

Débats
L’EUROPE OTANISÉE Par Mohamed BENHADDADI
Scientifique de renommée mondiale, Mohamed Benhaddadi installé au Quebec s’exprime régulièrement sur les enjeux géopolitiques qui agitent notre monde. Il livre pour adn-med sa propre vision sur les origines, les manifestations et les conséquences de la guerre qui se déroule en Ukraine.
Depuis l’hiver 1984 ou mon appareil a failli cracher sur le brumeux aéroport d’Odessa, j’ai une peur bleue des avions ou je ne ferme presque jamais l’œil, quelle que soit la durée du vol. En revanche, je ne sais pas si c’est la peur qui inspire, mais je dois dire que l’avion m’a permis d’écrire plusieurs articles, voici le dernier…
La construction de l’Union Européenne (UE) a toujours été un souhait, tout comme l’a été son élargissement, car sensé lui donner encore plus de puissance pour constituer un pôle et peser davantage sur une future scène internationale multipolaire. Dans les faits, l’Europe a été et demeure encore un bar ouvert, où on se sert sans obligation, la note est refilée aux contribuables des pays nantis, auxquels on fait miroiter un semblant de puissance rêvassée. Cette vision ne découle pas de la guerre actuelle, par contre cette dernière a suscité la réflexion pour comprendre un peu mieux quelques antagonismes, avec des perspectives futures pas forcément reluisantes, à moins d’un coup de barre somme toute improbable.
J’ai toujours pensé, au passé comme au présent, que la guerre actuelle était amplement évitable si, entre autres, l’Europe s’était davantage tenue debout, en temps et lieu. Quand le président français a pris son bâton de pèlerin pour sauver les Accords de Minsk, parrainés par la Russie et le couple franco-allemand, il n’ignorait probablement pas à quel point les américains étaient réticents à cet accord, et surtout à quel point l’esprit américain dominait le régime ukrainien, requinqué pour en découdre plus que jamais avec la rébellion du Donbass. Ceci dit, l’échec de Minsk n’est aucunement imputable à ce président qui a eu le mérite d’avoir tenté une médiation désespérée de dernière minute, même si des arrières pensés électoralistes n’étaient pas absentes. Dans le même temps, il faut bien convenir que c’est l’Europe tout entière qui ne s’est pas tenue debout devant deux des trois protagonistes de la guerre actuelle.
L’Europe aurait pu clairement montrer à l’Ukraine la porte verrouillée de l’OTAN et celle, grande ouverte, de l’UE. La meilleure façon de le faire aurait été de promouvoir la désescalade au Donbass, en accompagnant Kiev dans le respect de ses obligations vis-à-vis des accords signés. Quoique caducs et désormais enterrés, ces accords en 12 points méritent d’être revisités en les résumant en une seule phrase : Kiev aurait pu retrouver le contrôle de l’intégralité de ses frontières, en échange de la décentralisation des pouvoirs, allouant au Donbass l’autonomie pour autogérer son éducation, sa culture, etc. Mais, refroidi par sa base ultra nationaliste et soutenu de plus en plus ouvertement par l’Amérique calculatrice, Kiev de Zelenski n’a, à aucun moment, entrepris une quelconque démarche en vue de réviser la constitution du pays, prélude à une plus grande décentralisation du pouvoir qu’implique les accords. Bien plus, aujourd’hui, on voit bien plus clairement que Kiev préparait une solution militaire au soulèvement du Donbass. Incapable de permettre l’application des accords de Minsk qu’ils ont contribué notablement à mettre en place et en ne faisant pas le suivi requis dans leur implémentation, l’Europe n’a pas suffisamment fait pour que cette guerre n’arrive pas. Bien plus, Scholz-Macron sont rapidement rentrés dans les rangs, n’ayant pas eu le courage d’admettre publiquement, ne serait-ce que sur le bout des lèvres, que l’Ukraine de Zelenski n’a pas fait sa part du chemin pour respecter les accords de Minsk, signés pas l’Ukraine de Iouchtchenko et parrainés par le non-couple Hollande-Merkel.
Présentement, l’Europe ne fait rien pour que cette guerre cesse, sous prétexte que c’est aux ukrainiens de décider, oubliant que ces derniers sont principalement adossés aux anglo-américains qui les arment massivement, jusqu’au dernier soldat ukrainien, comme le dit désormais l’expression consacrée. Dans le même temps, La guerre Russie-Ukraine est devenue de facto une guerre Russie-OTAN/UE, avec la mâchoire russe qui se referme de plus en plus sur les forces ukrainiennes au Donbass et au Sud du pays, ce qui implique qu’une la défaite de l’Ukraine va signifier la défaite de l’OTAN/UE. La partition de l’Ukraine semble même inéluctable et, à l’arrivée, l’Europe peut se retrouver comme le dindon de cette farce guerrière.
L’Europe aurait pu également se faire davantage respecter en montrant clairement aux États-Unis, que l’application des accords de Minsk était d’un intérêt stratégique de premier plan. C’est un secret de polichinelle que de réaffirmer que Washington était, dans le meilleur des cas, froid vis-à-vis de Minsk et qu’ils ont travaillé Zelenski au corps à corps pour l’aligner sur leur vision. Sans préjuger le côté calculateur de la démarche des uns et des autres, il est clair que les intérêts politico-économiques de l’UE versus l’Amérique n’étaient pas forcément convergents. Mais, les promoteurs de l’accord de Minsk (Merkel-Hollande) n’étant plus en place, leurs successeurs (Scholz-Macron) semblent beaucoup moins proactifs et/ou ont franchement subi la situation. Comme quoi, même au sein des démocraties occidentales, la continuité politique peut vaciller lors de l’alternance au pouvoir.
Par ailleurs, il revenait à l’Europe de calmer depuis belle lurette le jusqu’auboutisme de la Pologne et des trois républiques baltes (Estonie-Lettonie-Lituanie). Ces quatre pays qui ont connu la cuisine et le joug soviétique considèrent que la guerre froide n’est pas finie, histoire de régler quelques comptes avec leur histoire passée. Pourtant, il faut être de mauvaise foi, comme le sont beaucoup d’experts bellicistes ou/et malavisés qui défilent sur les plateaux TV, pour croire que la Russie allait envahir ces 4 pays, juste après l’Ukraine. C’est de la propagande digne de l’époque soviétique que ces 4 pays ont dû subir à leur corps défendant dans un passé récent, ce qui ne leur donne pas le droit de la faire subir à d’autres. Au-delà de leur appartenance à l’UE, ces pays ne jurent que par l’Amérique, seule garante à leurs yeux du non-retour à la domination russe. À tort ou à raison, ces pays sont encore dans la lutte idéologique et considèrent la Russie comme dépositaire de l’URSS. Ils sont arrivés à aligner quelque peu toute l’Europe sur leur vision passéiste.
Si l’Europe n’arrive pas à émerger, cela est surtout dû au manque de leadership du couple fondateur franco-allemand qui détient les cordons de la bourse. On dit que la force d’un couple se manifeste lors des vents contraires, celle de l’alliance franco-allemande est sensée l’être sur les sujets majeurs et dans les moments névralgiques de leur histoire commune. Ce n’est pas remuer le couteau dans la plaie que de rappeler que l’Allemagne se souvient probablement encore de la froideur et des réticences françaises, à leur tête l’ex-président F. Mitterrand, lors de la réunification de leur pays, en 1989. Le fait est que, avant même la réunification, l’Allemagne disposait d’une assise économique sans commune mesure avec celle de la France, facilitant la résurgence de vieilles hantises et suscitant des craintes nouvelles. Pourtant, on a fait longtemps croire aux populations que le couple est intime, alors qu’il n’a pas été en mesure de supporter cette mise à l’épreuve. Plus récemment, avec la guerre en Ukraine, c’est l’Amérique qui a ramassé la mise avec le doublement du budget militaire allemand, laissant en rade le Rafale et autres fleurons de la technologie européenne. L’Europe de la défense n’existe pas, il y a juste l’OTAN comme instrument au service des États-Unis où presque tous les pays de l’UE font leurs emplettes.
Que dire aussi du secteur névralgique de l’énergie, où l’Allemagne s’est engagée à fond dans le renouvelable tout en se retirant du nucléaire, alors que la France continue à privilégier cette dernière filière. Le fameux couple franco-allemand, locomotive de l’Europe, est en réalité très divisé et se comporte davantage en concurrents qu’en alliés, ce qu’illustre particulièrement bien les secteurs névralgiques de la défense et de l’énergie ci-dessus mentionnés. Malgré les apparences, ce vieux couple fait bien plus que ne pas coucher ensemble, il fait chambre à part. En conséquence, les deux pays sont en train de pâtir de cet état de fait et, ironie du sort, ce n’est pas le rouble mais leur monnaie commune qui est au plus bas. Une éventuelle décision de Moscou de couper les livraisons de gaz les ferait plonger dans la récession et ferait dégringoler l’Euro à des niveaux encore plus bas, ce que les centrales thermiques au charbon rouvertes ne peuvent empêcher. Ce qui est étonnant, c’est de voir l’Europe jouer la vierge offensée : il est pour le moins étonnant que l’Europe s’étonne que la Russie l’empêche de reconstituer ses réserves hivernales de gaz, en restreignant son débit.
On dit que Gouverner, c’est prévoir et les États-Unis n’ont jamais caché que leur vrai défi s’appelle la Chine contre laquelle ils essayent de créer différentes coalitions, dont celle impliquant l’OTAN/UE, même si entretemps ils essayent d’affaiblir au maximum la Russie. Incapable de s’affirmer comme entité, l’Europe risque de nouveau de se retrouver à l’avant-scène de ce nouveau défi à venir, du fait du couplage intime UE-OTAN. Comme l’écrivent en chœur nos journaux, l’Occident n’a jamais été aussi uni, on peut y ajouter : avec l’Europe, dindon de la farce devant l’éternel.
M. Benhaddadi détient un Ph D en génie électrique et a contribué à former plus 4 000 ingénieurs à l’École Polytechnique de Montréal et aux universités de Bab-Ezzouar et Blida. Il est un expert reconnu dans le domaine de l’énergie, impliqué dans le débat public et régulièrement sollicité à titre de conférencier sur les enjeux énergétiques par les collèges et universités du pays et à l’étranger. Pour contribution dans la société, il a reçu de nombreux prix et distinctions, dont l’Ordre national du Québec (2016) et l’Ordre de l’excellence en éducation du Québec (2018).
Débats
MLADIC-SHARON ET BUSH-POUTINE : LE DOUBLE STANDARD. Par Mohamed BENHADDADI
Scientifique de réputation établie, Mohamed Benhaddadi installé au Québec s’exprime régulièrement sur les enjeux géopolitiques qui agitent notre monde.

Entérinée en 2002, la Cour pénale internationale CPI est un tribunal permanent fondé dans le but de mener des enquêtes et juger les personnes coupables d’avoir commis de graves crimes: génocides, crimes contre l’humanité, crimes de guerre, crimes d’agression. Au-delà de rendre justice aux victimes, l’objectif est de contribuer à mettre un terme à l’impunité des auteurs de ces crimes, empêchant ainsi qu’ils ne soient de nouveau perpétrés.
Justice internationale à la carte
Près d’une décennie au préalable, le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a été institué (1993), suite à deux résolutions du Conseil de sécurité, pour juger les crimes commis en Bosnie. Symboles de ce crime, un homme R. Mladic et un endroit Srebrenica, où plus de 8 000 personnes ont été massacrées du seul fait qu’elles étaient nées musulmanes, le pire massacre en Europe depuis la 2e guerre mondiale. À l’issue de son procès à La Haye, R. Mladic a été condamné à la détention à perpétuité pour génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité, pour son rôle dans la guerre en Bosnie (1992-1995), qui a fait 100 000 morts et plus de 2 millions de déplacés.
Flash-back de 40 ans: du 16 au 18 septembre 1982, les milices chrétiennes des phalangistes libanais entrent dans les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila (Beyrouth, Liban) pour s’attaquer à la population, le tout sous l’œil bienveillant du général A. Sharon et de l’armée israélienne qui occupait alors la ville. Pendant 3 jours et 2 interminables nuits, une population désarmée et désemparée, composée essentiellement de femmes, de vieillards et d’enfants, a été indistinctement et sauvagement massacrée du seul fait qu’ils étaient palestiniens. Au bout de 3 jours, tout le camp était jonché de centaines (milliers?) de cadavres noircis par le soleil, avec des nuages de mouches pour leur servir de linceuls.
Ces crimes ont été commis alors que l’armée israélienne occupait Beyrouth et, de ce fait, elle était directement responsable de la sécurité de la population civile aux yeux des lois internationales,.
Pourtant, aucune enquête n’a jamais été menée en occident pour déterminer à quel point A. Sharon portait une responsabilité pénale. Bien plus, quand les survivants des massacres et leurs descendants ont porté plainte en 2001, demandant que le boucher de Sabra et Chatila soit poursuivi en vertu de la « compétence universelle » de la loi belge, le parlement de ce pays a d’abord modifié sa loi, avant de l’abroger en 2003, ce qui a amené le tribunal à abandonner la poursuite. Un crime contre l’humanité est un crime contre l’humanité, qu’il soit commis par le boucher des Balkans ou celui de Sabra et Chatila n’est pas censé avoir une incidence, surtout que les parcours similaires des deux criminels Mladic-Sharon sont jonchés d’autres cadavres, dans d’autres endroits. La belle entourloupette belge montre qu’on est loin du découplage tant vanté entre le monde judiciaire et le monde politique. Il convient de spécifier que cette trouvaille n’est pas spécifiquement belge, mais davantage symptomatique de la politique occidentale du double standard, dès qu’il s’agit d’Israël, quitte à faire payer aux Palestiniens le génocide des Juifs perpétré par ce même occident. Une bonne conscience somme toute pathétique… Comble de l’ironie, journaux et politiciens en occident qualifient régulièrement Israël de seule démocratie dans cette région névralgique, comme si l’alternance au pouvoir est le seul critère pour obtenir le label, alors que l’apartheid, les assassinats ciblés, l’usage disproportionné de la force, etc. n’ont aucune importance…
CPI : mémoire sélective
Pour revenir à la CPI, l’adhésion de la Palestine en 2014 a été suivie de l’ouverture d’un examen préliminaire en 2015, étape préalable à une éventuelle enquête, sur les crimes commis à Gaza. Quand une délégation de la procureure de la CPI s’est rendue sur les lieux, elle a jugé utile de préciser dans un communiqué ne pas s’y déplacer pour enquêter, une lâcheté que rien ne justifie. Toujours est-il que six années plus tard (2021), la procureure générale de la CPI a annoncé avoir ouvert une enquête sur des crimes présumés dans les territoires palestiniens, une initiative aussitôt rejetée par Israël et le département d’État qui, fidèle à son soutien inconditionnel, a affirmé que l’administration de J. Biden s’opposera à cette enquête. Depuis lors, c’est le silence radio, ce qui est de mauvais augure, les combines intra et extra-muros pour empêcher que la CPI puisse aller réellement de l’avant ne vont pas manquer.
Mi-mars 2023, la Cour pénale internationale (CPI) a pondu un mandat d’arrêt contre le président de la Russie, V. Poutine, au motif de « crimes de guerre présumés de la déportation d’enfants des territoires ukrainiens occupés vers la Fédération de Russie ». Il faut savoir que le principe fondamental du droit international interdit l’emploi de la force par un état contre un autre état, sauf en cas de légitime défense ou bien avec l’autorisation du Conseil de sécurité de l’ONU. Mais, la CPI n’a compétence que pour les crimes internationaux commis sur le territoire des 123 États membres, dont ne font pas partie la Russie et l’Ukraine. De ce fait, la CPI n’a pas compétence pour poursuivre les dirigeants russes dans le cadre de la guerre en Ukraine.
Qu’à cela ne tienne. Le stratagème de la CPI est basée sur deux déclarations de l’Ukraine pour autoriser son intervention, en permettant à son procureur d’intervenir pour lancer des enquêtes et y recueillir des preuves, jugées suffisantes pour lancer un mandat d’arrêt pour crimes de guerre. Pour ce qui est de la célérité exceptionnelle avec laquelle ce mandat a été délivrée, la CPI s’est trouvée coincée par la conjugaison de l’opportunisme de certains zélés serviteurs et l’impérieuse nécessité de livrer dare-dare la commande qui tient compte des agendas politiques. Comme quoi, la CPI est capable de coudre, même avec du fil blanc, des dossiers qui reposent sur une mince couche de glace et de décréter le gel sur ceux qui sont dans les tiroirs depuis 2015 et qu’on ne se presse pas d’instruire pour des raisons davantage politiques.
Flash-back de 20 ans : le 20 mars 2003, les États-Unis ont attaqué l’Irak, soupçonnée alors de détenir des armes de destruction massive, avérées être un mensonge qui a détruit ce pays, avec entre 100 000 et un million de mort! Pourtant, les États-Unis et le Royaume-Uni n’ont pas reçu d’autorisation du Conseil de sécurité pour employer la force contre l’Irak. Mais, la CPI n’a compétence que pour les crimes internationaux commis sur le territoire des 123 États membres, dont ne font pas partie les États-Unis et l’Irak. Pour ce qui est du Royaume-Uni qui fait partie des États Parties au statut de Rome, la CPI a fermé le dossier en…2020, sans recommander une enquête plus élaborée.
Pourtant, dans la tristement célèbre et documentée prison d’Abou Ghraib, il est établi que les militaires américains et les agents de la CIA ont exécuté, sodomisé, torturé et abusé physiquement/sexuellement des prisonniers irakiens. La Constitution des États-Unis stipule que c’est le président qui est le commandant en chef des armées et s’il y a donc un potentiel criminel à déférer devant le tribunal pénal international TPI, c’est d’abord et avant tout, G. Bush…. Un esprit cartésien ne peut admettre le bien-fondé d’un mandat contre V. Poutine et l’absolution de G. Bush, dont les crimes font bien plus large consensus, sauf au sein du monde occidental et de l’inféodée CPI. C’est le discrédit avec ce nouveau double standard.
CPI & Afrique: l’arroseur arrosé
En réalité, cette Cour pénale internationale CPI est une organisation internationale sensée être indépendante, ce dont doutent de nombreux pays africains qui ont sonné la révolte en s’en retirant ostentatoirement et/ou en la défiant. Signe de cette révolte contre le double standard de la CPI, l’Afrique du Sud a refusé en 2015 de livrer le président en exercice du Soudan, Omar El Bachir, visé par deux mandats d’arrêt internationaux émis par la CPI en 2009 et 2010 pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre commis au Darfour. Bien plus, profitant du fait qu’elle fait partie des États Parties au statut de Rome, l’Afrique du Sud a dénoncé au cours d’une audience inédite sur cette affaire « l’incohérence et le manque de clarté des lois, des règles et de la jurisprudence« .
Dans la guerre actuelle en Ukraine, jamais l’Occident n’a été aussi uni, tout comme il n’a jamais été aussi seul face à l’ensemble du reste du monde qui refuse de sanctionner la Russie. Une introspection s’impose au sein de l’ensemble du monde occidental dont les valeurs défendues ne font plus recette ailleurs, car on ne jette pas le bébé (CPI) avec l’eau de la baignoire (son asservissement). Pour cela, l’Occident doit d’abord sortir la tête du sable et de ses doubles standards avérés, c’est une condition sine qua none s’il veut retrouver sa boussole déréglée, son crédit et son leadership moral érodés.
Débats
Crise structurelle de l’économie rentière en Algérie : analyse critique. Par Mourad OUCHICHI

Introduction
Le régime d’accumulation rentier peut être défini comme un modèle de développement particulier dans lequel la source principale de la richesse ne provient pas des activités productives, mais plutôt d’un revenu d’origine externe renvoyant à l’extraction et l’exportation de ressources naturelles. Ce type de régime présente une caractéristique binaire : économie sous-développée et sous-industrialisée, d’un côté, économie rentière tirant l’essentiel de son financement de l’exportation des ressources naturelles, de l’autre. Cette dualité conduit à une double hiérarchie institutionnelle : insertion dépendante dans la nouvelle division internationale du travail, d’un côté, et prédominance de l’État dans la sphère économique et sociale, de l’autre.
Cette définition s’applique parfaitement au cas de l’Algérie indépendante, dont l’histoire politico-économique est caractérisée, du fait de ce modèle particulier de développement, par une constante double dépendance, à la fois des prix internationaux des hydrocarbures pour ses rentrées en devises et du marché international pour ses approvisionnements. Ceci, en dépit de plusieurs plans de développement importants en termes de dotation financières et de nombreuses tentatives de réformes entamées pour les améliorer.
La question qui se pose alors est relative aux causes de cette incapacité structurelle d’un État à transformer le capital investi en actif productif. Voici une problématique importante pour tout chercheur en sciences sociales en général et aux économistes en particulier.
Cette question – qui parait à priori banal car elle ne concerne pas qu’un pays du Sud assurant son insertion dans l’économie mondiale par l’extraction et l’exportation de ses ressources naturelles, à savoir les hydrocarbures dans le cas algérien, n’est pas aussi simple que cela. Elle rappelle, à quelques exceptions près, celle qu’a posée le fondateur de l’économie politique, A. Smith, sur l’origine de la richesse des nations.
Dans le cadre de cette contribution, nous essayons de répondre à cette problématique pour ce qui est du cas de l’Algérie dont nous qualifions le système économique de « capitalisme rentier ». Cependant, avant d’exposer notre analyse, nous voudrions souligner deux remarques importantes. La première est que la notion de capitalisme a énormément évolué dans le temps. La seconde concerne les nombreux « couacs » méthodologiques auxquels est confronté tout chercheur en science sociale s’intéressant aux pays en voie de développement lorsqu’il se prive de capacités d’adaptation des concepts aux contextes.
Concernant la première remarque, il y a lieu de faire apercevoir que nous n’avions plus affaire au capitalisme classique qu’a connu le monde occidental – et une infime partie de l’humanité – de la révolution industrielle aux années 1970 au moins. Autrement dit, un capitalisme productif et industriel fondé sur l’exploitation de la force de travail à travers le rapport salarial dans lequel les prix jouent un rôle déterminant dans l’allocation « rationnelle » des ressources. Nous assistons à une multiplication extravagante des formes du capitalisme au point où il est nécessaire de parler de « capitalisme pluriel », dont certaines formes contredisent les principes fondateurs du capitalisme classique. Nous faisons ici allusion particulièrement au capitalisme financier et spéculatif qui se développe dans les pays occidentaux et qui a évincé graduellement la sphère de la production de la structure de PIB, mais aussi et surtout au capitalisme rentier qui est une forme extrême de mutation au point où il est arrivé à intérioriser, voire encourager, la rente et/ou les rentes. Une intériorisation « conciliatrice » des incompatibilités inconciliables ; celles de la rente, du profil et des salaires. Rappelons à ce propos que l’économie politique classique est construite sur deux idées fondatrices, à savoir : seul le travail est source de richesse (A. Smith) et la rente est un revenu économiquement nuisible pour les profils et les salaires (D. Ricardo). C’est à ce genre du capitalisme « pervers » que nous allons nous intéresser à travers le cas de l’Algérie.
Cependant, avant d’entamer l’analyse de cette problématique, une précaution méthodologique s’impose – d’où la seconde remarque soulignée plus haut – celle relative à la nuisance que représente la transposition mécanique des concepts des sciences sociales sur des sociétés ayant connu des évolutions différentes, pour des raisons historiques, des pays occidentaux ayant vécu la naissance et l’évolution du capitalisme.
À ce propos, une digression d’ordre méthodologique s’impose. La formation des disciplines des sciences sociales est en rapport avec le contenu historique de l’objet étudié. Les sciences sociales ont pour objet des aspects différenciés des pratiques sociales dans des champs, dans le sens que donne Bourdieu à ce concept. L’indifférenciation relative des champs en Algérie ne permet pas de fonder ni une véritable économie politique, ni une véritable science politique. La première a pour objet le marché, la seconde l’État : or ces deux objets sont inexistants en Algérie. Il y a néanmoins des richesses qui circulent et des rapports d’autorité qui régulent cette circulation. Nous voudrions étudier cette circulation des richesses et ces rapports d’autorité dans le cadre d’une sociologie politique des pratiques économiques de l’État. Cette démarche nous conduit forcément vers la pluridisciplinarité, mais pas seulement ; il va falloir chercher dans chaque discipline les éléments qui permettent, plus au moins, de décrypter des pratiques, qui en apparence, irrationnelles du point de vue économique, mais motivées par une rationalité dont il faut découvrir les tenants et les aboutissants. Dans cette perspective, une nombreuse littérature existe sur les économies rentières dont les richesses proviennent de l’exportation de matières premières et non du travail local. Ces économies sont articulées en général à un régime néo patrimonial qui refuse l’émergence d’une société civile qui demande l’instauration d’un État de droit.
