dimanche, décembre 3, 2023
FACE AUX FAITS

Tunisie : sous pression, Kaïs Saïed déjà dos au mur. Par Saïd CHEKRI

Kaïs Saïed commencerait-il enfin à douter de la pertinence et de la faisabilité de son projet d’accaparement total du pouvoir sans se soucier des oppositions, des inquiétudes et de ce qui pourrait en découler ?  Se serait-il rendu compte qu’en l’affranchissant de tout contre-pouvoir, le référendum du 25 juillet l’a aussi mis dos au mur ? 

Dix jours à peine après cette consultation très largement boycottée par les Tunisiens et dénoncée plus ou moins sévèrement par l’Union européenne et le département d’État américain, Kaïs Saïed tente de “solder” un premier dossier politique lourd parmi ceux, nombreux, induits par la politique de mainmise sur tous les leviers de commande engagée le 25 juillet 2021 par la dissolution du Parlement et le renvoi du gouvernement. Il vient en effet de donner son feu vert à une indemnisation financière des 57 magistrats qu’il avait révoqués d’autorité en accusant certains d’entre eux de “malversations et d’enrichissement illicite” et d’autres d’avoir “intentionnellement mal géré l’affaire des assassinats politiques” commis durant la transition pour “couvrir des responsables du Mouvement Ennahdha”. Des accusations si graves qu’elles auraient dû conduire les mis en cause tout droit vers une cour d’assises mais qui, en fin de compte, ne leur auront pas coûté plus qu’une sanction administrative, le licenciement ! Et, cerise sur le gâteau, ledit licenciement est de fait reconnu abusif puisqu’ils bénéficieront d’indemnités, selon un communiqué du ministère de la Justice rendu public ce mercredi 3 août. Cette dérobade maladroite, qui est aussi une fuite en avant, est pour le moins spectaculaire ! Et surtout, elle met à nu les vraies intentions du patron du Palais de Carthage et sa volonté encore intacte de parvenir à ses fins : soumettre l’appareil judiciaire pour en faire un instrument au service de ses pleins pouvoirs. De son pouvoir total et personnel. Ce qui, in fine, porte un coup à la crédibilité de sa démarche tout entière et des principaux actes politiques qui ont été siens depuis celui du 25 juillet 2021 jusqu’au référendum qui lui aura donné la Constitution sur mesure qu’il voulait.

On savait que le procédé dont il avait usé pour faire main basse sur l’ensemble de la vie institutionnelle du pays pouvait lui donner l’illusion de “marquer des points” et de faire avancer son “chantier politique”. Mais l’on n’ignorait pas que, ce faisant, il allait inévitablement transformer celui-ci en un “bourbier politique” dans lequel il allait s’enfoncer et enfoncer sa Tunisie. Et dont il lui sera difficile de s’extirper. 

De fait, cette tentative de clore l’affaire dite des magistrats révoqués se solde plutôt par un échec. Du moins pour l’heure. En témoigne la réaction immédiate de l’Association des magistrats tunisiens (AMT) qui, à juste titre, interprète la décision d’indemniser financièrement les 57 magistrats limogés comme une reconnaissance de fait du caractère arbitraire de la sanction prise contre eux. L’AMT ne manque pas de noter que Kaïs Saïed “refuse de reconnaitre publiquement” son abus qu’il croit pouvoir réparer en sollicitant…le trésor qui, pourtant, peine à assurer le versement des salaires des fonctionnaires de l’État sans aide extérieure. Il faut rappeler que la préservation des deniers publics est l’un des objectifs phares déclarés de M. Saïed ! Mais…le voilà déjà pris en flagrant délit de tentative de monnayer une opération politicienne, voire un règlement de compte politique, en puisant dans les ressources du pays alors même que celui-ci fait face à la plus grave crise financière de son histoire. Si cela n’est pas un acte de corruption, cela y ressemble. On ne connait pas le montant global des indemnités que l’État tunisien va devoir verser aux juges révoqués par Kaïs Saïed, pourtant supposées relever du tribunal criminel, et ledit montant ne suffirait sans doute pas à financer quelque grand projet ou investissement d’envergure, mais symboliquement, et donc politiquement, cela est de nature à disqualifier autant la démarche du Raïs et sa gouvernance que le discours qui les porte.

Mais comment en est-il arrivé là si vite ? Sans doute sous l’effet de la pression des oppositions et contestations intérieures qui n’en sont pourtant qu’à leurs premiers balbutiements et des messages en provenance de l’étranger dont le ton, pour l’heure assez doux, va durcir de jour en jour. Si bien que le soutien d’Alger, du Caire et d’Abu Dhabi se révéleront insignifiants ou, tout au moins, insuffisants pour alléger les effets d’un isolement de la Tunisie sur la scène internationale.

Signe que Kaïs Saïed en est à improviser et déjà à naviguer à vue dans le tumulte politique qui est de son fait pour une bonne part, l’issue qu’il préconise pour régler le lourd litige qui l’oppose au pouvoir judiciaire fait suite à l’intervention-surprise de l’AMT, restée silencieuse jusque-là, qui a dénoncé “une atmosphère dangereuse où planent menaces et harcèlements” et qui salué “l’engagement des juges injustement révoqués sous couvert de réformes et de lutte contre la corruption”, non sans rappeler que ces derniers ont mené une grève de la faim pour alerter sur le “massacre judiciaire” en cours en Tunisie. 

C’est dire que le président tunisien semble avoir soudainement mesuré l’ampleur des crises dont il est l’artisan. Lui qui avait refusé qu’une délégation de l’Union internationale des magistrats en visite en Tunisie soit reçue par une quelconque autorité officielle se rend compte que la réalité le somme de tenter une sortie de l’impasse dans laquelle il s’est engouffré. Sachant qu’il a rendez-vous avec d’autres protagonistes, il s’essaie à gérer les conflits au jour le jour, comme pour segmenter le grand litige qui l’oppose, en fait, à la Tunisie, son histoire et son devenir. Et, au-delà, à l’avenir de toute l’Afrique du nord qu’il croit pouvoir noyer dans une entente de conjoncture avec l’Égypte d’Al-Sissi et les Émirats arabes unis, avec la bénédiction d’une Algérie qui, elle-même, est loin d’avoir renoué avec ses propres repères pour tracer son chemin.               

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