dimanche, décembre 3, 2023
Éditorial

TUNISIE : LA JUSTICE RÉSISTE À KAÏS SAÏED

C’est un véritable camouflet que le tribunal administratif vient d’infliger à Kaïs Saïed en suspendant la révocation de 47 sur les 57 magistrats qu’il avait congédiés en juin dernier les accusant pêle-mêle d’entraves à la justice, de corruption ou… d’adultère. Atteints dans leur dignité et leur honneur ces juges n’ont eu d’autres recours que d’observer une longue et périlleuse grève de la faim. 

Cette décision qui n’est pas susceptible d’appel revêt, dans cette conjoncture post-référendaire constitutionnelle, une signification particulière en ce sens que la remise en cause d’une injonction présidentielle émane de l’institution qu’il avait visée et voulu asservir avant toutes les autres pour asseoir et valider ses dépassements sans risque de contestation. Il s’avère finalement que tous les mécanismes juridiques, administratifs et politiques hérités de la révolution de janvier 2011 résistent tant bien que mal, contrairement à ce que pourrait laisser croire les faibles mobilisations engagées contre les abus répétitifs du président. Par ailleurs, les réactions suscitées par cette sentence dans les sphères politiques, médiatiques ou professionnelles attestent que le coup de force de l’homme fort de Carthage commence à être contre-productif. Non seulement les structures syndicales de la magistrature saluent l’indépendance du tribunal administratif mais des acteurs qui avaient pris fait et cause pour le président ont soit admis la réhabilitation des magistrats et donc implicitement le désaveu de leur mentor, soit observé un silence pesant après une longue et lourde obséquiosité. C’est le cas du bâtonnier de l’Ordre des avocats, Me Bouderbala, soutien de première ligne de Kaïs Saïed qui s’est félicité de cette décision qu’il considère comme « une concrétisation du cours de la justice ». 

La décision du tribunal administratif ne manquera pas également de provoquer des répliques dans plusieurs secteurs. Des personnalités politiques suggèrent -certaines exigent- que le président demande des excuses. D’autres appellent à la démission de la ministre de la justice Leila Jaffel et du ministre de l’intérieur. La première n’a d’ailleurs pas été reçue au Palais de Carthage depuis le 6 juin dernier alors qu’elle en était une invitée particulièrement privilégiée. Selon le très sérieux hebdomadaire « Acharaa’ El Magharibi » la liste des magistrats révoqués a été préparée, à la demande du président, par Leila Jaffel pour régler des comptes avec certains de ses collègues magistrats et punir ceux qui refusaient d’obtempérer à ses instructions visant l’opposition. Mais les dossiers préparés à partir de fiches de police inconsistantes étaient inévitablement voués au rejet d’un Tribunal administratif réputé pour ses traditions de rigueur professionnelle depuis l’ère Ben Ali. La ministre de la justice risque d’être le bouc émissaire que le président offrira en pâture au « peuple qui veut » à défaut de pouvoir prouver le bien-fondé du décret de révocation qu’il s’est empressé de signer le 1er juin 2022, et qui constitue une injustice flagrante dommageable à son image. 

À Tunis, ce coup de maillet de la justice est perçu comme un coup porté sur la tête de Kaïs Saïed.

Le président qui croyait avoir fait le plus dur en s’octroyant tous les pouvoirs avant de faire avaliser son coup de force par une constitution présidentialiste sur mesure découvre que c’est maintenant que les épreuves commencent pour lui : il doit régler les problèmes du pays. Avec une société civile qui n’a pas dit son dernier mot.

Même la centrale syndicale restée anormalement discrète dans les dernières turbulences politiques semble vouloir reprendre place dans l’arène publique. Son secrétaire général Noureddine Tabboubi vient de déclarer que la Tunisie est dans « un calme qui précède la tempête ». 

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