Dans le cadre de cette contribution, nous voudrions enrichir cette approche par la problématique du courant institutionnel en économie qui souligne le lien existant entre institutions et efficacité du marché. Cet article aura comme référence empirique l’Algérie où le déficit institutionnel handicape la rentabilité de l’investissement public et décourage l’investissement privé national et étranger.
Notre hypothèse est que c’est la nature de l’articulation entre le politique et l’économique qui bloque l’émergence des dynamiques productives d’accumulation en Algérie, provoquant, par conséquence, le caractère rentier de son économie et la prolifération des rentes et des positions rentières avec tout ce que cela suppose comme phénomènes de corruption, de clientélisme et de prédation à toutes les strates de la société. Autrement dit, nous supposons que sans une analyse de la nature des institutions déterminantes dans les champs politique et économique, il est difficile, voire impossible, de comprendre la persistance de l’économie rentière en Algérie.
Ainsi, notre réflexion sera scindée en trois parties. Dans le cadre de la première, il s’agira de rappeler l’évolution du concept de « rente » de l’histoire de la pensée économique, ainsi que le statut de la rente en Algérie. La seconde sera consacrée à l’examen de la pertinence des explications fournies par l’économie de la transition quant à l’échec des réformes économiques en Algérie. Enfin, nous nous pencherons sur l’apport de l’économie institutionnelle dans la compréhension des évolutions des économies rentières telle que celle de l’Algérie.
I – De l’Économie politique de la rente au statut de la rente en Algérie
Dans le cadre du premier point de la présente réflexion, nous allons rappeler brièvement l’histoire de l’évolution historique du concept de la rente, ensuite nous analyserons le statut de la rente pétrolière dans les différentes phases qu’a connue l’économie algérienne.
I-1- De la rente foncière à la rente pétrolière
Tout commence par le premier théoricien de la rente, D. Ricardo, qui s‘est aperçu que l’on ne peut construire une économie productive dans la sphère marchande favorisant les rentes spéculatives car, pour lui, la rente provoque la baisse tendancielle du profit et des salaires. Elle détourne, par ricochet, l’allocation des ressources vers les secteurs non créateurs de richesses.
Rappelons à ce propos que l’économie politique classique avait pour objectif d’identifier et de combattre la rente et les ponctions sur la production qu’elle provoque[1]. La perspective étant de libérer les dynamiques d’accumulation par la disqualification des classes sociales prédatrices dont la reproduction est assurée par le système féodal favorisant la logique rentière. En ce sens, il n’est pas exagéré d’affirmer que l’économie politique est née avec l’objectif d’éteindre les rentes et de délégitimer le revenu des couches sociales qui se l’approprient, afin de libérer le surproduit crée par l’exploitation de la force de travail.
À la naissance de l’économie politique, l’opposition s’incarnait entre le mode de production capitaliste naissant et l’ordre féodal régnant mais finissant. C’est ce qui a marqué historiquement son objet d’étude original, avec deux principales idées : le travail est la seule source de richesse (A. Smith) et la rente est un revenu économiquement illégitime (D. Ricardo). Les œuvres fondatrices de ces deux pionniers visaient à la fois la destruction de l’ordre féodal et l’instauration – le renforcement – de l’ordre libéral jugé seul capable de sortir l’humanité du sous-développement et de l’arbitraire des rentiers féodaux. Elles visaient à découvrir les facteurs qui empêchent les économies de s’inscrire dans les dynamiques d’accumulation et les lois permettant à la rationalité économique d’imprégner les rapports de production et de répartition. Le résultat de ces études est sans appel : seule la lutte implacable pour l’extinction de la rente et des positions rentières et la réhabilitation de la valeur travail et son placement au cœur des préoccupations de la société permettront le développement économique.
Historiquement, la première forme de rente identifiée est la rente foncière. Cette dernière est détenue par les propriétaires fonciers. C’est le prix de la location de leurs terres aux fermiers.
Lorsque l’économie agricole était prédominante, le paiement de la rente était socialement légitimé car la terre était considérée comme une source de richesses. Les conceptions physiocratiques qualifiant les activités autres qu’agricoles de stériles s’inscrivent dans ce contexte. Cependant, avec le développement du capitalisme, notamment agraire, qui marque la fin du monopole féodal sur la terre, de nouvelles conceptions de la rente sont apparues. D’abord, celle d’A. Smith qui a lié la rente à l’existence d’un monopole, puis celle de D. Ricardo qui a délégitimé la rente en considérant que les intérêts des propriétaires fonciers allaient à l’encontre des intérêts de la communauté : « La rente de la terre, considérée comme le prix payé pour l’usage de la terre, est donc naturellement un prix du monopole »[2] affirme A. Smith, et « les intérêts des propriétaires est toujours opposé à l’intérêt de toutes les autres classes de la communauté »[3], approfondit Ricardo. Ce dernier est allé encore plus loin en préconisant la nationalisation des sols pour supprimer la rente foncière dont le développement provoquait la baisse tendancielle des profits, conduisant ainsi le capitalisme vers un état stationnaire.
Les travaux postérieurs aux théoriciens classiques ne dérogent pas à cette règle opposant la rente au développement de l’économie productive. Cependant, le concept de la rente ne reste pas circonscrit dans sa forme historique qui est la rente foncière. Il fut généralisé à toutes les formes de monopole qui bloquent la concurrence et empêchent la formation des prix d’équilibre considérés comme naturels, car issus de la loi fondamentale de l’offre et de la demande. Les travaux d’Alfred Marshall sur les quasi-rentes, et ceux encore plus récents de J. K. Galbraith sur les firmes multinationales, s’inscrivent tous dans cette perspective d’identification des rentes et de leurs évolutions inversement proportionnelles aux profits conduisant à une rareté arbitraire qui augmente les prix, diminue le salaire réel, augmente la propension à l’épargne et renchérit l’investissement.
Les revenus issus de la vente sur le marché international des hydrocarbures sont la forme moderne de la rente. Elle provient de la différence entre le prix de valorisation et les coûts de production des produits du sous-sol que sont le pétrole et le gaz. C’est un don de la nature qui est monopolisé par l’État au nom de la collectivité. La rente pétrolière n’est pas une création nouvelle de valeur, c’est un transfert pouvant exercer autant d’effets négatifs sur les salaires et les profits que la rente foncière[4]. Pire, la rente pétrolière provoque des effets encore plus pervers car elle est extérieure au procès de travail local. Elle a modifié radicalement l’échelle de valeurs sociales au détriment des couches sociales laborieuses, conduisant à la naissance des couches oisives et prédatrices qui favorisent les activités improductives, l’économie informelle et à la généralisation de la corruption sous toutes ses formes. Nous y reviendrons plus en détail, dans ce qui suivra.
I-2- Le statut de la rente et le modèle algérien de développement
Dans le cadre de ce qui suit, il s’agira d’une analyse rétrospective du statut de la rente dans les différentes phases d’évolution et d’involution de l’histoire économique algérienne de ces 60 dernières années. Laquelle histoire est constituée de deux grandes périodes : celle de la planification centralisée et celle dite libérale. Dans les deux cas, la rente constitue un pilier central dans la sphère marchande.
- Du socialisme spécifique à l’ouverture forcée vers le marché (1962 -1989).
Le volontarisme économique, à la base des pratiques de l’État durant les années 1960 et 1970, s’est exprimé à travers la mise en œuvre de ce qui est qualifié de Stratégie Algérienne du Développement (S.A.D). Ce modèle s’est matérialisé par l’étatisation des activités économiques, la suppression de l’autonomie des agents économiques et la centralisation extrême de l’allocation des ressources.
En outre, c’est l’État lui-même qui s’est chargé de définir les variables de régulation des flux et reflux de richesses ; les prix, le taux d’intérêt, le taux de change et les salaires sont ainsi définis à priori par l’organe de planification. Ainsi, c’est tout l’environnement politico-administratif régissant la sphère économique qui s’est trouvé complètement transformé afin de mettre la société économique sous la coupe étatique. Par ailleurs, le pouvoir monétaire fut assujetti dès 1965, suite à la mise sous l’autorité politique de la Banque d’Algérie[5].
Les résultats du volontarisme comme pratique économique furent loin des objectifs proclamés. Le marché que l’État a combattu des décennies durant s’est « vengé » en dédoublant ses prix, faisant perdre aux directives administratives du planificateur toute pertinence. A la place et au lieu d’une économie industrielle et productive, l’Algérie s’est retrouvée, vers la fin des années 1970, avec une économie rentière, distributive des richesses qu’elle ne crée pas – en grande partie circulant dans le marché informel.
Afin d’éviter l’effondrement du système et lui assurer ses « équilibres », l’État injectait systématiquement des sommes colossales, grâce au pouvoir d’achat que lui procurait la rente pétrolière. Cette situation a fini par provoquer des déséquilibres macro-financiers importants, engendrant un processus inflationniste qui a écumé le pouvoir d’achat des couches sociales défavorisées, tout en renforçant le pouvoir monétaire du secteur privé[6].
Les réaménagements apportés à la SAD, au début des années 1980, peuvent se résumer en trois points : le rééquilibrage du poids des secteurs économiques en faveur de l’agriculture jugée négligée auparavant, la réorganisation interne des entreprises publiques qui s’est matérialisée par le morcellement des grandes sociétés nationales en petites et moyennes entreprises, et, enfin, un discours modéré quant à la place du secteur privé dans l’économie nationale.
En revanche, l’illusion n’a pas duré longtemps ; le déficit n’a fait que s’aggraver, le secteur agricole demeure embryonnaire et le secteur privé reste confiné dans la sous-traitance et les activités de distribution. Seule évolution : l’augmentation des dépenses sociales de l’État et le paiement anticipé de la dette extérieure[7]. Des lors, cette question mérite d’être posée, pourquoi les décideurs algériens n’ont pas procédé à des révisions radicales du système politico-économique qui a montré toutes ses limites objectives ?
La réponse réside dans l’augmentation des recettes pétrolières de l’État[8]. Seul ce facteur est capable d’expliquer le non-empressement des pouvoirs publics à engager les réformes économiques susceptibles de pallier à l’échec de la stratégie de développement adoptée jusque-là.
Au milieu des années 1980, deux phénomènes se sont produits simultanément et dont l’impact a été profond sur l’économie algérienne : la baisse des prix internationaux des hydrocarbures et la chute de la valeur du Dollar. En l’espace de quelques mois, une mécanique infernale s’est mise en place ; tandis que la baisse des investissements et des importations – notamment d’équipements – étouffait ce qui reste encore récupérable de l’appareil de production, la planche à billets alimente l’inflation, creusant les déficits tout en érodant le pouvoir d’achat des revenus fixes. Le phénomène de pénuries touche tous les produits et la spéculation bat son plein.
Les effets du contre-choc pétrolier de 1986 ne se sont pas uniquement manifestés au niveau économique. Sur le plan politique, l’unanimité autour du Président se fissurait et les clans composant le pouvoir se sont divisés, chacun cherchant à neutraliser ses adversaires par tous les moyens, y compris par le « sabotage économique »[9].
Longtemps cachées à l’opinion publique grâce à la rente pétrolière, les contradictions du modèle politico-économique algérien sont brutalement apparues à l’occasion des événements sanglants d’Octobre 1988. Durant plusieurs jours, le pays a vécu dans un climat insurrectionnel généralisé. Un rejet sans appel de tout ce qui pouvait rappeler « l’État ». Au sommet de l’État, la panique s’installait et le Président eut recours à l’armée pour rétablir l’ordre[10].
Le contrat « tacite » – entretenu à coups de milliards de dollars – liant la population au régime s’était rompue et l’image de l’Armée, dite populaire, s’était détériorée gravement. Le besoin de changement radical se faisait sentir plus que jamais et plusieurs actions ont été entamées dans cette perspective ; une révision constitutionnelle par référendum suivi par l’installation d’une équipe de réformateurs au gouvernement. Ces derniers, pour le rappel, étaient les principaux concepteurs des réformes engagées au lendemain de la crise de 1986. Ils avaient affiché clairement leur conviction d’une nécessaire double rupture avec la monopolisation du pouvoir politique et la gestion administrée de l’économie.
Déjà avant d’investir le gouvernement, les réformateurs avaient montré leur volonté farouche de changer les règles de jeu du système politico-économique en place. Ils agissaient durant toute la période Merbah comme un gouvernement bis. Ils ont élaboré la constitution de 1989 et ils l’ont faite adopter directement par voie référendaire tout en préparant les textes de lois visant le passage vers l’économie de marché[11]. Une fois au gouvernement, la démarche des réformateurs s’affine et se radicalise.
- De la transition avortée au projet de réformes gelé (1989-2022).
De prime abord, il y a lieu de souligner que c’est pour la première fois dans l’histoire de l’Algérie indépendante qu’un gouvernement (celui de M. Hamrouche) associe aux réformes économiques des réformes politiques. Pour les réformateurs, en effet, la transition vers le marché ne pouvait, en aucun cas, réussir avec le même ordre politique consacrant l’armée et les services de sécurités au-dessus des institutions politico-administratives. C’est dans ce sens que le multipartisme, la liberté de la presse, le retrait de l’armée du comité centrale du FLN et la dissolution de la Cour d’État… furent initiés et/ou encouragés.
Ensuite, et sur le plan strictement économique, le gouvernement avait mené une lutte tous azimut pour le démantèlement des mécanismes rentiers du système. Cette dernière peut être lue à travers la soustraction du champ économique des injonctions politico-administratives, la libération du pouvoir monétaire de la tutelle politique à travers la consécration de l’indépendance de la Banque Centrale, la démonopolisation du commerce extérieur[12]. Enfin l’ouverture sans complexe sur le secteur privé et le capital étranger.
Comme il fallait s’y attendre, des réformes de cette ampleur ne pouvaient ne pas susciter les résistances d’un système qui a de tout temps fonctionné dans l’opacité et le recours systématique à la rente pétrolière pour gérer les questions politiques. Résultat : le gouvernement réformateur fut démis de ses fonctions au moment où les réformes économiques et politiques avaient plus que jamais besoin de consolidation. Un « coup d’État économique » annonçant le coup d’État politique qui est survenu quelques mois après, en janvier 1992. La logique politique avait pris, encore une fois, le dessus sur les impératifs économiques[13]. En effet, le 2 janvier 1992, l’armée décide d’arrêter le processus électoral – et de fait démocratique – et le pays sombre à la fois dans la crise économique et la guerre contre les civils.
La période allant de juin 1991 à mai 1993 a été marquée par une agitation politique sans précédent. C’était une période de tâtonnements. Les décideurs algériens, après avoir choisi S. A. Ghozali pour « réformer les réformes », changèrent de registre et nommèrent aux affaires B. Abdeslam. Ce dernier, connu pour son attachement à l’étatisme tout azimuts, tenta de réinstaurer le dirigisme économique. Ainsi, l’Algérie passa, en quelques mois, d’une transition vers le marché à une politique active pour neutraliser les lois du marché. En termes de projets et de visions économiques d’avenir, les gouvernements de S.A. Ghozali et de B. Abdeslam divergeaient, mais partageaient le mythe du retour vers « l’ère bénie » des hydrocarbures qui pourvoyaient à tous les besoins sociaux et économiques de la population. Après plusieurs mois de tergiversations, l’Algérie tomba en cessation de paiement et dut négocier avec le FMI. Elle consentit à rééchelonner sa dette extérieure en contrepartie de la mise en œuvre du Plan d’Ajustement Structurel.
L’acceptation « forcée » par les autorités algériennes du P-A-S est intervenue dans un contexte politique, économique et social extrêmement tendu. En effet, tandis que l’arrêt du processus démocratique en 1992 précipita le pays dans une violence de plus en plus extrême, la remise en cause des réformes économiques et institutionnelles initiées en 1989 n’ont fait qu’aggraver une situation déjà difficile, d’autant que les conditions sociales de la population se dégradaient à une vitesse accélérée.
Réticent à entamer les réformes économiques aux implications politiques jugées « dangereuses », le régime algérien s’est trouvé, pour la première fois de son histoire, dans une situation aussi délicate. Comment sortir de l’impasse de l’asphyxie financière, respecter les conditions du FMI, sans changer le régime politique ? Voici le dilemme auquel était confronté le régime politique algérien au milieu des années 1990. En guise de solution, le régime a adopté deux procédés. Le premier consista à promulguer des lois, mais à ne pas les mettre en œuvre. Le second fut l’utilisation de l’arme diplomatique en liant la question des réformes économiques aux questions sécuritaires.
La conjugaison de la faiblesse des moyens de contrôle des Institutions Financières Internationales (IFI), de la ruse des autorités et du soutien « arraché » aux puissances occidentales, a offert au gouvernement algérien un levier de manœuvre important pour bénéficier de l’aide financière du FMI, sans mettre en œuvre les réformes nécessaires pour une transition vers le marché.
En évoquant cette période de crise financière profonde et de guerre civile, nous voulons souligner un point important quant à l’une des caractéristiques principales de la structure du système politique algérien en rapport avec l’économie rentière. Celle de sa morphologie en cercles concentriques qui se livrent des guerres de clans impitoyables, parfois même par population interposées, pour le contrôle de la rente quand celle-ci se raréfie et qui se réconcilie aussitôt que cette dernière est abondante. Nous reviendrons sur ce point après l’analyse des années 2000.
Ainsi, depuis la fin du Plan d’Ajustement Structurel en 1998, l’État algérien a adopté une attitude contradictoire par rapport à la question de la transition. Le discours sur la réforme économique est officiellement maintenu mais dans les faits, l’État renoua avec sa conception dirigiste de l’économie. Résultat : l’économie algérienne connaît une évolution paradoxale.
Trois décisions économiques importantes ont été prises, et elles sont en rapport avec le renforcement de la nature autoritaire et rentière du régime. La première est la reprise du contrôle de la gestion des entreprises publiques économiques, la seconde est celle de la remise en cause de l’indépendance Banque Centrale et de la loi sur la monnaie et le crédit, et, enfin, l’ouverture incontrôlée du commerce extérieur. De ce fait, l’économie algérienne se trouve être prise entre plusieurs tenailles. Nous citerons les plus importantes : d’un côté, elle devient fortement centralisée au plan interne, mais exposée à une concurrence externe exacerbée ; de l’autre, elle dispose de ressources financières importantes – thésaurisées sous forme de réserves de change oisives dans des banques étrangères – mais la production de ses secteurs industriels et agricoles est en régression permanente. Pour schématiser cette situation, on pourrait dire que l’économie algérienne est atteinte du syndrome mercantile mais sans le protectionnisme qui le caractérise. Résultats : un affaiblissement de l’offre locale, des politiques budgétaires et monétaires permissives, une explosion des importations et une dépendance de plus en plus accrue des exportations d’hydrocarbures.
En outre, l’État s’est lancé dans le cadre des plans de relance économique dans une politique d’investissements dans les infrastructures notamment (construction d’autoroutes, logements, barrages …). Ces plans qui ont coûté des centaines de milliards de dollars sont réalisés essentiellement par des entreprises étrangères. Ce faisant, l’État devient un obstacle devant la formation d’un marché national avec une offre locale. Faute de cette dernière, les revenus générés par ces plans, dits de relance, alimentent paradoxalement l’importation dont le volume a explosé depuis les années 2000.
Par ailleurs et afin de se protéger du « vent révolutionnaire » qui soufflait sur la région de l’Afrique du Nord et du Moyen Orient, le régime avait mis en place une politique volontariste de distribution de revenus. Des augmentations de salaires allant parfois jusqu’à 100%, avec effet rétroactif sur quatre années dans la fonction publique, une politique de crédit bonifié pour l’achat de logements et autres activités pour les « jeunes » … Le résultat en est la formation d’une masse monétaire en circulation sans commune mesure avec les capacités d’absorption du marché national. Résultats : le développement accéléré de plusieurs phénomènes, tels que l’inflation, l’économie parallèle, le clientélisme et la corruption généralisée sur fond de formation de classe sociale dans la violence, faute d’institutions de régulation appropriées.
À partir de 2014, les moyens financiers de l’État commençaient à s’amenuiser de fait des baisses importantes des prix internationaux des hydrocarbures. Comme expression d’un échec recommencé, l’État se lance dans une politique drastique d’austérité, l’arrêt brutal des projets structurant, le gel des recrutements dans la fonction publique… provoquant une perturbation extrême des circuits de distribution, une baisse de l’investissement public et privé et une augmentation importante du taux de chômage. Si ce n’est les réserves de change accumulées depuis les années 2000, l’Algérie aller renouer avec la politique d’endettement comme c’était le cas au milieu des années 1980.
Les économies fondées sur l’extractivisme sont sujettes à des crises récurrentes du fait des fluctuations des prix de matières premières ; on en convient, une baisse drastique des prix peut conduire à une crise politique et sociale interne, une crise régionale voire internationale. Nous nous intéressons dans ce cadre à un point particulier en rapport avec le régime d’accumulation rentier algérien.
Comme on l’a souligné brièvement plus haut, l’observation attentive de la structure et du fonctionnement du système politique algérien permet de constater qu’il est constitué de plusieurs coalitions évoluant selon des cercles concentriques en fonction des revenus que procurent la rente pétrolière. Ils s’élargissent en périodes d’opulence financières et se rétrécissent – le besoin de contrôle de la source oblige – en période de disette. Ce qui exacerbe les luttes pour le pouvoir dans la perspective de contrôler la distribution clientéliste de la rente. Sur ce point une comparaison entre les années 1990 et 2000 est intéressante à plus d’un titre. Ainsi, dans les années 1990, les luttes de clans pour le contrôle du peu de ressources que procure les hydrocarbures a conduit à une violence extrême, mais aussitôt les ressources deviennent abondantes (années 2000) les différents clans se sont réconciliés autour de A. Bouteflika et la distribution « élargie » de la rente (comme au début des années 1980) redémarre.
En effet, nous avons assisté à une politique monétaire permissive, une politique d’investissement importante dans les infrastructures, à travers les plans dits de relance économique, une politique sociale généreuse avec des programmes faramineux de construction de logement sociaux, une multiplication des formules de crédits à la consommation… ce qui a donné durant cette période l’illusion de développement qui provoque une paix sociale éphémère, aussi bien entre les différentes coalitions qui contrôle le pouvoir qu’entre ces dernières et la population. Ainsi, les nécessaires réformes structurelles pour le passage à une économie productive furent renvoyées aux calandes grecques laissant apparaitre un capitalisme de rentes et de prédation.
II- La problématique du dépassement de l’économie extravertie par une transition vers le marché à travers l’expérience algérienne des réformes[14]
Après avoir été confrontée, durant plusieurs décennies, aux problématiques du sous-développement, la science économique s’est penchée, notamment depuis le début des années 1990, sur les problématiques de transition vers le marché. Nous assistons en effet, depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS, à la multiplication des travaux de recherches concernant le processus de transformation des économies planifiées en économies de marché.
Essentiellement dominé par les experts des institutions internationales, le champ académique s’intéressant aux économies en transition a été investi, ces dernières années, par une autre catégorie de chercheurs dont les travaux ont pour dominateur commun le refus du modèle standard de la transition issue du consensus de Washington. A la thérapie de choc, prônée par les IFI, ces chercheurs proposent une démarche qualifiée de gradualiste.
Le débat entre les partisans de la thérapie de choc et du gradualisme occupe une place centrale dans les réflexions sur la transition vers le marché. Il s’articule autour de deux questions centrales. Le rythme des réformes et leur agencement.
Le débat sur le rythme des réformes se résume comme suit : tandis que les partisans de la thérapie de choc prônent l’idée d’une nécessaire transformation rapide des structures économiques des systèmes centralement planifiés, les « gradualistes » défendent l’hypothèse du temps long. Pour les premiers, il faut stabiliser rapidement, libéraliser aussitôt et privatiser sans attendre. Pour les seconds, il est important de procéder graduellement en mesurant pour chaque étape les coûts sociaux et les risques politiques. Inversement, pour les gradualistes, le changement brutal est porteur de plusieurs périls. En sous-estimant l’héritage du passé dans la détermination du comportement des agents économiques, le radicalisme que prône la thérapie de choc risque de compromettre la transition et, par conséquent, cette dernière devient plus risquée politiquement et plus coûteuse socialement.
Transposée au cas Algérien, l’hypothèse tendant à expliquer l’échec de la réforme par le type de transition choisie semble manquer de pertinence. La raison est que l’Algérie avait essayé à la fois le gradualisme et la thérapie de choc ; mais sans résultats probants. Pire, l’Algérie s’est exposée à la fois aux méfaits de l’une et de l’autre : tandis que le gradualisme avait permis aux velléités de retour à l’économie administrée de renaître, la « brutalité » de la thérapie de choc avait conduit à plusieurs dérives, dont la prolifération des monopoles privés notamment dans le commerce extérieur, le bradage de plusieurs entreprises publiques et la dégradation de la situation sociale de la population, sans pour autant relancer l’offre locale. Plusieurs éléments confirment les constats ci-dessus.
