L’EUROPE OTANISÉE Par Mohamed BENHADDADI
Scientifique de renommée mondiale, Mohamed Benhaddadi installé au Quebec s’exprime régulièrement sur les enjeux géopolitiques qui agitent notre monde. Il livre pour adn-med sa propre vision sur les origines, les manifestations et les conséquences de la guerre qui se déroule en Ukraine.
Depuis l’hiver 1984 ou mon appareil a failli cracher sur le brumeux aéroport d’Odessa, j’ai une peur bleue des avions ou je ne ferme presque jamais l’œil, quelle que soit la durée du vol. En revanche, je ne sais pas si c’est la peur qui inspire, mais je dois dire que l’avion m’a permis d’écrire plusieurs articles, voici le dernier…
La construction de l’Union Européenne (UE) a toujours été un souhait, tout comme l’a été son élargissement, car sensé lui donner encore plus de puissance pour constituer un pôle et peser davantage sur une future scène internationale multipolaire. Dans les faits, l’Europe a été et demeure encore un bar ouvert, où on se sert sans obligation, la note est refilée aux contribuables des pays nantis, auxquels on fait miroiter un semblant de puissance rêvassée. Cette vision ne découle pas de la guerre actuelle, par contre cette dernière a suscité la réflexion pour comprendre un peu mieux quelques antagonismes, avec des perspectives futures pas forcément reluisantes, à moins d’un coup de barre somme toute improbable.
J’ai toujours pensé, au passé comme au présent, que la guerre actuelle était amplement évitable si, entre autres, l’Europe s’était davantage tenue debout, en temps et lieu. Quand le président français a pris son bâton de pèlerin pour sauver les Accords de Minsk, parrainés par la Russie et le couple franco-allemand, il n’ignorait probablement pas à quel point les américains étaient réticents à cet accord, et surtout à quel point l’esprit américain dominait le régime ukrainien, requinqué pour en découdre plus que jamais avec la rébellion du Donbass. Ceci dit, l’échec de Minsk n’est aucunement imputable à ce président qui a eu le mérite d’avoir tenté une médiation désespérée de dernière minute, même si des arrières pensés électoralistes n’étaient pas absentes. Dans le même temps, il faut bien convenir que c’est l’Europe tout entière qui ne s’est pas tenue debout devant deux des trois protagonistes de la guerre actuelle.
L’Europe aurait pu clairement montrer à l’Ukraine la porte verrouillée de l’OTAN et celle, grande ouverte, de l’UE. La meilleure façon de le faire aurait été de promouvoir la désescalade au Donbass, en accompagnant Kiev dans le respect de ses obligations vis-à-vis des accords signés. Quoique caducs et désormais enterrés, ces accords en 12 points méritent d’être revisités en les résumant en une seule phrase : Kiev aurait pu retrouver le contrôle de l’intégralité de ses frontières, en échange de la décentralisation des pouvoirs, allouant au Donbass l’autonomie pour autogérer son éducation, sa culture, etc. Mais, refroidi par sa base ultra nationaliste et soutenu de plus en plus ouvertement par l’Amérique calculatrice, Kiev de Zelenski n’a, à aucun moment, entrepris une quelconque démarche en vue de réviser la constitution du pays, prélude à une plus grande décentralisation du pouvoir qu’implique les accords. Bien plus, aujourd’hui, on voit bien plus clairement que Kiev préparait une solution militaire au soulèvement du Donbass. Incapable de permettre l’application des accords de Minsk qu’ils ont contribué notablement à mettre en place et en ne faisant pas le suivi requis dans leur implémentation, l’Europe n’a pas suffisamment fait pour que cette guerre n’arrive pas. Bien plus, Scholz-Macron sont rapidement rentrés dans les rangs, n’ayant pas eu le courage d’admettre publiquement, ne serait-ce que sur le bout des lèvres, que l’Ukraine de Zelenski n’a pas fait sa part du chemin pour respecter les accords de Minsk, signés pas l’Ukraine de Iouchtchenko et parrainés par le non-couple Hollande-Merkel.
Présentement, l’Europe ne fait rien pour que cette guerre cesse, sous prétexte que c’est aux ukrainiens de décider, oubliant que ces derniers sont principalement adossés aux anglo-américains qui les arment massivement, jusqu’au dernier soldat ukrainien, comme le dit désormais l’expression consacrée. Dans le même temps, La guerre Russie-Ukraine est devenue de facto une guerre Russie-OTAN/UE, avec la mâchoire russe qui se referme de plus en plus sur les forces ukrainiennes au Donbass et au Sud du pays, ce qui implique qu’une la défaite de l’Ukraine va signifier la défaite de l’OTAN/UE. La partition de l’Ukraine semble même inéluctable et, à l’arrivée, l’Europe peut se retrouver comme le dindon de cette farce guerrière.
L’Europe aurait pu également se faire davantage respecter en montrant clairement aux États-Unis, que l’application des accords de Minsk était d’un intérêt stratégique de premier plan. C’est un secret de polichinelle que de réaffirmer que Washington était, dans le meilleur des cas, froid vis-à-vis de Minsk et qu’ils ont travaillé Zelenski au corps à corps pour l’aligner sur leur vision. Sans préjuger le côté calculateur de la démarche des uns et des autres, il est clair que les intérêts politico-économiques de l’UE versus l’Amérique n’étaient pas forcément convergents. Mais, les promoteurs de l’accord de Minsk (Merkel-Hollande) n’étant plus en place, leurs successeurs (Scholz-Macron) semblent beaucoup moins proactifs et/ou ont franchement subi la situation. Comme quoi, même au sein des démocraties occidentales, la continuité politique peut vaciller lors de l’alternance au pouvoir.
