

Débats
NUCLÉAIRE IRANIEN : ACCORD OU PAS D’ACCORD ? Par Mohamed BENHADDADI
Scientifique de réputation établie, Mohamed Benhaddadi installé au Québec s’exprime régulièrement sur les enjeux géopolitiques qui agitent notre monde.
Rétrospective : L’accord-cadre sur le nucléaire iranien signé à Vienne en 2015 avait pour but ultime de garantir le caractère civil du programme nucléaire iranien, en échange de la levée des sanctions économiques qui frappent ce pays. Il a été signé par l’Iran et les membres permanents du Conseil de sécurité (États-Unis, Chine, Russie, France et Royaume-Uni), en plus de l’Allemagne et de l’Union Européenne (UE).
En 2017, après les vérifications convenues, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) valide le respect par l’Iran de ses engagements, donnant ainsi son feu vert à la levée des sanctions. C’est ainsi que cet accord a induit un réchauffement des relations diplomatiques de l’Iran avec de nombreux pays occidentaux qui ont débloqué ses avoirs, alors que des dizaines d’entreprises se sont bousculées aux portes de Téhéran pour signer de juteux contrats, en particulier dans le domaine de l’énergie.
Cette embellie fut de courte durée car, dès mai 2018, D. Trump a annoncé le retrait unilatéral des États-Unis de cet accord et fait de la surenchère en augmentant le niveau des sanctions économiques contre l’Iran. La Russie et la Chine ont dénoncé cette violation du droit international alors que, par mesure de rétorsion, l’Iran s’est progressivement affranchi de ses obligations en reprenant, en 2019, l’enrichissement de l’uranium bien au-delà des limites fixées par l’accord et en réduisant, en 2021, l’accès de l’AIEA à ses sites.
Le point sur la situation actuelle et les points d’achoppement : Les États-Unis ont clairement manifesté leur disposition à réintégrer l’accord de 2015 dès l’élection de J. Biden et la nomination de Robert Malley comme chef de la délégation américaine aux négociations était un gage de bonne volonté, car c’est lui qui était le principal négociateur de l’accord de 2015. C’est ainsi qu’en 2021, de nouvelles négociations sont organisées entre les signataires, visant à remettre le processus sur les rails et un retour de l’ensemble des parties aux conditions de l’accord de Vienne. Lors de ces négociations, les Européens ont joué le rôle de médiateurs, puisque les Iraniens ont refusé tout échange direct avec les Américains, considérant que ces derniers sont sortis de l’accord et ne peuvent pas être présents à la table des négociations.
Certaines questions ont fait l’objet d’âpres négociations. Du côté de l’Iran, l’une des principales demandes a été la mise en place de garanties politiques du futur, dans la perspective de voir arriver en 2024 une nouvelle administration républicaine défavorable à tout accord. L’Iran souhaite s’assurer qu’advenant le cas, l’accord ne sera pas de nouveau unilatéralement dénoncé et que de nouvelles sanctions ne soient appliquées. Aussi, L’Iran a réclamé de l’AIEA la clôture de la question des sites non déclarés où, parait-il, des traces d’uranium enrichi avaient été trouvées car, pour ce pays, cette question dont elle fait une ligne rouge est purement technique et n’a pas de lien avec l’accord de 2015.
Selon les Américains, Téhéran a fait d’importantes concessions sur des points clés, ravivant ainsi les espoirs d’un retour à l’accord de 2015. L’Iran a, en effet, abandonné ses deux exigences relatives (i) à la levée de la désignation des Gardiens de la Révolution en tant qu’organisation terroriste, d’une part, et (ii) au blocage de certaines inspections de l’AIEA, d’autre part. Ce dernier sujet étant particulièrement sensible de part et d’autre, aucune information n’a filtré sur les sites en question. Par contre, les Américains conditionnent tout accord à ce que les inspections de l’AIEA restent en place « pour une durée indéterminée ».
Toujours est-il que les négociations ont progressé, probablement parce que les États-Unis et l’Iran ont dû se montrer flexibles pour avancer, en cherchant le compromis, tout en faisant de sorte que cela apparaisse comme une concession arrachée à l’autre. C’est grâce à cela que le 8 août 2022, l’UE a mis sur la table un document, arguant que « C’est le texte final… et il ne sera pas renégocié », espérant même son acceptation « dans les prochaines semaines », même si l’UE sait pertinemment qu’il sera passé au peigne fin car « derrière chaque question technique et chaque paragraphe se cache une décision politique qui doit être prise… » au plus haut sommet des deux pays qui négocient indirectement.
Sitôt ce document mis sur la table, l’Iran a demandé « quelques ajustements« non dévoilés à la proposition d’accord final de l’UE, ce que les autres participants avaient rapidement et globalement accepté, incluant dans un 1er temps l’UE. Les États-Unis ont également répondu aux ajustements réclamés par l’Iran au texte final soumis par l’UE qui en a informé Téhéran. L’Iran a examiné l’avis des États-Unis sur ses ajustements et a transmis son opinion au coordinateur de l’UE.
Accord ou pas d’accord ? Selon le représentant de l’UE aux négociations, « il existe un terrain d’entente…qui tient compte…des préoccupations de chacun« . Mais, cela n’empêche pas certains de voir la perspective d’un prochain retour à l’accord de 2015 s’éloigner, ce qui est alimenté par la proximité des élections de mi-mandat, avec un président américain soumis à une forte pression du parti républicain, de certains élus démocrates, du lobby juif AIPAC (American Israel Public Affairs Committee) et d’Israël, tous hostiles à tout accord avec l’Iran. Après le chaud, les États-Unis soufflent désormais le froid, en parlant fin août de « questions en suspens« , puis en jugeant le 1er septembre que la réponse iranienne n’est « pas constructive« . Aussi, ces jours-ci, la presse occidentale fait un plus large écho aux rapports qui mentionnent que l’Iran dépasse la limite autorisée de son stock d’uranium faiblement enrichi, tout en accumulant de l’uranium enrichi jusqu’à 60 % et en réduisant l’accès de l’AIEA a ses sites. Toutefois, en fouinant, on constate que la double information sur les dépassements de la limite autorisée du stock d’uranium faiblement enrichi, tout comme l’enrichissement au-delà du niveau limite autorisé, n’est pas récente mais contenue dans deux rapports publiés, respectivement, le 1er et 8 juillet 2019 ! Aussi, le directeur de la CIA, tout comme l’ex-chef du renseignement militaire israélien, avaient publiquement déclaré dans un passé récent qu’il n’y avait aucune preuve que Téhéran envisagerait de développer des armements nucléaires, malgré le processus d’enrichissement d’uranium.
Par ailleurs, il faut savoir que les réticences de certains cercles ne sont pas récentes, puisque la droite républicaine et l’AIPAC sont montés aux barricades dès 2021, lors de la nomination de Robert Malley, nonobstant qu’avec lui, le monde était au moins rassuré qu’on n’allait pas refaire le coup des armes de destruction massive qui s’est avéré être un mensonge entretenu….
Ce qui est récent, c’est l’ampleur et la mobilisation de ces derniers jours, initiée par Israël, opposé à cet accord, tout comme il l’est à tout accord quel qu’il soit avec l’Iran qu’il menace même avec son sempiternel « Israël ne restera pas les bras croisés« . D’ailleurs, cette fin de semaine, la tension est montée d’un cran puisque les États-Unis parlent désormais le 9 septembre de « pas en arrière » de Téhéran, alors que le département d’État refuse toujours de répondre à la question de savoir si les Etats-Unis étaient prêts à approuver le plan final de l’UE. Il faut dire que l’AIEA est venue à bon escient à la rescousse des américains, en déclarant le 7 septembre qu’elle n’est « pas en mesure de garantir que le programme nucléaire iranien est exclusivement pacifique« , à cause probablement de la question des sites non déclarés. L’UE a tourné casaque le 10 septembre avec le communiqué conjoint fort peu diplomatique de Paris-Londres-Bonn, exprimant leur exaspération avec les « doutes » sur l’engagement de Téhéran à parvenir à un « résultat positif » dans les négociations pour relancer l’accord de 2015. L’expression tourner casaque dérive de l’italien voltare casacca, qui signifie changer d’uniforme et s’applique bien aux européens qui renient leur position médiane du mois d’août pour s’aligner sur celle des Américains en septembre, au grand bonheur des…israéliens qui s’en réjouissent publiquement en attribuant le mérite à leur pression. Ce comportement du couple franco-allemand n’a rien d’inédit puisqu’à Minsk aussi, ils étaient médiateurs avant de devenir des protagonistes de la guerre, en fournissant massivement les armes à l’Ukraine.
Comme quoi, l’Occident n’a jamais été aussi uni non seulement dans la guerre en Ukraine, mais aussi dans le dossier nucléaire iranien. À moins d’être un observateur dépourvu de bonne foi, force est de convenir que dans le cas de la guerre en Ukraine, l’occident n’a jamais été aussi seul devant le reste du monde. Dans le cas du dossier nucléaire iranien, même si c’est prématuré de faire un bilan, il est loin d’être exclu que l’on puisse assister de nouveau à un bis repetita de l’Occident versus le reste du monde.
Vienne, bis repetita de Minsk ? Quand les États-Unis se sont retirés de l’accord de Vienne, l’Iran s’est tourné vers les pays de l’UE pour s’assurer de la garantie de ses intérêts. C’est un euphémisme que de rappeler que le retrait des États-Unis de l’accord fut mal perçu par les Européens qui voulaient continuer à l’appliquer. D’ailleurs, ils ont même mis en place un instrument financier de créances visant à honorer les contrats conclus avec l’Iran hors de la zone dollar. Mais, comme d’habitude, la France et l’Allemagne se sont rapidement rendu compte de leur impuissance devant l’Amérique, déterminée à sanctionner toute entreprise occidentale qui fait affaire avec l’Iran. Ironie du sort, cet accord de 2015 rappelle à bien des égards celui signé la même année à Minsk et parrainé par la France-Allemagne. La guerre actuelle en Ukraine tire son essence du non-respect de l’accord de Minsk, auquel les États-Unis étaient plus que réticents…
Depuis que les États-Unis sont sortis de l’accord de Vienne et imposé de nouvelles sanctions à l’Iran, ce dernier pays aurait pu faire de même, sans qu’un observateur neutre ne trouve à redire. Mais, même s’il ne l’a pas fait, l’Iran a tout de même pris plusieurs mesures, depuis 2019, en violation de ses engagements de l’accord de 2015. Il n’est pas exclu que cela a été fait pour négocier en position de force, le moment venu.
Cette fin de semaine, l’Occident a décrété la mobilisation générale pour mettre l’Iran au pied du mur, en le rendant responsable unique de l’absence d’accord. Il n’est pas exclu que cela a été fait pour négocier en position de force les dernières concessions car le moment de vérité est arrivé.
Ce qui précède ressemble à une partie de poker menteur, ce jeu de dés fondé sur le bluff et la surenchère qui se joue entre l’Iran et les États-Unis, auxquels trois pays de l’UE viennent de se joindre. On dit du poker menteur qu’il trouve son piment à partir de cinq joueurs… Pourtant, s’il y a une leçon à tirer de la guerre actuelle en Ukraine à l’issue incertaine mais aux dégâts immenses, c’est qu’une entente, aussi imparfaite qu’elle puisse être, est bien meilleure que la belligérance qui pourrait enflammer et dégénérer, pas seulement cette région névralgique.
Débats
Algérie : la politique du thermomètre. Par Djaffar Lakhdari*

« Je ne crois aux statistiques que lorsque je les ai moi-même falsifiées. » Ce fameux mot de Winston Churchill semble avoir inspiré la récente décision de modifier la méthode de calcul du PIB sans donner les nécessaires précisions sur ce nouveau procédé d’évaluation.
Les normes de l’informel s’imposent
On sait seulement que ce qui explique la hausse spectaculaire du nouveau PIB qui passe pour l’année 2022 de 187 milliards de $, selon l’estimation de la Banque Mondiale, à 233 milliards de $, est l’intégration dans le calcul du nouveau PIB du secteur informel que les économistes estiment représenter environ 30% du PIB, soit près de la moitié du PIB hors hydrocarbures.
Le débat sur la fiabilité du PIB est aussi vieux que la notion de PIB. On critique généralement le fait de ne comptabiliser que les services marchands déclarés en ignorant les travaux non rémunérés, les travaux domestiques par exemple, ou le bénévolat.
On lui reproche surtout d’ignorer les externalités engendrées par l’acte de produire, en particulier la pollution, qui introduisent un biais majeur dans son appréciation. Ainsi, le coût effectif d’un environnement saccagé par une pollution industrielle peut être très supérieur au gain induit par la production qui l’a causé.
Enfin, comparer les PIB courants des pays n’a pas grande signification si on ne tient pas compte du pouvoir d’achat effectif et donc du niveau général des prix si différents d’une zone à une autre.
Car l’un des intérêts majeurs du PIB, c’est, d’une part, de pouvoir mesurer la croissance d’un pays sur une période donnée ; d’autre part, de pouvoir comparer cette évolution à celle d’autres nations et procéder à des classifications.
En dépit de ses limites avérées (il n’existera probablement jamais d’indicateur synthétique parfait), le PIB est l’indicateur majeur qui permet de dresser le bilan économique d’un pays, de le situer, de le comparer, en termes de taille dans son environnement régional et international.
Voilà pourquoi le PIB a fait l’objet au sein d’instances internationales telles que la Banque Mondiale ou le FMI d’une définition unique, consensuelle mais évolutive.
On est ainsi passé dans les années 90 de la notion de PNB (Produit national brut) à celle de PIB (Produit intérieur brut), défini comme la somme des valeurs ajoutées produites dans un pays donné, comme principal indicateur de la richesse qui y est produite.
PIB, le nécessaire consensus international
Dans les années 90, on a aussi rajouté, de manière concertée, la notion de PIB en parité de pouvoir d’achat (PPA) qui modifie le calcul du PIB en tenant compte des différences de ce pouvoir d’achat, donnant ainsi une information plus fiable sur la richesse réelle produite par un Etat. Dans le cas de l’Algérie, le PIB en PPA fait plus que doubler l’évaluation de la richesse produite. En 2022, le PIB courant est évalué à 187 milliards de $, le PIB en PPA à 502 milliards de $ (source : Banque Mondiale).
D’autres améliorations de cet indice pourraient être réalisées, en particulier l’internalisation des externalités et la prise en compte des travaux non marchands et/ou non comptabilisés.
Le secteur informel devrait ainsi être concerné par ces adaptations de l’indice, en particulier dans les pays en voie de développement qui ont tous un important secteur informel, ou plus généralement, lorsque son importance économique est telle que sa non-prise en compte risque de fausser les calculs et les estimations macroéconomiques. Selon une étude de la Banque Mondiale de 2021, l’informel représente environ 70% de l’emploi total dans les pays émergents et plus d’un tiers du PIB.
Des experts de l’OCDE ont même proposé d’intégrer, dans le calcul du PIB des pays développés, les activités illicites telles que le trafic de stupéfiants ou la prostitution, tant les montants concernés sont si importants qu’on ne peut plus les ignorer d’un point de vue strictement économique…
Mauvais remède
Cependant, même imparfaite, la méthode actuelle de calcul du PIB utilisée par les instances internationales telles que la BM ou le FMI ne peut être modifiée unilatéralement sauf à prendre le risque de laisser ces dernières produire leurs propres évaluations (sur quelles bases ?) qui seront très différentes du PIB officiel et interdire toute possibilité d’analyse comparative des économies. Le crédit déjà très faible des autorités du fait de l’opacité qui entoure l’information économique n’en sera que plus affecté.
L’évolution de la définition du PIB ne peut être que concertée et consensuelle au niveau international.