Rappelons qu’au début des années 1990, les réformateurs avaient refusé de rééchelonner la dette extérieure par crainte de subir les contraintes du plan d’ajustement. Ils choisirent une transition graduelle à deux étapes : la première était consacrée à la mise en place de l’arsenal juridique permettant la séparation des sphères politique et économique, la seconde avait pour objectif de transformer les structures de l’économie planifiée en économie de marché. Les réformateurs n’avaient pas négligé non plus le rôle des institutions dans la transition vers le marché. Ils associaient aux réformes économiques des réformes politiques instaurant la séparation des pouvoirs et la mise en place d’institutions de marché à tous les niveaux : une Banque Centrale indépendante, la réhabilitation des chambres du commerce et de l’industrie, l’organisation des élections municipales et législatives sans fraude électorale…
En ce sens, nous pouvons conclure que la démarche des réformateurs est dans son contenu louable, si ce n’est que ses concepteurs avaient sous-estimé les velléités de retour à l’économie administrée, notamment au sein de l’Armée, le plus puissant acteur du champ politique algérien. Le gradualisme des réformateurs avait laissé donc une marge de manœuvre importante à leurs adversaires au sein de l’appareil de l’État. À ce propos, il est significatif de constater que durant les derniers mois de son exercice, le gouvernement de M. Hamrouche avait compris son « erreur » et a tenté d’accélérer le processus de réformes. Les arguments qu’il développa pour justifier cette accélération sont identiques à ceux avancés par les défenseurs de la thérapie de choc. G. Hidouci, ministre de l’économie du gouvernement Hamrouche, notait que plus les réformes étaient longues, moins elles avaient une chance d’aboutir : « les ruptures, plus elles sont brutales, plus elles entraînent une mobilisation de la population. Plus elles sont douces, plus elles sont cachées, et plus elles font perdre du temps aux gestionnaires économiques et au gouvernement. Les ruptures entraînent plus rapidement le pays vers la sortie générale de crise, qu’elle soit politique, économique ou culturelle »[15]. Cependant, ce « réveil » est intervenu tardivement, le gouvernement réformateur tomba 23 mois après son installation et son programme fut remis en cause.
Par ailleurs, l’analyse de l’histoire récente de l’économie algérienne indique que l’échec du Plan d’Ajustement Structurel en Algérie provient moins du contenu des réformes que le FMI préconisait, que de la manière dont elles ont été mises en œuvre par le gouvernement. S’il est vrai que la thérapie de choc n’avait pas pris en considération ni le facteur temps, ni celui de l’ordre dans la mise en place des réformes, et encore moins celui des changements institutionnels préalables, il n’en demeure pas moins que le gouvernement algérien n’avait appliqué que partiellement et non sans dérives, les recommandations du FMI et du Plan d’Ajustement Structurel. Des trois piliers du P.A.S (stabilisation, libéralisation et privatisation), le gouvernement ne s’est concrètement focalisé que sur les mesures visant la stabilisation des finances publiques, le reste du programme étant laissé en « veilleuse ». Pour tromper les Institutions Internationales, la « ruse » du gouvernement algérien consistait à voter des lois et à ne pas les appliquer en prétextant que la situation sécuritaire du pays n’était pas favorable au changement.
Une analyse rétrospective des quatre années de mise en œuvre du P.A.S permet en effet de comprendre que le souci des autorités algériennes était plus l’amélioration des finances publiques que la réforme économique proprement dite[16]. En effet, mises à part quelques privatisations d’entreprises publiques ayant de forts potentiels de développement, telles que les infrastructures touristiques, le gouvernement s’est penché uniquement sur la stabilisation des équilibres macro-économiques par la manipulation des seules variables monétaires[17].
À ce stade de réflexion, il y a lieu de s’interroger sur les raisons ayant poussé le gouvernement à abandonner la politique de réformes structurelles dès que les prix internationaux des hydrocarbures commençaient à augmenter à partir de 1998. En effet, et comme on l’avait constaté précédemment, l’État algérien, au lieu d’approfondir les réformes économiques entamées avec le P.A.S, procéda au démantèlement de l’essentiel des mesures engagées auparavant, marquant par là un retour à la logique de l’État rentier et de l’économie distributive.
Ainsi, l’analyse des contradictions caractérisant les pratiques économiques de l’État algérien durant les deux importantes expériences de transition vers le marché initié successivement au début des années 1990 et au milieu de la même décennie, indique clairement que l’hypothèse liant l’échec des réformes économiques en Algérie au type de transition adopté est faible, pour ne pas dire non pertinente.
La question qui se pose dès lors est relative au cadre théorique adéquat pour expliquer cet échec répétitif des réformes économiques en Algérie ? Pour notre part, nous posons l’hypothèse du lien entre la nature des institutions et la persistance du caractère rentier de l’économie algérienne.
III- Analyse institutionnelle appliquée au cas de l’Algérie
Après un rappel des principaux apports du courant institutionnel, nous allons nous pencher sur le cas de l’évolution des institutions en Algérie et leurs rapports à la société à travers l’économie.
Incontestablement, l’une des avancées les plus spectaculaires de la science économique de ces dernières décennies est l’admission de la nécessité impérative de la prise en considération du rôle des institutions dans la compréhension des phénomènes économiques. En effet, sous l’impulsion d’auteurs de référence tels, entres autres, Douglass North[18], William Baumol[19], R.E. Hall et C. Jones[20] et W. Easterly[21], un tournant institutionnaliste s’est opéré en économie. C’est aux Etats-Unis que le néo-institutionnalisme s’est développé, au cours des années 1980, pour devenir le « new mainstream » et faire autorité dans la recherche en sciences économiques.
En fait, la prise de conscience sur l’importance des institutions n’est guère nouvelle et remonte à la naissance même de l’économie politique. Néanmoins, il faut noter que le terme « institutionaliste » a été utilisé pour la première fois par W. Hamilton en 1918 lors d’une conférence de l’American Economic Association (AEA), considérée comme le moment fondateur de l’économie institutionnaliste et le groupe de chercheurs qui l’ont animée comme les fondateurs de l’approche surnommée « l’ancien institutionnalisme »[22]. Ainsi, après de longs errements provoqués par la déviance néo-classique et ses variantes, l’économie politique revient à son originalité épistémologique. Cette dernière estime que l’économie est un processus institué dans lequel les fondateurs de l’économie politique cherchaient à comprendre le processus de création et de répartition des richesses, ainsi qu’à découvrir les lois provoquant et régissant les dynamiques d’accumulation.
Il est communément admis que l’une des spécificités de l’analyse institutionnelle est le fait que cette dernière n’est pas ancrée dans une seule approche théorique. Ce courant d’analyse résulte, en effet, d’une combinaison d’idées empruntées à plusieurs paradigmes tout en intégrant la dimension institutionnelle aux faits économiques. Il s’agit, comme le définit B. Chevance, d’« une famille de théories, qui partagent la thèse que les institutions comptent dans l’étude de l’économie, voir qu’elles constituent un objet essentiel de la réflexion »[23]. Il se trouve que c’est surtout le courant néo-institutionnaliste, avec son chef de fil D. North, qui a produit une théorie élaborée d’un développement économique lié aux institutions.
En effet, après de longues années d’occultation délibérée de toutes sortes de fondements extra-économiques de l’économie comme savoir par les marginalistes, le courant néo-institutionnaliste élabore une synthèse entre l’analyse des institutions et la pensée néoclassique, et ce pour répondre aux difficultés de plus en plus nombreuses soulevées par le nouveau contexte de crise économique mondiale et la problématique du sous-développement. De fait, les impasses analytiques auxquelles est confrontée la pensée économique dominante dans les années 1970, au vu, d’une part, du contexte de crise économiquement intrigante qui a marqué les économies développées durant cette décennie, et, d’autre part, la persistance du sous-développement en dépit d’une multitude de stratégies en œuvre dans les pays supposés en développement, laissent réapparaître à nouveau le courant de pensée et d’analyse économique dit institutionnelle, dont l’originalité réside dans la prise en compte des institutions dans la compréhension des sujets et des faits économiques. Cette réorientation des problématiques économiques ouvre, quelques années plus tard, sur l’affirmation du courant d’analyse institutionnelle dans les sciences économiques, notamment à partir des années 1990.
La littérature sur l’économie institutionnelle soutient que la performance économique d’une nation dépend de la qualité de ses institutions[24] (North, 1990, 2005 ; Acemoglu, Johnson et Robinson, 2004 ; Acemoglu & Robinson, 2012). Les bonnes institutions (institutions inclusives) sont celles ayant la capacité à inciter les agents économiques à entreprendre et innover, à garantir la confiance et la liberté et à faire converger les objectifs privés vers les objectifs sociaux. Ainsi, le sous-développement n’est qu’une histoire d’institutions extractives. Ces dernières sont structurées de façon à extraire les ressources de la majorité par la minorité (les insiders), loin de garantir les droits de propriété ou de fournir des incitations pour l’activité économique. Elles récompensent des comportements de recherche de rente, visant à détourner les gains de l’activité productive vers des agents non productifs. Dans ce dernier cas, l’efficacité productive est moindre et les dynamiques d’accumulation se bloquent.
Dans ce sillage, Douglas North (1990) met en exergue l’hypothèse suivante : les institutions qui assurent le respect des contrats expliquent l’essentiel du développement des pays. Il donne, à ce propos, deux exemples historiques dans une approche comparative : La Corée du Nord et la Corée du Sud ; L’Allemagne de l’Ouest et L’Allemagne de l’Est. Hall et Jones (1998)[25], dans une vérification empirique au sujet de l’implication des institutions dans la performance économique à partir d’une étude du rapport entre productivité et institutions, montrent que l’infrastructure sociale[26] (ou les institutions au sens de D. North) explique une part importante des différences de produit par travailleur entre les pays. “The differences in capital accumulation, productivity, and therefore output per worker are driven by differences in institutions and government policies, which we call social infrastructure”. De leur côté, Acemoglu, Johnson et Robinson (2001)[27] montrent empiriquement[28] que la qualité des institutions a un impact important sur le revenu par habitant.
Daron Acemoglu et James Robinson (2012)[29], à la question fondamentale « pourquoi certaines nations réussissent-elles tandis que tant d’autres échouent ? », mettent en évidence le lien étroit entre les institutions politiques et les institutions économiques : l’économique dépend du politique ; la qualité des institutions économiques découle de celle des institutions politiques. La question du pouvoir politique (de jure et/ou de facto) est centrale. Alors que le pouvoir politique de facto (informel) influence, voire détermine, la manière par laquelle les institutions politiques de jure (institutions politiques formelles) existantes fonctionnent, ces dernières affectent le choix des institutions économiques. Par ricochet, la convergence vers des institutions économiques incluses sans celle des institutions politiques (figure 1), ne peut qu’être éphémère dont l’avenir est incertain. (Acemoglu et Robinson 2019).

Pour ces auteurs, les pays prospèrent quand ils développent des institutions politiques et économiques fondés sur l’inclusion et échouent lorsque celles-ci sont aux mains d’oligarchies soucieuses de s’enrichir aux dépends de leurs populations.
Le rôle des institutions en période de réformes peut être analysé en termes d’arrangements institutionnels et organisationnels optimaux permettant de réformer. Ces derniers se définissent à partir des comportements des agents pouvant être partisans ou opposants aux réformes. Les agents permettant l’application et l’avancement d’une réforme ou le contraire son ralentissement ou son blocage, ne sont rien d’autre que les différents acteurs de l’espace public, qu’ils soient décideurs ou non, pouvant par leurs comportements hérités ou induits, favoriser ou rendre difficile la réforme[30].
Expliquer l’échec de l’expérience algérienne par l’absence d’un environnement institutionnel adéquat au passage vers l’économie de marché suppose la recherche des éventuelles incompatibilités entre la nature de l’État avec les lois de l’économie politique et les conséquences des changements systémiques qu’implique la régulation du champ économique par le marché.
Cependant, avant d’aborder cette question, un rappel de l’expérience historique occidentale de l’articulation entre l’État, la société et le marché est instructif. Il permet d’ouvrir cette « boite à outils » à l’origine de l’enclenchement des dynamiques d’accumulation et de comprendre les facteurs à l’origine du blocage de ce processus dans un pays appartenant à une sphère géographique évoluant dans une ère historique différente de celle qui a vu naître le système capitaliste, en l’occurrence l’Algérie.
III-1- Digression : L’État et son articulation avec la société et le marché : éléments théoriques et historiques de l’expérience occidentale
Il ne s’agit pas évidemment de fournir une étude exhaustive des différentes étapes ayant conduit à la naissance de l’État moderne occidental et ses liens avec la société et le marché. En revanche, nous tenterons de saisir le fil conducteur ayant marqué la dynamique historique qui a actionné ce processus en Occident dans le but de comprendre par la suite les raisons de son blocage en Algérie.
L’État moderne est le résultat d’un long processus de transformations multiformes (politique, culturelle, économique et sociale) dont le déroulement a eu lieu initialement en Europe occidentale. Dans ce long cheminement, on distingue deux étapes ; l’étape de l’État absolutiste et celle de l’État représentatif[31]. La première étape est une réponse à l’anarchie provoquée par la concurrence entre les différentes maisons seigneuriales et les multiples guerres religieuses qui ont jalonné l’histoire occidentale au Moyen Age. Elle répond au besoin d’unité et de sécurité exprimée par la société contre le règne des micro-pouvoirs locaux dont l’existence fragilise la collectivité et menace son unité. La seconde étape, qui a vu naître l’État représentatif, est la conséquence de la généralisation de l’échange marchand d’une part, et de l’impact de la dynamique intellectuelle libérée par les « Lumières » dont les idées entrent en conflit avec l’absolutisme, d’autre part. Mais, le passage de l’État absolutiste à l’État représentatif n’a été possible qu’à partir du moment où la société avait gagné le pouvoir de créer les richesses nécessaires et sa reproduction indépendamment du pouvoir politique. C’est le passage de la société à « marché régulé » vers la société « à marché autorégulateur »[32]. Par le marché autorégulateur, on désigne cette organisation de la société autour de la propriété privée en laissant à la « main invisible » – pour utiliser une expression chère à A. Smith et aux premiers fondateurs de l’économie politique – le soin de réguler les flux de richesses à travers le système des prix.
Cette idée de l’autonomie de la société civile par rapport au pouvoir central quant à la production de ses richesses est fondamentale pour la compréhension du processus de la formation de l’État moderne. Elle montre que l’origine de l’institutionnalisation des rapports d’autorité, la fin de l’arbitraire, la protection de la propriété privée et de la concurrence, repose avant tout sur un rapport de force dans lequel le pouvoir politique ne contrôle plus le mécanisme de création de richesses. S’entamait alors une longue série de luttes, menées d’abord par la bourgeoisie, approfondie, par la suite, par le mouvement ouvrier pour imposer une architecture organisationnelle dont la philosophie repose sur la sacralité de la propriété privée et le respect strict des libertés individuelles et collectives. Il en est résulté un modèle à deux facettes : d’un côté, il y a « la dictature d’usine » qui régit la sphère de la production signifiant que le propriétaire du « capital » est libre d’exercer l’autorité et la pression nécessaires à l’exploitation de la force de travail afin de maximiser son profit. D’un autre côté, il y a le règne des libertés dans le sens où les travailleurs (citoyens) possèdent le droit de s’organiser politiquement (sous forme de partis, de syndicats ouvriers, d’associations professionnelles…) pour la défense de leurs intérêts et négocier le partage de la valeur ajoutée. La répartition finale de la richesse produite résulte du rapport de force au sein de l’ensemble de la société entre le capital et le travail. C’est la règle de fonctionnement des rapports de production dit de type capitaliste.
Le développement économique produit de la création de richesse par l’exploitation de la force de travail selon les règles du rapport salarial capitaliste – par opposition à l’appropriation de la rente (agricole historiquement) – est relativement récent dans l’histoire de l’humanité. Il date de la naissance de la révolution industrielle suite aux grandes transformations intellectuelles, politiques, techniques et socio-économiques qu’a connues l’histoire de l’Europe occidentale entre le XVI et le XVIII siècles. Laquelle histoire nous enseigne, sans ambiguïté, que les sociétés n’ont commencé réellement à être productives que lorsqu’elles ont réussi à libérer leurs sphères marchandes des multiples obligations politiques, religieuses et morales (de l’église, de la royauté, de l’aristocratie…).
Cette libération (libéralisation) du champ économique s’est accompagnée de l’institutionnalisation du pouvoir et sa séparation en branches indépendantes (exécutif, législatif et judiciaire), la sécularisation de la religion, la formalisation du droit et des libertés, l’arbitrage et la régulation pacifique des conflits entre les intérêts individuels en compétition pour l’acquisition des biens rares et des capitaux symboliques (espace public), etc. En bref, la naissance de l’État moderne accompagnant la transition de l’économie à marché régulé vers l’économie à marché autorégulateur[33]. C’est tout le sens du combat des libéraux et de la classe bourgeoise européenne pour l’édification d’un État respectueux de la propriété privée et garant de la liberté d’entreprendre, contrairement à l’aristocratie pour qui le pouvoir est une fin en soi et une source de richesses.
Le combat pour l’édification d’un Etat moderne en Europe occidentale a duré plusieurs siècles. Il a mêlé luttes économiques, politiques et idéologiques pour limiter le pouvoir des royautés, donnant ainsi à la société civile la possibilité de produire les biens nécessaires à sa reproduction indépendamment du pouvoir politique. Cela veut dire que la transition de l’humanité vers la modernité, caractérisée par les révolutions des « Lumières » et industrielle, était synonyme de la prise de conscience et la concrétisation par la société civile (occidentale) de son droit à l’auto-détermination économique et politique.
C’est pourquoi le combat pour l’émancipation économique a aussi et surtout imposé une forme d’organisation moderne dénommé État, seul garant de la gestion des conflictualités inhérentes à toute société par la monopolisation de la violence légitime utilisée exclusivement pour faire respecter la règle du droit. Il en résulte une conception du pouvoir comme un lieu vide, alternativement occupé par les forces politiques ayant réussi à acquérir la confiance d’une majorité de citoyens par le suffrage universel.
La différence entre le régime politique et l’État est marquée, de même pour ce qui est des ressources privées et des ressources publiques. L’État a donc émergé dans l’espace que libère la lutte entre la société civile et le pouvoir. Il est le garant du caractère démocratique de l’émergence du pouvoir à partir de la société.
Les branches du pouvoir d’État étant séparées – législatif, exécutif et judiciaire -, la garantie d’impartialité ne pouvait qu’être assurée par l’existence de contre-pouvoirs. Dès lors, la société civile, appelée aussi société économique, pouvait s’affairer à produire les biens nécessaires à sa reproduction avec tout ce que cela suppose comme efforts et investissements, mais avec l’assurance qu’elle ne soit pas objet de prédation du pouvoir politique. Elle est la seule source de pouvoir. La liberté d’organisation et d’expression étant protégée par la force de la loi, les différents groupes sociaux pouvaient se constituer en corps intermédiaires entre l’État et la société, contribuant ainsi, d’une part, à la pacification des rapports politiques et du lien social en général, et d’autre part, à assurer le contrôle permanent de la gestion des ressources publiques.
Les finances du prince étant séparées des finances publiques du royaume, le patrimonialisme, comme idéologie politique caractérisant le système de pouvoirs moyenâgeux, ne pouvait que disparaître comme culture et pratique politique de gouvernance. Les monarchies étaient progressivement remplacées par l’autorité légale-rationnelle exercée par une bureaucratie (dans le sens wébérien) dans le cadre de l’État de droit.
C’est à ce prix que les sociétés occidentales sont parvenues à s’extraire aux logiques rentières et prédatrices du pouvoir des royautés et des principautés pour s’inscrire dans une dynamique d’accumulation par le biais du travail productif. Les facteurs du dépassement du patrimonialisme en Europe étaient certes nombreux et complexes, mais ils tendent tous vers l’idée d’émergence d’une société civile indépendante du pouvoir central quant à la reproduction de ses moyens d’existence. Les populations européennes ont fini par s’organiser sociologiquement en société civile, économiquement en marché et politiquement en État.
Mais l’histoire de la formation de l’État moderne en Occident et son articulation à la société et au marché n’est pas que cela, c’est-à-dire une évolution exclusivement politico-économique, elle est avant tout culturelle. En ce sens, il est important de souligner que le principal facteur du déclenchement de la révolution industrielle fut la révolution intellectuelle. C’est cette dernière, en effet, qui a libéré l’homme en le dotant de capacités d’avoir un regard objectif sur soi et sur son environnement. C’est-à-dire, se libérer des conceptions morales et religieuses d’interprétation du monde. L’homme ne se réfère désormais dans ces actes politiques et économiques qu’à la raison, d’où le développement formidable des sciences, des arts et de la culture en général. S’enclenchait dès lors, la « révolution intellectuelle » qui a permis aux Occidentaux de maîtriser leurs sociétés et d’organiser leurs économies par la réappropriation de la société civile de ses sources de richesse. C’est tout le sens du sacré droit à la propriété privée sur lequel s’élève la notion de société civile.
En ayant conscience de la différence entre la richesse de la nation et celle de l’État, la société civile occidentale avait imposé son droit à l’auto-détermination économique en imposant l’institutionnalisation du pouvoir en l’État, mettant ainsi fin aux ingérences extra-économiques dans la sphère de la production. L’économie politique en tant que science sociale est née dans ce contexte, c’est-à-dire parallèlement à l’institutionnalisation du pouvoir et à l’autonomisation du champ économique, cadre d’expression et de concurrence des intérêts privés. Le marché autorégulateur offrait à la société civile le cadre idéal pour produire ce qu’elle consomme et impose à l’État, interface entre la société et le marché, l’obligation d’arbitrer les conflits et de veiller à la cohésion sociale d’ensemble.
Nous avons souligné, dans ce qui précède, le rapport constitutif de l’État et de la société économique à travers l’analyse de l’expérience occidentale. Il en ressort que la société civile a imposé l’institutionnalisation de l’autorité une fois qu’elle a pris le contrôle des mécanismes de création des richesses. Cette autonomie « arrachée » de la société économique a permis la naissance d’une forme d’articulation originale entre l’État, la société et le marché qui se caractérise par ce qui suit : une société civile autonome du pouvoir central quant à la création des richesses nécessaires à sa reproduction, un marché autorégulateur obéissant à la rationalité qu’impose la loi de la valeur, enfin, un État régulateur qui s’intercale entre la société et le marché dont la mission est tantôt de protéger la société des dérives des forces anonymes du marché, tantôt d’intervenir pour stimuler le marché quand ses propres mécanismes s’avèrent insuffisants (période de récessions, de crises…)
Mais, cette architecture organisationnelle est absente en Algérie où l’État exerce, pour des raisons historiques et idéologiques, une hégémonie sur la société, limitant ainsi les capacités productives de son économie, car il bloque les dynamiques d’accumulation en ouvrant la voie à la prolifération des rentes et des positions rentières, ce qui est contraire aux conditions de fonctionnement de la loi de la valeur.
Animé par le besoin obsessionnel de contrôle du pouvoir, le régime politique refuse de reconnaître le caractère conflictuel des intérêts privés qui peuvent trouver leurs expressions à travers le marché. C’est ce qui explique, en premier lieu, cette attitude paradoxale qu’il affiche par rapport aux réformes économiques, et par ricochet, l’échec de tous les processus réformistes entamés ces trois dernières décennies. Résultat : un appauvrissement au plan interne, une dépendance et une marginalisation au plan externe.
III-2- Dédoublement des structures du pouvoir et inefficacité des institutions de l’État
L’État algérien est le fruit d’une idéologie populiste née durant le mouvement national en réponse à l’ordre colonial. Celle-ci est l’expression du désir de réaliser l’autonomie de la collectivité politique à travers la lutte contre la colonisation. À l’image de la plupart des idéologies de combat contre la présence étrangère, le mouvement national algérien concevait l’unité du corps social comme une nécessité historique. Les divisions sociales sont perçues comme une faille susceptible d’être exploitées par l’ennemi pour faire avorter le projet de libération. C’est pourquoi cette idéologie souhaitait l’unification du corps social et œuvrait concrètement à sa réalisation en évacuant de son programme toutes les questions sur lesquelles divergent les différents courants qui traversaient la société, telle que la question du projet économique d’avenir, la place de la religion, celle de la femme dans la société, celle des langues populaires, etc. Suite à ce processus, il ne restait à l’idéologie du mouvement national, durant la phase finale de sa lutte anticoloniale, qu’un seul mot d’ordre : l’indépendance par la lutte armée. Un projet incarné exclusivement par le FLN.
