le terreau de toutes les dérives et rend possible l’impensable. La simple observation des propos peu amènes qui s’échangent sur les réseaux sociaux entre Algériens et Marocains, est un bon indicateur de cet état.
Cette ignorance fonde des représentations caricaturales et le plus souvent absurdes desréalités socio-politiques du voisin, y compris au sein de groupes au niveau socioculturel élevé. Il faut donc accentuer ses échanges, tous les échanges autant que faire se peut.
Pour ce qui concerne les échanges entre opérateurs économiques, ils sont bien sûr plus que souhaitables. Ils constitueront le socle réel du nécessaire rapprochement entre ces pays, loin des rêves lyriques d’union des néo baasistes, en prenant pour modèle l’exceptionnelle réussite de la CEE devenue progressivement Union Européenne. Cependant, cet horizon est pour l’heure, pour des raisons bien évidentes, totalement fermé.
8) L’invasion de l’Ukraine dessine un nouveau monde où, malgré son emprise militaire, l’autocratie poutinienne risque de ne pas se relever. L’Algérie et quelques rares pays (Syrie, Ouganda, Soudan, Mali, Corée du Nord) continuent à tabler sur la permanence russe. Une explication à cette fidélité ?
Un politologue américain a résumé de manière caricaturale le régime politico-économique russe en disant « la Russie c’est une armée et une station-service », propos qui ne sont pas sans évoquer certaines situations. Il y a bien sûr une longue histoire qui couvre toute la période de l’Algérie indépendante, et même avant, où l’URSS dont la Russie est perçue comme la continuation, a souvent été proche de l’Algérie, en dépit de son choix officiel de non-alignement. Il y a des liens solides qui se sont noués en particulier au sein de l’institution sécuritaire qui a le poids politique qu’on sait, mais pas seulement.
Cependant au-delà de cette histoire, il y a ce qui se présente comme la nouvelle alternative au modèle démocratique ouvert, de régime semi autocratique que les politologues nomment démocratie illibérale ou encore démocrature et qu’incarne assez bien la Russie actuelle.
Ces régimes hybrides sont fondés sur un capitalisme d’État censé dépasser les impasses économiques qui avaient ruiné les pays « socialistes », associé à un régime autoritaire tolérant cependant, quelques espaces de liberté, tant que ceux-ci ne menacent pas les fondamentaux du régime.
Cette nouvelle alternance aux systèmes libéraux occidentaux, séduit les régimes autoritaires en peine de modèle, après la déroute des années 80/90 qui avaient vu émerger le modèle démocratique libéral comme horizon indépassable de l’avenir politique de ces pays.
L’idéal type de l’alternance à ce schéma, étant la Chine aux résultats économiques spectaculaires, associés à un régime politique autoritaire et même dans ce cas précis totalitaire. À cela s’ajoute une solidarité effective dans l’épreuve qu’on a pu ainsi constater dans le cas syrien, où sans l’intervention militaire massive de la Russie, le régime de Assad était perdu.
Dans le contexte de ce qu’on appelait les printemps arabes, c’est-à-dire du réveil des sociétés civiles de cette aire de civilisation, réclamant la pleine souveraineté aux régimes autocratiques qui l’ont usurpée, cette action salvatrice pour ce régime n’a pas été oubliée et a permis de tisser une nouvelle alliance, une nouvelle « amitié ».
Il y a plus, à l’instar de tous les régimes dictatoriaux contestés dans l’histoire, la causalité externe est systématiquement évoquée, la fameuse main de l’étranger.
Une vision policière commune des révolutions démocratiques, assimilées à un complot occidental (les révolutions de couleur) a aussi permis de forger une vision commune, assimilant ces révolutions démocratiques au complot d’un nouvel impérialisme ayant pour objet de vassaliser ces pays dans le cadre d’un capitalisme mondialisé porté par des valeurs ultra libérales et moralement « décadentes ».
On est ainsi loin des « solidarités progressistes » d’antan, lorsque les luttes contre le colonialisme ou l’apartheid donnaient du sens à cette alliance, mais plutôt sur un partenariat fondé sur une convergence d’intérêts et une visions conservatrice autoritaire communes.
* Djaffar LAKHDARI est diplômé de sciences politiques Paris. Economiste de formation, il a été un des acteurs du “Collectif de la société civile pour la transition démocratique” au début du Hirak. Ses interventions en font une voix qui compte dans le débat concernant les thèmes portés par le mouvement citoyen.