On peut comprendre le souci de montrer un bilan économique plus élogieux, en particulier après la déconvenue du refus de l’adhésion aux BRICS. De fait, l’Algérie a le potentiel d’être une économie émergente, c’est-à-dire capable d’avoir un taux de croissance de plus de 8% par an sur une longue durée, mais pour cela il faut être en mesure de lever les obstacles structurels internes qui empêchent l’économie algérienne de se développer ; obstacles clairement identifiés depuis des décennies. Le poids excessif de l’Etat et de sa bureaucratie sur l’économie étant l’obstacle le plus important. Or celui-ci ne cesse de se renforcer comme le montre l’actualité récente.
Ce n’est pas en modifiant les méthodes de calcul du PIB qu’on fait croître une économie. Briser le thermomètre n’a jamais fait chuter la température.
*Economiste
Débats
VULGARISATION DE QUELQUES ELEMENTS DE CONNAISSANCES DU DEREGLEMENT CLIMATIQUE. Par Mouloud Touat, hydrologue.

Préambule
Les canicules ressenties par tous cette année, les méga-feux, les inondations et leurs conséquences en pertes de vies humaines ont remis au-devant de la scène l’actualité sur le dérèglement climatique.
Dès 2022, une canicule des plus sévères depuis un siècle a sévi en Inde, obligeant les habitants de certaines régions à descendre au fond des puits pour s’hydrater.
De nombreux mégas-incendies survenus en Europe et en Amazonie ont ravagé plus de 30 000 hectares, alors que la moyenne des surfaces brulées les quinze années précédentes n’était que de 6 000 hectares. Cette année, au Canada, près de 20 millions d’hectares de forêt sont partis en fumée, soit plus d’un tiers de la superficie d’un pays comme la France. Le cercle vicieux des incendies qui aggravent à leur tour le changement climatique en dégageant du CO2, s’installe.
Des inondations dévastent de plus en plus d’aires géographiques, l’année dernière plus d’un tiers de la superficie du Pakistan a été noyé, affectant près de 33 millions d’habitants. En Antarctique, le gigantesque glacier Thwaites a libéré près de 50 milliards de tonnes de glace, etc…
La médiatisation de ces aléas est déjà un premier pas pour sensibiliser tout un chacun sur la genèse de ces phénomènes et les raisons de leur aggravation. L’objectif d’un second pas serait d’inciter les individus, les dirigeants d’entreprises et les responsables politiques vers des actions et activités tendant à réduire les émissions de gaz à effet de serre. [1]
Le présent texte participe à cette médiatisation en vulgarisant des connaissances sur la genèse et l’aggravation du dérèglement climatique. Il décrit les dispositifs techniques et analyses scientifiques qui ont permis de l’appréhender et présente les institutions et organismes mis en place afin de développer des stratégies de préservation de la vie sur notre planète.
Les observations du climat
Les premières observations météorologiques au quotidien ont été effectuées en Angleterre à partir de 1659 par le scientifique John Evelyn (1620-1706). D’autres pays européens, les États-Unis et la Russie suivront rapidement cette pratique. Avec l’ampleur que prendra cette collecte de données, une organisation météorologique internationale (OMI) [2] est créée dès 1873 avec les buts de normaliser le codage des informations et de faciliter les échanges de données ainsi mesurées.
Les paramètres mesurés dans les stations météorologiques concernent les températures, l’humidité, la direction et la force du vent, la pression atmosphérique, les précipitations, la neige, la grêle, les nuages, la visibilité, etc. Les fréquences des mesures passent de quelques heures initialement aux enregistrements en continu par la suite.
Les mesures des paramètres météorologiques en altitude font leur apparition avec l’aviation militaire pendant la Seconde Guerre mondiale. Les stations d’observation s’étoffent alors de divers dispositifs tels que des ballons sondes, des bouées, bateaux, avions, satellites embarquant des radars, lidars et radiomètres, etc…
Les débits, qualité chimique et turbidité des eaux de rivières, lacs et barrages sont mesurés au niveau de stations hydrométriques équipées de dispositifs variés. D’autres stations spécifiques sont adaptées aux observations pour l’agronomie, la circulation aéroportuaire et les transports.
A ces réseaux d’observations du climat des temps modernes, viennent s’ajouter les analyses des carottes glacières, des sédiments lacustres et océaniques, la dendrochronologie[3] et les études de fossiles, véritables témoins des paléoclimats.
L’Organisation météorologique mondiale (OMM)[4], créée en 1950 sous l’égide de l’ONU recense aujourd’hui un vaste maillage comprenant « plus de 10 000 stations météorologiques en surface, automatiques ou dotées de personnel, 1 000 stations aérologiques, 7 000 navires, 100 bouées ancrées et 1 000 bouées dérivantes, des centaines de radars météorologiques ainsi que 3 000 aéronefs commerciaux spécialement équipés pour mesurer tous les jours des paramètres clés relatifs à l’atmosphère, aux terres émergées et à la surface des océans. À cela s’ajoutent quelque 230 satellites météorologiques et de recherche. Cela donne une idée du gigantisme des réseaux d’observations météorologique, hydrologique et géophysique.[5]
Ainsi, les observations météorologiques, en provenance de 189 États, sont conservées sur des supports physiques et numériques auprès de centres de recherche nationaux et de l’OMM [6].
Aux origines du dérèglement climatique
Le climat de la planète, à l’échelle des temps géologiques[7], fluctuait selon des périodes appréciées en millions d’années. Ces fluctuations naturelles, résultent du rayonnement solaire, de cycles de Milankovitch, de grandes éruptions volcaniques, ou encore d’impacts de météorites[8],
L’empreinte humaine sur le climat est certainement apparue vers les années 1840 en Europe, avec la révolution industrielle. Depuis lors, l’activité anthropique multiplie les émissions des gaz à effet de serre dans l’atmosphère (GES)[9] et des polluants dans la nature. L’espèce humaine a mis plus d’un siècle pour découvrir et admettre cet impact nocif sur l’environnement.
La présence du dioxyde de carbone dans l’atmosphère (CO2) a été actée pour la première fois par Svante August Arrhenius (1859-1927) [10].
Ensuite c’est le savant russe, Vladimir Vernadsky, considéré comme un précurseur de l’écologie, qui a avancé la thèse selon laquelle les cycles biogéochimiques seraient modifiés sous l’influence humaine. Ce qu’il résuma en ces termes «Une force géologique nouvelle est certainement apparue à la surface terrestre avec l’homme» [11]. Ici le dérèglement climatique est daté avec l’apparition de l’Homo-sapiens.
A partir des années 50, Syukuro Manabe et Klaus Hasselmann[12]. expliquent le réchauffement climatique : le premier en énonçant l’idée de la « réponse du climat » aux émissions de gaz à effet de serre et le second en expliquant clairement le changement climatique (CC) par les activités humaines. Tous deux sont lauréats du Prix Nobel de physique de 2021.
Le monde politique et économique s’empare du sujet dès 1967, lorsque Robert Mc Namara, secrétaire à la Défense des USA a quantifié le changement climatique à l’échelle planétaire à hauteur de +2,5°C avant la fin du siècle, trajectoire qui reste l’une des plus probables actuellement.
L’impact anthropique sur le réchauffement climatique en URSS ne sera confirmé qu’en 1971, par le climatologue russe Mikhaïl Budyko[13] alors que le pouvoir en place s’intéressait à la géo-ingénierie pour accélérer l’ouverture de lignes de navigation dans l’Arctique.
En 1972, le club de Rome publie le fameux rapport Meadows intitulé « Limites à la croissance (dans un monde fini», devenu rapidement une référence sur la conséquence de la croissance économique envers la limitation des ressources naturelles et de l’évolution démographique.
En 1979, le président Jimmy Carter commande le rapport Charney du nom du physicien de l’atmosphère[14], qui a confirmé in-fine la perception du changement climatique.
À l’échelle internationale, l’Organisation météorologique mondiale (OMM) crée en 1988 le Groupe d’experts intergouvernemental[15] (GIEC), et le charge de la problématique du changement climatique. Dans sa publication du 4 avril 2022, le GIEC alerte « qu’il ne resterait plus que trois ans pour garder la planète viable ».
Analysant tous ces constats, Marc Delepouve dans sa récente thèse (2023) [16] conclut «Le système Terre bifurque non pas vers une nouvelle époque géologique, l’Anthropocène, mais plutôt vers un nouvel Eon: l’Anthropozoïque, le cinquième de l’histoire de notre planète».
Le GIEC et les modèles de simulations climatiques
Les relevés météorologiques cumulés au fil du temps ont permis de rassembler une quantité massive de données, utilisées aujourd’hui dans les prévisions météorologiques et la modélisation du climat.
Les modèles climatiques, qui initialement simulaient les circulations atmosphériques et océaniques uniquement, ont progressivement intégré les masses continentales et les glaciers et sont rebaptisés en «modèles du Système Terre». Dix-huit centres de recherche les plus réputés de par le monde[17] absorbent en permanence ces informations et adaptent continuellement les algorithmes de leurs modèles; ces systèmes devenus volumineux et complexes nécessitent aujourd’hui des semaines de calculs, y compris sur les calculateurs les plus performants du moment.
Les modèles climatiques se scindent en deux catégories en fonction de l’extension géographique: les modèles régionaux (MCR) et les modèles globaux (MCG). Les MCR se focalisent sur des phénomènes météorologiques limités dans l’espace, comme les précipitations extrêmes et utilisent des lois de la physique. Leurs algorithmes fonctionnent selon des mailles fines, de l’ordre de 10 km². Les MCG quant à eux traitent des informations climatiques selon des mailles de 50 km² à l’horizontale et d’une centaine de mètres à la verticale ; les lacunes d’informations y sont reconstituées statistiquement.
Les modèles globaux permettent ainsi de prévoir le changement climatique selon les horizons temporels définis par le GIEC [18] en se référant aux émissions de GES de la période préindustrielle ou de l’année 2000. Leurs résultats sont ensuite commentés et diffusés dans des rapports codifiés sous le nom d' »AR » (de l’anglais Assessment Report). L’AR6, publié entre août 2021 et avril 2022 se présente sous forme de trois volumes intitulés respectivement « Constat scientifique », « Adaptation face au changement climatique » et « Atténuation du au changement climatique » [19].
Dans ce dernier rapport, les scénarios ont évolué des traditionnels RCP (pour « Representative Concentration Pathway » en anglais) vers les SPP (pour « Shared Socio-economic Pathways ») intégrant désormais des éléments de développement socio-économiques, tels que l’urbanisation, l’énergie, l’agriculture, le PIB et d’autres paramètres. Chaque niveau d’émission de gaz à effet de serre est associé à un mode de consommation sociétale[20]. Dans ces nouveaux scénarios, les sciences socio-économiques interagissent enfin avec les sciences exactes et les sciences de la nature.
Parmi les scénarios traités, seuls les SPP1 et SPP2 correspondent à de faibles émissions de GES et permettent de maintenir la trajectoire de 1,5°C, fixée par l’Accord de Paris (COP21). En revanche, les scénarios SPP3 à SPP5 affichent des trajectoires de températures alarmantes, oscillant entre 2 et 5,7 °C, d’ici la fin du siècle [21].
Le GIEC, publie aussi des résumés techniques et rapports condensés pour les besoins des hommes d’état afin de les aider à comprendre la dynamique du climat et ses conséquences sur les écosystèmes et les orienter vers des prises de décisions éclairées.
Autres indicateurs d’alerte sur le climat.
Aux scénarios climatiques du GIEC se rajoutent d’autres indicateurs d’alerte sur le climat, l’environnement et la biodiversité, il s’agit entre autres :
- Des scénarios de l’Agence Internationale de l’Energie (AIE, 1977), reconnue pour sa veille sur les marchés du pétrole, du gaz naturel, du charbon, et plus récemment des énergies renouvelables.
- Des objectifs de Développement Durable (ODD) fixés en 2015 par l’Organisation des Nations Unies (ONU) dans le cadre de l’Agenda 2030
- Et du jour de dépassement de la Terre (en anglais: Earth Overshoot Day ou EOD, 1987), calculé chaque année par la Global Footprint Network [22], une ONG américaine spécialisée dans l’écologie.
Le premier indicateur est le «World Energy Outlook», initié par l’Agence internationale de l’énergie (AIE)[23]. Cette agence est créée en 1974 par Henry Kissinger pour défendre les intérêts des pays importateurs d’hydrocarbures. Elle appelle désormais les industriels de l’Energie à intégrer dans les stratégies de production des objectifs de réduction des émissions des GES et de cesser les investissements dans les nouvelles installations fossiles.
L’AIE dans son rapport de 2022 actualise trois scénarios (New Momentum, Accelerated et le Net Zero) en intégrant entre autres, les impacts de la guerre en Ukraine. En 2019, la part les énergies fossiles dans le mix énergétique mondial s’élevait à 78,2%, ces scénarios projettent de la réduire respectivement à 54,8%, 28,3% et 18,4%. Cette réduction passerait par la croissance de la consommation mondiale en hydrogène dans les secteurs des transports et de l’industrie entre 2030 et 2050. Lequel hydrogène doit être produit de plus en plus à partir de sources renouvelables.
Le second indicateur est la fameuse feuille de route des 17 Objectifs de Développement Durable (ODD), défini par l’ONU[24], et validée par 193 pays membres en marge de l’assemblée générale des Nations Unies de 2015.
Aujourd’hui cette feuille de route, affichée dans la plupart des halls d’entreprises ; vise à participer à l’atténuation du changement climatique, à éradiquer la pauvreté sur terre et à lutter contre les inégalités et l’injustice. Les 17 enjeux retenus sont ensuite déclinés après à des niveaux plus fins, soit en 169 cibles qui couvrent l’intégralité des pistes du développement durable. On suppose que les cibles ainsi définies faciliteraient la tâche des entreprises, administrations, associations et particuliers à s’engager sur un minimum de défis et réaliser globalement un maximum d’objectifs.
Le troisième indicateur d’alerte mesure la dette écologique contractée par l’homme envers la Terre. Il est calculé comme le rapport entre la bio-capacité (ou capacité de production biologique de la planète) et l’empreinte écologique de l’humanité, le résultat obtenu est ensuite intégré dans le calendrier annuel. Entre les années 1970 et 2023, le jour de dépassement de la Terre a glissé du 29 décembre au 2 août. Expliqué autrement ce rapport signifie qu’il faudrait presque deux planètes entières comme la Terre pour satisfaire la consommation d’une population de près de 8 milliards d’habitants (nourriture, habits, énergie, déchets, infrastructures, etc..).
Sur la base de ces résultats, des démographes sont allés jusqu’à évaluer le seuil de la population à hauteur de 2 et 3 milliards d’habitants qui permettrait la régénération normale de la bio-capacité sur la planète[25]. Cet indicateur n’est appréciable que pour sa fonction d’alerte car basé sur des hypothèses de travail reflétant partiellement les enjeux économiques, sociaux et environnementaux,
Les conférences des Parties ou COP.
Les conférences des Parties (COP) rassemblent depuis 1995 les dirigeants de la quasi-totalité des pays de la planète pour débattre des rapports du GIEC. Ces conférences restent un forum important pour la négociation et la coordination des efforts internationaux en matière de changement climatique. Lors des débats certains chefs d’Etat iront jusqu’à quantifier leurs engagements [26] en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES), visant l’objectif de zéro émissions nettes (NZE).
Parmi une trentaine de conférences tenues à ce jour, la plus marquante demeure celle de Paris (COP 21) qui a fait adopter en 2015 un traité international juridiquement contraignant[27], signé par 192 pays. Ces derniers s’engagent à limiter le réchauffement planétaire à 1,5 °C, d’ici la fin du siècle.
Malheureusement six ans plus tard, la COP 26 de Glasgow annonce un réchauffement déjà de 1,1 °C. L’Inde et la Chine, se basant sur le constat des émissions historiques des pays développés[28], cumulées à hauteur de 77 % depuis le 18ème siècle, réclament des objectifs moins contraignants pour les pays du Sud et des financements plus conséquents de la part des pays les plus riches.