Le FLN a certes réussi à rendre efficace la quête de la société algérienne de la liberté à travers l’indépendance, mais il a profondément appauvri l’idéologie du mouvement national. La tentative du « Congrès de la Soummam » ayant échoué, le FLN rata sa dernière chance d’évoluer en un parti politique[34]. En effet, au fur et à mesure que la lutte armée s’intensifiait, le FLN se mua progressivement en une machine de guerre. Conséquence : l’idéologie du mouvement indépendantiste se radicalisa, mais surtout se militarisa. L’observation de l’évolution des rapports de forces au sein des différentes factions composant le FLN montre, en effet, qu’au fur et à mesure que ce dernier s’approchait de son objectif final – l’indépendance – la frange la plus radicale du mouvement national – et aussi la plus organisée – s’imposa à la tête des organes dirigeants du FLN/ALN. Elle radicalisa son discours et fonctionna comme un embryon d’État. Elle s’érigea en direction de la société, conçue comme une entité transcendant les luttes entre partis, groupements d’intérêts et classes sociales. Ce populisme qui a imprégné l’idéologie du mouvement national a survécu à l’indépendance en se muant en idéologie étatiste. Au nom de la « légitimité historique », le régime politique s’est donné pour mission de construire l’État et de moderniser la société.
Jouissant du prestige que lui conféré la « libération » du pays et surtout sa victoire décisive pour le contrôle du pouvoir en 1962, l’armée se considère comme l’unique institution légitime. Elle est source du pouvoir, qu’elle délègue à une élite civile aux fonctions administratives et économiques. Ce schéma organisationnel, qui persiste 60 ans durant, est fondé sur un dédoublement des structures du pouvoir en un pouvoir informel, détenteur réel de l’autorité, et un pouvoir formel, nichant dans les institutions de l’État mais sans autorités réelle. Ainsi, l’armée se comporte comme un parti politique, monopolise le champ politique et encastre le champ économique. Dit autrement, il y a privatisation de l’État.
La notion de privatisation de l’État renvoie à une situation historique où un groupe (ou plusieurs) d’individus investit l’État, monopolise le champ politique en se posant comme seul légitime pour représenter « la communauté ». L’État devient dès lors un patrimoine semi-privé au service d’un pouvoir dont l’action politique et économique n’aura d’autres objectifs que de durer quel qu’en soit le prix. Les ressources économiques, dans ce cas de figure, deviennent un élément essentiel dans la compétition politique. Elles servent à conserver le pouvoir et à écarter les adversaires du régime. Cette définition s’applique parfaitement au cas algérien, que ce soit sous l’ère de la planification centralisée et du parti unique ou celle du libéralisme rentier.
Cette situation a fait que les institutions formelles de l’État, qu’elles soient politiques ou économiques, sont au mieux court-circuités, au pire utilisées comme levier pour la domination de la société. L’analyse relative à la conduite de la politique économique, telle que présentée tout au long de cette contribution, le montre amplement. Ni la présidence, ni le gouvernement, et encore moins les institutions subalternes, ne sont dans la capacité de réussir un projet politique de transformation économique, depuis au moins le début des années 1990.
Si une preuve supplémentaire est nécessaire, analysons de près la gestion des institutions formelles de l’État ces quatre dernières années qui sont charnières dans l’histoire politico-économique du pays. En effet, depuis février 2019, l’Algérie vit au rythme d’un mouvement social inédit dans son histoire, dans celle de ces voisins pour ne pas dire celle du monde. Des millions de citoyens battent le pavé pacifiquement deux années durant chaque vendredi et chaque mardi. Ils posent, à travers les slogans, la revendication d’un État de Droit, d’un pouvoir civil et de la nécessité de la lutte contre la corruption, autant de problématiques fondamentales qui se posent à l’Algérie depuis son indépendance. Les institutions formelles n’ont pu apporter aucune réponse, aux contraires elle se sont effacées au profil de l’armée qui s’est montrée directement comme le pouvoir réel. En effet, ni le Gouvernement, ni le Parlement, ni le Sénat et encore moins la Justice, n’ont pu jouer un rôle décisif pour apporter des réponses satisfaisantes aux revendications populaires. Au contraire, c’est l’armée, à travers son Chef d’état-major qui s’adressait à la population tout au long des évènements directement des casernes. Elle impose un président contre la volonté populaire et décrète une politique du tout sécuritaire pour faire taire toute voix d’opposition. Également, elle impose des institutions législatives et communales sans aucune légitimité électorale.
Sur le plan strictement économique, le discours sur la réforme est totalement abandonné. Fortifié par l’augmentation des prix des hydrocarbures, suite à la guerre russo-ukrainienne, le régime renoue avec la politique de distribution rentière. Ainsi, après trois décennies de réformes et de contre-réformes, le capitalisme rentier en Algérie se revigore.
Conclusion
Nous avons souligné au début de ce travail les difficultés d’ordre méthodologique que pose l’étude de la sphère marchande en Algérie. Ces difficultés proviennent de la nature de la rationalité régulatrice qui commande l’affectation des flux de richesses dans ce pays. En effet, dans un espace où l’économie ne s’est pas encore émancipée de la politique et où la rente domine les rapports entre l’État et la société, le choix de l’approche à adopter devient problématique. Nous avions eu recours à l’économie institutionnelle, car nous estimons que sans une analyse profonde de ses institutions il est difficile, voire impossible, de comprendre la persistance du régime d’accumulation rentier en Algérie.
L’analyse de l’histoire économique algérienne, en nous appuyant sur ce cadre conceptuel, nous a permis de mieux cerner la nature des obstacles aux réformes économiques en Algérie. Cette dernière est foncièrement politique, compte tenu des caractéristiques du système politico-économique algérien traitées tout au long de la présente contribution.
Ce système obéit à une logique d’ensemble dont la continuité ne fut remise en cause ni par les multiples changements à la tête de l’État, ni par les différents mouvements de réformes économiques engagés depuis le début des années 1980. Au-delà des revirements spectaculaires que l’on a observé de temps à autre, le système demeure fondamentalement inchangé : l’encastrement du champ économique dans la sphère politique et l’utilisation des ressources économiques pour le maintien au pouvoir, figurent parmi les constantes qui symbolisent la continuité du système malgré les multiples réaménagements qu’il a connus notamment ces trois dernières décennies.
Cet état de fait résulte, d’une part, du rapport de domination du politique sur l’économique et la mainmise des institutions informelles sur les institutions formelles dans la gestion des affaires politiques et économiques du pays, d’autre part,
Au terme de cette réflexion, il nous semble opportun de rappeler, les propos combien significatifs de Blandine Barret-Kriegel, lorsqu’elle affirme qu’ « une société qui ne s’est pas constituée en société civile et un État qui ne s’est pas transformé en État de droit ne peuvent faire place ni à l’aventure de la réalisation effective de la liberté ni à la formation d’une économie de marché ».
[1] L’économie politique est en effet construite sur les notions de surproduit, de profit, de salaire, de prix… autant de catégories d’analyse opposées à la rente qui n’est qu’un transfert de valeur et une ponction sur la production.
[2] A. Smith, Recherche sur les causes et la nature de la richesse des nations, Paris, Economica, DL2000, p.140.
[3] D. Ricardo, Principes de l’économie politique et de l’impôt, Paris, Flammarion, 1997, p.552. Pour un libéral, cette citation mérite une réflexion.
[4] À l’évidence, la rente pétrolière n’est pas un problème en soi mais l’usage qui en est fait pose question.
[5] Loi de finances complémentaire n° 65-93 du 08 /04/1965.
[6] Pour les statistiques détaillées sur cette période, voir Ouchichi (2011).
[7] Entre 1984 et 1987, le déficit d’exploitation hors hydrocarbures des entreprises publiques était évalué à 125 milliards DA (soit l’équivalent de 18,5 Milliards de $), alors qu’il était de 1880 millions de DA en 1978 contre 408 Millions DA en 1973. Le déficit d’exploitation des domaines agricoles étatiques avait certes baissé en passant de 2 milliards DA en 1980/1981 à 1,3 milliards en 1983/1984, mais il restait important. Par ailleurs, la dette extérieure passe de 16,3 milliards de $ en 1982 à 19,7 milliards $ en 1984.
[8] Le choc pétrolier de 1979.
[9] C’est dans ce contexte que le Président Ch. Bendjedid décida de se doter d’un instrument de réflexion économique et installa, sous le patronage de M. Hamrouche, des groupes de travail « techniques » chargés de réfléchir sur les réponses à apporter à la crise économique, dont les effets commençaient à représenter un danger pour l’avenir politique du régime.
[10] Les militaires intervinrent – une première dans l’histoire du pays – et tirèrent à balles réelles sur les manifestants, provoquant 159 morts selon le bilan officiel et plus de 600 selon d’autres sources, des milliers de détenus et surtout la torture à grand échelle exercée, selon plusieurs témoignages, directement par des hauts dignitaires du régime.
[11]Pour faire accepter la constitution de 1989, M. Hamrouche use d’un véritable coup de force démocratique. Le texte fut ainsi rédigé et publié directement dans la presse gouvernementale en vue d’une adoption par référendum sans passer ni par le FLN – encore parti unique – ni par l’assemblée populaire.
[12] Voir la Loi sur la Monnaie et de Crédit d’avril 1990.
[13] Pour une étude détaillée de cette période charnière de l’histoire de l’Algérie, voir le chap. 5 de Ouchichi (2011).
[14] Nous insérons ce débat sur l’économie de transition, car c’est de cela qu’il s’agit en Algérie. La problématique étant pourquoi malgré les multiples réformes engagées, depuis 1989, pour rompre avec l’économie rentière, l’Algérie demeure un pays extractif.
[15] El-Watan du 29/12/1990.
[16] Pour une présentation détaillée des principaux résultats du PAS, voir Ouchichi (2011).
[17] Une comparaison entre la manière dont ont été menées les privatisations en Algérie avec celle observée en Russie au temps de B. Eltsine semble assez prometteuse à ce propos.
[18] NORTH Douglass, Institutions, institutional change and economic performance. Ed. Cambridge University Press New York (1990).
[19] BAUMOL William, « Entrepreneurship: Productive, Unproductive and Destructive », Ed. Journal of Political Economy (1990). N° 5, Vol 98, 893-921.
[20] Hall Robert & Jones, Charles. Why Do Some Countries Produce So Much More Output Per Worker Than Others? Ed. The Quarterly Journal of Economics (1999), 83-116.
[21]Easterly William, Les pays pauvres sont-ils condamnés à le rester ?, Editions d’Organisation, Eyrolles, Paris, 2006.
[22] Les institutionnalistes traditionnels, comme Thortsein Veblen, John R. Commons ou Wesley C. Mitchell, Karl Polanyi, qui mettaient en question l’universalité et la spontanéité du comportement économique « rationnel » furent considérés par les néoclassiques comme n’étant pas vraiment des économistes, du fait, ils furent négligés devant la pensée dominante même après la deuxième guerre mondiale (voir à ce propos B. Chavance : l’économie institutionnelle. Ed. La découverte, Paris, 2007). Paradoxalement, et au même temps, F.V. Hayek, figure emblématique des néoclassiques, affirme que : « Des êtres intelligents ne se proposent jamais des buts essentiellement économiques. Au sens propre du terme, nos actions ne sont pas dirigées par des mobiles économiques. Il y a simplement des facteurs économiques qui interviennent dans nos efforts vers d’autres fins. Ce qu’on appelle ordinairement, et improprement, « mobile économique » n’est en réalité que le désir de facilités générales, le désir du pouvoir, afin d’atteindre des buts non spécifiés ». In F. V. Hayek, la route de la servitude, Ed. Presses Universitaires de France, 1985. p. 69.
[23] Bernard CHAVANCE : L’économie institutionnelle. Ed. la découverte, Paris 2007. p. 3
[24] Les institutions se définissent par rapport à différents niveaux. Douglas North (1991) en fait un concept très large désignant l’ensemble des règles formelles (lois et règlements) dictées par l’État et informelles (culture, coutumes…) qui régissent les interactions humaines.
[25] Robert E. Hall & Charles I. Jones : Why Do Some Countries Produce So Much More Output per Worker than Others? Center for Economic Policy Research, March 11, 1998.
[26] L’infrastructure sociale correspond aux institutions au sens de North. La mesure de l’infrastructure sociale est établie à partir des indicateurs chiffrés de la bonne gouvernance, à savoir : État de droit ; qualité de la bureaucratie ; corruption ; risque d’expropriation ; risque de répudiation des contrats publics ; ouverture à l’échange…
[27] DARON Acemoglu, Simon Johnson et James Robinson, « The Colonial Origins of Comparative Development : An Empirical Investigation », American Economic Review, 91, décembre 2001, p. 1369-1401.
[28] Daron Acemoglu, Simon Johnson et James Robinson proposent une approche originale en instrumentant la qualité des institutions par le taux de mortalité des premiers colons européens dans les anciennes colonies :
- Dans les zones caractérisées par un taux de mortalité important (comme dans l’ancien Congo belge), les Européens ne pouvaient pas s’installer durablement. Leur unique objectif était alors d’accaparer les richesses et de les rapatrier rapidement. Les institutions mises en place dans ces pays n’avaient donc pas pour but de protéger les droits de propriété. Ce sont elles, néanmoins, qui ont été reprises par les nouveaux dirigeants au moment de l’indépendance.
- Les régions où le taux de mortalité était faible, comme en Amérique du Nord et en Australie, ont vu au contraire les colons s’installer durablement. Dans ces régions, les Européens ont mis en place des institutions garantissant les droits économiques et politiques, interdisant par exemple des saisies arbitraires. On observe aujourd’hui dans ces pays un niveau de revenu par habitant plus important.
[29] DARON Acemoglu et JAMES Robinson, why nations fail: the origins of power, prosperity, and poverty. Ed. crown business, New York ,2012.
[30]Les comportements hérités de la période d’avant les réformes (une sorte d’habitus). Les comportements induits sont des réactions ex-post produites par les pertes d’acquis provoquées par la réforme.
[31] L. Addi, Etat et pouvoir, approche méthodologique et sociologique, OPU Alger 1990.
[32] K. Polanyi, La grande transformation, Gallimard, Paris 2005.
[33] Sur cet aspect, voir notamment le chapitre 6 de l’ouvrage de K. Polany, La Grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, Paris, 2005.
[34]Le congrès de la Soummam est le premier congrès du FLN. Il s’est tenu le 20 août 1956, soit deux années après le déclenchement de la guerre de libération (1954-1962). Ses principales résolutions sont : la primauté du politique sur le militaire et de l’intérieur sur l’extérieur.
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**. Université A/Mirad, Béjaia Algérie
Débats
UKRAINE : LA COUILLONNE, LE COUILLON ET LES COUILLONNÉS Par Mohamed BENHADDADI
Scientifique de réputation établie, Mohamed Benhaddadi installé au Québec s’exprime régulièrement sur les enjeux géopolitiques qui agitent notre monde.

Quand j’ai entendu le mot couillonné il y a quelques jours, j’étais interloqué que l’on puisse utiliser ce grossier terme, qui plus est, usité par une femme diplomate russe, maîtrisant parfaitement la langue de Molière. Vérification faite, c’est moi qui étais dans le champ, apparemment le mot n’est pas aussi vulgaire que ce que je pensais. D’ailleurs, Le Robert, Larousse et Google lui attribuent une multitude de synonymes : berner, duper, feinter, tromper, leurrer, mystifier, piéger, induire en erreur, rouler dans la farine, etc.
La diplomate en question parlait de son pays couillonné, roulé dans la farine par les Accords de Minsk, signés par Kiev et les républiques sécessionnistes de Donetsk et Louhansk et parrainés par la Russie, la France et l’Allemagne. Même s’ils sont désormais devenus caducs, je me fais toujours un vilain plaisir de rappeler en toute circonstance que l’essentiel des 12 points de l’accord de Minsk peut être résumé en une seule phrase idyllique : Kiev aurait pu retrouver le contrôle intégral de sa frontière avec la Russie, moyennant l’attribution d’une plus grande autonomie de gestion à la région du Donbass.
Normalement, il faut être un couillon pour être couillonné, ce qui n’est pas automatiquement le cas dans le présent conflit. En fait, les Russes sont connus pour leur excentricité légendaire avérée, mais ceux qui les dépeignent sous cet angle unique sont de mauvaise foi. Pour preuve, on a les défaites cuisantes qu’ils ont infligé à l’Allemagne hitlérienne, la France napoléonienne, la Turquie ottomane, la Suède et la Pologne qui, aujourd’hui encore, leur voue une animosité viscérale. Une lecture cohérente est que, si la Russie s’est fait couillonner à Minsk, cela veut dire implicitement qu’elle croyait à la solution politique, qu’elle n’avait pas en première intention l’objectif d’intervenir militairement, que les colonnes de chars à l’entrée de Kiev sont surtout la conséquence de l’absence d’un plan initial d’occupation, ce que conforte d’ailleurs leurs victoires historiques ci-dessus mentionnées, basées d’abord et avant tout sur la rationalité militaire et le peu d’improvisation en temps de guerre.
… Or, quelle ne fut la surprise d’apprendre le 7 décembre 2022 par la bouche de l’ancienne chancelière allemande, dans une interview au Die Zeit que « Les accords ont servi à…donner du temps précieux à l’Ukraine » pour se réarmer et se préparer à de nouvelles offensives au Donbass, suite aux déroutes subies tout au long de 2014. Ces propos ont été corroborés le même mois par son acolyte, le président français de l’époque qui, dans une interview au Kiev Independant a déclaré que les accords avaient « amené la Russie sur le terrain diplomatique, laissant à l’armée de Kiev le temps de se renforcer« . Même s’il n’est pas évident de distinguer qui est le maître d’œuvre de cette démarche machiavélique, cela n’a pas d’incidence sur les propos qui vont suivre.
Soucieuse essentiellement de son développement économique, l’Allemagne a créé elle-même, sur plusieurs décennies, son extrême dépendance vis-à-vis du gaz russe bon marché et disponible à grande échelle. Elle a grandement favorisé la construction de Nord Stream 1, avec un trajet via la mer Baltique qui contourne l’Ukraine dont les bisbilles avec la Russie ont commencé à apparaître bien avant1. Idem pour Nord Stream 2, sensé doubler les fournitures. Au Québec, l’image première que l’on se projette de l’Allemagne est la perfection de son ingénierie, symbolisée par sa machinerie et ses constructeurs automobiles. C’est aux antipodes de ses politiciens car, en plus des belligérants, s’il y a un pays qui avait un intérêt stratégique à faire respecter les Accords de Minsk, c’est l’Allemagne, ce qui semble ne pas avoir été suffisamment compris par ses décideurs. Dans les faits, ce géant économique aux pieds d’argile en politique s’est contenté de faire semblant, au lieu de montrer via ses Lander, les bienfaits de la décentralisation. En s’abstenant d’accompagner effectivement l’implémentation de cet Accord, Berlin a ainsi plus ou moins volontairement scié la branche sur laquelle elle était assise, un comportement de…couillonne.
Au Québec, l’image première que l’on se projette sur ceux avec lesquels nous partageons l’amour pour la langue de Molière est « grands parleurs, petits faiseurs ». Que de chemin parcouru entre « Les accords de Minsk sont la meilleure chance de protection de l’Ukraine » prononcé quelques jours avant la guerre et l’actuel « il ne faut pas humilier la Russie« . Comment un pays de 3e division, en termes d’armes nucléaires, peut-il dire à celui de 1ère division qu’il va le battre sans l’humilier, alors que l’arsenal nucléaire français (290 ogives) représente moins de 5 % de celui de la Russie (5 977 ogives). Eu égard à cette différence abyssale, il y a quelque part tromperie, à moins que l’on veuille juste blesser l’ours russe, tout en l’implorant de ne pas réagir. C’est burlesque de bâtir un narratif de victoire sur cette hypothèse, plus qu’improbable. Ceci dit, jusqu’à preuve du contraire, il y a lieu de donner le bénéfice du doute à l’actuel locataire de l’Élysée qui s’est démené les derniers jours pour « sauver » désespérément Minsk, signé par son prédécesseur. C’est ce dernier qui est probablement le plus faiblard président que son pays a connu car, avec son aveu sur Minsk, il confirme qu’il est davantage un amateur avéré de cour de filles, que de celui qui est capable de jouer dans la cour des grands, un comportement de…couillon
Pourtant, ensembles, la France et l’Allemagne auraient pu peser davantage sur l’Histoire en général et celle de l’Ukraine en particulier, en incitant cette dernière à faire sa part du chemin, ce qui aurait probablement évité la guerre actuelle et l’apocalypse de guerre nucléaire qui se dessine. En revanche, cela aurait occasionné une collision frontale avec les alliés Washington et Londres, comme au bon vieux temps de la guerre II en Irak. À Minsk, La France et l’Allemagne ont trichés, tout comme Washington et Londres ont trichés deux décennies en arrière sur les armes de destruction massive, avérées être un mensonge. Un peu partout, on sait désormais qui tire les ficelles, et l’histoire est en train de se répéter avec cette nuance de taille que la Russie ne peut pas être comparée à l’Irak.
La doctrine nucléaire russe « escalade pour une désescalade », rendue publique plusieurs années en arrière au grand courroux de Washington, consiste à faire usage en premier d’une arme nucléaire tactique de faible puissance pour reprendre l’avantage, en cas de conflit conventionnel avec les occidentaux. De toute évidence, cette doctrine prévoit la possibilité de recourir à des frappes nucléaires préventives si des territoires considérés comme russes sont attaqués, ce qui pourrait être le cas du Donbass (territoires de Donetsk et de Lougansk) et des zones occupées de Kherson et de Zaporijjia… En ces temps d’escalade dont on est au seuil de perdre le contrôle, en Occident, on ne peut pas invoquer qu’on ne le savait pas.
1M. Benhaddadi Crise énergétique Russie-Ukraine, Acte II, Journal Le Devoir, 13 janvier 2009
Débats
OPINION : TUNISIE, L’ABSTENTION – SANCTION. Par Sana BEN ACHOUR*

Si l’abstention à 91.2 % n’est pas une sanction, de quoi donc est-elle le nom ?
Appelé à élire ses nouveaux députés à la nouvelle Assemblée des représentants du peuple (ARP), le peuple tunisien a boudé les urnes, en désertant massivement le scrutin avec une participation quasi nulle de 8.8%, soit, une abstention de 91,2% à la fermeture des bureaux de vote, le soir du 17 décembre 2022.
Menées tambour battant, depuis le coup de force de Kaïs Saïed du 25 juillet 2021, les élections ont tourné court. Seuls 803 638 votant-e- s (66% hommes, 34% femmes, à peine 5, 8% de jeunes de 18 à 25 ans et 26.7% de 26-60 ans) ont choisi de voter. L’échec était annoncé et la déconfiture fut cuisante. Ce taux à nul autre équivalent dans le monde est en vérité le résultat logique et prévisible d’un processus conduit de bout en bout par le pouvoir d’un seul, sans droit ou légitimité, contre les institutions démocratiques de l’Etat au prétexte de la nécessité.
Rien depuis n’a été épargné à une Tunisie exsangue et à un peuple frappé du deuil de ses 22000 morts au soir du coup d’Etat du 25 juillet 2021: ni la rhétorique complotiste, ni le culte de soi de « l’homme- peuple », ni le pathos sur l’égalité formelle et l’équité substantielle en direction des Tunisiennes, ni l’outrance sur la vraie et fausse démocratie, ni les falsifications de l’histoire et l’artifice des guerres de mémoires, ni les ambiguïtés sur « l’islam sa religion », ni le rejet du droit à l’égalité des femmes à l’héritage, ni la mise en scène de la pauvreté des femmes rurales, ni la haine des élites et des féministes, ni la violence du verbe, ni le silence complice sur la pandémie du COVID-19. Toutes les affres se sont conjuguées pour aboutir au naufrage : le blocage du serment, la non promulgation de loi sur la cour constitutionnelle, l’usage abusif de l’article 80 de la constitution sur l’état d’exception, la révocation du gouvernement et de son chef, le gel puis la dissolution de l’Assemblée élue des représentant-e-s du peuple, la levée de l’immunité parlementaire, la dissolution intempestive de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUC), les assignations à résidence surveillée, le décret 2021-117 relatif à l’innomée petite constitution sur les pouvoirs d’exception, la dissolution de l’Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de lois ( ISPCCL), l’interdiction du recours pour excès de pouvoirs contre les décrets-lois, la dissolution orchestrée du Conseil supérieur de la magistratures (CSM), la révocation des magistrat-e-s jeté-e-s en pâture à la vindicte populaire, la non-exécution des sursis à exécution juridictionnel.