Par ailleurs, il revenait à l’Europe de calmer depuis belle lurette le jusqu’auboutisme de la Pologne et des trois républiques baltes (Estonie-Lettonie-Lituanie). Ces quatre pays qui ont connu la cuisine et le joug soviétique considèrent que la guerre froide n’est pas finie, histoire de régler quelques comptes avec leur histoire passée. Pourtant, il faut être de mauvaise foi, comme le sont beaucoup d’experts bellicistes ou/et malavisés qui défilent sur les plateaux TV, pour croire que la Russie allait envahir ces 4 pays, juste après l’Ukraine. C’est de la propagande digne de l’époque soviétique que ces 4 pays ont dû subir à leur corps défendant dans un passé récent, ce qui ne leur donne pas le droit de la faire subir à d’autres. Au-delà de leur appartenance à l’UE, ces pays ne jurent que par l’Amérique, seule garante à leurs yeux du non-retour à la domination russe. À tort ou à raison, ces pays sont encore dans la lutte idéologique et considèrent la Russie comme dépositaire de l’URSS. Ils sont arrivés à aligner quelque peu toute l’Europe sur leur vision passéiste.
Si l’Europe n’arrive pas à émerger, cela est surtout dû au manque de leadership du couple fondateur franco-allemand qui détient les cordons de la bourse. On dit que la force d’un couple se manifeste lors des vents contraires, celle de l’alliance franco-allemande est sensée l’être sur les sujets majeurs et dans les moments névralgiques de leur histoire commune. Ce n’est pas remuer le couteau dans la plaie que de rappeler que l’Allemagne se souvient probablement encore de la froideur et des réticences françaises, à leur tête l’ex-président F. Mitterrand, lors de la réunification de leur pays, en 1989. Le fait est que, avant même la réunification, l’Allemagne disposait d’une assise économique sans commune mesure avec celle de la France, facilitant la résurgence de vieilles hantises et suscitant des craintes nouvelles. Pourtant, on a fait longtemps croire aux populations que le couple est intime, alors qu’il n’a pas été en mesure de supporter cette mise à l’épreuve. Plus récemment, avec la guerre en Ukraine, c’est l’Amérique qui a ramassé la mise avec le doublement du budget militaire allemand, laissant en rade le Rafale et autres fleurons de la technologie européenne. L’Europe de la défense n’existe pas, il y a juste l’OTAN comme instrument au service des États-Unis où presque tous les pays de l’UE font leurs emplettes.
Que dire aussi du secteur névralgique de l’énergie, où l’Allemagne s’est engagée à fond dans le renouvelable tout en se retirant du nucléaire, alors que la France continue à privilégier cette dernière filière. Le fameux couple franco-allemand, locomotive de l’Europe, est en réalité très divisé et se comporte davantage en concurrents qu’en alliés, ce qu’illustre particulièrement bien les secteurs névralgiques de la défense et de l’énergie ci-dessus mentionnés. Malgré les apparences, ce vieux couple fait bien plus que ne pas coucher ensemble, il fait chambre à part. En conséquence, les deux pays sont en train de pâtir de cet état de fait et, ironie du sort, ce n’est pas le rouble mais leur monnaie commune qui est au plus bas. Une éventuelle décision de Moscou de couper les livraisons de gaz les ferait plonger dans la récession et ferait dégringoler l’Euro à des niveaux encore plus bas, ce que les centrales thermiques au charbon rouvertes ne peuvent empêcher. Ce qui est étonnant, c’est de voir l’Europe jouer la vierge offensée : il est pour le moins étonnant que l’Europe s’étonne que la Russie l’empêche de reconstituer ses réserves hivernales de gaz, en restreignant son débit.
On dit que Gouverner, c’est prévoir et les États-Unis n’ont jamais caché que leur vrai défi s’appelle la Chine contre laquelle ils essayent de créer différentes coalitions, dont celle impliquant l’OTAN/UE, même si entretemps ils essayent d’affaiblir au maximum la Russie. Incapable de s’affirmer comme entité, l’Europe risque de nouveau de se retrouver à l’avant-scène de ce nouveau défi à venir, du fait du couplage intime UE-OTAN. Comme l’écrivent en chœur nos journaux, l’Occident n’a jamais été aussi uni, on peut y ajouter : avec l’Europe, dindon de la farce devant l’éternel.
M. Benhaddadi détient un Ph D en génie électrique et a contribué à former plus 4 000 ingénieurs à l’École Polytechnique de Montréal et aux universités de Bab-Ezzouar et Blida. Il est un expert reconnu dans le domaine de l’énergie, impliqué dans le débat public et régulièrement sollicité à titre de conférencier sur les enjeux énergétiques par les collèges et universités du pays et à l’étranger. Pour contribution dans la société, il a reçu de nombreux prix et distinctions, dont l’Ordre national du Québec (2016) et l’Ordre de l’excellence en éducation du Québec (2018).