En 2022 lors de la COP 27 en Égypte[29], le “Plan de mise en œuvre de Charm-el-Cheikh” préconise une transformation du système financier mondial impliquant les gouvernements, les banques, les investisseurs et d’autres bailleurs de fonds[30]. Le financement d’un tel plan pour une transition vers une économie mondiale à faible émission de carbone est estimé à cinq billions[31] de dollars par an. Ce chiffre considérable est en grande partie justifié par les retards des pays les plus développés qui s’étaient engagés dès 2009, lors de la COP de Copenhague, à mobiliser 100 milliards de dollars par an pour le climat.
Le manque d’efficacité de ces conférences est manifeste, notamment en raison de l’absence de contraintes juridiques et de l’insuffisance des moyens financiers. De plus, l’adoption de mesures de transition climatique demeure difficile, voire impossible, avec des acteurs aux systèmes et intérêts économiques divergents.
En conséquence, les mesures annoncées périodiquement, bien que souvent très génériques, nécessitent d’être affinées et adaptées aux échelles nationales ou aux réalités locales. Il apparaît ainsi une multitude d’issues pour la géo ingénierie et les techno-solutions, devant prendre obligatoirement en considération le principe selon lequel l’impact anthropique sur une unité géographique ne doit pas épuiser les ressources que la nature y produit.
Enfin, la participation aux COP des acteurs non étatiques, comme les organisations de la société civile, reste une carence à combler.
Les climato-sceptiques
Malgré toutes ces activités décrivant l’impact anthropique sur le changement climatique n’ont pas suffi à convaincre une frange de la population mondiale appelée climato-sceptique qui reste sur ses doutes et on retrouve parmi elle de nombreux scientifiques.
Ces derniers reprochent entre autres au GIEC de ne pas admettre certaines insuffisances dans la modélisation du climat. Ils rappellent que même « s’il existe a un consensus de 97 % de chercheurs en faveur de la thèse du GIEC, il n’y a parmi eux aucun physicien qui ait travaillé sur le rôle climatique du CO2…»[32].
Au fil du temps, les aléas climatiques extrêmes (sécheresse / inondations) aidant font bouger les lignes ne serait-ce qu’au niveau de l’argumentation. Du simple déni, les climato-sceptiques encensent les « techno-solutions » [33] ; leur mouvement s’organise et se baptise «climato-réaliste» [34] et les experts du GIEC sont qualifiés de « climato-alarmistes ». Cette polémique s’invite jusque dans les encyclopédies numériques et réseaux sociaux : Wikipédia et LinkedIn soutiennent le GIEC et Wikiberal et X (ex. Twitter) appuient les « climato-réalistes ».
Parmi ces climato-sceptiques on retrouve des physiciens dont la carrière s’est construite pendant la guerre froide; certains d’entre eux s’inquiétant de voir les gouvernants se diriger vers une économie plus protectrice de l’environnement »[35] et réductrice de postes d’emplois.
Des hommes d’états tels que Donald Trump, l’ex. Président des USA et Jail Bolsonaro, ancien dirigeant du Brésil s’alignent sur les thèses des climato-septiques. Le premier a écarté les Etats-Unis, nation la plus polluante de la planète, de l’accord de Paris. Le second a accéléré la déforestation de l’Amazonie, «poumon de la planète» et sanctuaire de la biodiversité.
Dans ce mouvement, on retrouve également les multinationales (Exxon, Total, Elf, Volkswagen, etc..) qui, dans les années 80 et 90, ont escamoté les indicateurs du CO2 et du méthane (CH4) dégagés par l’industrie. Ces sociétés, afin de maintenir leurs profits, se sont impliquées dans l’intimidation de chercheurs, la rétribution de pseudo-scientifiques ou le financement de fondations philanthropiques et cercles de réflexion, etc…
Conclusion
Le GIEC est devenu un acteur central, mais aussi vulnérable, dans le développement d’une dynamique internationale sur le dérèglement climatique. À l’opposé des climato-septiques qui nient l’impact anthropique, on voit apparaître une autre tendance qui médite sur une sous-estimation du risque climatique des scénarios préférés du GIEC. Les scénarios les moins alarmants sont mis en avant au détriment des plus inquiétants, notamment pour satisfaire la sphère politique qui abuse des écrits du GIEC pour appuyer des décisions n’ayant parfois aucun lien avec le climat.
Marc Delepouve (2023)[36] va jusqu’à introduire un « concept épistémologique inédit, le Reste causal, outil d’une conception renouvelée de l’expertise scientifique et plus largement du triptyque science, expertise et politique ».
Il relève que l’absence de prise en compte de l’«imprévisible» dans les scénarios du GIEC, due à la quantophrénie (tendance à ne prendre en considération que ce qui est quantifiable), cache le « reste causal », qui est ici les sources naturelles de méthane non quantifiables, mais qui risquent de contribuer à un emballement du réchauffement climatique.
Malgré toutes ces controverses, le principe de précaution est resté de mise dans les actions d’interventions.
[1] Slogan du GIEC : «Agir, tous, vite, partout et maintenant».
[2] Qui deviendra OMM en 1950.
[3] Technique de datation des arbres et de l’appréciation du climat par étude des anneaux de croissance
[4] Organisation météorologique mondiale — Wikipédia (wikipedia.org)
[5] https://public.wmo.int/fr/notre-mandat/quelles-sont-nos-activités/observations#:~:text=
[6] https://www.encyclopedie-environnement.org/air/obervations-meteorologiques-siecles-passes/ .
[7] Les Eons sont les plus grandes subdivisions des temps géologiques qui se divisent en Eres, Périodes et Etages. Les quatre éons terrestres étant du plus ancien au plus récent : Hadéen, Archéen, Protérozoïque et Phanérozoïque1. Le dernier Eon est divisé en trois ères: le Paléozoïque, le Mésozoïque et le Cénozoïque
[8] Dont les impacts sont le changement de la composition de l’atmosphère, les glaciations, les extinctions de masse (dinosaures !).et les changements dans la vie marine etc…
[9] Les GES sont essentiellement le Dioxyde de carbone ou combinaison chimique du carbone et de l’oxygène (CO2), le Monoxyde d’azote (N2O) et le Méthane, composé chimique du carbone et de l’hydrogène (CH4): Ils ont un impact différent sur le climat: malgré leur concentration relativement faible dans l’atmosphère, le CH4 et le N2O contribuent en grande partie à l’effet de serre. Afin de pouvoir comparer l’impact climatique de ces différents gaz et de définir leur potentiel de réchauffement, le méthane et l’oxyde nitreux sont exprimés en équivalents CO2 (CO2e).
[10] Svante August Arrhenius — Wikipédia (wikipedia.org), lauréat du prix Nobel de chimie de 1903.
[11] Vernadsky V. (1926). La biosphère, Léningrad. Réédité en 2002 aux éditions du seuil, Paris. 277 p.
[12] https://www.france24.com/fr/info-en-continu/20211005-le-prix-nobel-de-physique-est-attribué-au-duo-syukuro-manabe-klaus-hasselmann-et-à-giorgio-parisi
[13] Le scepticisme de la Russie vis-à-vis du changement climatique expliqué par son histoire scientifique | IHEID (graduateinstitute.ch)
[14] Massachusetts Institute of Technology.
[15] Organe rattaché au Programme des Nations Unies pour l’Environnement (ONU)
[16] Delepouve M. (2023). Le GIEC, une dialectique science et politique de la quantophrénie et de l’imprévisible. Thèse Docteur d’HESAM. Ecole doctorale Abbé Grégoire. 413 p.
[17] Les centres de modélisation sont implantés notamment aux Etats-Unis, Royaume-Uni, Canada, France, etc.., ils sont spécialisés et aucun d’entre eux n’utilise simultanément l’ensemble des informations observées.
[18] Les activités du GIEC s’organisent autour de l’analyse de l’évolution du climat. Ses experts passent en revue l’état des connaissances à partir de la littérature technique, socio-économique et des résultats de modélisation de l’atmosphère.
[19] Ce dossier a exigé la participation de 780 experts, issus de 195 pays et organisations. Ces experts ont analysé 66 000 études et annoté près de 10 500 pages.
[20] Flux thermique par unité de surface exprimant indirectement les températures.
[21] Ainsi pour le scénario de très faibles émissions de GES (SSP1-1.9 w/m²), les températures moyennes oscilleraient entre 1,0 et 1,8 °C d’ici l’année 2100. Dans le scénario de faibles émissions (SSP2-2.6 w/m²), elles oscilleraient entre 1,3 et 2,4 °C. Dans le scénario intermédiaire (SSP2-4.5 w/m²), elles oscilleraient entre de 2,1 et 3,5 °C. Dans le scénario d’émissions de GES très élevées (SSP5-8.5 w/m²), elles oscilleraient entre de 3,3 et 5,7 °C.
[22] Accueil du Jour du Dépassement de la Terre – #MoveTheDate (overshootday.org)
[23] World Energy Outlook 2022 – Analysis – IEA
[24] Objectifs de développement | Programme De Développement Des Nations Unies (undp.org)
[25] Réduire soit la population à 2 et 3 milliards d’habitants soit le niveau de vie, dans un facteur 4 à 5 toujours à l’horizon 2050
[26] Contributions Déterminées au Niveau National (CDN) soumises par les pays à la demande des Nations unies
[27] L’Accord de Paris | Nations Unies
[28] Michael R. Raupach, Gregg Marland, Philippe Ciais, Corinne Le Quéré, Josep G. Canadell, Global and regional drivers of accelerating CO2 emissions, PNAS, May 22, 2007.
[29] Qu’est-ce que la COP ? | CCNUCC (unfccc.int)
[30] Nouvelles normes comptables dites de double matérialité introduites par le CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) et qui entreront en vigueur dès 2024 pour près de 50 000 entreprises opérant dans l’UE.
[31] Chiffre avec douze zéros
[32] Le flux solaire total (TSI) qui mènerait à un refroidissement de la planète, n’est pas pris en considération dans l’ensemble des modèles. Paradoxalement, le TSI nécessite des mesures directes sur des satellites en milieu extra-terrestre ; des données existent déjà mais en nombre insuffisant pour une bonne représentativité du phénomène.
[33] Il est préférable de trouver des solutions techniques plutôt que d’essayer de faire changer les gens.
[34] Les variations solaires : quelles influences sur le climat ? (climato-realistes.fr)
[35] Selon des historiens des sciences tels Naomi Oreskes et Erik Conway, dans leur livre « Les marchands de doute ».
[36] Delepouve M. (2023). Le GIEC, une dialectique science et politique de la quantophrénie et de l’imprévisible. Thèse Docteur d’HESAM. Ecole doctorale Abbé Grégoire. 413 p
Débats
Avons-nous besoin aujourd’hui des « critiques » d’Arkoun et de Jabri ? (Partie 6). Par Lahcen Oulhaj*

VI- « Critique de la raison islamique »
Nous avons consacré la chronique de juin 2023 aux deux premiers chapitres du livre « pour une critique de la raison islamique » de Mohamed Arkoun. Nous consacrons celle de ce mois de septembre 2023 aux deux chapitres suivants sur la conscience islamique.
3. Profil de la conscience islamique
Le 3ème chapitre du livre « Pour une critique de la raison islamique » de M. Arkoun est intitulé « profil de la conscience islamique ». Il s’agit d’un article, publié sous ce titre, dans Cultures, vol. IV, n°1, UNESCO, 1977, p. 67-93, un numéro consacré à « Pensée et valeurs de l’Islam ».
Ce chapitre-article est ainsi structuré :
- Introduction
- Remarques théoriques
- Approche de la conscience « islamique » contemporaine
- Comment lire le texte de Anwar Al-Jundi
- Conscience islamique et patrimoine vivant
- Conscience islamique et critique de la connaissance selon al Ghazali
- Intervention d’Averroès
- Conscience islamique et connaissance scientifique
6.1. But théorique
6.2. But pratique et étrangetés idéologiques
Introduction
Dans l’introduction du chapitre, M. Arkoun analyse la transformation de l’Islam d’aujourd’hui sous l’effet de l’extension de la scolarisation et des moyens de communication modernes. D’un Islam perçu comme religion dans le passé où les masses islamiques n’étaient affectées que par le noyau métaphysique de l’Islam et par quelques expressions cultuelles islamiques, il est devenu un Islam-refuge ou Islam-fuite des questions urgentes.
M. Arkoun considère que la défaite des armées arabes face à Israël, en 1967, a été un tournant dans cette mutation. Je pense que cette « défaite » des États arabes n’a pas été si importante que cela. C’est juste là un effet de génération. La campagne d’Égypte de Bonaparte a dû être un choc plus important pour les Égyptiens, comme la Reconquista et l’expulsion des Musulmans et Juifs d’Espagne avaient profondément marqué l’Islam en Afrique du Nord. D’un autre côté, cet Islam-refuge est au cœur de la pensée des Frères Musulmans élaborée antérieurement à 1967 (leur Société a été fondée par Hassan al Banna, en 1928, de même que le livre Ma’alim fi at-tariq de Sayid Qutb date de 1964).
Cette mutation de l’Islam se transformant d’un Islam-religion en un Islam-refuge pose selon Arkoun de grandes questions à la pensée islamique contemporaine qui semble incapable d’y répondre.
Pour Arkoun, « le concept de conscience islamique paraît faire partie intégrante d’une grande stratégie créative et responsable pour faire face à l’aventure actuelle de l’Islam ». L’auteur définit le but du chapitre qui consiste à comprendre le comportement et la « mentalité » présents des Musulmans. Il s’agit de donner un aperçu historique et critique du « profil de la conscience islamique » en commençant par le présent pour remonter dans l’histoire, afin de réfuter l’idée erronée de continuité de la conscience islamique depuis l’apparition du Coran.
Arkoun se pose en fait les trois questions suivantes introductives en vue d’une approche et d’une analyse de la conscience islamique :
- Quels sont les contenus et modes de fonctionnement ou « mécanismes » dominants de la conscience individuelle et collective qualifiée d’islamique dans les sociétés contemporaines ?
- Quels sont les points de convergence et de divergence de cette conscience avec les expériences fondatrices du patrimoine constitué depuis l’apparition du Coran ?
- Comment se positionnent les éléments actifs de cette conscience comparativement à la conscience scientifique moderne ?
Remarques théoriques
L’auteur consacre cette section à une discussion sur la psychologie et la conscience. Sa conclusion principale est que les études islamiques n’ont pas bénéficié, jusqu’à ce jour (1977) des découvertes scientifiques modernes des psychologies historique et sociale ou de la psychanalyse. Et il ajoute que tant que ces apports n’ont pas été intégrés aux études islamiques, les écrits dans ce domaine demeureront loin de saisir la réalité vécue.
Approche de la conscience islamique contemporaine
Arkoun choisit, pour approcher la conscience islamique contemporaine, le livre du penseur islamiste égyptien Anwar Al Joundi (1917-2002), intitulé « L’Islam et les courants ou appels destructeurs », publié par Dar Al Kitab al-Lubnani, Beyrouth, 1982. Arkoun s’arrête sur la conclusion de ce livre ou son auteur résume, sous le titre de « perspectives de la recherche », ce qu’il considère comme le noyau de l’Islam contemporain en 21 propositions ou idées. Arkoun cite ainsi ces idées (que nous reprenons ici dans leurs détails à partir du livre d’Al Jundi).
Arkoun a choisi de faire une évaluation d’ensemble intéressante des 21 propositions d’Al Jundi. Nous pensons, pour ce qui nous concerne, que chacune de ces propositions mérite un commentaire à part que nous insérons ci-dessous après chaque proposition.