Aucun effort n’a été ménagé pour mettre le pays dos au mur : passer outre les avertissements, subtiliser les institutions démocratiques, dont la constitution pour laquelle les martyrs ont versé leur sang, passer en force à la Nouvelle République fantasmée, constitutionnaliser par un tour de passe-passe et volte- face « maqassid al charia », s’arroger le statut incarné du chef- suprême-inspiré-et-bien-guidé placé au- dessus des lois. Qui ne se souvient du fiasco de la consultation électronique qui n’a recueilli que 500 000 voix, malgré son ouverture aux jeunes de 16 ans (soit à peine 4,4% du total de la population), du signal envoyé par la faible participation des femmes (à peine plus de 30% des inscrit·es), de la défection de la
Commission nationale consultative pour une Nouvelle République de ses principaux protagonistes, du camouflet des 70% de non-participation au référendum constitutionnel. Rien de ces rendez-vous ratés, dont on a ignoré les messages et les leçons, n’a arrêté la marche forcée vers une Assemblée parlementaire plus proche d’une chambre d’enregistrement et d’un lieu de la fragmentation communautaire de la souveraineté, que de la représentation de l’intérêt général de la Nation, de la citoyenneté et de ce qui fait sens de société ». Le scrutin uninominal et individuel à deux tours, les revirements sur la parité de candidatures, le fractionnement des circonscriptions électorales à l’échelle des délégations territoriales, l’éviction délibérée des partis politiques de la compétition, l’arrogante mise à l’écart des binationaux, la réduction de la parité entre les femmes et les hommes au parrainage des candidat-e-s, le chiffre immodéré des 400 parrainages, l’excentricité des campagnes individuelles, laprivatisation du financement, tout cela a anéanti l’espoir et a mené vers la vacance des sièges et l’abstention.
Comment dans ces conditions ne pas s’attendre à ce que le peuple tunisien résilient pourtant, mais fatiguée par les promesses trahies de bien-être économique et social, les surenchères sur la lutte contre la corruption, la prétendue maîtrise des prix des denrées, les négociations stériles avec le FMI, les finances publiques au plus bas, les descentes punitives contre les entreprises, les solutions arrêtées au défis des partenaires sociaux, les visites inopinées bien planifiées, les harangues à partir des locaux duministère de l’intérieur, les fausses annonces sur la restitution de l’argent volé, les chimères de l’appât de la conciliation pénale, les bains de foule d’un chef toujours en campagne, les guerres de clans et de sérail autour du pouvoir, la féroce répression des jeunes et des personnes discriminées par la pauvreté et les statuts minorés, se détourne en masse d’un scrutin en trompe-l’œil. Comment ne pas s’y attendre ?
Est-ce prendre les peuples pour ce qu’ils ne sont pas, des figurines dont on peut se jouer? Est-ce donc un non-évènement tel qu’il expliquerait le silence dans lequel se barricadent et se terrent les responsables ? Est-ce plutôt leur cécité ? N’a-t-on pas conscience de la régression du pays, de la misère qui plane et assombrit l’horizon, du désarroi d’un peuple mal gouverné, livré à la volonté impérieuse et au diktat d’un seul ?
Tunis, le 20/12/2022
* Sana BEN ACHOUR est professeure de droit public et militante féministe et des droits humains.
Débats
TRIBUNE : « ON VOUDRAIT NOUS FAIRE CROIRE QUE LE MAGHREB N’EST QU’UNE UTOPIE». Par Sana Ben Achour, Kamel Daoud et Leïla Slimani

La charte éditoriale de ADN-Med déclare dans son introduction que ce média est « initié par des patriotes démocrates tunisiens, algériens et marocains convaincus que l’heure est venue de doter l’Afrique du nord d’un espace d’information, d’expression et de débat libre affranchi de tout tabou. Ancré dans sa profondeur historique, assumant son environnement géopolitique, il veut s’inscrire dans le devenir démocratique commun de nos peuples ».
Une tribune publiée dans le Monde du 17 octobre, appel pressant à la construction citoyenne d’une « maison commune » des pays d’Afrique du Nord, nous semble converger pleinement avec les objectifs d’ADN-Med qui conclut sa charte éditoriale ainsi : » Notre droit et notre devoir en tant qu’élites nord-africaines est d’accueillir les voix de la raison et d’ouvrir les pistes qui conduisent à la fraternité, la paix et au développement démocratique. C’est ainsi que les sacrifices consentis par nos ainés pour la libération de nos territoires produiront enfin la liberté citoyenne sans laquelle nul combat ne vaut d’être engagé. » C’est pourquoi nous avons voulu relayer cette tribune signée Sana Ben Achour (Juriste), Kamel Daoud (Écrivain) et Leïla Slimani (Autrice), qui est ouverte à tous :
« On voudrait nous faire croire que le Maghreb n’est qu’une utopie »
De quoi seront faits nos lendemains ? Nous vivons dans un monde en crise. Un monde fracturé, piégé entre les radicalités, les populismes et les désespérances. Un monde où l’impensable, la guerre aux portes de l’Europe, est pourtant arrivé, rappelant la fragilité de la paix et des nations. Les générations futures vont devoir relever des défis que nous ne pouvons même pas imaginer : réchauffement climatique, immigration massive, crise démographique, effondrements populistes. Nous vivons des temps dangereux. Et c’est dans ce contexte anxiogène que nous percevons plus que jamais le gâchis que représente la non-intégration des pays du Maghreb, le risque faramineux et invisible que cela fait peser sur cette région.
Depuis quelques années, nous voyons les tensions grandir. Pas une semaine ne passe sans qu’un nouvel incident, une nouvelle polémique, ne vienne assombrir les relations entre nos pays. Nous nous désolons à l’idée que les futures générations de Marocains, d’Algériens, de Tunisiens, de Libyens, vivent en se tournant le dos, sans se connaître, sans se rencontrer, victimes de propagandes ou de préjugés. Ces générations sont prises en otage des différends politiques, ceux de l’histoire ou des géographies. On voudrait nous faire croire que le Maghreb n’est qu’une utopie, un horizon abandonné et que nous devrions accepter de vivre comme des îlots isolés, des tranchées d’indifférences.
Nous le savons tous, la non-intégration coûte cher à nos pays. La Commission économique pour l’Afrique des Nations unies considère qu’une union du Maghreb ferait gagner aux pays l’équivalent de 5 % de leurs produits intérieurs bruts cumulés. Mais, au-delà des chiffres, c’est une inquiétude bien plus large et profonde qui nous taraude. Celle de la violence, des conflits hérités et nourris. Celle de l’étincelle qui nous entraînerait dans un engrenage de destruction.
Prendre les mains qui se tendent
Nous avons pourtant beaucoup de choses en partage qui peuvent atténuer nos orages : des langues, une religion, notre histoire, des paysages, des combats et des solidarités ancestrales, et même un certain art de vivre. Nous ne sommes pas naïfs et nous savons aussi que nous avons nos spécificités, nos caractères propres et que des conflits longs et douloureux nous opposent. Mais il nous semble qu’il faut prendre toutes les mains qui se tendent et soutenir toutes les initiatives en faveur d’une meilleure intégration, d’une construction réaliste et lucide. Aujourd’hui, les irresponsabilités et les imprudences, les vanités et les désinformations ne font qu’attiser les tensions. On nous fabrique des guerres et nous sentons qu’il y a urgence à alerter, à donner voix à l’espoir et à la maturité. A se désolidariser du désastre. Aurons-nous le courage d’assumer nos erreurs et nos égoïsmes face aux générations à naître ?
De nombreux exemples, et l’Union européenne en est un, prouvent qu’aucun conflit n’est indépassable. Il y a tant à imaginer, tant à rêver pour les jeunesses du Maghreb ! Nous avons mieux à leur offrir que la mer pour cercueil. Imaginez qu’ils puissent exprimer ensemble les rêves qui les animent, et qu’ils puissent trouver des solutions communes aux préoccupations qui les touchent. Ce rêve maghrébin nous l’avons pour la culture, le sport, l’agriculture, les échanges commerciaux, les liens de sang…
Est-il si absurde, six décennies après les indépendances, de rêver d’une Coupe du monde au Maghreb, d’un TGV transmaghrébin, d’un Erasmus maghrébin ? Nos dirigeants ont une responsabilité historique, et ils se doivent de tout faire pour que les générations qui suivent vivent dans la paix et la prospérité, qu’elles ne soient plus prisonnières des rancunes d’autrefois. Cela ne pourra se faire sans avancer dans la voie de la démocratisation, sur les chemins des acceptations mutuelles et du dialogue. Nous nous devons, dans un monde de plus en plus concurrentiel, de retrouver un poids face à une Europe qui se referme. Nous devons nous protéger face à des menaces qui grossissent, notamment au Sahel. Dans nos propres pays, en crise de confiance et d’imaginaires, comment justifier ce non-Maghreb qui va appauvrir plus encore nos enfants ?
Alors que des voix appellent à la division, nous, premiers signataires de ce texte ouvert à tous, appelons à la raison, à la responsabilité et à la maturité. Cessons de cultiver nos haines plutôt que nos terres pour que ce Maghreb qu’ont rêvé nos ancêtres redevienne un horizon pour tous, au-delà des doutes de chacun.
Sana Ben Achour est professeure de droit public à la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis ; Kamel Daoud est écrivain et journaliste ; Leïla Slimani est autrice, prix Goncourt 2016 pour « Chanson douce » (Gallimard, 2016).
Débats
NUCLÉAIRE IRANIEN : ACCORD OU PAS D’ACCORD ? Par Mohamed BENHADDADI

Scientifique de réputation établie, Mohamed Benhaddadi installé au Québec s’exprime régulièrement sur les enjeux géopolitiques qui agitent notre monde.
Rétrospective : L’accord-cadre sur le nucléaire iranien signé à Vienne en 2015 avait pour but ultime de garantir le caractère civil du programme nucléaire iranien, en échange de la levée des sanctions économiques qui frappent ce pays. Il a été signé par l’Iran et les membres permanents du Conseil de sécurité (États-Unis, Chine, Russie, France et Royaume-Uni), en plus de l’Allemagne et de l’Union Européenne (UE).
En 2017, après les vérifications convenues, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) valide le respect par l’Iran de ses engagements, donnant ainsi son feu vert à la levée des sanctions. C’est ainsi que cet accord a induit un réchauffement des relations diplomatiques de l’Iran avec de nombreux pays occidentaux qui ont débloqué ses avoirs, alors que des dizaines d’entreprises se sont bousculées aux portes de Téhéran pour signer de juteux contrats, en particulier dans le domaine de l’énergie.
Cette embellie fut de courte durée car, dès mai 2018, D. Trump a annoncé le retrait unilatéral des États-Unis de cet accord et fait de la surenchère en augmentant le niveau des sanctions économiques contre l’Iran. La Russie et la Chine ont dénoncé cette violation du droit international alors que, par mesure de rétorsion, l’Iran s’est progressivement affranchi de ses obligations en reprenant, en 2019, l’enrichissement de l’uranium bien au-delà des limites fixées par l’accord et en réduisant, en 2021, l’accès de l’AIEA à ses sites.
Le point sur la situation actuelle et les points d’achoppement : Les États-Unis ont clairement manifesté leur disposition à réintégrer l’accord de 2015 dès l’élection de J. Biden et la nomination de Robert Malley comme chef de la délégation américaine aux négociations était un gage de bonne volonté, car c’est lui qui était le principal négociateur de l’accord de 2015. C’est ainsi qu’en 2021, de nouvelles négociations sont organisées entre les signataires, visant à remettre le processus sur les rails et un retour de l’ensemble des parties aux conditions de l’accord de Vienne. Lors de ces négociations, les Européens ont joué le rôle de médiateurs, puisque les Iraniens ont refusé tout échange direct avec les Américains, considérant que ces derniers sont sortis de l’accord et ne peuvent pas être présents à la table des négociations.
Certaines questions ont fait l’objet d’âpres négociations. Du côté de l’Iran, l’une des principales demandes a été la mise en place de garanties politiques du futur, dans la perspective de voir arriver en 2024 une nouvelle administration républicaine défavorable à tout accord. L’Iran souhaite s’assurer qu’advenant le cas, l’accord ne sera pas de nouveau unilatéralement dénoncé et que de nouvelles sanctions ne soient appliquées. Aussi, L’Iran a réclamé de l’AIEA la clôture de la question des sites non déclarés où, parait-il, des traces d’uranium enrichi avaient été trouvées car, pour ce pays, cette question dont elle fait une ligne rouge est purement technique et n’a pas de lien avec l’accord de 2015.
Selon les Américains, Téhéran a fait d’importantes concessions sur des points clés, ravivant ainsi les espoirs d’un retour à l’accord de 2015. L’Iran a, en effet, abandonné ses deux exigences relatives (i) à la levée de la désignation des Gardiens de la Révolution en tant qu’organisation terroriste, d’une part, et (ii) au blocage de certaines inspections de l’AIEA, d’autre part. Ce dernier sujet étant particulièrement sensible de part et d’autre, aucune information n’a filtré sur les sites en question. Par contre, les Américains conditionnent tout accord à ce que les inspections de l’AIEA restent en place « pour une durée indéterminée ».
Toujours est-il que les négociations ont progressé, probablement parce que les États-Unis et l’Iran ont dû se montrer flexibles pour avancer, en cherchant le compromis, tout en faisant de sorte que cela apparaisse comme une concession arrachée à l’autre. C’est grâce à cela que le 8 août 2022, l’UE a mis sur la table un document, arguant que « C’est le texte final… et il ne sera pas renégocié », espérant même son acceptation « dans les prochaines semaines », même si l’UE sait pertinemment qu’il sera passé au peigne fin car « derrière chaque question technique et chaque paragraphe se cache une décision politique qui doit être prise… » au plus haut sommet des deux pays qui négocient indirectement.
Sitôt ce document mis sur la table, l’Iran a demandé « quelques ajustements« non dévoilés à la proposition d’accord final de l’UE, ce que les autres participants avaient rapidement et globalement accepté, incluant dans un 1er temps l’UE. Les États-Unis ont également répondu aux ajustements réclamés par l’Iran au texte final soumis par l’UE qui en a informé Téhéran. L’Iran a examiné l’avis des États-Unis sur ses ajustements et a transmis son opinion au coordinateur de l’UE.
Accord ou pas d’accord ? Selon le représentant de l’UE aux négociations, « il existe un terrain d’entente…qui tient compte…des préoccupations de chacun« . Mais, cela n’empêche pas certains de voir la perspective d’un prochain retour à l’accord de 2015 s’éloigner, ce qui est alimenté par la proximité des élections de mi-mandat, avec un président américain soumis à une forte pression du parti républicain, de certains élus démocrates, du lobby juif AIPAC (American Israel Public Affairs Committee) et d’Israël, tous hostiles à tout accord avec l’Iran. Après le chaud, les États-Unis soufflent désormais le froid, en parlant fin août de « questions en suspens« , puis en jugeant le 1er septembre que la réponse iranienne n’est « pas constructive« . Aussi, ces jours-ci, la presse occidentale fait un plus large écho aux rapports qui mentionnent que l’Iran dépasse la limite autorisée de son stock d’uranium faiblement enrichi, tout en accumulant de l’uranium enrichi jusqu’à 60 % et en réduisant l’accès de l’AIEA a ses sites. Toutefois, en fouinant, on constate que la double information sur les dépassements de la limite autorisée du stock d’uranium faiblement enrichi, tout comme l’enrichissement au-delà du niveau limite autorisé, n’est pas récente mais contenue dans deux rapports publiés, respectivement, le 1er et 8 juillet 2019 ! Aussi, le directeur de la CIA, tout comme l’ex-chef du renseignement militaire israélien, avaient publiquement déclaré dans un passé récent qu’il n’y avait aucune preuve que Téhéran envisagerait de développer des armements nucléaires, malgré le processus d’enrichissement d’uranium.
Par ailleurs, il faut savoir que les réticences de certains cercles ne sont pas récentes, puisque la droite républicaine et l’AIPAC sont montés aux barricades dès 2021, lors de la nomination de Robert Malley, nonobstant qu’avec lui, le monde était au moins rassuré qu’on n’allait pas refaire le coup des armes de destruction massive qui s’est avéré être un mensonge entretenu….
Ce qui est récent, c’est l’ampleur et la mobilisation de ces derniers jours, initiée par Israël, opposé à cet accord, tout comme il l’est à tout accord quel qu’il soit avec l’Iran qu’il menace même avec son sempiternel « Israël ne restera pas les bras croisés« . D’ailleurs, cette fin de semaine, la tension est montée d’un cran puisque les États-Unis parlent désormais le 9 septembre de « pas en arrière » de Téhéran, alors que le département d’État refuse toujours de répondre à la question de savoir si les Etats-Unis étaient prêts à approuver le plan final de l’UE. Il faut dire que l’AIEA est venue à bon escient à la rescousse des américains, en déclarant le 7 septembre qu’elle n’est « pas en mesure de garantir que le programme nucléaire iranien est exclusivement pacifique« , à cause probablement de la question des sites non déclarés. L’UE a tourné casaque le 10 septembre avec le communiqué conjoint fort peu diplomatique de Paris-Londres-Bonn, exprimant leur exaspération avec les « doutes » sur l’engagement de Téhéran à parvenir à un « résultat positif » dans les négociations pour relancer l’accord de 2015. L’expression tourner casaque dérive de l’italien voltare casacca, qui signifie changer d’uniforme et s’applique bien aux européens qui renient leur position médiane du mois d’août pour s’aligner sur celle des Américains en septembre, au grand bonheur des…israéliens qui s’en réjouissent publiquement en attribuant le mérite à leur pression. Ce comportement du couple franco-allemand n’a rien d’inédit puisqu’à Minsk aussi, ils étaient médiateurs avant de devenir des protagonistes de la guerre, en fournissant massivement les armes à l’Ukraine.
Comme quoi, l’Occident n’a jamais été aussi uni non seulement dans la guerre en Ukraine, mais aussi dans le dossier nucléaire iranien. À moins d’être un observateur dépourvu de bonne foi, force est de convenir que dans le cas de la guerre en Ukraine, l’occident n’a jamais été aussi seul devant le reste du monde. Dans le cas du dossier nucléaire iranien, même si c’est prématuré de faire un bilan, il est loin d’être exclu que l’on puisse assister de nouveau à un bis repetita de l’Occident versus le reste du monde.
Vienne, bis repetita de Minsk ? Quand les États-Unis se sont retirés de l’accord de Vienne, l’Iran s’est tourné vers les pays de l’UE pour s’assurer de la garantie de ses intérêts. C’est un euphémisme que de rappeler que le retrait des États-Unis de l’accord fut mal perçu par les Européens qui voulaient continuer à l’appliquer. D’ailleurs, ils ont même mis en place un instrument financier de créances visant à honorer les contrats conclus avec l’Iran hors de la zone dollar. Mais, comme d’habitude, la France et l’Allemagne se sont rapidement rendu compte de leur impuissance devant l’Amérique, déterminée à sanctionner toute entreprise occidentale qui fait affaire avec l’Iran. Ironie du sort, cet accord de 2015 rappelle à bien des égards celui signé la même année à Minsk et parrainé par la France-Allemagne. La guerre actuelle en Ukraine tire son essence du non-respect de l’accord de Minsk, auquel les États-Unis étaient plus que réticents…
Depuis que les États-Unis sont sortis de l’accord de Vienne et imposé de nouvelles sanctions à l’Iran, ce dernier pays aurait pu faire de même, sans qu’un observateur neutre ne trouve à redire. Mais, même s’il ne l’a pas fait, l’Iran a tout de même pris plusieurs mesures, depuis 2019, en violation de ses engagements de l’accord de 2015. Il n’est pas exclu que cela a été fait pour négocier en position de force, le moment venu.
Cette fin de semaine, l’Occident a décrété la mobilisation générale pour mettre l’Iran au pied du mur, en le rendant responsable unique de l’absence d’accord. Il n’est pas exclu que cela a été fait pour négocier en position de force les dernières concessions car le moment de vérité est arrivé.
Ce qui précède ressemble à une partie de poker menteur, ce jeu de dés fondé sur le bluff et la surenchère qui se joue entre l’Iran et les États-Unis, auxquels trois pays de l’UE viennent de se joindre. On dit du poker menteur qu’il trouve son piment à partir de cinq joueurs… Pourtant, s’il y a une leçon à tirer de la guerre actuelle en Ukraine à l’issue incertaine mais aux dégâts immenses, c’est qu’une entente, aussi imparfaite qu’elle puisse être, est bien meilleure que la belligérance qui pourrait enflammer et dégénérer, pas seulement cette région névralgique.
Débats
PÉTITION : SOLIDARITÉ AVEC SALMAN RUSHDIE

Plusieurs intellectuels et militants de la société civile tunisiens, algériens, marocains et de la diaspora nord africaine en Europe ont signé une pétition dénonçant la tentative d’assassinat dont a été victime l’écrivain Salman Rushdie.
Le 15 Août 2022
PETITION
NOUS REFUSONS QU’EN NOTRE NOM SOIT COMMIS LE CRIME
Nous, organisations, associations et personnalités indépendantes ayant en partage avec l’humanité toute entière les valeurs universelles de vie, d’égalité entre les êtres humains, de libertés fondamentales des peuples, des groupes et des individus sans discrimination ou exclusive ;
Face à la barbarie qui s’est abattue sur l’écrivain Salman Rushdie, le 12 août 2022, trente ans après sa mise à mort par ordre du guide l’ayatollah Khomeiny, au motif du blasphème et d’atteinte au sacré ;
Nous faisons des vœux pour qu’il vive et pour que sa plume ne tarisse pas.
Nous considérons de notre devoir de dénoncer l’odieuse agression commise contre lui au nom d’un islam défiguré, qui ne peut assouvir ses adeptes sanguinaires que par la haine, le sang, la mort et le chaos.
Nous refusons de garder le silence sur ces infamies commises au nom de l’Islam, patrimoine civilisationnel commun à l’humanité, qui n’admet pourtant ni médiateur, ni église. Nous refusons de mêler notre culture, nos valeurs humaines et nos noms à ces furieux qui sèment l’effroi et le déshonneur, en faisant taire par l’épée et le crime toute voix discordante, toute pensée libre, toute création culturelle, tout souffle novateur, toute différence et diversité.
Nous avons mené ce même combat dans nos pays pour que les libertés de conscience, de pensée, de religion, de culte, d’expression, de création littéraire, culturelle et artistique soient reconnues et respectées. Nous continuerons de le mener partout et ne céderons pas à la régression qui guette et au discours de haine qui se répand.
لن نسمح بأن تُرتكب الجريمة باسمنا
نحن، الجمعيات والمنظمات والشخصيات المستقلة، المؤمنة بالقيم الكونية كقيم مشتركة بين الانسانية جمعاء، قيم الحياة والسلام
والحرية والمساواة بين البشر والحريات الأساسية للشعوب والمجموعات والأفراد بلا تمييز ولا استثناء،
إثر جريمة الطعن التي استهدفت الروائي سلمان رشدي يوم 12 اوت 2022، بعد أكثر من ثلاثين سنة من اهدار دمه بفتوى من
الإمام آية الله الخميني بدعوى الكفر والمس من المقدسات،
– لا يسعنا إلا التنديد بهذه الجريمة البشعة التي ارتكبت باسم إسلام محرَّف ومشوّه من اجل تلبية شهوات بعض
المتعصبين العدوانيين الذين يحاولون شفاء غليل الحقد والكراهية الكامنة في عقيدتهم الفاسدة بسفك الدماء وإشاعة
الموت والإفساد في الأرض،
– نشجب حالة الصمت المخيّمة على الساحة السياسية والدينية والثقافية والإعلامية إزاء هذه الافعال المشينة التي ترتكب
باسم الدين الإسلامي، ونعتبر الاسلام تراثا مشتركا بين الإنسانية قاطبة، لا وصاية لأيِّ كان عليه ضرورة أنه لا
رهبانية فيه، دين لا وسائط فيه ولا إكليروس يحتكر قول الحقيقة
– نرفض إقحام ثقافتنا وقيمنا الانسانية وأسمائنا مع ما يشيعه هؤلاء المجرمين من إرهاب وبثّ الرعب والخوف والذعر
في النفوس التواقة للحرية، في محاولة يائسة لإخراس كل صوت مخالف وفكر حرّ، وإطفاء كل شمعة إبداع ثقافي
وخلق فني وابتكار علمي، ووأد بذور الاختلاف والتنوع ، وذلك بحدّ السيف وامتهان الجريمة،
– كما نذكّر اننا خضنا نضالات في بلادنا حتى تكون حرية الضمير والفكر والدين والعبادة والرأي والتعبير والإبداع
الفني والثقافي محلّ اعتراف واحترام الجميع.
نتعهّد بأننا على العهد مواصلون، النضال نهجنا، والعزيمة والإصرار للروح التي تحرّكنا، حتى لا يقع نكوص ولا تراجع، حتى
لا يسود خطاب الكراهية والعنف،
LISTE DES SIGNATAIRES
- Hela ABDELJAOUAD, Médecin, Militante des droits humains, Féministe.
- Maha ABDELHAMID, militante des droits humains.
- Adel ABDERAZAK, Universitaire et militant algérien du Hirak et des droits humains.
