TUNISIE : FAUT-IL OUBLIER LA PETITE PHRASE DE TEBBOUNE ? par Saïd CHEKRI
Vite dit, vite oublié : entre Alger et Tunis, la relation est toujours au beau fixe. Toujours, car la petite phrase de Tebboune n’y aura rien changé. Du moins en apparence. Mais le propos du chef de l’État algérien exprime un constat si largement partagé, à Tunis même et ailleurs, qu’il est illusoire de vouloir faire comme s’il n’avait pas été prononcé.
De quoi serait donc synonyme cette sortie de Abdelmadjid Tebboune qui, en visite à Rome, s’est dit prêt à aider la Tunisie à “sortir de l’impasse dans laquelle elle s’est engouffrée” et à “revenir à la voie de la démocratie” ? De prime abord, on peut estimer qu’il y a là comme une reconnaissance que sous Kaïs Saïed, le pays de la Révolution des Jasmins a dévié du chemin de la démocratie. Venant d’un chef d’État qui n’hésite pas à assumer et à tenter de justifier des atteintes flagrantes à la liberté d’expression dans son pays, quelquefois en s’exprimant à la manière d’un témoin à charge, voire d’un juge dans des affaires encore en instruction, cela peut faire sourire aussi bien en Algérie qu’en Tunisie, y compris…Kaïs Saïed lui-même. Cela explique peut-être l’absence de réaction officielle, côté tunisien, d’autant qu’à Tunis, on a déjà fort à faire face aux critiques et aux dénonciations, de plus en plus nombreuses et chaque jour plus franches, portées par des voix qui s’élèvent autant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Signe sans doute que la déclaration de Tebboune n’a pas provoqué de grosse colère ou qu’on a vite agi des deux côtés pour y remédier, elle a été immédiatement suivie par une visite de la ministre tunisienne de l’Industrie qui a été reçue par le Premier ministre algérien dont les services ont fait état, dans un communiqué dont la teneur politique et diplomatique est évidente, d’une rencontre qui a permis de “confirmer la profondeur des relations de fraternité, de solidarité et de coopération entre les deux pays, tout en passant en revue la réalité et les perspectives de la coopération bilatérale (…)”, avant de souligner “l’importance d’aller de l’avant afin de concrétiser les directives des dirigeants des deux pays, le Président de la République, M. Abdelmadjid Tebboune et son frère, le Président de la République tunisienne, M. Kaïs Saïed, visant à réaliser plus d’intégration stratégique(…)” On ne s’y prendrait sans doute pas autrement si le but était d’effacer d’un trait la petite phrase prononcée par Tebboune à Rome qu’il va falloir oublier. Et faire oublier, si possible.
Il est pourtant évident que la déclaration du chef de l’État algérien, au-delà de sa dimension paradoxale due à la politique autoritariste assumée par son auteur dans son propre pays, n’est que l’expression d’un constat largement partagé : depuis l’accession de Kaïs Saïed au pouvoir, le processus de transition démocratique en Tunisie qui, certes, était pris en otage par le mouvement Ennahdha et ne progressait donc pas au rythme souhaité, ne cesse de battre de l’aile et de corser la crise politique, menaçant même, désormais, de donner lieu à un chaos dont les effets n’épargneraient ni le voisinage nord-africain, ni le Sahel déjà en proie à de graves désordres politiques et sécuritaires, ni même l’Europe. Signe que le péril n’est pas négligé outre-méditerranée, un rapport de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (CEDD), dite “commission de Venise” (*), vient d’être établi à la demande de la Délégation de l’Union européenne en Tunisie. Et il est sans équivoque quant à “l’illégalité” des mesures prises par le chef de l’État tunisien depuis le 25 juillet dernier, en particulier celle d’une révision constitutionnelle, prévue le mois prochain, que la majorité des acteurs politiques tunisiens qualifie de coup d’État contre la Constitution. “Il n’est pas réaliste de prévoir l’organisation d’un référendum constitutionnel crédible en l’absence de règles claires, établies au préalable, sur les modalités et incidences de la tenue d’un tel référendum, notamment en l’absence du texte de la nouvelle constitution destinée à être soumise au référendum”, ont écrit les rédacteurs du rapport. En évoquant les “incidences” possibles de la consultation référendaire projetée, ils ne font en réalité qu’user d’un vocabulaire diplomatique pour exprimer, en fait, des inquiétudes quant aux conséquences d’un éventuel passage en force que tenterait Kaïs Saïed le 25 juillet prochain. Car, au regard des oppositions auxquelles il fait face et de sa détermination à aller jusqu’au bout de sa feuille de route qui semble marquée par des improvisations évidentes et dont il est lui-même otage, il est sans doute allé trop loin, rendant tout retour en arrière improbable, si bien que le passage en force risque de s’avérer non plus un choix mais une obligation pour lui. Sa réaction au rapport de la CEDD en dit d’ailleurs long sur cette possibilité. Lundi, au lendemain de la publication des conclusions de ladite commission, Kaïs Saïed a tout bonnement appelé les auteurs du rapport présents en Tunisie à “quitter le pays”.
“L’ingérence dans les affaires intérieures de la Tunisie, comme l’a fait la Commission de Venise, est inadmissible”, a-t-il dénoncé, ajoutant que “toute personne appartenant à cette commission qui se trouve en Tunisie doit quitter le pays immédiatement”.
Àl’évidence, le chef de l’État tunisien est happé lui-même, depuis le 25 juillet 2021, par la logique du fait accompli qui l’anime et le guide devant chaque obstacle qui se dresse devant sa quête d’un pouvoir total. Aventurier aux yeux de certains, dictateur pour d’autres, voire mentalement instable, à en croire le témoignage d’une ancienne collaboratrice qui l’avait côtoyé au palais de Carthage, Kaïs Saïed, décrit aussi comme un homme “gentil, poli et respectueux”, ne mérite pas forcément tous ces qualificatifs. Mais il est assurément un chef d’État populiste, et cela suffit à faire naître chez l’homme la tentation du pouvoir absolu doublée de la conviction qu’il peut être, seul et contre tous, le sauveur de son pays. Mais lui n’est pas seulement populiste. Il est aussi conservateur et, à ce titre, il peut sans encombre s’accommoder de l’islamisme politique. S’il a maille à partir avec le Mouvement Ennahdha et ses dirigeants dont il use des échecs pour justifier ses décisions antidémocratiques voire anticonstitutionnelles, cela ne l’empêche pas d’espérer pouvoir compter sur la base militante et l’électorat de ce Mouvement, surtout depuis que la puissante UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens) a rejoint clairement le camp des opposants, mettant fin à son souhait d’en faire un allié dans sa guerre ouverte contre le mouvement de Ghannouchi vis-à-vis duquel l’organisation syndicale a toujours tenu à garder ses distances.
Qu’Alger et Tunis ferment donc aussi vite la malencontreuse parenthèse et tentent de faire oublier la petite phrase de Tebboune pour pouvoir s’atteler plutôt à développer leurs relations dans la perspective d’une plus grande intégration stratégique, pourquoi pas ? Mais, pour Alger du moins, se pose la question : avec quelle Tunisie ? Car la Tunisie de demain inquiète plus qu’elle ne rassure.
(*) La Commission européenne pour la démocratie par le droit (CEDD), dite “commission de Venise”, a été créée en 1990. Elle est un organe consultatif du Conseil de l’Europe sur les questions constitutionnelles.