Proposition 1– C’est l’Islam qui a libéré la raison et l’âme humaine de l’idolâtrie. L’Islam rejette la supériorité du rationalisme et prône la nécessaire cohérence entre la foi et l’action ainsi qu’entre le verbe et le comportement.
Commentaire de la proposition 1 : Chaque religion ou idéologie prétend libérer d’une idolâtrie qu’elle entend remplacer par une autre. Chacune des religions a ses idoles. Des personnages, historiques ou imaginés, sont élevés au rang du divin, sacralisés et déclarés infaillibles. Toute la morale humaine universelle exige que les actes soient conformes aux paroles et aux croyances.
Proposition 2- L’Islam rejette les deux voies de libération de l’âme que sont l’ascétisme et la permissivité. L’Islam offre les voies de cette libération que sont les cultes et le jeûne recommandés. Il s’agit d’éduquer l’âme. L’homme est tenu de se libérer de ses désirs et de ses instincts (vicieux). L’âme doit être soumise au bien défini par Dieu.
Commentaire de la proposition 2 : La nécessaire libération des désirs du corps et des instincts correspond à la philosophie antique de Platon. Elle semble être au centre de la sagesse du Bouddhisme. La pondération et la mesure sont prônées même par les philosophies antiques les plus « hédonistes » comme les Épicuriens de Cyrénaïque (en Libye) auxquels on prêtait à tort la débauche et la permissivité.
Proposition 3- L’Islam n’invite pas à une vie monastique et ascétique. Il invite au contraire à jouir des biens et de la beauté que Dieu met à la disposition des êtres humains. Il n’y a ni fatalité ni résignation en Islam. Le Musulman est invité à chercher à dévoiler les mystères de la nature, mais pas à la maîtriser ou à la vaincre. Il s’agit de chercher à rendre la nature plus commode, mais pas à la défier. Il n’y a pas non plus de conflit de génération en Islam.
Commentaire de la proposition 3 : Le monachisme n’est pas toute la chrétienté. En revanche, certaines tendances soufies s’apparentent dans l’Islam, comme dans le Judaïsme orthodoxe contemporain, au monachisme. Le Judaïsme majoritaire, lui aussi, n’est ni ascétique ni permissif. Dans l’Islam, comme dans le Judaïsme, on a pratiquement les mêmes interdits alimentaires.
Concernant le rapport à la nature, il me semble que le catholicisme, comme le Judaïsme, prônent la même attitude. Les courants prométhéens, majoritaires dans la modernité sont maintenant contrecarrés par les écologistes qui vont jusqu’à sacraliser la nature au détriment de l’Homme.
Proposition 4- L’Islam récuse tout changement ou évolution de l’éthique ou de la morale. La raison n’est pas sacrée pour l’Islam dont le principe fondamental est l’unicité de Dieu.
Commentaire de la proposition 4 : L’Islam suppose que c’est Dieu qui a établi l’éthique et que donc cette dernière est immuable. Lorsqu’on sait que la morale musulmane ne s’écarte pas beaucoup de la morale biblique ou des morales d’autres cultures anciennes, il est permis d’en déduire, soit que c’est Dieu qui a établi toutes ces morales, soit ces morales ont été humaines et relatives à une époque ancienne. Les peuples autres que les Musulmans ont vu évoluer leurs morales. Les Musulmans eux-mêmes ont vu leur morale changer plus ou moins rapidement. Considérer que les peuples musulmans doivent toujours adopter la même morale immuable depuis des siècles, est contraire à l’évolution historique et contraire même à l’esprit de la religion dont le but ultime est le bonheur des gens.
Quant à la « sacralité » de la raison rejetée par l’Islam d’al Jundi, ce que proposent les rationalistes, ce n’est pas du tout la sacralité de la raison, mais sa prééminence en cas de contradiction entre la révélation (exprimée humainement) et la raison.
Proposition 5- En Islam, l’homme n’est pas foncièrement mauvais ou méchant. Il n’y a pas de péché originel. L’homme n’est pas, non plus, foncièrement bon. Il est en fait à la fois bon et mauvais de nature. C’est la foi en Dieu qui rend l’homme bon et l’éloigne du mal. L’homme n’est prisonnier ni de son héritage, ni de son milieu. Il peut s’en libérer.
Commentaire de la proposition 5 : Sur ce point, il est difficile de contredire al Jundi. Seulement, il n’est pas certain que ce soit exactement cela que propose l’Islam. Ce dernier semble dire que c’est Dieu qui décide si l’on doit être bon ou mauvais et qu’il n’y a point de libre-arbitre. En tous cas, cette question complexe avait fait l’objet de controverses entre Mu’tazilites et Ash’arites et il n’y avait pas d’accord entre les Musulmans.
Proposition 6- L’éthique en Islam est constituée de normes immuables. Ces normes distinguent définitivement le bien du mal, le licite (halal) de l’illicite (haram). C’est la volonté de Dieu qui a fait du bien le bien et du mal le mal.
Commentaire de la proposition 6 : Ce point reprend la proposition de l’immuabilité de l’éthique.
Proposition 7- Il n’y a pas en Islam de séparation entre la religion et la vie, ni entre la vie terrestre et la vie dans l’au-delà, ni entre le corps et l’âme, ni entre le réel et l’idéal, ni entre le politique, l’économique, le social et le religieux. L’Islam a pour principe l’unité de l’âme humaine. La crise de l’homme vient de l’abandon des valeurs de l’Islam.
Commentaire de la proposition 7 : Rejeter toutes ces séparations entre les deux termes des différentes contradictions revient à nier l’évidence. Les Musulmans ne confondent pas les termes de tous ces binômes. Tout le monde sait qu’il y a des liens entre les termes de chaque binôme, autrement, on ne les aurait pas mis ensemble.
Proposition 8- L’Islam n’est pas contraire au progrès et à la civilisation. Il s’oppose à la permissivité, à l’athéisme et au matérialisme, lesquels sont le contraire de la civilisation. Il s’agit à ce sujet pour l’Islam d’élever l’âme et de la libérer des désirs.
Commentaire de la proposition 8 : Il n’est pas besoin d’être musulman pour s’opposer à la débauche ou à l’hédonisme, au matérialisme et à l’athéisme. Plusieurs religions s’opposent à l’hédonisme. Le matérialisme est le contraire même de la religion fondée sur l’idée d’un Dieu créateur et souverain. Quant à l’athéisme, il ne peut pas se concevoir dans le cadre des religions « révélées », lesquelles sont théocentriques. Pour les religions « sans dieu », il est difficile même de parler d’athée ou de non athée.
Peut-on accepter le matérialisme dans le cadre de l’Islam ? Oui, si on accepte le libre-arbitre et l’idée d’un Dieu ayant établi une bonne fois les lois de l’univers pour « se retirer » et laisser les Hommes faire face aux conséquences de leurs actions. Une telle conception de Dieu correspond à celle de la Torah. Pour l’Islam, plusieurs versets vont dans ce sens.
Ceci concerne juste la possibilité du matérialisme en Islam. Maintenant, il y a autant d’arguments en faveur du matérialisme que de l’idéalisme.
Proposition 9- Les normes de l’existence humaine sont immuables.
Commentaire de la proposition 9 : Ce point sur l’immuabilité des normes de l’existence humaine a déjà été commenté. Si cela veut dire qu’il existe des normes qui sont toujours vraies et qui le resteront toujours, pourquoi pas. La norme « tu ne tueras point » est par exemple immuable. Mais il faut ajouter « en situation normale », c’est-à-dire en temps de paix et lorsqu’on n’est pas menacé. Mais ces normes supérieures étant données, les normes quotidiennes évoluent dans le temps et l’espace. Il n’est pas réaliste de dire que les normes appliquées à l’époque des Abbassides ou des Almoravides sont toujours valables aujourd’hui. C’est tout simplement la négation de l’histoire.
Proposition 10- L’Islam n’exclut pas la religion de la vie sociale. L’Islam définit ce que doit être le comportement de l’homme vis-à-vis de lui-même et des autres hommes.
Commentaire de la proposition 10 : La vie sociale est devenue complexe et il est impossible pour un Droit musulman fait au 8ème ou 9ème siècle de répondre aux besoins de la société. Si ce Droit a été fait pour le bien de la société, il faut laisser cette dernière s’organiser de manière autonome pour son bien. C’est pour cela qu’il faut séparer la religion de la vie sociale, en reléguant la religion aux domaines de la vie privée.
Proposition 11- L’Islam offre la solution à la contradiction entre l’individu et le groupe, entre le mouvement et l’état statique, entre la raison et l’âme, entre la liberté et le déterminisme. L’Islam ne s’oppose pas à l’innovation, mais il n’adopte dans l’innovation que ce qui est conforme à ses valeurs et principes.
Commentaire de la proposition 11 : Al Jundi fait comme s’il existe aujourd’hui un être ou une institution qu’on peut appeler l’Islam. Il suppose que cet être ou institution va nous dire à chaque fois comment résoudre une question donnée qui se pose ici et maintenant. Or l’Islam (au sens sunnite : Coran + hadith + consensus des compagnons du Prophète) a été donné une fois pour toutes entre le 7ème et le 9ème siècle. Le Prophète n’est plus là et les imams ne sont pas infaillibles. Qui va dire ce que c’est que l’Islam aujourd’hui ? Al Jundi répondrait que c’est lui Mais Khaminei aussi.
Proposition 12- Il faut distinguer la doctrine islamique fondamentale et l’application de cette doctrine dans la société islamique. Les principes fondamentaux demeurent, mais des doctrines appliquées peuvent en prendre le dessus. C’est le réveil de la conscience islamique qui permet de dépasser une telle situation caractéristique de l’état de faiblesse de l’Islam.
Commentaire de la proposition 12 : Le problème est qu’il n’y a pas de consensus, parmi les Musulmans, sur la doctrine islamique fondamentale elle-même.
Proposition 13- L’Islam accepte la prédestination dans ses conséquences, mais pas dans ses causes. Il admet l’éternité de l’âme. La vie terrestre est dans ce cas bien inférieure à la vie dans l’au-delà. D’où l’absence de crainte de la mort chez les Mujahidins.
Commentaire de la proposition 13 : La proposition 13 d’al Jundi est en contradiction avec la Proposition qui rejette toute séparation entre le corps et l’âme, entre la vie d’ici-bas et la vie dans l’au-delà.
Proposition 14- L’Islam libère les hommes de l’esclavage, de l’élitisme et du système des mollahs (oligarchie des mollahs). Il libère de la méditation et de la spéculation théoriques pour le règne de l’expérimentation, de la recherche scientifique. Il libère de l’esprit de corps (‘asabiyya) et du racisme et des dangers que comporte l’angoisse de la recherche de Dieu…
Commentaire de la proposition 14 : Il est difficile de soutenir cette proposition, à moins de considérer qu’aucune société réellement existante n’est musulmane. Pour l’esclavage, cette proposition est en contradiction avec le Coran même. Comment affranchir un esclave s’il n’y a pas d’esclavage ? Pour l’esprit de corps tribal, le Coran lui-même dit que c’est Dieu qui a créé des tribus et des peuples parmi les gens. L’existence de la tribu n’implique-t-elle pas l’esprit de corps (‘asabiyya) tribal ?
Proposition 15- L’histoire islamique n’est pas explicable par des facteurs matériels ou par des déterminants économiques seuls. Différents facteurs gouvernent l’histoire des nations dont des facteurs immatériels. L’histoire islamique est gouvernée par de nombreux facteurs dont les facteurs psychologiques et spirituels.
Commentaire de la proposition 15 : Ces multiples facteurs gouvernent l’histoire de toutes les sociétés, musulmanes ou non musulmanes.
Proposition 16- La science est incapable de répondre à toutes les questions que l’homme se pose. En Islam, il n’y a pas de conflit en la foi et la science. Il n’y a pas de distinction entre conception rationnelle scientifique et conception religieuse.
Commentaire de la proposition 16 : La science n’a jamais prétendu répondre à toutes les questions que se posent les Hommes. La science cherche à répondre aux questions matérielles. La religion apporte des réponses à des questions métaphysiques. Elles ne sont pas sur le même terrain. C’est lorsque la religion veut empiéter sur le domaine de la science qu’il peut y avoir contradiction. La religion n’a pas à s’occuper des questions qui relèvent de la science et vice versa.
Proposition 17- Les luttes nationales pour l’indépendance ont été menées sous l’égide du Jihad sur la « voie de Dieu » avant qu’elles ne s’inscrivent dans le Jihad pour la patrie. L’Islam a été dans ces luttes le symbole de la résistance spirituelle contre l’occupation coloniale et a été la garantie de la perpétuité de l’unité de la langue et de la culture. L’Islam incarnait dans ces luttes toutes les valeurs « pures » qui manquaient sous la colonisation.
Commentaire de la proposition 17 : Cela est vrai pour le Jihad islamique et la lutte pour l’indépendance. En Islam, il n’y de toutes façons pas de distinction entre la lutte pour la religion et la lutte pour la langue arabe, puisque l’Islam rejette toutes les autres langues, qu’il considère inférieures à la langue arabe. Mais l’arabe n’est pas l’unique langue des Musulmans et donc le nationalisme ethnolinguistique peut agir contre l’Islam. C’est d’ailleurs le cas au Moyen-Orient depuis le début du 20ème siècle.
Proposition 18- Le mouvement est une loi de l’univers, mais ce mouvement n’est pas libre de toute contrainte. Il n’est pas aléatoire et sans règles. Comme chaque corps céleste doit suivre une trajectoire, la vie humaine doit être menée autour d’un axe fixe et doit suivre une trajectoire donnée.
Commentaire de la proposition 18 : Cette analogie entre les astres et la vie humaine n’a pas de sens, car l’Homme est doté d’une âme ou d’un esprit alors que les astres sont inertes. Et si l’on accepte que la vie humaine doive se mener autour d’un axe fixe, qui est légitime pour désigner cet axe ? Al Jundi peut-être !
Proposition 19- La séparation entre la religion et l’État est une idée étrangère. Elle fait partie des croyances européennes et est le produit d’une longue évolution en Europe. Elle n’est pas un donné de l’Islam. Pour ce dernier la religion et l’État font un tout intégré. Le christianisme est une religion et une morale, mais pas une législation, un Droit. Le christianisme fait partie du Judaïsme et n’en est qu’un complément pour la Torah. Les fondements de l’Islam sont immuables et ne changent pas avec la société. Les règles concernant l’adultère, l’usure, l’alcool et le vol sont invariables.
Commentaire de la proposition 19 : Cette prétendue immuabilité du Droit est déjà discutée. De même que nous avons déjà montré que l’État et la religion doivent être séparés. Quant à chercher à discréditer cette séparation parce qu’elle vient de l’étranger, cela ne tient pas, sinon il faut rejeter aussi les techniques qui viennent de l’étranger. Puis, cet étranger avait bien la même culture que celle des pays musulmans d’aujourd’hui et c’est en se séparant de leurs propres religions et de leurs modes de pensée qu’ils se sont développés. C’est aussi cela qui s’est passé en Asie, Japon, Chine… Tous les peuples de la terre, sauf les Musulmans, avaient compris que les cultures traditionnelles devaient être abandonnées pour la modernité.
Proposition 20- La liberté signifie dans l’Islam que l’individu n’est pas esclave de ses désirs, mais adorateur de Dieu seul. Le Musulman n’est pas soumis à quelque autre autorité que celle du Créateur. Il ne peut pas être esclave d’un autre homme. La liberté en Islam, c’est se libérer des entraves de l’ignorance, des superstitions, de l’idolâtrie et de la tradition ou imitation. La Vérité en Islam est la Vérité pour tous les hommes et la Vérité en Europe n’est Vérité que pour l’Europe et même pas pour ses colonies. La règle fondamentale « pas de contrainte en religion » est toujours respectée. Les Musulmans n’ont tué personne pour avoir une opinion contraire à l’Islam. C’est l’Islam qui s’est défini comme étant l’opposé à l’esclavage.