- Hicham ABDESSAMAD, Historien, militant des droits humains
- Soukeina ABDESSAMAD, Journaliste, militante des droits humains.
- Abderrahim AFARKI, Bibliothécaire, Paris.
- Hafedh AFFES, Militant associatif – Lille.
- Nadia AIT ZAI, Avocate, militante.
- Sanhaja AKROUF, Féministe, Militante associative.
- Mehdi Thomas ALLAL, cadre administratif
- Mourad ALLAL, Directeur de centre de formation, militant associatif.
- Tewfik ALLAL, Militant des droits humains et de l’immigration.
- Donia ALLANI, Défenseure des droits humains.
- Thouraya ANNABI, Médecin experte santé publique, militante associative.
- Hassan ARFAOUI, Journaliste, fondateur et ancien rédacteur en chef de la revue scientifique
de L’Institut du Monde Arabe à Paris (MARS). - Moez ATTIA, Ingénieur, journaliste, militant associatif des droits.
- Mohamed AYARI, Médecin, activiste société civile.
- Mehdi BACCOUCHE, Militant des droits humains.
- Naji BACCOUCHE, Universitaire juriste, ancien doyen de la faculté de Sfax.
- Brigitte BARDET-ALLAL, professeur de lettres.
- Aziz BARKAOUI, Ingénieur, militant des droits humains
- Anissa BARRAQ, Experte en Communication.
- Yagoutha BELGACEM, directrice artistique.
- Emna BEL HAJ YAHYA, Romancière.
- Fathi BEL HAJ YAHYA, Militant associatif, défenseur des droits.
- Ahlem BELHADJ, Pédopsychiatre, cheffe de service santé publique, féministe.
- Hedia BELHAJ, Médecin MPH, Présidente du Groupe Tawhida Ben Cheikh.
- Bochra BELHAJ HMIDA, Avocate, Présidente de la COLIBE, féministe, ancienne députée.
- Basset BELHASSEN, Militant des droits humains.
- Souhair BELHASSEN, Militante des droits, Présidente d’honneur de la FIDH.
- Farouk BELKEDDAR, Cadre retraité.
- Hédi BEN ABBES, Universitaire.
- Fayçal BEN ABDELLAH, Président de la Fédération tunisienne pour une citoyenneté des 2
rives (FTCR) - Slim BEN ABDESSALEM, Activiste politique et associatif.
- Sana BEN ACHOUR, Juriste universitaire, Présidente Association BEITY.
- Yadh BEN ACHOUR, Universitaire juriste, ancien doyen, membre du Comité des Nations
Unies des Droits civils et politiques - Rabâa BEN ACHOUR-ABDELKEFI, Universitaire, Romancière.
- Nihel BEN AMAR, professeur activiste
- Ali BEN AMEUR, Universitaire et militant des droits humains.
- Slim BEN ARFA, Militant politique et associatif.
- Bachir BEN BARKA, universitaire
- Madjid BENCHIKH, ancien doyen de la Faculté de droit d’Alger.
- Khalil BEN CHRIF, Cadre ONG.
- Kmar BEN DANA, Historienne.
- Monia BEN DJEMIA, Universitaire, professeure de droit, féministe.
- Hechmi BEN FRAJ, Militant, Perspectives El Amel Ettounsi.
- Taoufik BEN HADID, Architecte.
- Mouna BEN HALIMA, Activiste associative.
- Essma BEN HAMIDA, Cofondatrice Enda- interarabe.
- Mohsen BEN HENDA, Militant des droits humains.
- Jawhar BEN MBAREK, Universitaire juriste, militant des droits humains.
- Dalila BEN MBAREK-MSADDEK, Avocate, journaliste.
- Kamel BEN MESSAOUD, Professeur de droit, avocet.
- Ali BENSAAD, Professeur des Universités
- Mohamed BEN SAID, Médecin, militant des droits humains
- Souheila BEN SAID, Militante des droits humains.
- Sihem BEN SEDRINE, Militante, présidente Instance Vérité et Dignité.
- Raja BEN SLAMA, Universitaire spécialiste de la civilisation arabe.
- Karim BEN SMAIL, Editeur, Cérès Edition.
- Nedra BEN SMAIL, Psychologue clinicienne, militante associative.
- Rym BEN SMAIL, Universitaire, présidente Psychologue du monde Tunisie.
- Farhat BEN YOUNESS, Inspecteur de l’éducation civique.
- Sophie BESSIS, Historienne, auteure.
- Dorra BOUCHOUCHA, Productrice Cinéma.
- Taoufik BOUDERBALA, Ancien président du Comité national tunisien des droits de l’homme.
- Bouchra BOULOUIZ, Écrivaine marocaine.
- Soukeina BOURAOUI, Juriste, présidente de CAWTAR (Centre de la femme Arabe) .
- Anouar BRAHEM, Compositeur.
- Nadia CHAABANE, Militante politique, ancienne députée.
- Alia CHAMMARI, Avocate, militante féministe.
- Khémais CHAMMARI, Ancien ambassadeur, militant pour les droits humains.
- Taoufik CHAMMARI, Militant associatif.
- Hedi CHANCHABI, Directeur de centre de formation, militant associatif.
- Mounira CHAPOUTOT-REMADI, Universitaire historienne.
- Faouzia CHARFI, Universitaire physicienne, auteure.
- Fatma CHARFI, Pédopsychiatre, santé publique.
- Mounir CHARFI, Journaliste, politologue, Président de l’Observatoire National pour la
défense du caractère civil de l’Etat. - Hafedh CHEKIR, Démographe.
- Mohieddine CHERBIB, Défenseur des droits humains.
- Khadija CHERIF, Militante des droits humains, féministe.
- Moez CHERIF, médecin, Président de l’association Tunisienne de défense des droits des
enfants. - Alice CHERKI, Psychanalyste.
- Hazem CHIKHAOUI, militant des droits humains.
- Bachir DAHAK, Juriste.
- Ahmed DAHMANI, Universitaire.
- Frida DAHMANI, Journaliste.
- Nacer DJABI, Sociologue.
- Habiba DJAHNINE, réalisatrice.
- Lyès DJEBAÏLI, ingénieur.
- Mohsen DRIDI, Militant associatif.
- Mouna DRIDI, Universitaire juriste.
- Ali EL BAZ, Militant de l’immigration.
- Nadia EL FANI, Cinéaste.
- Fethi EL HADJALI, Militant des droits.
- Naceur EL IDRISSI, militant associatif
- Ihsane EL KADI, Journaliste.
- Driss EL KORCHI, Ingénieur, militant associatif (Belgique- Maroc) .
- Driss EL YAZAMI, Président de la Fondation euro-méditerranéenne de soutien aux défenseurs
des droits de l’Homme. - Mohamed ELLOUZE, militant.
- Ahmed ESSOUSI, Professeur de droit, Université de Sousse.
- Mohamed FELLAG, Comédien.
- Wahid FERCICHI, Professeur de droit, Université de Carthage, Président de l’ADLI.
- Claudette FERJANI, Retraitée
- Mohamed Chérif FERJANI, Universitaire
- Samia FRAOUES, Militante féministe
- Yosra FRAOUES, Avocate féministe, responsable MENA FIDH.
- Souad FRIKECH, présidente de l’Association des Marocains en France.
- Henda GAFSI, Urbaniste démocrate laïque.
- Ahmed GALAÏ, Militant des droits, président solidarité laïque méditerranée Tunisie.
- Mouldi GASSOUMI, Sociologue Université de Tunis.
- Asma GHACHEM, Juriste universitaire, vice doyenne.
- Ikbal GHARBI, Universitaire civilisation islamique.
- Najla GHARBI, Universitaire,
- Nasreddine GHOZALI, Professeur des Universités.
- Saloua GHRISSA, Universitaire-chercheure.
- Amel GRAMI, Universitaire.
- Zeineb GUEHISS, Militante féministe.
- Saloua GUIGA, Militante FemWise-Africa.
- Amel HADJADJ, présidente-fondatrice du journal féministe algérien.
- Salma HAJRI, Médecin.
- Mohamed-Ali HALOUANI, Philosophe, Militant associatif et politique.
- Saloua HAMROUNI, Juriste universitaire.
- Maher HANINE, Enseignant, militant associatif.
- Mohamed HARBI, Historien
- Miled HASSINI, Cadre retraité.
- Abderrahmane HAYANE, Réalisateur.
- Abdelkrim HIZAOUI, Professeur d’université
- Fathia HIZEM, Militante féministe.
- Chaïma ISSA, Universitaire, activiste.
- Saoussan JAADI, Militante féministe
- Afif JAÏDI, Magistrat.
- Emna JEBLAOUI, Militante associative.
- Narjes JEDIDI, Universitaire.
- Kamel JENDOUBI, ancien ministre des droits humains, militant des droits.
- Noureddine JOUINI, Professeur émérite.
- Zahia JOUIROU, Universitaire civilisation islamique.
- Hédia JRAD, Militante et féministe.
- Neyla JRAD, Militante féministe.
- Meryem KALLAL, Artiste peintre.
- Mohamed KANDRICHE, Sociologue, militant associatif.
- Raoudha KARAFI, Défenseure des droits humains.
- Abdessalam KEKLI, Universitaire
- Myriam KENDSI, artiste peintre.
- Mongi KHADROUI, Journaliste.
- Tahar KHALFOUNE, juriste, universitaire
- Mohamed KHANDRICHE, Sociologue.
- Mohamed KHENISSI, Défenseur des droits humains.
- Ramy KHOUILI, Militant associatif.
- Hatem KOTRANE, Professeur émérite
- Zied KRICHEN, Journaliste.
- Abdellatif LAABI, Poète
- Kamel LAABIDI, Militant, président de l’association vigilance pour la démocratie et
l’état civique. - Saïd LAAYARI, militant associatif.
- Souad LABBIZE, autrice algéro-tuniso-française
- Kamel LAHBIB, Défenseur droits de l’homme Maroc.
- Latifa LAKHDAR, Universitaire, historienne, ancienne ministre de la culture.
- Djaafar LAKHDARI, Consultant.
- Walid LARBI, Juriste universitaire, militant des droits humains.
- Abdelhamid LARGUECHE, Universitaire historien.
- Dalenda LARGUECHE, universitaire historienne, féministe.
- Edith LHOMEL: S.G du CRLDHT (Comité pour le respect des libertés et des droits de
l’homme en Tunisie) - Ali LMRABET, Journaliste.
- Adel LTIFI, Historien, militant associatif et politique.
- Latifa MADANI, Journaliste.
- Lotfi MADANI, Consultant, expert en communication.
- Ahmed MAHIOU, Professeur de Droit
- Dorra MAHFOUDH-DRAOUI, Universitaire Sociologue, militante des droits humains,
féministe. - Rym MAHJOUB, Militante, ancienne députée.
- Mustapha MANGOUCHI, Réalisateur.
- Zahra MARRAKCHI, universitaire, médecin, féministe et militante des droits humains.
- Benamar MEDIENE, Sociologue, Ecrivain.
- Habib MELLAKH, Universitaire et militant associatif.
- Imed MELLITI, Universitaire anthropologue.
- Abdou MENEBHI, Activiste associatif, Président emcemo Pays -Bas.
- Samira MERAI, Ancienne ministre.
- Ali MEZGHANI, Professeur de droit.
- Najet MIZOUNI-LIENDERBERG, Universitaire.
- Aziz MKECHERI, Enseignant, militant associatif (Belgique- Maroc).
- Emna MNIF, Médecin.
- Khadija MOHSEN-FINAN, Politologue- chercheure.
- Abdellatif MORTAJINE, enseignant-chercheur, militant associatif
- Cherif MSADDEK, militant associatif.
- Jamel MSALLEM, Militant, président LTDH.
- Rabea NACIRI, Sociologue, Militante des droits humains, féministe.
- Lamia NAJI, Universitaire Juriste.
- Okba NATAHI, Psychanalyste.
- Jabeur OUAJEH, Militant des droits humains.
- Salah OUDAHAR, poète, directeur du_ festival Strasbourg-Méditerranée.
- Ramzi OUESLATI, Militant associatif France.
- Soufiane OUISSI, Militant des droits humains, président l’art-rue.
- Fatma OUSSEDIK, Sociologue.
- Hamadi RDISSI, Politologue
- Lilia REBAÏ, Militante associative.
- Hassan REMAOUN, historien.
- Boujemaa RMILI, Economiste, militant politique.
- Messaoud ROMDHANI, Militant associatif.
- Kathy SAADA, Psychanalyste.
- Said SADI, Médecin-psychiatre, Auteur.
- Fethia SAIDI, Sociologue-universitaire.
- Ramy SALHI, Militant des droits humains.
- Chafik SARSAR, Universitaire, ancien président de l’ISIE.
- Meriem SELLAMI, Universitaire anthropologue.
- Mohamed SMIDA, Militant politique et associatif.
- Chawki TABIB, avocat, ancien bâtonnier de l’Ordre des avocats tunisiens
- Khaoula TALEB-IBRAHIMI, Professeure des universités.
- Wassyla TAMZALI, essayiste
- Hocine TANJAOUI, Ecrivain.
- Nadia TAZI, philosophe
- Ridha TLILI, Historien, militant des droits humains.
- Mokhtar TRIFI, Avocat, militant des droits humain.
- Souad TRIKI, Economiste, Militante des droits humains, féministe.
- Khayem TURKI, Economiste, militant des droits humains.
- Najet ZAMMOURI, Militante des droits humains.
- Abdallah ZNIBER, Militant des droits humains et de l’immigration.
- Neïla ZOGHLEMI-TLILI, Militante féministe, présidente Association Tunisienne des
femmes démocrates. - Imed ZOUARI, Militant des droits humains.
LISTE DES ASSOCIATIONS SIGNATAIRES - AGIR POUR LE CHANGEMENT ET LA DÉMOCRATIE EN ALGÉRIE (ACDA)
- ASSOCIATION FEMMES ET CITOYENNETÉ DU KEF
- ASSOCIATION L’ART-RUE
- ASSOCIATION NACHAZ
- ASSOCIATION N’AOURA DE Belgique
- ASSOCIATION « NOUS TOUS »
- ASSOCIATION TUNISIENNE DE DÉFENSE DES LIBERTÉS INDIVIDUELLES (ADLI)
- ASSOCIATION TUNISIENNE DE DÉFENSE DES VALEURS UNIVERSITAIRES (ATDV)
- ASSOCIATION TUNISIENNE DES FEMMES DÉMOCRATES (ATFD)
- ASSOCIATION VIGILANCE POUR LA DÉMOCRATIE ET L’ÉTAT CIVIQUE
- BEITY POUR LES FEMMES
- CENTRE EURO-MEDITERRANEEN MIGRATION ET DEVELOPPEMENT (EMCEMO, PAYS-BAS)
- CÉRÈS EDITIONS
- COALITION MAROCAINE POUR LA JUSTICE CLIMATIQUE
- COLLECTIF ASSOCIATIF POUR L’OBSERVATION DES ELECTIONS
- COMITÉ DE VIGILANCE POUR LA DÉMOCRATIE EN TUNISIE – BELGIQUE
- COMITÉ POUR LE RESPECT DES LIBERTÉS ET DES DROITS DE L’HOMME EN TUNISIE (CRLDHT)
- E-JOUSSOUR MAGHREB-MACHREK
- FÉDÉRATION DES ÉDITEURS TUNISIENS
- FÉDÉRATION DES TUNISIENS CITOYENS DES DEUX RIVES (FTCR)
- FESTIVAL STRASBOURG-MÉDITERRANÉE
- FORUM DES ALTERNATIVES MAROC
- FORUM DE SOLIDARITÉ EURO-MÉDITERRANÉENNE (FORSEM)
- FREE SIGHT ASSOCIATION TUNISIE
- GROUPE TAWHIDA BEN SHEIKH
- JOUSSOUR TUNISIE
- LIGUE TUNISIENNE DE DÉFENSE DESS DROITS DE L’HOMME (LTDH)
- OBSERVATOIRE MAROCAIN DES LIBERTES PUBLIQUES
- OBSERVATOIRE NATIONAL POUR LA DÉFENSE DU CARACTÈRE CIVIL DE L’ÉTAT
- PERSPECTIVES EL AMEL ETTOUNSI
- PSYCHOLOGUE DU MONDE TUNISIE
- SHAMS
- SOS MIGRANTS – BELGIQUE
Débats
TUNISIE. POURQUOI IL FAUT VOTER NON AU RÉFÉRENDUM DU 25 JUILLET. Par Aziz KRICHEN

Opposant sous Bourguiba et Ben Ali (Mouvement Perspectives), Aziz Krichen a été ministre-conseiller à la présidence de la République de 2012 à 2014. Economiste de formation, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont notamment « Le Syndrome Bourguiba » et « La Promesse du printemps ». Dernier titre paru (2021) : « La Gauche et son grand récit. Comprendre le système rentier ».
Je voterai non au référendum du 25 juillet. Pas par nostalgie à l’égard du système politique mis en place après les élections de l’ANC en 2011. Encore moins pour aider à le restaurer. Et pas non plus parce que je me désolidariserais des manifestations de masses du 25 juillet 2021, qui avaient provoqué sa chute. Au contraire : je voterai non parce que je reste fidèle à l’espérance formidable que ces manifestations avaient soulevées. Et parce que le projet de nouvelle constitution présenté par Kaïs Saïd est une véritable provocation et une insulte à notre dignité d’êtres libres et de citoyens[1].
Les régimes démocratiques modernes relèvent de deux traditions principales, la tradition parlementaire et la tradition présidentielle, selon que le centre de gravité du pouvoir se situe dans la sphère législative ou dans celle de l’exécutif. Malgré des différences sensibles d’organisation, ces traditions respectent des règles communes, sans lesquelles il n’y a pas de vie démocratique possible. Les principes suivants sont au cœur de ces règles de base universelles :
Le principe de la séparation des pouvoirs
Ceux-ci étant au nombre de trois – le législatif, l’exécutif et le judiciaire –, aucun ne doit être mis en position d’empiéter sur les prérogatives des deux autres ;
Le principe de l’équilibre des pouvoirs
L’idée cardinale ici est que les trois pouvoirs doivent avoir chacun suffisamment de compétences propres et être suffisamment consistants par eux-mêmes pour se contenir et s’équilibrer mutuellement ;
Le principe du contrôle réciproque des pouvoirs
Conséquence des précédents, ce dernier principe signifie qu’en cas de dérive arbitraire de l’un des pouvoirs, les autres ont la capacité légale de l’arrêter. Sous certaines conditions, le président peut ainsi dissoudre le parlement et appeler à de nouvelles élections ; inversement, en cas d’abus graves, le parlement (ou une cour de justice spécifique) peut engager une procédure de destitution du président.
Ces trois axiomes sont essentiels à la marche ordonnée du système démocratique. Ce sont eux, expressément, qui permettent de trouver une issue légale, donc pacifique, aux contextes de crise que pareil système peut connaître.
Considéré sous ce prisme, le régime échafaudé en 2011 et codifié après l’adoption de la constitution de 2014 n’avait de démocratique que l’apparence. Présenté par ses artisans comme parlementaire, il instituait en réalité une insupportable dictature d’assemblée : la dictature des partis dominants. Pourtant élu au suffrage universel, le chef de l’Etat n’avait que des compétences honorifiques et formelles ; le parlement pouvait le destituer (article 88), mais lui-même était dans l’impossibilité pratique de le dissoudre (article 99). Pendant ce temps, les députés faisaient et défaisaient les gouvernements, et la justice, gangrénée par la corruption, était totalement aux ordres, malgré les efforts d’une poignée de juges intègres.
Centrée sur les seuls intérêts particuliers des partis, semblable construction ne pouvait rien apporter de bon à la population. Loin d’être corrigés, les vices de l’ancien régime Ben Ali – dépendance à l’égard de l’étranger, prépondérance des grandes familles rentières, impunité des barons de l’import-export clandestin, clientélisme, corruption… –, ces tares ont été aggravées, plongeant le pays dans un climat de crise permanente, à tous les niveaux et notamment sur le plan social et économique.
Ce système n’était pas seulement pervers, il était aussi verrouillé et installé pour durer[2], malgré le caractère toujours plus minoritaire des partis qui en profitaient. (A titre d’exemple : 1 500 000 électeurs pour Ennahdha en 2011, 1 000 000 en 2014, 500 000 en 2019, soit une assise électorale amputée des deux-tiers en huit ans). La situation étant bloquée, le choc du changement ne pouvait venir que du dehors. C’est ce qui s’est passé le 25 juillet 2021, sous l’effet conjugué de la pression de la rue et du coup de force du président de la République, en violation de l’article 80 de la constitution.
Les mesures prises par Kaïs Saïd au soir du 25 juillet dernier (suspension du parlement ; renvoi du gouvernement Mechichi ; auto-attribution des pleins pouvoirs) ont été accueillies par les Tunisiens avec soulagement et parfois avec ferveur. Abusée par sa rhétorique populiste, une majorité de nos compatriotes – spécialement parmi les jeunes générations – a cru de bonne foi qu’il allait s’employer à redresser le pays et remettre le train de la révolution sur les rails.
Mais penser que l’on peut être sauvé par un « homme providentiel » est une erreur, le plus souvent suivie de cruelles déconvenues. Pour qui avait des yeux pour voir, l’image du président austère, jaloux de l’indépendance de son pays, attentif aux aspirations de son peuple et aux besoins des plus défavorisés, cette image idéalisée a commencé à se fissurer dès le mois d’octobre, sitôt après l’entrée en fonction du gouvernement Bouden, le premier choisi entièrement par Kaïs Saïd en vertu des nouvelles lois d’exception.
On s’est alors rendu compte que son gouvernement n’envisageait pas un seul instant de rompre avec les anciennes politiques économiques. Qu’il était au contraire déterminé à continuer sur la même pente, en s’aplatissant encore plus devant les injonctions des bailleurs de fonds, en amplifiant le démantèlement de notre appareil de production et en radicalisant les choix antisociaux et antinationaux des gouvernements précédents – tout en reconnaissant par ailleurs, de façon démagogique, que le vieux « modèle de développement » qui inspirait ces choix était néfaste et qu’il fallait en changer !
Le gouvernement Bouden a avalisé, sans rechigner, l’ensemble du programme de « réformes » imposé par le FMI, en contrepartie d’une nouvelle spirale d’endettement :
– Suppression des ultimes barrières douanières protégeant un marché intérieur déjà submergé de toutes parts ;
– Plan de privatisation d’un nouveau quota d’entreprises publiques, qui seront reprises, pour l’essentiel, par des investisseurs étrangers, comme cela s’est produit lors des opérations de privatisation antérieures ;
– Cession des terres domaniales aux firmes de l’agrobusiness mondial, malgré la ruine de notre agriculture vivrière et le chômage massif qui frappe la paysannerie et la jeunesse rurale ;
– Dérogations supplémentaires sur la fiscalité des sociétés, qui bénéficieront d’abord, comme d’habitude, aux entreprises délocalisées et aux grands groupes rentiers ;
– Levée de la compensation sur les hydrocarbures et les denrées alimentaires, ce qui a immédiatement provoqué une flambée des prix au niveau de ces produits de première nécessité ;
– Gel des salaires et des pensions de retraite ; etc.
L’impact de ces mesures – pourtant pas encore pleinement déployées – a été d’une brutalité inouïe : l’inflation a atteint des pics inédits, le volume des sans-emploi a explosé, tandis que la réduction drastique du pouvoir d’achat affectait aussi bien les milieux les plus modestes que les salariés et les classes moyennes.
De fait, le but réel des politiques appliquées par le gouvernement Bouden est de faire payer, par la population, le prix d’une prétendue stratégie de sortie de crise – sauf qu’il ne peut y avoir aucune sortie de crise de cette manière. Certes, les intérêts des multinationales et ceux de l’oligarchie locale seront préservés et confortés, mais cela ne générera aucune relance économique effective. On ne ranime pas un système à l’agonie en exacerbant ses fragilités structurelles et en augmentant la pauvreté et le déclassement du plus grand nombre.
Est-ce ainsi que le chef de l’Etat entendait servir la cause du peuple et celle de la souveraineté nationale ?
Avec le projet de nouvelle constitution, l’image qu’il donne de lui n’est plus seulement fissurée, elle vole littéralement en éclats, révélant la nature profonde du personnage et son inquiétante démesure. Désormais, le roi est nu. Et le spectacle offert au regard n’est pas beau à voir.
Désavoué par les membres de la Commission Belaïd, le texte sur lequel les électeurs sont appelés à se prononcer ce 25 juillet est l’œuvre personnelle de Kaïs Saïd. Ecrit par un homme jouissant des pleins pouvoirs du fait de l’état d’exception, on réalise à sa lecture qu’il ne vise, en réalité, qu’à instituer un régime politique où ces pleins pouvoirs présidentiels seraient gravés dans le marbre, rendus définitifs, grâce à la transformation de l’état d’exception, par définition provisoire, en état régulier et permanent.
En d’autres mots, Kaïs Saïd a rédigé, seul, une constitution pour le servir lui-même et ses ambitions ; il a cousu de ses mains l’habit dont il veut se revêtir. Du point de vue des normes les plus élémentaires du droit et de la démocratie, cette démarche constitue un scandale absolu. Dans un contexte normal, cela suffirait à disqualifier et annuler toute son entreprise.
Mais examinons le projet plus en détail et regardons jusqu’où peut aller l’autoritarisme compulsif de son auteur. Pour nous guider, reprenons les trois critères mentionnés plus haut : séparation des pouvoirs, équilibre des pouvoirs, contrôle réciproque des pouvoirs. On se focalisera sur les relations entre les instances exécutive et législative.
AU LIEU DE LA SEPARATION DES POUVOIRS,
LEUR CONFUSION DELIBEREE
Pour le chef de l’Etat – pourtant longtemps professeur de droit constitutionnel –, le principe de la séparation des pouvoirs n’a pas lieu d’être. Il le remplace par une invention de son cru, une sorte d’amalgame révoltant de ce qu’il appelle les « fonctions ». (Kaïs Saïd ne parle jamais de pouvoirs, mais uniquement de fonctions, comme pour signifier que l’exercice autorisé des premier relève exclusivement de lui et du statut prééminent qui est le sien[3]. Ce qui indique d’emblée que son univers mental est resté imperméable aux valeurs de la démocratie et du pluralisme.)
L’article 114 du nouveau projet de constitution stipule textuellement ceci : « Les membres du gouvernement ont le droit d’assister aux travaux de l’Assemblée des représentants du peuple et de l’Assemblée nationale des régions et des districts[4], cela aussi bien lors des séances plénières qu’à l’occasion des réunions des commissions. » Il convient de relire attentivement la phrase. Il ne s’agit pas ici de la procédure habituelle des questions au gouvernement ; il est question, plus gravement, d’une intrusion – constante, systématique, délibérée et usurpatoire – du pouvoir exécutif dans le fonctionnement courant du pouvoir législatif.
Pour saisir le caractère proprement hallucinant de pareille disposition, il faut visualiser un moment la situation inverse : des députés, en nombre indéterminé, assistant, à leur convenance, aux conseils des ministres et aux réunions des comités interministériels. Ce serait la foire d’empoigne en continu. Sauf que l’affaire n’a rien d’amusant et dépasse de très loin le simple mélange des genres.
En niant son autonomie et son indépendance, l’article 114 dépouille le pouvoir législatif de toute réalité intrinsèque. S’il était mis en application, il placerait le parlement et les élus sous l’observation, sous la surveillance, sous le contrôle perpétuel du pouvoir exécutif et de son premier chef, le président de la République. Comme Big Brother, Kaïs Saïd voudrait avoir des yeux et des oreilles partout, y compris là où le droit et la décence devraient impérativement le lui interdire.
A LA PLACE DE L’EQUILIBRE DES POUVOIRS,
UNE COMPLETE INEGALITE
Dans la constitution de 2014, le parlement était tout et le chef de l’Etat presque rien. Dans celle soumise au référendum, Kaïs Saïd veut entraîner le pays dans l’impasse inverse. Son projet prive l’ARP de l’ensemble de ses attributs, pour les transférer à la présidence de la République, réduisant ainsi l’Assemblée à n’être plus qu’une coquille vide, une vulgaire chambre d’enregistrement. L’ancien déséquilibre des pouvoirs bafouait la démocratie ; le nouveau l’assassine.
Le texte de 2022 enlève au parlement les deux prérogatives décisives qui sont la substance même de son existence dans un régime pluraliste : sa capacité à légiférer (élaborer les lois et les voter) et son influence politique (qui englobe la capacité à contrôler le pouvoir exécutif).
► Suppression de la capacité de l’ARP à légiférer. Dans les constitutions modernes, l’initiative des lois appartient simultanément (pour des raisons de nécessité pratique) aux parlementaires et au gouvernement. On appelle propositions de lois les textes présentés par les députés et projets de lois ceux émanant du pouvoir exécutif. Du fait de leur importance spécifique, certains projets de lois gouvernementaux sont déclarés prioritaires, ce qui commande leur examen immédiat par le parlement. Tel est le cas, par exemple, des projets de lois de finance, qui sont discutés et votés par l’Assemblée toutes affaires cessantes.
Le partage entre propositions et projets de lois n’est pas toujours équitable. En règle générale, on estime qu’il y a atteinte à l’équilibre des pouvoirs – et donc à la démocratie – lorsque le nombre de projets de lois se met à dépasser celui des propositions de lois.
Kaïs Saïd est sans états d’âme à cet égard. Il aborde le problème de l’initiative des lois dans l’article 68 de son projet de constitution et le règle de la façon la plus cavalière qui soit. S’il commence par admettre formellement la possibilité, pour les parlementaires, de présenter des propositions de lois, c’est pour ajouter aussitôt que les projets de loi présentés par lui-même doivent bénéficier, tous sans exception, d’un traitement prioritaire[5].
Le lecteur doit comprendre que cette question n’est pas simplement technique et qu’elle a des conséquences politiques de grande portée. Si les projets de lois présentés par le président sont tous définis comme prioritaires, cela signifie concrètement – étant donné la disproportion des moyens logistiques dont disposent la présidence (et le gouvernement à son service) et le flux continuel de textes législatifs qu’ils produisent –, cela signifie concrètement que le parlement ne disposera jamais du temps matériel nécessaire pour examiner d’éventuelles propositions de lois émanant de députés.
La clause du caractère prioritaire accolée à tous les projets de lois prive l’Assemblée de la moindre capacité d’initiative législative autonome et la transforme, de facto, en chambre asservie, dont l’unique fonction est d’enregistrer et valider les lois décidées par l’exécutif. Ce qui nous ramène au mode de fonctionnement qui prévalait sous Bourguiba et Ben Ali (et qui n’avait été que très peu corrigé entre 2011 et 2021). Un mode de fonctionnement non démocratique, refusant les principes de séparation et d’équilibre des pouvoirs, que Kaïs Saïd n’avait jamais dénoncé avant 2011 et auquel, manifestement, il est resté viscéralement attaché.
► Suppression de la capacité politique de l’ARP. Après avoir dessaisi la représentation nationale de son pouvoir législatif, le texte soumis au référendum s’est méthodiquement employé à la déposséder de son rôle et de ses attributions directement politiques.
En démocratie, l’influence politique du parlement s’exerce de multiples façons :
1) A travers sa participation dans la formation du gouvernement et la désignation de son chef ;
2) A travers son contrôle continu de l’activité de l’exécutif (par le biais, entre autres, de la création de commissions d’enquête parlementaires ou de la procédure des questions au gouvernement) ;
3) Enfin, et c’est le plus important, à travers le fait que le gouvernement est responsable devant le parlement, qui peut le renverser en votant une motion de censure.
Ces dispositions disparaissent entièrement dans le système de pouvoir personnel que veut instituer Kaïs Saïd. Qu’on en juge :
→ La finalité du premier point est évidente : l’exécutif ne peut pas gouverner sans s’appuyer sur une majorité parlementaire. C’est la raison pour laquelle les constitutions démocratiques stipulent toujours explicitement que le chef de gouvernement doit être choisi parmi le parti (ou la coalition) arrivé en tête aux élections législatives[6]. C’était d’ailleurs spécifié dans la constitution de 2014.
Kaïs Saïd ne s’embarrasse pas de cette contrainte. Dans son projet de nouvelle constitution, il s’affranchit de toute obligation en la matière et se comporte comme s’il était seul à décider. C’est lui qui nomme le Premier ministre : « Le président de la République désigne le chef de gouvernement, ainsi que les membres du gouvernement, sur proposition du Premier ministre. » (Art. 101). Et c’est lui qui le renvoie : « Le président de la République met fin aux fonctions du gouvernement ou à l’un de ses membres, soit sur décision propre, soit sur proposition du Premier ministre. » (Art. 102).
Dans les deux cas – désignation et révocation –, il n’est nulle part fait référence au parlement ni à une éventuelle majorité. Kaïs Saïd est seul souverain et ne partage pas le pouvoir. Quelques articles plus bas, le doute n’est plus permis à ce propos : le gouvernement n’a de comptes à rendre qu’à lui et à lui uniquement. (Art. 112 : « Le gouvernement est responsable de sa gestion devant le président. »)
→ Le deuxième levier d’influence politique du parlement est liquidé avec une égale désinvolture, ce qui ne saurait étonner après ce qui précède. La question du contrôle des députés sur l’action gouvernementale est totalement absente. La possibilité de créer des commissions d’enquête n’est jamais abordée. Quant à la pratique routinière des questions au gouvernement, elle n’est évoquée que pour la forme. Dans les parlements modernes, l’exercice est hebdomadaire ; dans le projet de Kaïs Saïd (art. 114, alinéas 2 et 3), la périodicité n’est pas précisée, ce qui le laisse maître de fixer le délai à sa guise. Une fois par mois ? Une fois par trimestre ? Qui sait ce que réservera l’avenir !
→ Dernier point. Puisque le gouvernement n’est responsable que devant le président et non devant le parlement, ce dernier peut-il néanmoins le faire tomber en adoptant une motion de censure ? Kaïs Saïd ne pouvait pas éluder le problème. Mais la solution qu’il lui apporte est tellement extravagante qu’elle ne laisse plus planer la moindre incertitude sur le caractère maladivement despotique du personnage. Dans son texte, le parlement peut censurer et renverser le gouvernement – à une réserve près, cependant : que la défiance soit votée par les deux-tiers de l’ensemble des parlementaires. (Art. 115, alinéa 3 : « Le président de la République accepte la démission du gouvernement… si la motion de censure est votée par les deux-tiers des membres des deux chambres réunies. »)
Politiquement parlant, cette condition des deux-tiers n’est pas seulement antidémocratique, elle est également déshonorante pour son auteur. Même lorsque le gouvernement est désavoué et doit démissionner, le président reste en place, comme si l’événement ne le concernait en rien, comme si le désaveu infligé au Premier ministre ne pouvait pas ne pas rejaillir sur celui qui l’avait investi et le délégitimer.
En recourant à la manipulation frauduleuse de la majorité renforcée – alors que la majorité simple est la seule admise en pareille situation par les Etats de droit –, Kaïs Saïd indique qu’il envisage, sans scrupules superflus, la possibilité de continuer à gouverner en n’étant plus soutenu que par une minorité au sein de la représentation nationale.
Mais le dévoiement ne s’arrête pas là. La manigance minoritaire exigeait une suite. Que fait le président de la République dans l’hypothèse où son gouvernement est malgré tout renversé, qu’il le remplace par un nouveau gouvernement et que celui-ci tombe à son tour après avoir été lui aussi censuré par les deux-tiers des parlementaires ? Que fait Kaïs Saïd dans cette hypothèse ?
Il se réserve l’une des deux options suivantes :
– Il peut, toute honte bue, accepter le départ de son second gouvernement et s’atteler à la formation d’un troisième ;
– Il peut aussi, plus arbitrairement, dissoudre le parlement, dans l’espoir que des élections législatives anticipées lui apporteront une représentation nationale plus docile ! (Art. 116, alinéa 1 : « Si une deuxième motion de censure est votée durant la même législature, le président de la République peut, soit accepter la démission du gouvernement, soit dissoudre l’Assemblée des représentants du peuple et l’Assemblée nationale des régions et districts ou l’une des deux chambres. »)
Dans tous les cas de figure, ce n’est jamais lui qui s’en va, ce sont toujours les autres qui partent et paient pour son obstination. Lui est au-dessus des votes et au-dessus de ce que les votes impliquent, spécialement quand ils sont négatifs et qu’ils expriment un mouvement majoritaire de refus et de rejet.
EN GUISE DE CONTROLE MUTUEL DES POUVOIRS,
LA MONOCRATIE, L’ABSOLUTISME FORCENE D’UN SEUL HOMME
L’ordre constitutionnel souhaité par Kaïs Saïd est radicalement étranger aux normes de la démocratie moderne ; il s’écarte de bout en bout des règles élémentaires de séparation, d’équilibre et de contrôle mutuel des pouvoirs. Son projet dessine une construction où toute l’autorité serait concentrée entre ses mains, une sorte de pyramide creuse, vide de matérialité, sans institutions autonomes capables de la soutenir, et dont il croit naïvement qu’elle resterait debout uniquement par la grâce de son envie de puissance.
On n’imagine pas la patience retorse, en même temps que l’insondable immaturité, qu’il a fallu pour mettre au point une architecture aussi invraisemblable et aussi précautionneusement attentive à la sauvegarde des intérêts de son bénéficiaire. Plaçant partout des garde-fous pseudo-légaux, Kaïs Saïd s’est en effet arrangé pour ne jamais se retrouver en position de rendre compte de ses actes. Il aspire à monopoliser toutes les responsabilités, sans être obligé par aucune. On touche là sans doute au fantasme le plus secret hantant, depuis que le monde est monde, chaque dictateur, en place ou en devenir : tout avoir, mais ne rien devoir.
Tel qu’il vient d’être décrit, le régime politique que le chef de l’Etat veut faire plébisciter ne peut être qualifié de républicain. Il n’est évidemment pas parlementaire, mais n’est pas non plus présidentiel, ni même présidentialiste. Camouflé derrière l’emploi de concepts de droit constitutionnel détournées de leur sens, c’est un régime monocratique, de tyrannie personnelle, lourdement marqué par les stigmates des modes de gouvernement du passé, un modèle historiquement révolu, mais pleinement conforme à l’idéologie populiste archaïque de Kaïs Saïd.
En vérité, ce dernier ne veut pas corriger le système de la décennie 2011-2021, il veut revenir au système précédent, celui de Ben Ali et de Bourguiba, auquel il ne s’était d’ailleurs jamais opposé auparavant. En prétendant amender la constitution de 2014, c’est en fait celle de 1959 qu’il réintroduit en fraude, en accentuant même sa tonalité liberticide.
En évinçant Bourguiba du palais de Carthage, Ben Ali avait déclaré que la Tunisie était trop évoluée pour accepter des chefs d’Etat à vie. Il avait alors modifié l’ancienne loi et limité l’exercice présidentiel à deux mandats de 5 ans chacun. Plus tard, installé au pouvoir et ne voulant plus le quitter à son tour, il avait fait adopter de nouvelles dispositions pour supprimer cette limitation devenue insupportable à ses yeux. Au total, son règne avait duré 23 ans et s’était achevé par sa fuite en Arabie saoudite.
Dans son projet, Kaïs Saïd s’en tient lui aussi à la règle des deux mandats. Mais, en homme prévoyant, il ajoute de suite une clause qui permet de les prolonger de manière indéterminée. Cette clause spécieuse, c’est le recours au prétexte du « péril imminent », celui-là même dont il s’était servi pour s’emparer des pleins pouvoirs voilà un an. « S’il n’est pas possible de tenir les élections dans les délais prévus, pour cause de guerre ou de péril imminent, le mandat présidentiel est prolongé par une loi, jusqu’à la disparition des motifs ayant provoqué la prolongation. » (Art. 90, alinéa 5).
De prime abord, la formulation paraît anodine, et le prétexte de la guerre peut même faire sourire. On se dit qu’il s’agit d’une simple hypothèse d’école, rappelée pour indiquer une éventualité lointaine, qu’il faut néanmoins envisager pour lui donner une base légale. L’inquiétude, cependant, provient de ce que cette notion de péril imminent n’est définie nulle part avec précision et qu’on la retrouve insérée dans tous les articles traitant de processus électoraux. Cette répétition systématique – sept mentions au total – ne peut que susciter méfiance et suspicion.
Le caractère récurrent de l’argument du péril imminent conduit à penser que le projet de Kaïs Saïd est tout entier orienté vers une perspective de recours constant à l’état d’exception. Et ce n’est pas l’usage qu’il en a déjà fait qui peut inciter à raisonner différemment. L’homme veut être partout, il se veut au-dessus des lois, intouchable et probablement aussi inamovible. Bref : il veut régner en maître omnipotent, comme Bourguiba et Ben Ali avant lui.
Pour certains, le jugement pourrait paraître abrupt et fondé uniquement sur une forme unilatérale de réquisitoire à charge. Ce n’est pas le cas. Dans les analyses développées jusqu’ici, je m’en suis strictement tenu au texte présidentiel et à son sens explicite, sans extrapolation ni spéculation de ma part. Mais oublions cela provisoirement et essayons, pour faire équilibre, d’endosser un instant le rôle de l’avocat de la défense.
Posons la question suivante : y a-t-il, dans le projet qui nous préoccupe, une quelconque disposition, une quelconque indication, dont on pourrait dire qu’elle limite – borne, s’oppose, freine, modère, contrecarre… – cette volonté de domination exclusive qui s’exprime à travers l’ensemble du document ? Le seul endroit possible dans cette optique ne pourrait se trouver que dans la Section VI, consacrée à la formation et aux attributions de la cour constitutionnelle.
Comme son nom l’indique, cette instance a pour mission de statuer sur la constitutionnalité des lois, autrement dit sur leur conformité à la lettre et à l’esprit du texte constitutionnel. En théorie, elle est le dernier gardien du droit, son ultime rempart, capable de stopper tous les abus et toutes les violations de légalité, y compris celles en provenance des plus hautes autorités de l’Etat.
En régime démocratique, le tribunal constitutionnel parvient à assurer ses missions grâce au respect d’un principe sacré : sa totale indépendance vis-à-vis du pouvoir en place. Cette indépendance s’obtient généralement à travers deux procédures parallèles :
Primo. Les magistrats appelés à siéger en pareil tribunal sont nommés pour un mandat de longue durée (mandat à vie pour les juges de la Cour suprême aux Etats-Unis, mandat de 9 ans pour les membres de la Cour constitutionnelle en France, etc.), et ne peuvent être révoqués durant l’exécution de leur mandat. La longévité et l’irrévocabilité sont conçues pour les mettre – autant que possible – à l’abri des pressions. Autre objectif visé par ces mesures : garantir la stabilité et la continuité de leur activité, que les juristes placent au sommet de la hiérarchie des normes.
Deuxio. Le tribunal n’a pas pour unique fonction l’examen des textes de lois que l’exécutif (ou le parlement) lui soumet. La saisine peut être effectuée par d’autres instances : les pouvoirs locaux, les autres cours de justice, voire les simples citoyens. Et elle peut aussi – et surtout – être automatique et spontanée. Dans ce dernier cas, le tribunal constitutionnel se saisit lui-même directement, sans sollicitation extérieure, de l’examen de lois jugées particulièrement sensibles (lois organiques, traités internationaux, etc.). Selon qu’elles sont ou non prévues, ces dernières prérogatives constituent d’ailleurs un critère essentiel pour juger du degré de son indépendance effective.
L’organisation du tribunal constitutionnel décrite par Kaïs Saïd dans son projet est à mille lieues d’un tel modèle, dont il bafoue toutes les règles et toutes les conventions :
Des mandats de type CDD, ne pouvant pas excéder 12 mois en pratique
La structure en trompe-l’œil qu’il compte mettre en place se compose de neuf juges, choisis parmi les plus anciens dans les corps existants : trois de la cour de cassation, trois du tribunal administratif et trois de la cour des comptes (art. 125, alinéa 1). Ces magistrats partent dès qu’ils atteignent l’âge de la retraite – 62 ans pour eux – et sont remplacés, toujours par ordre d’ancienneté, par des collègues en activité dans leurs corps respectifs, à condition que ceux-ci disposent encore d’au moins une année avant d’atteindre à leur tour l’âge du départ à la retraite (art. 125, alinéa 3). Et ainsi de suite… dans un turn-over incessant.
On peut se frotter les yeux d’incrédulité, c’est cela le mécanisme prévu par Kaïs Saïd. Représentons-nous la scène. Avec l’âge moyen plus que vénérable de nos magistrats, le tribunal constitutionnel se transformerait en une sorte de « vestibule de hammam » (skifet hammam), où les partants et les entrants se croiseraient dans un carrousel effréné, sans que personne n’ait eu matériellement le temps de maîtriser les dossiers ni de réchauffer son propre siège !
Une instance passive, sans capacité d’initiative
Le tribunal constitutionnel ne peut être saisi que par le président de la République ou des parlementaires[7]. (Pour ceux-ci, les conditions sont, comme d’habitude, draconiennes : la saisine ne peut être acceptée que si elle est engagée par les deux-tiers des députés, pour l’ARP, et par la moitié de ses membres, pour l’ANRD ; art. 127, alinéa 1).
Le droit d’examen du tribunal ne s’applique qu’aux textes de lois qu’on lui soumet. Dépourvu de l’instrument de la saisine automatique, il n’a aucun droit de regard sur les textes qu’on ne lui soumet pas. Concrètement, cela signifie qu’il n’a pas la faculté d’agir en dehors du périmètre étroit qui lui est assigné. Combinées avec son instabilité structurelle préméditée (point précédent), ces restrictions font du tribunal constitutionnel un organisme complètement ligoté, sans poids ni pouvoir réel. Kaïs Saïd lui fait subir le même traitement qu’au parlement : il garde la forme de l’institution, mais la vide de son contenu. Machiavélisme ? Non, le machiavélisme suppose un minimum de classe. Disons plutôt misérable supercherie.
On a beau scruter le projet présidentiel sous tous les angles, rien n’y fait : ce projet est dangereux et l’apprenti sorcier qui le porte encore plus dangereux, étant donné l’absence totale de retenue dont il fait preuve. Le texte soumis au référendum vise clairement à ériger un régime de dictature implacable, qui apparaît comme la copie conforme de ce que les manuels de sciences politiques qualifient d’autocratie ou de monocratie : le pouvoir d’un homme seul.
Il ne faut cependant pas se tromper sur le sens réel de l’expression « pouvoir d’un homme seul ». Même dotés des prérogatives les plus exorbitantes, les dictateurs n’agissent jamais au service de leurs seuls intérêts ; ils agissent aussi – et c’est plus fondamental – au service des intérêts des groupes économiques dominants dans leurs pays. En Tunisie, ces groupes dominants sont constitués par l’alliance du capital étranger et de l’oligarchie rentière locale. Et nous avons noté plus haut combien le gouvernement Bouden, choisi par Kaïs Saïd, faisait ce qu’il fallait pour les protéger et les conforter, en multipliant les mesures antipopulaires et antinationales.
Le danger des régimes de pouvoir personnel provient en grande partie des privilèges de classe qu’ils défendent, mais tient également aux particularités de leur mode de fonctionnement. Plus précisément, la grande menace qu’ils font planer ne réside pas tant dans ce qu’ils peuvent faire au départ, au moment de leur mise en place, la vraie menace, c’est ce qu’il se passe ensuite, lorsqu’ils deviennent le jouet aveugle de leurs propres déterminations internes.
L’autocratie est un système clos, entièrement verrouillé sur lui-même. Dire cela, c’est dire qu’il est organiquement fermé au dialogue, organiquement fermé au compromis et aux concessions, incapable par conséquent de s’adapter, incapable d’évoluer et de s’autocorriger. Contrairement au système démocratique qui prévoit des procédures légales, donc pacifiques, pour gérer les crises et les conflits, lui n’a rien de tel à sa disposition et ne sait réagir que par l’emploi de la force et de la violence.
Bourguiba et Ben Ali étaient à la tête de régimes monolithiques de ce genre. Le premier a été démis par un coup d’Etat, le second chassé par un soulèvement populaire. Les dernières années des deux règnes ont été épouvantables en matière de répression – des centaines de morts et des milliers de blessés dans les deux cas, sans parler des arrestations en séries et de la pratique systématique de la torture.
Le régime que Kaïs Saïd veut installer plongerait inévitablement la Tunisie dans un engrenage de même nature. S’il fait passer son référendum, les événements risqueraient d’ailleurs de se précipiter très vite. Pour assurer son pouvoir, il commencerait sans doute par frapper durement ses opposants politiques, avant d’envoyer sa police écraser les manifestations de colère populaire. Dans l’état d’extrême vulnérabilité qui caractérise aujourd’hui notre pays, nul ne sait jusqu’où cela pourrait dégénérer.
Pour empêcher pareil scénario de malheur – inscrit dans la logique même du projet de nouvelle constitution – les citoyens n’ont qu’une seule arme : le 25 juillet prochain, voter massivement non.
J’ai annoncé ma décision de voter non aussitôt après la lecture du texte publié par le JORT le 30 juin[8]. Des amis m’ont alors demandé : voter non, c’est d’accord, mais ensuite, que fait-on ? Ma réponse a été de dire que c’était bien de se préoccuper de l’après, mais qu’il était plus utile de commencer par s’occuper d’abord du maintenant. D’ici au 25 juillet, il y a en effet un énorme travail de pédagogie et de mobilisation à produire, en direction de deux grands groupes d’électeurs en particulier.