Commentaire de la proposition 20 : Cette proposition est un tissu de contre-vérités.
Proposition 21- L’Islam s’adapte à toutes les situations et est capable d’évoluer de l’intérieur tout en conservant son origine divine. L’Islam concilie liberté et régulation, individu et groupe, science et religion, rationalisme et sentiments ou émotions, esprit et matière, révélation et raison, vie terrestre et vie dans l’au-delà, mystère (invisible) et profession de foi (certitude), constance et variation, passé et présent, conservatisme et innovation, Islam et humanité.
Commentaire de la proposition 21 : Il s’agit là d’un vœu pieux. Il ne suffit pas d’affirmer cette conciliation pour qu’elle soit réelle.
Comment lire le texte de Anwar Al-Jundi
Arkoun dit qu’on ne doit ni réfuter catégoriquement ou scientifiquement ce genre de texte, ni le mépriser. Selon lui, il faut y chercher les « vérités fonctionnelles », lesquelles constituent une réponse violente de sociétés cherchant à compenser une réalité misérable et déplorable, un délabrement de leurs structures traditionnelles, moyennant une surestimation et une glorification excessive du patrimoine islamique.
En vérité chacune des propositions rétrogrades, dogmatiques, mensongères et fanatiques d’Anwar al Jundi mérite au moins un court commentaire. C’est ce que nous avons fait. Le refus d’Arkoun de s’exprimer sur chacune d’entre elles me semble être dicté par des calculs politiques dont le but est d’éviter de s’attaquer frontalement à un courant puissant et violent. Mais, à mon avis, cela peut contribuer à le renforcer.
En conclusion de cette discussion, disons que plusieurs propositions d’al Jundi ne sont pas spécifiques à l’Islam. On les trouve défendues par des courants étrangers à l’Islam. Plusieurs autres propositions sont tout simplement mensongères croyant qu’affirmer une chose suffit pour qu’elle soit réalité. D’autres propositions nient tout simplement les faits ou la réalité. Pour al Jundi, l’Islam imaginé par lui correspond à l’Islam réellement existant.
Cette fuite en avant dans un égo sur-enflé permet, selon Arkoun, d’amortir les effets des chocs subis par le moi individuel et collectif du fait de la rencontre de la civilisation moderne. Ce constat est généralisable à tous les pays en voie de développement (tiers monde). Mais il est tragique dans le monde islamique à cause de deux ruptures historiques :
- Entre l’Islam contemporain et l’Islam classique ;
- Entre le monde islamique et l’Europe moderne (constituée depuis le 16ème siècle).
L’auteur considère que le discours islamiste est maintenant hégémonique dans le monde islamique. Il se propose alors de le déconstruire et de le critiquer de l’intérieur, dans ses structures et dans sa genèse.
Conscience islamique et patrimoine vivant
Arkoun commence cette section par l’analyse du concept de patrimoine vivant. Il distingue la présence à soi-sujet de la présence à soi-objet dans la conscience élargie. Il compare la conscience islamique et la critique de la connaissance chez al Ghazali avec la position d’Averroès sur la philosophie et la science. Il rappelle la pensée d’Averroès à ce sujet en la résumant ainsi par trois éléments (d’ailleurs adoptés tels quels par Jabri) :
- La philosophie est une science déductive. Elle n’est pas un ensemble de visions basées sur des méthodes incertaines ;
- La scientificité de la philosophie est fondée sur une application correcte des principes fondamentaux du procès ou examen analogique ;
- Le retour à cette science n’est pas que possible pour les Musulmans. Il est un devoir et une obligation religieuse.
Arkoun dit que les Oulémas qui se sont opposés à Averroès sont du même genre qu’Anwar al Jundi. Ces Oulémas rejettent tout ce qui vient de l’extérieur du monde islamique, comme la philosophie. Arkoun affirme, comme Jabri, qu’Averroès avait échoué en terre d’Islam, mais qu’il avait réussi dans le monde chrétien (européen). Il y a lieu de nuancer cette affirmation d’échec et de succès.
Ces Propositions relatives à la pensée d’Averroès sont erronées et il est curieux que l’auteur se soit abstenu de les commenter. La déduction à elle-seule ne suffit pas pour fonder une « science ». La déduction se fait à partir d’hypothèses et il fallait au moins dire de la philosophie qu’elle était une science hypothético-déductive. Mais l’est-elle vraiment ? La philosophie est-elle nécessairement axiomatique ? Un examen rapide de la philosophie grecque montre qu’elle ne l’est pas.
On sait que la méthode des dialogues de Platon, par exemple, consiste d’abord dans des dialogues dans lesquels Socrate procède par élimination, par une sorte de raisonnement par l’absurde, en partant d’une définition grossière de la notion étudiée pour aller vers une définition de plus en plus précise de l’essence de cette notion.
L’analogie n’est pas toujours mise en œuvre dans la philosophie grecque. La science ne se définit pas que par une méthode, mais aussi par son objet empirique. Dire de la philosophie qu’elle est une science, c’est se limiter à l’aspect méthodologique et encore. Cet aspect méthodologique de la philosophie est discutable. Le raisonnement logique respectant des règles élémentaires essentielles de la non-contradiction et du tiers exclu n’est pas l’apanage de la philosophie. La littérature et la critique littéraire sont aussi censées les respecter. Il ne viendra à l’esprit de personne de prétendre que la littérature est une science. Ce serait un oxymore.
Philosopher est-il une obligation religieuse ? Nous avons déjà vu que les tentatives d’Averroès de le prouver ne sont pas convaincantes, à moins de considérer que la philosophie est synonyme de méditation.
Arkoun semble, comme beaucoup de penseurs musulmans, accorder du crédit à Averroès. Il semble avoir une haute idée du caractère « scientifique et rationnel » de son œuvre. En réalité, Averroès ne défend qu’à moitié les philosophes musulmans (al Farabi et Avicenne) attaqués par al Ghazali. La philosophie pour lui se limite d’ailleurs au chapitre problématique de la logique d’Aristote.
Il faut tout de même préciser qu’Arkoun est conscient des limites de la pensée d’Averroès lorsqu’il parle du glissement dangereux de ce dernier vers la sacralisation et l’infaillibilité d’Aristote. Arkoun considère qu’Averroès n’a fait qu’ouvrir la porte de la modernité à la pensée islamique lorsqu’il affirme, pour la première fois dans le champ islamique, l’historicité de la raison. Arkoun affirme que c’est l’Europe qui est entrée par cette porte, le monde islamique, pour ce qui le concerne, s’est arrêté au seuil. Cette appréciation de la pensée d’Averroès demeure excessive à notre avis. Elle en fait le facteur explicatif de la Renaissance et des Lumières. Ce qu’elle est loin d’être. A notre avis les facteurs intellectuels de ces dernières étaient à l’opposé d’Aristote et de son empirisme.
Les seuls aspects progressistes dans l’œuvre d’Averroès concernent l’autonomie qu’il accorde à la raison et l’universalité de la Vérité et de la pensée rationnelle. Averroès considérait en effet que la raison était capable de découvrir de manière autonome la Vérité scientifique à même d’expliquer la Vérité révélée. Il considère aussi que la Vérité n’est pas l’apanage d’une religion ou d’une culture. Elle peut exister avant l’Islam, d’où la nécessaire solidarité des « savants » ou les « sachants », abstraction faite de leur religion et de leur langue.
Après avoir exposé la pensée d’Averroès, Arkoun évoque le penseur ash’arite contemporain, Ali Salim An-Nachar qui s’attaque à Mahmoud Kassem qui avait soutenu une thèse de doctorat à la Sorbonne sur Averroès (en 1955). An-Nachar reproche à Kassem d’avoir soutenu que les pensées d’Averroès et des Mu’tazilites étaient plus proches de l’Islam vrai que l’école ash’arite. An-Nachar affirme que le rôle de l’intellectuel musulman est de conserver et défendre l’ash’arisme qui constitue, selon lui le vrai Islam.
Arkoun conclut de cette discussion que la pensée islamique est vivace, mais elle est trop occupée par les luttes intestines stériles qui l’empêchent d’investir tout le vaste champ de l’impensé dans le monde islamique.
Conscience islamique et connaissance scientifique
Arkoun confronte par la suite la conscience islamique et la connaissance scientifique. Il va de soi que la « connaissance scientifique » ne signifie pas, pour l’auteur, la connaissance relative aux sciences naturelles, mais toute connaissance philosophique fondée sur une méthode rigoureuse, autrement la confrontation serait insensée.
Pourtant, Arkoun s’appuie sur un mathématicien et physicien pur et dur, Paul Germain (1920-2009). Mais le Germain invoqué intervenait dans un colloque sur les sciences humaines pour dire deux choses :
- Aucune expérience humaine, de quelque nature que ce soit, n’est impossible à être examinée et étudiée par des méthodes scientifiques spécialisées ;
- Aucune partie de l’expérience humaine ne peut être analysée de manière exhaustive par les sciences expérimentales positives.
Arkoun tire de ces deux affirmations de Germain que la connaissance humaine est condamnée à demeurer divisée entre, d’un côté, les écrits scientifiques occupant une position dominante supérieure, et de l’autre côté, les discours religieux traditionnels et les discours religieux nouveaux. Les penseurs n’accédant pas encore à l’esprit scientifique vivent une situation difficile et déchirée. Pour aider l’état présent de la conscience islamique à surmonter l’écueil principal de notre époque contemporaine, il faut définir la situation des divers discours humains à la lumière des méthodes innovantes de la connaissance objective. Deux buts à cela sont visés, l’un théorique et l’autre pratique.
Le but théorique est d’intégrer les études islamiques dans la pensée et la recherche scientifique moderne. Pour ce faire, il faut lever beaucoup d’obstacles idéologiques.
Le but pratique est d’amener les Musulmans à réfléchir sur leurs problèmes réels et concrets quotidiens. Il s’agit d’écouter les murmures de la majorité silencieuse, à la suite du sociologue égyptien Sayid ‘Awis (1903-1988) qui considère que les coutumes et attitudes inconscientes héritées du passé déterminent les comportements et les aspirations des gens.
Arkoun dit à la fin du papier qu’il est conscient que son analyse n’a pas défini de manière précise le profil de la conscience islamique, mais il espère avoir ainsi défini le chemin qui permet l’examen et l’analyse de cette conscience dans toutes ses dimensions, historique, sociologique, linguistique et psychologique. L’auteur présente ainsi ses cinq conclusions provisoires que sont :
- Le Coran est le fondement de la conscience islamique. Ce fondement a été nourri, par la suite, par le travail d’interprétation du Coran et par la Sunna du Prophète. Ce travail s’est poursuivi sans discontinuer tout au long des siècles passés ;
- Cette conscience islamique est confrontée aujourd’hui au problème que lui posent les sciences humaines contemporaines qui se situent aussi dans le cercle herméneutique ;
- La conscience islamique a fonctionné dans l’espace épistémologique gréco-sémitique, exactement comme les consciences juive et chrétienne. Ces deux consciences ont également fonctionné dans le mouvement épistémologique de l’ordre culturel arabo-islamique ;
- La conscience islamique est aujourd’hui confrontée à l’affrontement entre le patrimoine vivant et la modernité vu la rupture entre le premier et ses origines d’un côté et la proximité de ce patrimoine géographique d’avec la modernité d’autre part ;
- La confrontation avec l’Occident conquérant et vainqueur a donné lieu à une idéologie de lutte sans merci ayant déformé la nature ontologique spécifique à l’Islam et empêchant la critique nécessaire du patrimoine vivant. Ainsi, depuis le 19ème siècle, la conscience islamique rencontre trois types de difficultés :
- La diminution et la fermeture des perspectives intellectuelles islamiques depuis le 13ème siècle en plus du fait que la découverte de la culture occidentale bourgeoise a provoqué un déséquilibre dans la conscience islamique,
- Les crises des luttes politiques de libération nationale,
- La lutte contre le sous-développement dans un cadre international connaissant une accentuation des risques et pressions de guerres idéologiques.
Notons, pour conclure notre lecture de ce troisième chapitre du livre « pour une critique de la raison islamique » d’Arkoun, que l’auteur ne présente dans le profil de la conscience islamique que le courant sunnite se conformant ainsi à l’opinion dominante des Musulmans sunnites selon laquelle l’Islam « normal » est l’Islam sunnite, les autres courants n’étant que des déviations plus ou moins condamnables. Arkoun semble donc s’aligner sur l’Islam dominant. On verra, dans le chapitre suivant, qu’il faut nuancer cette appréciation, dans la mesure où l’auteur fait tout de même une place, bien que petite, au courant chi’ite.
4. Pour un remembrement de la conscience islamique
Ce 4ème chapitre du livre d’Arkoun reprend une contribution de l’auteur à un livre de « Mélanges » (en persan et en français) offerts à Henri Corbin, livre édité par Seyyed Hossein Nasr à Téhéran, en 1977, pp.191-215 (de la partie en français et en anglais). La contribution porte le titre ci-dessus.
Ce chapitre comprend une introduction et les deux sections suivantes :
- Une situation herméneutique
- Les lieux de la controverse shi’ite/sunnite : vers une typologie du sens
Ce chapitre est, à nos yeux, d’un grand intérêt, car il n’adopte pas les positions répandues dans l’Islam qui, hormis des exceptions dont il sera d’ailleurs question, consistent pour les Chi’ites à exclure les Sunnites du champ islamique véritable et pour les Sunnites à rejeter les Chi’ites hors de l’Islam.
Arkoun commence son article par dire que les travaux de L. Massignon et de H. Corbin ont imposé l’Islam chi’ite à l’islamologie, laquelle islamologie est un savoir occidental sur l’Islam. Cette islamologie est, pour l’auteur, une discipline aux frontières mal définies, restée à mi-chemin entre les travaux des chercheurs musulmans et les révisions radicales imposées depuis les années 1950 par les sciences de l’Homme, notamment la linguistique, l’histoire comparée, l’anthropologie, l’archéologie du savoir…
Les travaux des chercheurs musulmans demeurent en-deçà des apports de l’islamologie. Pour illustrer cette situation, l’auteur se propose d’analyser une controverse contemporaine entre un penseur sunnite, le Shaykh Muhammad Abu Zahra, et un penseur shi’ite, Al Sayyid Husayn Yusuf Makki Al ‘Amili.
Le penseur égyptien Abu Zahra (1898-1974) était enseignant à l’Université d’Al Azhar et à l’Université du Caire, juriste hanafi et grand connaisseur du Droit musulman sunnite ainsi que de la théologie sunnite traditionaliste, de la science des fondements du Fiqh… Abu Zahra a écrit des dizaines de livres islamiques.
Le penseur libanais Al ‘Amili (1908-1977) a passé le clair de sa vie à militer pour le shi’isme en Irak et en Syrie.
Muhammad Abu Zahra publie, autour de 1950, un livre sur Ja’far al Sadiq, le principal fondateur du Droit musulman chi’ite, sur sa biographie et sa doctrine juridique. Le considérant comme ayant dévié par rapport à la doctrine d’al Sadiq, Al ‘Amili répond à Abu Zahra par un livre, publié en 1963, sur la théologie chi’ite au sujet de Ja’far al Sadiq.
Cette controverse du 20ème siècle entre le sunnite Abu Zahra et le shi’ite al ‘Amili, fait écho à une autre plus retentissante, au 14ème siècle, entre le shi’ite duodécimain ja’farite Jamāl ad-Dīn al-Ḥasan bin Yūsuf bin al-Muṭahhar al ‘Allama al-Ḥillī (né à Hillah en 1250 et mort dans la même ville en 1325), auteur persan du livre « Minhàj al-karàma fì ma’rifat al- imàma » (écrit en 1311), et le sunnite traditionaliste hanbalite Taqî ad-Dîn Ahmad ibn Taymiyya (né à Harran, en Turquie, en1263, et mort à Damas, en 1328), auteur de « Minhàj al-sunna al-nabawiyya fi Naqdh al Shi’a wa al Qadariyya ». Cette controverse a été traduite par des actes de guerre qui avaient dévasté la ville d’Isfahan, en 1327, selon le témoignage direct du grand explorateur musulman de la tribu amazighe des Ilwaten, Ibn Battouta, né à Tanger en 1304 et mort à Marrakech en 1369.
La controverse du 20ème siècle a commencé par le livre du sunnite Abu Zahra sur l’imam Ja’far al Sadiq qui a eu droit à une réplique du shi’ite al ‘Amili, tandis qu’au 14ème siècle c’était le shi’ite qui avait écrit son livre sur l’imama dont le succès a suscité la réplique (sollicité par les leaders du sunnisme à l’époque) de la part du sunnite hanbalite ibn Taymiyya.
La controverse du 14ème siècle, opposant al Hilli à ibn Taymiyya[1], a eu lieu dans un contexte historique de rivalité entre les Mamelouks d’Égypte et les Mongols ayant occupé la Mésopotamie. Les Mamelouks d’Égypte, qui sont d’anciens esclaves, ou « janissaires », avaient renversé le pouvoir ayyoubide en 1250 et sont restés au pouvoir jusqu’à leur renversement par le Sultan Ottoman Selim 1er en 1517.
Les Mamelouks tentaient de défendre la pureté de l’Islam de Médine face aux « nouveaux Musulmans », d’anciens coptes pour l’essentiel, ayant apporté au monde islamique leurs anciennes pratiques et croyances considérées comme des innovations (bida’) condamnables par les puritains comme le hanbalite ibn Taymiyya.
Face aux Mamelouks, les Mongols conduits par le petit-fils Hulagu Khan de Gengis Khan avaient détruit Bagdad en 1258 et mis fin à la dynastie des Abbassides. Le sultan mongol Ilkhan Oljeitu, converti en 1310 à la doctrine shi’ite, s’était engagé à défendre activement et à diffuser cette doctrine. C’est ainsi qu’il avait commandé le livre de Minhaj al karama d’al Hilli pour défendre la doctrine shi’ite d’al imama contre la doctrine sunnite du califat.
Minhaj al karama ne fut pas le premier livre d’al Hilli qui était dans la cour du sultan mongol Ilkhan. Al Hilli avait écrit d’autres livres dédicacés au sultan, défendant la doctrine shi’ite duodécimaine ainsi que les thèses mu’tazilites sur le libre-arbitre et le commandeur des croyants ‘Ali contre les 3 califes et réfutant la doctrine sunnite ash’arite.
Dans Minhaj al-sunna al-nabawiyya écrit autour de 1315 (en 1317 selon Henri Laoust), ibn Taymiyya traite toutes les croyances et cultes shi’ites d’innovations empruntées aux Juifs et Chrétiens. Évidemment, ces « innovations » corrompent l’Islam et doivent donc être combattues et par la plume et par les actes, puisqu’ibn Taymiyya s’était effectivement engagé (en 1300 et en 1304) aux côtés des Mamelouks dans une campagne militaire contre les shi’ites de Khasrawan (au Liban), alliés des Francs et des Mongols.
Ibn Taymiyya suit pas à pas le plan de Minhaj al karama composé de six chapitres, en tentant de réfuter chaque chapitre et chaque paragraphe, tout en prenant le temps de s’arrêter longuement sur les pratiques de l’Islam sunnite populaire concernant le culte des morts et le maraboutisme répandus en Égypte et qu’ibn Taymiyya condamnait.
Ibn Taymiyya fait au départ la distinction fondamentale entre les shi’a imamites qu’il considère comme des Musulmans ayant dévié par rapport au droit chemin et les Ismaélites (Qaramita) qu’il traite d’hypocrites Munafiqun, des gens qui ne sont pas supérieurs aux gens de la Jahiliyya.
Concernant les points sur lesquels ibn Taymiyya s’oppose à al Hilli, il y a d’abord al-imamat que ce dernier considère comme l’un des piliers de la foi musulmane. Le premier dit qu’il n’existe ni dans le Coran, ni dans la sunnah, d’argument soutenant cela, d’autant plus qu’avec l’occultation, l’Imam n’est pas là pour répondre aux questions concernant la foi des Musulmans. Ibn Taymiyya soutient que Dieu et le Prophète suffisent au Musulman. Il y a aussi toute une théologie shi’ite construite par al Hilli en réaction à la théologie d’al Ash’ari.
Cette théologie d’al Hilli développe une conception de Dieu aux antipodes de la conception anthropomorphiste zahirite. Elle admet le libre-arbitre et le jugement divin des actes humains. Elle refuse que Dieu puisse faire du mal et insiste sur le concept de Dieu-juste, reprenant en quelque sorte les thèses mu’tazilites sur la justice divine.
Le livre d’al Hilli (attaqué par ibn Taymiyya) adopte le plan suivant :
Chapitre 1 : Dans ce chapitre, Al Hilli expose les points de vue des différents courants islamiques sur l’imamat
Chapitre 2 : Ici al Hilli tente de montrer en quoi la croyance en l’Imam infaillible est une obligation religieuse pour le Musulman
Chapitre 3 : Al Hilli présente ici les arguments en faveur de l’imamat de ‘Ali b. Abi Talib
Chapitre 4 : Il montre ici que les autres onze Imams sont des Imams infaillibles
Chapitre 5 : Il montre que tous les prédécesseurs de ‘Ali ne sont pas des Imams (infaillibles)
Chapitre 6 : Réfutation des arguments sunnites sur l’imamat d’Abu Bakr
La critique d’ibn Taymiyya a été véhémente. C’est pour cette raison qu’elle a suscité plusieurs contre-attaques de la part des penseurs shi’ites à travers les siècles. Citons à titre d’exemple :
- ‘’Minhaj al-shari’a fi al-radd ‘ala ibn Taymiyya’’ par Sayyid Mahdi Kazimi Qazwini (1282-1358) ;
- “Nazra fi Kitab Minhaj al Sunna” par al Amini ;
- “Ikmal al Minna fi Naqd Minhaj al sunna”par Siraj al Din al Hindi.
Les chi’ites d’aujourd’hui continuent d’attaquer Ibn Taymiyya. Des internautes actifs dénoncent treize mensonges qu’Ibn Taymiyya a proférés dans son Minhaj al Sunna contre les chi’ites, en plus d’autres « bêtises » commises par le théologien hanbalite. Ces mensonges sont selon le site internet shiacity.fr :
- Les chi’ites retardent la prière du coucher du soleil jusqu’à l’apparition des étoiles ;
- Les chi’ites dévient de la Qibla durant leurs prières ;
- Il n’y a pas de ‘idda (période de vacuité) chez les femmes chi’ites divorcées ;
- Les chi’ites ont falsifié le Coran ;
- Les chi’ites autorisent le vol ;
- Les chi’ites pensent que Dieu a imposé 50 prières par jour ;
- Les femmes chi’ites ne reçoivent pas de dot ;
- Les chi’ites prohibent la contraception quand ils ont des rapports sexuels avec leurs servantes ;
- Les chi’ites ne font pas de « lahd » (excavation latérale) dans leurs tombes ;
- Les chi’ites n’aiment pas le nombre dix (superstition) ;
- Les chi’ites accusent les femmes du Prophète (notamment Aicha) d’adultère ;
- Le terme « rafida » (appliqué aux chi’ites par les sunnites) a été instauré par Zayd ibn ‘Ali ;
- Les chi’ites détestent l’Ange Jibril.
Le livre Minhaj al Karama eut beaucoup d’influence sur les événements, dans la mesure où le sultan turco-mongol de l’époque s’était converti au chi’isme.
Pour revenir à la controverse du 20ème siècle analysée de manière intellectuelle approfondie par Arkoun comme illustration de la conscience islamique contemporaine caractérisée par une situation « herméneutique » où la phénoménologie devrait être dépassée pour dévoiler ce qui ne se montre pas, c’est-à-dire où il faut détruire un rapport de conscience dissimulant un rapport authentique à l’être, l’auteur se pose au départ la question de la méthode à adopter pour évaluer les pensées respectives des deux protagonistes (Abu Zahra et al ‘Amili) et trancher dans la controverse qui les oppose.
Il répond, à la question de méthode, qu’il existe deux voies qu’il rejette. La première voie qu’il qualifie de naïve est la voie dogmatique qui consiste à départager les deux parties à l’aide de critères islamiques connaissables ou connus. Arkoun considère que ces critères n’existent pas et que cette voie conduit à l’exclusion mutuelle. Si l’on est de tendance shi’ite, on dira que al ‘Amili a raison et que Abu Zahra est dans l’erreur. Et, en revanche, si l’on est de tendance sunnite, on tranchera le débat en faveur d’Abu Zahra.
La seconde voie est la voie islamologique. Elle se veut « objective » et se contente de décrire de manière prétendument neutre les positions respectives des deux parties. Cette voie est qualifiée par Arkoun de mystificatrice. Cette voie refuse, selon Arkoun, de prendre en charge le sujet d’étude.
L’auteur opte pour une troisième voie, celle d’une analyse dé-constructive/constructive à propos du débat le plus essentiel, le plus décisif qui divise les Musulmans, depuis la mort du Prophète, en 632.
Arkoun choisit donc la voie difficile qui consiste à chercher à dépasser les apparences de la controverse pour dévoiler l’essence du schisme qui divise l’Islam en shi’a/sunna. Pour ce faire, l’auteur présente ses dix hypothèses de travail dont il dit qu’il cherchera, dans son analyse, à vérifier la solidité et la pertinence :
- Le texte du Coran est un ensemble de significations virtuelles proposées à tous les hommes. Chaque situation historique développera une doctrine spécifique de significations actualisées (historiques) ;
- Au stade des significations virtuelles, le Coran réfère à la religion transhistorique, à la transcendance. Il est mythologie et idéologie pénétrées d’un sens de la transcendance ;
- Le texte du Coran reste ouvert et aucune interprétation ne peut le clore définitivement et de manière orthodoxe. Les écoles islamiques sont des mouvements idéologiques soutenant et légitimant des groupes sociaux en compétition pour la domination et l’hégémonie. Nous pensons que cette présentation est réductrice. Il n’y a pas que le facteur sociologique qui rend compte des divisions islamiques ;
- En droit, le Coran traite de situations-limites de la condition humaine. Le texte ne peut donc pas être réduit à une idéologie ;
- L’ensemble de toutes les écoles islamiques constitue ce qu’Arkoun appelle la Tradition musulmane exhaustive ;
- Une enquête exhaustive et une archéologie de tous les courants et tendances à travers les siècles, sont nécessaires pour reconstruire cette Tradition exhaustive ;
- Chaque tradition particulière exclut les autres traditions en cherchant à devenir hégémonique. Je pense que cela est davantage vrai pour la tradition sunnite. Il l’est moins pour les shi’ites, sauf pour les Safavides (en Perse) et encore moins pour les Kharidjites ;
- La reconstruction de la Tradition exhaustive devra être une étape ascétique, en ce sens que chaque tradition particulière devra se débarrasser de ses postulats politico-religieux. Cette reconstruction disqualifiera les idéologies militantes « arbitrairement promues au rang de religion vraie » ;
- Il n’existe pas de moyen de définir l’Islam vrai. Il faut rouvrir et réexaminer tous les problèmes théologiques à la lumière des avancées en matière de recherche critique ;
- Il est nécessaire de reprendre de manière critique la Tradition exhaustive, du Hadith au texte coranique (en réexaminant les controverses liées aux choix arbitraires concernant le Hadith et aux lectures contestées au sujet du texte coranique).
En réalité, Arkoun ne tient pas parole dans la suite de son papier, concernant la vérification de la solidité et de la pertinence de ces dix « hypothèses de travail ». Il s’agit en fait de postulats posés par l’auteur au sujet de l’Islam. Mais ces postulats ne posent pas de problème particulier. C’est juste leur qualification d’hypothèses de travail qui en pose.
Arkoun dit que la controverse al ‘Amili/Abu Zahra peut servir de point de départ pour remonter l’histoire de l’Islam jusqu’en 632. Mais Arkoun se contente d’accomplir les deux tâches suivantes :
- Définir la situation (herméneutique) commune aux deux parties shi’ite et sunnite ;
- Situer les lieux de la contestation, du point de vue d’une typologie du sens.
La suite du chapitre se divise en deux sections, chacune tentant de s’acquitter de l’une des deux tâches ci-dessus.
Une situation herméneutique (Situation commune aux shi’ites et sunnites)
Arkoun considère, à raison, qu’il y a eu avant l’Islam succession de plusieurs situations herméneutiques en différentes langues et que le Coran a introduit une situation herméneutique en langue arabe. Cela a conduit à des pratiques sémiotiques particulières (un rituel, un droit, une éthique, des institutions, des modes de production et d’échange… particuliers) en rapport réel ou postulé avec le texte en langue arabe.
Au texte révélé, viennent s’ajouter des textes groupés dans des corpus authentiques (Bukhari, Muslim, Kulayni, ibn Babuya…) Ces textes ont à leur tour donné lieu à de nouvelles lectures et de nouveaux textes. Cette situation herméneutique est, selon Arkoun, commune aux « gens du Livre ». La « logosphère » arabe est organisée autour de la science des fondements (‘Ilm al Usul »).
L’enjeu du débat shi’ite/sunnite est, selon Arkoun, d’assumer la situation herméneutique créée par le phénomène de la Révélation. Cela ne me semble pas certain dans la mesure où la causalité peut être inversée, dans la mesure où le problème était probablement politique à l’origine. Dans ce cas, le texte coranique aurait servi de légitimation de la position politique. Arkoun semble adopter le narratif sunnite, ou plus généralement islamique, qui suppose qu’au commencement il y eut le Coran, son exégèse a ensuite donné lieu au schisme. On peut inverser ce narratif en considérant qu’il y a d’abord eu le conflit autour de la succession au Prophète et la situation herméneutique est venue plus tard légitimer telle ou telle position.
L’auteur pense qu’on peut éclairer le débat par une étude comparative du schisme catholiques/protestants. Je pense que les causes du schisme liées aux indulgences pratiquées par l’Église catholique n’a pas grand-chose à voir avec le schisme sunnites/shi’ites.
Arkoun considère que tous les Musulmans partagent deux principes :
- L’intégrité de la Parole de Dieu ;
- La recherche d’une compréhension adéquate de chaque élément du message divin.
Il ajoute que c’est sur la façon dont ces deux tâches ont été effectivement accomplies après la mort du Prophète que les Musulmans se sont divisés. Cette affirmation nous semble discutable, notamment le premier principe.
Arkoun considère donc que la mise en application des principes communs du système cognitif islamique a amené à des divergences. Ces principes communs, au nombre de quatre, sont, d’après lui :
- La décision n’appartient qu’à Dieu. D’où la nécessité de légitimer la décision humaine par une décision divine. Cette décision humaine se conforme à une connaissance acquise (kasbiyy) du Moujtahid, chez les sunnites, et à une connaissance inspirée (ilhami) des Imams, chez les chi’ites ;
- Il y a un lien indissoluble entre Révélation, Vérité et Histoire. La recherche de la Vérité en Islam passe par l’histoire des textes et par les enquêtes biographiques pour déterminer l’antériorité chronologique (priorité) et la préférence de certains par rapport à d’autres hommes ;
- Une fois réunis en corpus, les textes sacrés constituent la Tradition vivante transhistorique à laquelle viennent puiser les docteurs de la Loi chez les sunnites et les Imams chez les shi’ites. Seuls varient les procédés de l’acquisition pleine de cette Tradition ;
- Après la mort du Prophète (en 632) pour les sunnites ou après la grande occultation (al Ghayba al Kubra en 940) pour les shi’ites, la raison humaine, chargée de délivrer et protéger le sens de la Tradition vivante, est à la fois serve et souveraine, selon Arkoun. Elle est serve car elle doit se conformer de manière explicite à la Tradition vivante. Elle est souveraine dans la mesure où elle fait parler Dieu et le Prophète à travers des lectures « objectives » et des preuves « décisives » (dala-il qat’iyya). La raison islamique a ainsi un statut ambigu.