Le premier groupe est composé de citoyens appartenant à des milieux sociaux divers, qui vont voter « oui » – non par adhésion au contenu du projet de nouvelle constitution, loin de là –, mais parce qu’ils sont littéralement affolés à l’idée qu’un échec de Kaïs Saïd au référendum puisse entraîner le retour d’Ennahdha au pouvoir. Provoqué par une espèce de répulsion idéologique incontrôlée, leur affolement n’est pas justifié.
Je ne sais pas ce que Kaïs Saïd ferait s’il était battu, mais je sais ce qu’il ne fera pas : il ne démissionnera pas et ne rétablira pas l’ancienne ARP dans ses droits. Le retour de Rached Ghannouchi aux commandes est absolument exclu.
De surcroît, après avoir sévi dix longues années durant, le mouvement islamiste n’est plus que l’ombre de lui-même. Largement discrédité, il a perdu l’essentiel de son assise populaire tandis que ses dirigeants se livrent à une guerre des chefs sans merci, qui accélère sa dislocation et son effondrement. Son avenir est désormais derrière lui. Et ce constat ne vaut pas que pour la Tunisie, il est valable pour l’ensemble des pays arabes.
Continuer à être obsédé par les Frères musulmans est irrationnel. Et irresponsable. Cela revient à se laisser conditionner par un vieux danger, en voie de disparition, et à négliger le danger actuel, qui grandit de jour en jour, dont la menace n’est pas simplement hypothétique, mais de plus en plus réelle et effective.
Le positionnement du deuxième groupe est différent. Ses membres n’adhèrent pas, eux non plus, au projet présidentiel. Mieux : ils le dénoncent et affirment vouloir le combattre. Comment ? En prônant le boycottage de l’élection, c’est-à-dire l’abstention. Leur argumentation peut être résumée de la manière suivante : un taux d’abstention élevé lors du référendum priverait Kaïs Saïd de légitimité en cas de victoire, ce qui le fragiliserait dans tout ce qu’il entreprendrait ensuite…
La bonne foi de beaucoup de partisans du boycott ne fait pas de doute. Sauf que la bonne foi, seule, ne suffit pas. Ce qui importe, en politique, ce sont les faits, pas les intentions. Les prochaines élections seront l’occasion d’une bataille entre deux camps – et de deux camps uniquement –, celui du « oui » et celui du « non ». Toutes les voix qui ne se reporteront sur le « non » seront perdues et renforceront indirectement le « oui ». On peut le regretter, mais c’est ainsi.
Le poids électoral de ces deux groupes est conséquent. S’ils basculaient, même partiellement, dans le camp du « non », cela changerait considérablement la donne. Quoi qu’il en soit, il y a trop d’impondérables en jeu pour se hasarder à émettre un pronostic. Par rapport aux résultats éventuels du 25 juillet, on ne peut être sûr d’avance que d’une chose : dans la continuité des élections précédentes, une forte majorité de Tunisiens ne s’estimera toujours pas concernée et ne se déplacera pas pour aller voter.
Kaïs Saïd sortira-t-il vainqueur de l’épreuve ? Subira-t-il son premier échec ? Personnellement, je n’en sais rien. En tout état de cause – pour les démocrates, pour les patriotes, pour les militantes et les militants de gauche – la lutte pour le changement devra se poursuivre, quelle que soit l’issue du scrutin.
Le combat devra se poursuivre en corrigeant ce qui l’a gravement handicapé jusqu’à présent : le décalage séparant la lutte politique des « élites » de la lutte sociale des « masses », la première restant sans profondeur populaire, la seconde restant sans représentation nationale au niveau des « élites » politiques et civiques. Cette division affaiblit tout le monde, alors que l’ennemi est commun et qu’il frappe les uns et les autres sans distinction.
La liberté d’un pays exige un prix élevé. Un prix que l’on n’acquitte pas en une fois, mais par une série de paiements – en sang, en larmes, en courage, en sacrifices, en volonté, en abnégation, en persévérance… –, que des générations successives versent à tour de rôle, sur une séquence historique plus ou moins longue.
En dépit des apparences, nous ne sommes peut-être pas loin du terme du chemin. Il faut donc continuer. C’est notre destin et c’est notre honneur.
Aziz Krichen
Juillet 2022
[1] – Je ne traite dans ce texte que des questions liées au type de régime politique que Kaïs Saïd veut mettre en place. Mais il y aurait quantité d’autres points pour justifier le rejet de son projet de nouvelle constitution : la suppression du caractère civil de l’Etat, la disparition de la section sur les droits économiques et sociaux, la définition rétrograde de notre identité nationale, l’insupportable mégalomanie qui s’exprime dans le préambule, etc.. Le fait que je ne les aborde pas ici ne signifie ni que je les ignore ni que je les sous-estime. Ce n’était simplement pas mon propos.
[2] – https://www.leaders.com.tn/article/32789-aziz-krichen-comprendre-le-moment-present
[3] – De manière similaire, Bourguiba, en son temps, avait voulu interdire l’emploi du terme « président » pour désigner un autre que lui. Les présidents de conseils d’administration ou de clubs de foot devaient se chercher une appellation plus conforme à leur état subalterne… Devant les difficultés de la besogne – et les ricanements des intéressés –, le « Combattant suprême » avait fini par abandonner.
[4] – Le projet de nouvelle constitution crée une deuxième chambre parlementaire aux côtés de l’ARP. On passe d’un système monocaméral à un système bicaméral, ce qui constitue un changement institutionnel important. Mais Kaïs Saïd ne dit rien de précis sur cette Assemblée nationale des régions et des districts, rien sur son mode d’élection, rien sur sa composition, rien sur ses compétences, rien sur la nature de ses relations avec l’ARP (qui aura le statut de chambre haute et qui celui de chambre basse ?). Voter en faveur de son projet reviendrait, dans ses conditions, à signer un chèque en blanc sur un sujet particulièrement sensible.
[5] – Alinéa 2 de l’art. 68 : « Les députés ont le droit de présenter des propositions de lois… », la seule restriction à ce niveau étant qu’ils doivent être au minimum 10 élus dans chaque cas. Alinéa 4 de l’art. 68 : « L’examen des projets de lois du président de la République est prioritaire ».
[6] – Aux Etats-Unis, où le président élu cumule les titres de chef de l’Etat et de chef du gouvernement, le scénario se déroule autrement, mais avec le même résultat, puisque le président ne peut rien décider sans l’aval des deux assemblées, la Chambre des Représentants et le Sénat.
[7] – Dans des circonstances non précisées, d’autres cours de justice peuvent également saisir le tribunal constitutionnel (art. 127, alinéa 3).
[8] – J’ai étudié les deux versions du projet (JORT n° 74 du 30 juin 2022 et JORT n° 77 du 8 juillet 2022). Il n’y a aucune différence de fond entre les deux, malgré ce qu’a laissé entendre le chef de l’Etat. Tous les extraits d’articles de lois cités ici proviennent de la seconde version.
Débats
L’EUROPE OTANISÉE Par Mohamed BENHADDADI

Scientifique de renommée mondiale, Mohamed Benhaddadi installé au Quebec s’exprime régulièrement sur les enjeux géopolitiques qui agitent notre monde. Il livre pour adn-med sa propre vision sur les origines, les manifestations et les conséquences de la guerre qui se déroule en Ukraine.
Depuis l’hiver 1984 ou mon appareil a failli cracher sur le brumeux aéroport d’Odessa, j’ai une peur bleue des avions ou je ne ferme presque jamais l’œil, quelle que soit la durée du vol. En revanche, je ne sais pas si c’est la peur qui inspire, mais je dois dire que l’avion m’a permis d’écrire plusieurs articles, voici le dernier…
La construction de l’Union Européenne (UE) a toujours été un souhait, tout comme l’a été son élargissement, car sensé lui donner encore plus de puissance pour constituer un pôle et peser davantage sur une future scène internationale multipolaire. Dans les faits, l’Europe a été et demeure encore un bar ouvert, où on se sert sans obligation, la note est refilée aux contribuables des pays nantis, auxquels on fait miroiter un semblant de puissance rêvassée. Cette vision ne découle pas de la guerre actuelle, par contre cette dernière a suscité la réflexion pour comprendre un peu mieux quelques antagonismes, avec des perspectives futures pas forcément reluisantes, à moins d’un coup de barre somme toute improbable.
J’ai toujours pensé, au passé comme au présent, que la guerre actuelle était amplement évitable si, entre autres, l’Europe s’était davantage tenue debout, en temps et lieu. Quand le président français a pris son bâton de pèlerin pour sauver les Accords de Minsk, parrainés par la Russie et le couple franco-allemand, il n’ignorait probablement pas à quel point les américains étaient réticents à cet accord, et surtout à quel point l’esprit américain dominait le régime ukrainien, requinqué pour en découdre plus que jamais avec la rébellion du Donbass. Ceci dit, l’échec de Minsk n’est aucunement imputable à ce président qui a eu le mérite d’avoir tenté une médiation désespérée de dernière minute, même si des arrières pensés électoralistes n’étaient pas absentes. Dans le même temps, il faut bien convenir que c’est l’Europe tout entière qui ne s’est pas tenue debout devant deux des trois protagonistes de la guerre actuelle.
L’Europe aurait pu clairement montrer à l’Ukraine la porte verrouillée de l’OTAN et celle, grande ouverte, de l’UE. La meilleure façon de le faire aurait été de promouvoir la désescalade au Donbass, en accompagnant Kiev dans le respect de ses obligations vis-à-vis des accords signés. Quoique caducs et désormais enterrés, ces accords en 12 points méritent d’être revisités en les résumant en une seule phrase : Kiev aurait pu retrouver le contrôle de l’intégralité de ses frontières, en échange de la décentralisation des pouvoirs, allouant au Donbass l’autonomie pour autogérer son éducation, sa culture, etc. Mais, refroidi par sa base ultra nationaliste et soutenu de plus en plus ouvertement par l’Amérique calculatrice, Kiev de Zelenski n’a, à aucun moment, entrepris une quelconque démarche en vue de réviser la constitution du pays, prélude à une plus grande décentralisation du pouvoir qu’implique les accords. Bien plus, aujourd’hui, on voit bien plus clairement que Kiev préparait une solution militaire au soulèvement du Donbass. Incapable de permettre l’application des accords de Minsk qu’ils ont contribué notablement à mettre en place et en ne faisant pas le suivi requis dans leur implémentation, l’Europe n’a pas suffisamment fait pour que cette guerre n’arrive pas. Bien plus, Scholz-Macron sont rapidement rentrés dans les rangs, n’ayant pas eu le courage d’admettre publiquement, ne serait-ce que sur le bout des lèvres, que l’Ukraine de Zelenski n’a pas fait sa part du chemin pour respecter les accords de Minsk, signés pas l’Ukraine de Iouchtchenko et parrainés par le non-couple Hollande-Merkel.
Présentement, l’Europe ne fait rien pour que cette guerre cesse, sous prétexte que c’est aux ukrainiens de décider, oubliant que ces derniers sont principalement adossés aux anglo-américains qui les arment massivement, jusqu’au dernier soldat ukrainien, comme le dit désormais l’expression consacrée. Dans le même temps, La guerre Russie-Ukraine est devenue de facto une guerre Russie-OTAN/UE, avec la mâchoire russe qui se referme de plus en plus sur les forces ukrainiennes au Donbass et au Sud du pays, ce qui implique qu’une la défaite de l’Ukraine va signifier la défaite de l’OTAN/UE. La partition de l’Ukraine semble même inéluctable et, à l’arrivée, l’Europe peut se retrouver comme le dindon de cette farce guerrière.
L’Europe aurait pu également se faire davantage respecter en montrant clairement aux États-Unis, que l’application des accords de Minsk était d’un intérêt stratégique de premier plan. C’est un secret de polichinelle que de réaffirmer que Washington était, dans le meilleur des cas, froid vis-à-vis de Minsk et qu’ils ont travaillé Zelenski au corps à corps pour l’aligner sur leur vision. Sans préjuger le côté calculateur de la démarche des uns et des autres, il est clair que les intérêts politico-économiques de l’UE versus l’Amérique n’étaient pas forcément convergents. Mais, les promoteurs de l’accord de Minsk (Merkel-Hollande) n’étant plus en place, leurs successeurs (Scholz-Macron) semblent beaucoup moins proactifs et/ou ont franchement subi la situation. Comme quoi, même au sein des démocraties occidentales, la continuité politique peut vaciller lors de l’alternance au pouvoir.
Par ailleurs, il revenait à l’Europe de calmer depuis belle lurette le jusqu’auboutisme de la Pologne et des trois républiques baltes (Estonie-Lettonie-Lituanie). Ces quatre pays qui ont connu la cuisine et le joug soviétique considèrent que la guerre froide n’est pas finie, histoire de régler quelques comptes avec leur histoire passée. Pourtant, il faut être de mauvaise foi, comme le sont beaucoup d’experts bellicistes ou/et malavisés qui défilent sur les plateaux TV, pour croire que la Russie allait envahir ces 4 pays, juste après l’Ukraine. C’est de la propagande digne de l’époque soviétique que ces 4 pays ont dû subir à leur corps défendant dans un passé récent, ce qui ne leur donne pas le droit de la faire subir à d’autres. Au-delà de leur appartenance à l’UE, ces pays ne jurent que par l’Amérique, seule garante à leurs yeux du non-retour à la domination russe. À tort ou à raison, ces pays sont encore dans la lutte idéologique et considèrent la Russie comme dépositaire de l’URSS. Ils sont arrivés à aligner quelque peu toute l’Europe sur leur vision passéiste.
Si l’Europe n’arrive pas à émerger, cela est surtout dû au manque de leadership du couple fondateur franco-allemand qui détient les cordons de la bourse. On dit que la force d’un couple se manifeste lors des vents contraires, celle de l’alliance franco-allemande est sensée l’être sur les sujets majeurs et dans les moments névralgiques de leur histoire commune. Ce n’est pas remuer le couteau dans la plaie que de rappeler que l’Allemagne se souvient probablement encore de la froideur et des réticences françaises, à leur tête l’ex-président F. Mitterrand, lors de la réunification de leur pays, en 1989. Le fait est que, avant même la réunification, l’Allemagne disposait d’une assise économique sans commune mesure avec celle de la France, facilitant la résurgence de vieilles hantises et suscitant des craintes nouvelles. Pourtant, on a fait longtemps croire aux populations que le couple est intime, alors qu’il n’a pas été en mesure de supporter cette mise à l’épreuve. Plus récemment, avec la guerre en Ukraine, c’est l’Amérique qui a ramassé la mise avec le doublement du budget militaire allemand, laissant en rade le Rafale et autres fleurons de la technologie européenne. L’Europe de la défense n’existe pas, il y a juste l’OTAN comme instrument au service des États-Unis où presque tous les pays de l’UE font leurs emplettes.
Que dire aussi du secteur névralgique de l’énergie, où l’Allemagne s’est engagée à fond dans le renouvelable tout en se retirant du nucléaire, alors que la France continue à privilégier cette dernière filière. Le fameux couple franco-allemand, locomotive de l’Europe, est en réalité très divisé et se comporte davantage en concurrents qu’en alliés, ce qu’illustre particulièrement bien les secteurs névralgiques de la défense et de l’énergie ci-dessus mentionnés. Malgré les apparences, ce vieux couple fait bien plus que ne pas coucher ensemble, il fait chambre à part. En conséquence, les deux pays sont en train de pâtir de cet état de fait et, ironie du sort, ce n’est pas le rouble mais leur monnaie commune qui est au plus bas. Une éventuelle décision de Moscou de couper les livraisons de gaz les ferait plonger dans la récession et ferait dégringoler l’Euro à des niveaux encore plus bas, ce que les centrales thermiques au charbon rouvertes ne peuvent empêcher. Ce qui est étonnant, c’est de voir l’Europe jouer la vierge offensée : il est pour le moins étonnant que l’Europe s’étonne que la Russie l’empêche de reconstituer ses réserves hivernales de gaz, en restreignant son débit.
On dit que Gouverner, c’est prévoir et les États-Unis n’ont jamais caché que leur vrai défi s’appelle la Chine contre laquelle ils essayent de créer différentes coalitions, dont celle impliquant l’OTAN/UE, même si entretemps ils essayent d’affaiblir au maximum la Russie. Incapable de s’affirmer comme entité, l’Europe risque de nouveau de se retrouver à l’avant-scène de ce nouveau défi à venir, du fait du couplage intime UE-OTAN. Comme l’écrivent en chœur nos journaux, l’Occident n’a jamais été aussi uni, on peut y ajouter : avec l’Europe, dindon de la farce devant l’éternel.
M. Benhaddadi détient un Ph D en génie électrique et a contribué à former plus 4 000 ingénieurs à l’École Polytechnique de Montréal et aux universités de Bab-Ezzouar et Blida. Il est un expert reconnu dans le domaine de l’énergie, impliqué dans le débat public et régulièrement sollicité à titre de conférencier sur les enjeux énergétiques par les collèges et universités du pays et à l’étranger. Pour contribution dans la société, il a reçu de nombreux prix et distinctions, dont l’Ordre national du Québec (2016) et l’Ordre de l’excellence en éducation du Québec (2018).
Débats
Ukraine-Russie : Appel d’intellectuels du « Sud » à soutenir les Ukrainiens

90 intellectuels et activistes, issus majoritairement de pays du « sud » -notamment d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient- où une partie importante des opinions publiques se range du côté de Vladimir Poutine, ont publié le 19 avril un appel à « se tenir aux côtés des Ukrainiens ». Parmi les signataires de l’appel, on retrouve des noms célèbres comme le nigérian Wole Soyinka, les Marocains Abdellatif Laabi et Tahar Benjelloun, le sénégalais Mohammed Mbougar-Sarr, l’indienne Arundhati Roy, la palestinienne Leila Shahid, l’afghan Atiq Rahimi, et l’américain Noam Chomsky.
Malgré les fautes de l’Occident, il faut soutenir sans réserve les Ukrainiens
Depuis le 24 février, Vladimir Poutine mène une guerre de conquête contre l’Ukraine. Son armée bombarde et détruit les villes, tue des civils par milliers, comme elle l’a fait en Tchétchénie et en Syrie. Les Ukrainiens résistent. Il faut les soutenir sans calculs ni réserves.
Dans la plupart de nos pays pourtant, une trop grande partie de l’opinion s’est rangée du côté du dictateur russe. Au nom d’un anti-impérialisme qui s’est mué au fil des ans en haine passionnelle, elle applaudit quiconque s’oppose à l’Occident.
Nous mesurons l’écrasante responsabilité des puissances occidentales, petites et grandes, dans la dévastation de notre monde. Nous avons dénoncé les guerres qu’elles ont menées pour assurer la pérennité de leur domination sur de vastes régions, dont les nôtres, et condamné leur défense de dictatures indéfendables pour protéger leurs intérêts. Nous savons leur usage sélectif des valeurs dont elles se réclament, laissant mourir à leurs portes les réfugiés venant des Suds et accueillant les « leurs » à bras ouverts. Mais ne nous trompons pas de combat. Tous ceux et celles qui réclament pour eux la liberté, qui croient dans le droit des citoyens à choisir leurs dirigeants et à refuser la tyrannie doivent se tenir aujourd’hui aux côtés des Ukrainiens. La liberté doit être défendue partout.
Pour notre part, nous refusons de soutenir quelque dictature que ce soit au prétexte que ses adversaires seraient nos ennemis. A défendre la guerre de Poutine, nous nous privons de notre propre droit à être libres.
1. Dima Abdallah, écrivaine, Liban-France
2. Gilbert Achcar, politiste, Liban-Royaune-Uni
3. Mario I. Aguilar, islamologue, Royaume-Uni
4. Nadia Aïssaoui, sociologue, Algérie-France
5. Younès Ajarraï, conseiller culturel, Maroc
6. Sanhadja Akhrouf, militante féministe, Algérie-France
7. Cengiz Aktar, politiste, Turquie
8. Hala Alabdala, cinéaste, Syrie
9. Tewfik Allal, militant associatif, Algérie-France
10. Chawki Azouri, psychiatre, Liban
11. Malika Bakhti, ingénieure d’études, Algérie-France
12. Brigitte Bardet-Allal, professeure de lettres, France
13. Ali Bayramoglu, journaliste, Turquie
14. Yagoutha Belgacem, directrice artistique, Tunisie-France
15. Souhayr Belhassen, présidente d’honneur de la FIDH, Tunisie
16. Akram Belkaïd, journaliste, écrivain, Algérie-France
17. Rabaa Ben Achour, universitaire, Tunisie
18. Sana Ben Achour, professeure de droit, Tunisie
19. Raymond Benhaïm, économiste, Maroc-France
20. Tahar Ben Jelloun, écrivain, Maroc-France
21. Ali Bensaad, géographe, Algérie-France
22. Raja Benslama, directrice de la Bibliothèque nationale, Tunisie
23. Karima Berger, écrivaine, Algérie-France
24. Mohamed Berrada, écrivain, Maroc
25. Sophie Bessis, historienne, Tunisie-France
26. Karim Emile Bitar, professeur de relations internationales, Liban
27. Antoine Boulad, écrivain, Liban
28. Rafic Boustani, démographe, Liban
29. Nora Boustany, journaliste, Liban-Etats-unis
30. Soha Bsat-Boustani, consultante, Liban
31. Elham Bussière, psychologue, Tunisie-France
32. Abdallah Cheikh-Moussa, universitaire, Tunisie-France
33. Khadija Chérif, sociologue, Tunisie
34. Alice Cherki, psychanalyste, Algérie-France
35. Noam Chomsky, linguiste, Etats-Unis
36. Ahmed Dahmani, universitaire, Algérie-France
37. Kamel Daoud, écrivain, Algérie
38. Godofredo De Oliveira-Neto, écrivain, Brésil
39. Alber Dichy, directeur littéraire, Liban-France
40. Karima Dirèche, anthropologue, Algérie-France
41. Nacer Djabi, sociologue, Algérie
42. Alicia Dujovne-Ortiz, écrivaine, Argentine
43. Anne-Marie Eddé, universitaire, Liban-France
44. Dominique Eddé, écrivaine, Liban
45. Hanane El Chikh, écrivaine, Liban
46. Abbas Fahdel, cinéaste, Irak
47. El Hadj Souleymane Gassama (Elgas), écrivain, Sénégal
48. Amira Hass, journaliste, Israël-Palestine
49. Milton Hatoum, écrivain, Brésil
50. Ahmet Insel, politiste, Turquie
51. Hana Jaber, Lokman Slim Foundation (Beyrouth), Liban-France
52. Ramin Jahanbegloo, philosophe, Iran
53. Kamel Jendoubi, militant des droits humains, Tunisie-France
54. Salam Kawakibi, politologue, Syrie-France
55. Tahar Khalfoune, universitaire, Algérie-France
56. Elias Khoury, écrivain, Liban
57. Driss Ksikes, écrivain, Maroc
58. Abdellatif Laabi, poète, Maroc
59. Smaïn Laacher, sociologue, France
60. Kamal Lahbib, militant des droits humains, Maroc
61. Jaffar Lakhdari, entrepreneur, Algérie
62. Lotfi Madani, consultant, Algérie-France
63. Ahmed Mahiou, juriste, Algérie
64. Charif Majdalani, écrivain, Liban
65. Ziad Majed, politiste, Liban-France
66. Georgia Makhlouf, écrivaine, Liban
67. Farouk Mardam-Bey, éditeur, Syrie-France
68. Mohammed Mbougar-Sarr, écrivain, Sénégal
69. Fatéma Meziane, professeure agrégée d’arabe, Maroc
70. Khadija Mohsen-Finan, universitaire, Tunisie-France
71. Célestin Monga, économiste, Cameroun
72. Boniface Mongo-Mboussa, écrivain, Congo Brazza-France
73. Wajdi Mouawwad, metteur en scène, Liban-France
74. Nabil Mouline, historien, Maroc
75. Madeleine Mukamabano, journaliste, Rwanda-France
76. Lamia Oualalou, journaliste, Maroc-France
77. Salah Oudahar, poète, directeur de festival, Algérie-France
78. Cécile Oumhani, écrivaine, France
79. Atiq Rahimi, écrivain, Afghanistan
80. Michèle Rakotoson, écrivaine, Madagascar
81. Arundhati Roy, écrivaine, Inde
82. Lamine Sagna, universitaire, Sénégal-Etats-Unis
83. Antonio Carlos Secchine, écrivain, Brésil
84. Nada Sehnaoui, artiste plasticienne, Liban
85. Leïla Shahid, ancienne ambassadrice, Palestine
86. Muzna Shihabi-Barthe, militante des droits humains, Palestine
87. Wole Soyinka, écrivain, Nigeria
88. Wassyla Tamzali, essayiste, Algérie-France
89. Nadia Tazi, écrivaine, Maroc-France
90. Hyam Yared, écrivaine, Liban
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