Les deux parties de la controverse prétendent défendre le même patrimoine, bien que al ‘Amili se montre plus polémique et Abu Zahra plus descriptif. Mais les deux parties ont la nostalgie des origines et expriment de la tristesse devant la Umma divisée, voire « brisée ».
Pour Arkoun, la pensée islamique actuelle, illustrée par la controverse al ‘Amili/Abu Zahra, reste enfermée dans les horizons historiques, épistémologiques et méthodologiques de la pensée classique. Les procédés d’argumentation utilisés par les deux parties montrent une convergence sur le plan des principes.
Pour démontrer cette convergence, Arkoun présente quelques exemples d’argumentation de l’un et de l’autre des protagonistes. Il affirme que le dogmatisme caractérise les deux parties. Chacun des deux affirme que son étude est une étude scientifique véritable alors que celle de la partie en face ne l’est pas. Toute l’argumentation de chacun des deux consiste à montrer que l’autre a mutilé la Tradition vivante.
Abu Zahra dispute al Kafi des shi’ites et al ‘Amili réplique que s’il faut placer al Kafi sur la balance, il conviendra davantage de placer sur la balance Sahih Bukhari, Muslim et autres.
Abu Zahra émet des doutes sur les traditions attribuées à al Sadiq et Kulayni et affirme que le Coran n’a pas été mutilé et que quiconque le prétend n’est pas un bon croyant.
Abu Zahra conteste l’infaillibilité de l’Imam en disant que là où il y a infaillibilité, il n’y a pas d’Ijtihad.
Le sunnite invite le shi’ite à le rejoindre et à se dissoudre dans le sunnisme. Le shi’ite adresse la même invitation inversée au sunnite. Et c’est l’impasse.
Pour sortir de cette impasse, Arkoun appelle à se libérer de toute puissance du dogmatisme. Il affirme qu’il faut opérer un retour critique sur les modèles culturels traditionnels. Cela n’entrainera pas nécessairement l’abandon de ces modèles. Il convient simplement, selon lui, de prendre en considération les remaniements subis par la topologie du sens lorsqu’on passe de la période médiévale à la période contemporaine.
Une recherche essentiellement historique éclairée par une réflexion philosophique est nécessaire. L’auteur dit qu’il va se contenter d’indications rapides et provisoires à ce sujet.
Les lieux de la controverse
Cette seconde partie du chapitre comprend implicitement deux sections. La première, très théorique, relève de la sémantique textuelle. Elle traite du topos et du logos, de la topologie du sens et de la typologie des significations. La seconde section présente les six lieux de controverse repérés par Arkoun dans la controverse du 20ème siècle entre le shi’ite al ‘Amili et le sunnite Abu Zahra.
Concernant le long développement théorique sur la distinction et l’articulation entre topologie du sens et typologie des significations, retenons que l’auteur affirme que « dans chaque religion, dans chaque école à l’intérieur d’une même religion, les fidèles ont cru pouvoir s’approprier par des procédures discursives, des réalisations artistiques, des pratiques rituelles, des actions historiques, la topologie du sens proposée par les Révélations ».
Tout ce développement théorique concernant la sémantique textuelle relative en fin de compte au texte coranique en particulier et aux Livres sacrés des trois « religions du Livre » en général, qui s’adresse davantage au spécialiste théoricien de littérature, me semble être une sorte de transposition de catégories élaborées pour et par la pensée ésotérique shi’ite à l’ensemble des écoles islamiques et surtout à l’exégèse sunnite très proche de l’exotérisme des zahiris du genre d’Ibn Hazm, lesquels n’admettent pas de sens caché ou occulte.
Pour ce qui est des lieux de controverse repérés par Arkoun dans le « débat » entre al ‘Amili et Abu Zahra, ils relèvent de l’historique, du linguistique, du rationnel, du valoir, du pouvoir et du mythique.
- Lieu historique
- Lieu linguistique
- Lieu rationnel
- Lieu du valoir
- Lieu du pouvoir
- Lieu mythique
Concernant le premier lieu repéré par Arkoun, l’histoire, en effet, les shi’ites et les sunnites ne sont pas d’accord sur les récits relatifs au processus de constitution des corpus coraniques et des Hadiths. Ils ne sont pas, non plus, d’accord sur le grave problème de succession au Prophète, ni sur les rôles des compagnons du Prophète et des Imams, dont surtout Ja’far al Sadiq. Les deux mouvements divergent aussi sur le rôle historique des textes sacrés dans l’élaboration de la shari’a, comme ils divergent sur les rôles à assigner à l’opinion et au raisonnement (ra-y الرأي) et aux autres méthodes d’établissement des normes (istihsan, istishab, qiyas, ijma’).
Mais, ces désaccords, sont-ils d’ordre historique ? Ne sont-ils pas fondamentalement d’ordre doctrinal avant d’être des disputes sur l’histoire ? L’histoire officielle dont nous disposons semble avoir été écrite, pour l’essentiel, sous les Abbassides et notamment après la fin de la politique de tolérance à l’égard des shi’ites sous al Mutawakkil qui engagea une politique sanglante de persécution à leur égard (en 850)[2]. On est loin de la conversion des Safavides azéris (1501-1736) du sunnisme soufi au shi’isme duodécimain. En tous cas, on est loin de la période, celle de la fin du 17ème siècle, de la collecte du corpus shi’ite des Hadiths, par Muhammad Baqir al Majlissi, dans son Bihar al Anwar.
Pour ce qui est du lieu linguistique de la controverse shi’ite/sunnite, il est vrai que la lecture des textes sacrés est une réécriture de ces textes. Mais le problème est que la controverse porte davantage sur l’existence ou non de certains textes et non sur leur interprétation. Les shi’ites évoquent Mushaf Fatima (Mushaf transmis par Jibril à Fatima, devenu Mushaf de ‘Ali rejeté par Uthman et gardé par l’Imam occulté, selon les shi’ites), Hadith al-thaqalayn (par lequel le Prophète aurait désigné ses successeurs en Ahl al Bayt), kitab al jafr (Livre contenant des enseignements ésotériques du Prophète à ‘Ali, le premier des 12 Imams des shi’ites duodécimains)… textes contestés à la base par les sunnites.
Le problème n’est donc pas linguistique, d’autant plus qu’il est légitime de se demander si la langue arabe classique (élaborée par des grammairiens perses) était antérieure aux textes sacrés ou l’inverse.
Quant au lieu rationnel, c’est là à mon sens, l’un des lieux essentiels de la discorde entre les sunnites et les shi’ites. Je suis entièrement d’accord avec Arkoun sur ce point. Le statut de la raison par rapport à la Révélation, son rôle dans l’argumentation et l’établissement des normes du Droit musulman, fiqh, sont en effet objet de controverse vive entre les deux parties.
Le quatrième lieu de controverse repéré par Arkoun dans la controverse al ‘Amili/Abu Zahra, est appelé par l’auteur le valoir. Il est question de la valeur qui « constitue le critère et l’objet de toutes les discussions : valeur scientifique des données historiques, valeur logique des raisonnements, valeur éthico-religieuse des Imams, califes, transmetteurs, docteurs de la Loi, etc… valeur probante des textes et des sources-fondements (usul) ».
Arkoun évoque ici plusieurs points de disputes qu’ils ramassent de manière un peu trop abstraite en ce seul critère de valeur. Mais la dispute shi’ite/sunnite ne porte pas plus sur la valeur que sur l’objet (évalué) lui-même. C’est dans la forme de l’argumentation de l’une et l’autre partie que les deux protagonistes invoquent les valeurs scientifique, logique, éthico-religieuse…
Le cinquième lieu de la controverse est, selon Arkoun, le pouvoir. C’est en fait le shi’ite qui conteste la légitimité du pouvoir politique sunnite en ce sens que ce pouvoir n’aurait pas eu d’autorité spirituelle ou surnaturelle (wahy, tanzil, ilham, walaya, wasiyya) pour le légitimer. La dispute entre les deux parties porte en fait sur la légitimité du pouvoir politique et concerne les figures historico-mythiques d’une courte période historique des débuts de l’Islam (Sadr al-Islam).
Le sixième et dernier lieu de dispute repéré par Arkoun est appelé par ce dernier le lieu mythique. L’auteur avoue que ce lieu est des plus difficiles à circonscrire. Il affirme qu’Abu Zahra a dans le débat une « attitude rationalisante et historisante au détriment de toute expression symbolique ». Il se situe dans la lignée d’al Ghazali, iBn Taymiyya, et Ibn Hazm. Il concède néanmoins qu’al ‘Amili, à son tour, n’invoque explicitement ni mythes, ni symboles.
L’attitude d’al ‘Amili dans le débat s’explique, à mon sens, par le fait que c’est le livre du shi’ite qui vient après répondre à celui qui précède d’Abu Zahra et que al ‘Amili s’est senti tenu de se situer sur le terrain du sunnite pour le réfuter.
Une autre remarque est que ce n’est pas celui qui parle beaucoup de raison ou qui prétend être rationaliste qui l’est nécessairement. Dans les discussions autour du Décret divin (Qadha-u القضاء) et de la mutabilité de la volonté divine (bada-u البداء ), le nœud du problème me semble être la question du libre-arbitre et de la prédestination ainsi que de la justice divine. Et ce sont les shi’ites qui sont davantage du côté du libre-arbitre et donc de la raison et non les sunnites ash’arites qui se situent davantage du côté de la prédestination et de l’omnipotence de Dieu.
Après avoir présenté les lieux de controverse entre al ‘Amili et Abu Zahra, Arkoun rappelle son objectif derrière ce repérage et cet exposé et souligne qu’il faut « retravailler les lieux du sens dans une perspective comparatiste et totalisante à la fois. » Il poursuit en disant que « tout en divergeant entre eux, nos deux auteurs sont à égale distance des lieux du sens que nous avons relevés. Pour le montrer, il ajoute qu’il reste à dire quelques mots sur la notion de conscience fausse en Islam ».
« La conscience fausse, dit-il, est celle qui ne se préoccupe pas d’opérer sur elle-même un retour critique. »
Les deux parties, Al ‘Amili comme Abu Zahra, utilisent tous les deux les postulats de la « raison éternelle » tels qu’ils sont diffusés dans la pensée classique. Ces postulats ne sont pas affectés par les interrogations de la raison critique. Pour Arkoun, Abu Zahra et al ‘Amili perpétuent une conscience fausse. Or, pour remembrer la conscience islamique (objectif de l’auteur dans le chapitre), il faut que chacune des deux parties commence par opérer un retour critique sur ses postulats et mette de côté les nécessités du combat politique en vue d’une pensée libérée et libératrice.
Arkoun renvoie donc dos à dos les shi’ites et les sunnites. Il considère que les deux parties sont dans la conscience islamique fausse.
Cela est vrai dans l’absolu et cela a le mérite d’introduire la pensée chi’ite dans le débat, alors que les sunnites veulent souvent l’ignorer ou l’exclure de la sphère islamique. Mais lorsqu’on est, comme l’auteur, élevé dans l’islam dominant, le sunnisme, pour préparer la libération de la conscience islamique qu’appelle Arkoun de ses vœux, il serait plus utile, d’un point de vue pédagogique, de centrer ses attaques sur la pensée sunnite.
Les chercheurs musulmans sunnites devraient critiquer davantage la pensée sunnite et les chercheurs musulmans shi’ites devraient critiquer davantage la pensée shi’ite. Car chacun connait mieux sa culture islamique et c’est cette culture qui opprime la raison dans son propre camp. Sinon, l’attitude d’Arkoun est celle de celui qui se situe au-dessus de la mêlée. Il risque que les sunnites et les shi’ites fassent bloc contre lui.
Ce chapitre sur le « remembrement de la conscience islamique » du livre d’Arkoun s’inscrit, à mon sens, dans le cadre des tentatives de résolution du conflit entre shi’ites et sunnites et dans le mouvement de rapprochement des deux Islams qui a porté ces tentatives au 20ème siècle, mouvement dont il nous faut maintenant rappeler l’histoire, les protagonistes et l’impasse où la construction d’un œcuménisme islamique se trouve aujourd’hui.
Notons que ces efforts de la fin du 19ème et du 20ème siècle ont été précédés par la tentative de conciliation opérée par Nadir Shah Afshari au 18ème siècle. Pour saisir la portée de cette tentative, rappelons à grands traits l’histoire de la Perse musulmane. La Perse était, depuis 750, sous la domination (symbolique) des califes Abbassides, jusqu’à la prise de Baghdad par les Turco-Mongols en 1258.
Les Timourides (descendants de Tamerlan), sunnites hanafites, prennent le pouvoir en 1370 pour en être chassés par les Shaybanides en 1507 en Afganistan et par les Safavides (Azéris) en Perse en 1501. Les Safavides étaient sunnites soufis avant leur prise du pouvoir. Puis ils se convertissent en 1501 au shi’isme duodécimain. Leur fondateur, Ismaël 1er était un fervent et impitoyable dirigeant anti-sunnite. Il cherchait en cela à se démarquer de l’Empire Ottoman sunnite. Il voulait donner une personnalité religieuse propre à la Perse et opposée à celle des Ottomans.
En 1736, Nadir Shah, né en 1688, se proclame roi et fonde ainsi la dynastie des Afsharides (turkmènes) qui va régner sur la Perse jusqu’en 1750. En cette dernière année, c’était le tour de la dynastie des Zand (kurdes) renversés en 1794 par les Qadjar turkmènes (1789-1925). En 1925, la dynastie des Pahlavi (perses) est fondée par le dernier premier ministre Qadjar. Les Pahlavi ont été renversés, le 11 février 1979, par les islamistes shi’ites conduits par l’Ayatullah Khomeini. Ces derniers sont toujours au pouvoir à ce jour.
C’est Nadir Shah Afshari qui nous intéresse ici. Il a pris le pouvoir contre les Safavides qui étaient des shi’ites durs et impitoyables. Nadir Shah devait s’opposer sur le plan théologique aux Safavides pour contrer l’influence du clergé shi’ite afin d’empêcher le retour des Safavides au pouvoir. Il ne pouvait pas s’aligner sur la confession des Ottomans qui menaçaient son pouvoir. Il devait en quelque sorte ménager la chèvre et le chou.
Nadir Shah propose la paix aux Ottomans. Il tient compte des griefs qu’ils font aux chi’ites Safavides au sujet des insultes publiques proférées contre les califes Abu Bakr et ‘Umar ibn al-Khattab. Il interdit ces injures et confisque les terres du Waqf. Mais il ne pouvait pas aller au-delà en risquant de susciter la révolte des masses shi’ites. Il propose ainsi aux sunnites de faire de la doctrine de Ja’far al-Sadiq le cinquième rite aux côtés des quatre écoles sunnites (Malik, Hanbal, Shafi’i et Hanafi). Cette proposition revient en fait à une dégradation du statut de Ja’far al-Sadiq. D’un Imam infaillible, il devient un simple fondateur de rite islamique comme les autres fondateurs sunnites (canoniques).
Nous avons vu que cette tentative n’a pas fait long feu, puisque Nadir Shah proclamé en 1736 est mort assassiné en 1747 et les Zand ont renversé les Afsharides trois ans plus tard.
Revenons aux tentatives, plus proches, du 20ème siècle et du siècle précédent. Il y a d’abord eu les tentatives de construction d’un panislamisme comme religion de tous les Musulmans, au 19ème siècle, avec l’afghan Jamal ad-Din al Afghani (1838-1897) et l’égyptien Muhammad ‘Abduh (1849-1905) qui avaient fondé ensemble le mouvement islamique moderne. Le premier est à l’origine shi’ite. Mais il se présentait comme sunnite pour rassembler les Musulmans sous la houlette des Sunnites. Les deux penseurs appartenaient en fait à la franc-maçonnerie anti-impérialiste (dans le cadre de l’Empire Ottoman).
Le mouvement panislamique qu’ils ont ainsi fondé prétendait s’adresser à tous les Musulmans, mais en privilégiant la théologie et le fiqh sunnites. Le sunnisme majoritaire, teinté de soufisme, entendait ainsi absorber, purement et simplement, le shi’isme minoritaire. Cependant, al Afghani et Abduh prêchaient la fraternité religieuse entre les différents courants musulmans et vont, au-delà, en promouvant l’amitié islamo-chrétienne et islamo-copte, plus particulièrement.
Il est intéressant de rappeler la controverse de 1883 entre al Afghani et Ernest Renan (1823-1892). Ce dernier donna une conférence à Paris où se trouvait al Afghani à ce moment-là. Renan y soutient l’idée que la cause de la régression des peuples musulmans était la religion musulmane, laquelle était incompatible avec la science et la raison. La réponse d’al Afghani publiée dans le Journal des Débats du 18 mai de cette année était que la religion musulmane ne différait pas des autres religions et que la société musulmane suivrait son parcours de sécularisation en dépassant cet obstacle s’il en était un.
Pourtant, al Afghani s’était opposé au réformateur musulman indien Syed Ahmad Khân (1817-1898) qui soutenait la présence britannique en Inde afin de faciliter cette sécularisation de la société musulmane. Afghani lui reprochait d’encourager les Musulmans à abandonner leurs valeurs musulmanes et d’adopter la science et le progrès.
Le penseur musulman qu’on considère souvent comme le successeur d’al Afghani et de Abduh est l’écrivain Muhammad Rashid Rida (1865-1935), né dans la partie de la Syrie ottomane qui correspond au Liban actuel. Rashid Rida s’oppose au colonialisme et au soufisme, critique la stagnation des Oulémas et le retard des sociétés musulmanes en sciences et technologie. Il se situe au départ dans le réformisme islamique proche de la pensée d’ibn Hanbal. A partir de 1916, il associe à ce dernier le panarabisme montant. Il devient président du Congrès syrien en 1919 et appelle à un contre-califat arabe.
Après l’abolition du califat par Mustapha Kamal Ataturk en 1924, Rashid Rida rejoint les idées de ‘Abd al Rahman al Kawakibi (1855-1902) et soutient la supériorité des Arabes sur les autres Musulmans, considérant que la renaissance musulmane devrait passer par les Arabes. Après sa mort en 1935, Hassan al Banna qui avait créé le mouvement des Frères Musulmans en 1928, lui succède comme éditeur du journal al Manar (fondé au Caire, par Rida, en 1898).
Rappelons que al Afghani avait appelé à la création d’une ligue islamique, au 19ème siècle. Cette idée a disparu avec lui[3]. Mais rappelons aussi que les Sultans Ottomans qui régnaient sur le Hijaz ont régulièrement annoncé l’interdiction du pèlerinage aux lieux saints de l’Islam aux Perses.
Au 20ème siècle, la Perse a vu se fonder la dynastie des Pahlavis en 1925 et l’Arabie celle des al Sa’ud en 1926, lorsque ‘Abd al ‘Aziz ibn Sa’ud s’est proclamé roi du Hidjaz. Les premiers contacts entre les deux royaumes eurent lieu dès 1928 et il y eut l’établissement d’ambassades deux ans après.
Mais en 1943, un descendant iranien du Prophète, Abu Talib al Yazdi, a été exécuté en Arabie, à l’époque du Hajj pour avoir profané la Ka’ba avec ses vomis. Il n’eut pas la possibilité de s’expliquer en langue arabe qu’il ne savait pas. Cet événement tragique a eu un grand retentissement et a provoqué un boycott du Hajj, pour plusieurs années, de la part des Iraniens.
Le Shaykh shi’ite duodécimain, Muhammad Taqi Qimmi (1910-1990) a été très affecté par cet événement et il s’est juré d’œuvrer pour rapprocher les différents courants musulmans. Il finit par arriver au Caire où il prend contact avec plusieurs cheikhs d’al Azhar qui ont bien accueilli l’idée de rapprochement.
Dès 1947, une maison de rapprochement (دار النقريب بين المذاهب الإسلامية) sise au domicile d’al Qimmi est fondée au Caire. Ont participé à cette fondation du côté sunnite égyptien les shaykhs Mustapha ‘Abd al Raziq, ‘Abd al Majid Salim, Mahmud Shaltut, Muhammad Muhammad al Madani, Muhammad ‘Ali ‘Alluba Bacha, Hasan al Banna, al Sayyid al Allusi…
L’ayatollah Al Qimmi représentait en fait le Grand Ayatullah Sayyid Hossein Ali Tababata-i
Burujerdi (1875-1961).
Cette maison crée une revue Rissalat al Islam dont le premier numéro est paru en 1949. 60 numéros ont été publiés entre cette date et 1972. Plusieurs personnalités célèbres en égypte ont contribué à différents numéros de la revue. La maison du rapprochement a été fermé avec le renversement du shah d’Iran Muhammad Réza Pahlavi, en 1979, et son exil en Égypte.
Ce mouvement de rapprochement entre les shi’ites (zaydis et duodécimains surtout) et sunnites a donné lieu à une correspondance entre ‘Abd al Majid Salim (Grand Mufti d’Égypte, 1882-1954) et Burujerdi. Ce dernier a envoyé au premier le livre al Mabsut de Tussi, considéré comme le corpus complet du Fiqh des Shi’a. Le livre plut beaucoup au shaykh d’al Azhar qui émit une fatwa favorable au Droit Ja’farite.
Mais la Fatwa la plus célèbre est celle du Shaykh Mahmud Shaltut, émise quelques années plus tard, en 1958, et permettant aux Musulmans sunnites d’adopter, de manière licite, le fiqh de Ja’far al Sadiq (allant ainsi dans le sens de la demande du roi Nadir Shah, évoqué précédemment).
Toutefois, les shaykhs d’Al Azhar s’opposèrent à la fatwa de Shaltut. Ce qui a retardé sa publication jusqu’en 1968. Presque dix autres années après, on sait ce qu’il en est advenu avec le renouvellement du conflit et le renforcement du schisme entre shi’ites et sunnites. Le rapprochement doctrinal n’est plus à l’ordre du jour. D’ailleurs, le conflit n’est pas que religieux au Moyen-Orient, l’affrontement des nationalismes est venu aggraver les choses. Mais, la majorité des Musulmans se trouve en dehors de cette région et surtout en Asie, mais aussi en Afrique du Nord.
Dans un mémoire de Master soutenu et publié intégralement à Ryad, en Arabie, Naser b. ‘Abd Allah b. ‘Ali al Qifari résume les points disputés entre les shi’ites et les sunnites en une première série de points qui font partie de la confession sunnite et qui sont rejetés par les shi’ites (selon les sunnites) et une seconde série de points spécifiques à la confession shi’ite (et donc rejetés par les sunnites).
La première série comprend les 13 éléments suivants faisant partie de la confession sunnite (mais qui sont rejetés par les shi’ites) :
- Le Coran a été préservé de toute mutilation et de toute falsification ;
- Le Coran est complet, parfait et clair. Rien n’y est caché ou occulté. Le Prophète l’a ainsi légué à tous les Hommes et n’a spécifié personne par son message et pour sa succession ;
- Tous les compagnons du Prophète sont aimés et respectés. Le Musulman doit rester en dehors des conflits ou désaccords entre eux ;
- Il faut croire et faire confiance aux membres de la Famille du Prophète, dont ses épouses ;
- Personne d’autre que le Prophète n’est infaillible et impeccable. La Révélation a pris fin avec le Prophète ;
- Les sources fondamentales de la shari’a sont le Livre sacré, la sunnah et le consensus de Salaf (compagnons du Prophète) ;
- Les miracles ne peuvent être le fait de personne d’autre que les Prophètes ;
- Seul Dieu voit ce qui est invisible et sait ce qui arrivera (الغيب) ;
- Il n’y a pas un nombre fixé à l’avance d’Imams. Toutes les personnes cooptées par les Musulmans sont des Imams ;
- Il faut s’aligner sur le point de vue de la communauté ou de la collectivité et il faut éviter les désaccords et les divisions ;
- Le pèlerinage et le Jihad sous l’autorité du pouvoir politique est une obligation qu’aucune considération ne peut annuler ;
- Les prières collectives et celles des ‘ds (fête du mouton et fête de fin de ramadan) sont obligatoires ;
- Les morts ne ressuscitent qu’au jour du Jugement.
On peut comprendre que la négation de chaque principe sunnite ci-dessus est prêtée aux shi’ites.
La seconde série comprend sept éléments faisant partie du dogme shi’ite mais rejetés par les sunnites. Ces éléments sont :
- L’Imamat, il existe pour les shi’ites duodécimains, comme leur nom l’indique, 12 Imams infaillibles constituant une chaine partant de ‘Ali ibn Abi Talib, cousin et gendre du Prophète. ‘Ali a reçu toute la « science » islamique (tout le sens du Coran, toute la sagesse et toute l’éthique musulmane) du Prophète et il l’a transmise à son fils al Hassan, lequel l’a transmise à son frère al Hussein et ainsi de suite de père en fils jusqu’à l’Imam caché ou occulté.
Ces 12 Imams des chi’ites imamites ou duodécimains sont (avec leurs dates de naissance et de décès, sauf pour l’Imam caché) :
- ‘Ali, Amir al Muminin (600-661) ;
- Hasan ibn ‘Ali (al Mujtaba) (625-670) ;
- Husayn ibn ‘Ali (Sayyid al Shuhad) (626-680) ;
- ‘Ali ibn Husayn, Zayn al ‘Abidin (658-713) ;
- Muhammad al Baqir (677-732) ;
- Ja’far al Sadiq (702-765) ;
- Musa ibn Ja’far al Kazim (745-799) ;
- ‘Ali ibn Musa al Rida (765-817) ;
- Muhammad ibn ‘Ali al Jawad (810-835) ;
- ‘Ali ibn Muhammad al Hadi (827-868) ;
- Hasan ibn ‘Ali al ‘Askari (846-874) ;
- Muhammad ibn Hasan al Mahdi (cache), né en 868.
Les ismaélites en ont sept Imams et les Zaydis en comptent quatre ;
- L’infaillibilité (‘ismat) de l’Imam ;
- Al Taqiyya (dissimulation de leurs croyances ) ;
- Al Raj’a (retour à la vie après la mort de certains croyants privilégiés, avant le Jour du Jugement) ;
- Al Bada (البداء), le croyant peut provoquer une mutation de la volonté divine par ses bonnes actions ;
- L’occultation (الغيبة), le 12ème Imam est caché depuis l’âge de 4 ans ;
- Les croyances relatives à Abu Bakr, ‘Umar et ‘Utman considérés comme des usurpateurs, ainsi qu’à l’apostasie des compagnons du Prophète à l’exception de trois d’entre eux.
Les shi’ites développent des arguments et présentent comme preuves des versets coraniques pour défendre leurs principes. Les sunnites contestent ces arguments. On aboutit en fait à une impasse.
En réalité, au-delà de ces disputes sur des points plus ou moins pratiques, ce qui sépare de manière irrémédiable les shi’ites et les sunnites est d’ordre théologique et philosophique. La Justice constitue l’un des fondements de la confession shi’ite. Il est difficile de la réconcilier avec un Dieu omnipotent et avec la prédestination.
Pour conclure notre présentation de cet important chapitre (le 4ème) du livre d’Arkoun « pour une critique de la raison islamique », disons que la connaissance par chaque partie de l’Islam des autres parties est un préalable à la construction d’un œcuménisme islamique. Et qu’au-delà, le vœu d’Arkoun de voir se développer une étude comparative et l’histoire des religions du Livre est assurément louable.
Il serait toutefois utile d’aller dans cette étude comparative au-delà des religions dites du Livre vers les sagesses orientales et vers la philosophie grecque antique ainsi que vers la pensée des Anciens Égyptiens, le but étant de comprendre que cette histoire des religions et sagesses est pleinement et exclusivement humaine et que la transcendance n’est finalement qu’une élévation des humains vers ce qu’il y a de bon pour tous les humains.
Le remembrement de la conscience islamique, à supposer qu’il soit possible, serait difficile et insuffisant. Il serait difficile car on ne pourra l’assurer que lorsque chacune des deux parties principales de l’Islam contemporain consentira à abandonner tous les principes ne relevant pas d’un noyau fondamental commun. Il n’est pas certain qu’un tel noyau existe. Et s’il existe, il rapprochera peut-être l’Islam des autres religions du Livre et, peut-être même, des sagesses (sans Dieu) du monde oriental. Il réunira toutes les religions et sagesses humaines autour d’un seul Bien platonicien. Voilà pourquoi le remembrement de la conscience islamique souhaité par Arkoun ne sera finalement qu’une étape dans le travail de remembrement de la conscience humaine.
Ce remembrement de la conscience islamique ne pourra pas être une fin, car les divergences entre shi’ites et sunnites ne sont pas d’ordre cultuel. Elles se situent à un niveau théologique fondamental.
Une autre remarque non négligeable est que le travail de remembrement souhaité par Arkoun court le risque d’être accusé de placer les deux clans sur un pied d’égalité. Cela serait offensant pour les sunnites qui se considèrent supérieurs. Mais le problème est que si l’on cherche à débarrasser l’Islam des points de divergences secondaires souvent liés au cultuel, on risque d’aller vers un « noyau » commun où il n’y aurait presque rien de sunnite, dans la mesure où l’orthodoxie musulmane avait précisément été bâtie depuis le milieu du 8ème siècle en vidant progressivement l’Islam de sa spiritualité, même si les Soufis, rejetés précisément pour cela, tentent de l’entretenir.
Le remembrement de la conscience islamique sera probablement utile vu ce qu’il suppose, mais c’est la libération de la « raison », ou plutôt de la pensée des Musulmans, des dogmatismes et l’adoption d’un esprit critique ouvert et tolérant qui serait encore plus utile. Car cela débouchera sur une sécularisation libératrice des esprits et des énergies des Musulmans.
Une dernière remarque concerne la situation herméneutique créée par la Révélation du Coran. Ce dernier affirme lui-même que la révélation a été faite en langue arabe claire. Toutefois, chacun sait que la transcription initiale a été faite dans une écriture arabe doublement défectueuse. Elle ne comprenait pas de voyelles courtes (ni de longues dans plusieurs cas). Elle ne comprenait pas, non plus, de points diacritiques qui permettent en arabe de distinguer les éléments de plusieurs groupes de consonnes (s et sh ; b, t, y et n ; h, j et kh ; …)
Ces signes diacritiques et ces voyelles courtes ont été ajoutées par le gouverneur de ‘Abd al Malik ibn Marwan à Bagdad, Al Hajjaj bnu Yussef al Thaqafi, à la fin du 7ème siècle. Ces ajouts ont débouché sur plusieurs versets incompréhensibles et sur différentes « lectures » du Coran.
Plusieurs auteurs ont fait un travail colossal consistant à remettre en question les ajouts imaginés sous l’autorité d’al Hajjaj pour tenter de retrouver des significations plus vraisemblables, non pas en langue arabe, mais en syriaque ou en araméen. Il est curieux qu’Arkoun n’ait pas fait allusion à ces travaux philologiques importants.
S’il est vrai que le travail de Christoph Luxenberg, philologue chrétien-libanais, est récent (2000) et qu’il est en allemand à l’origine, plusieurs travaux aussi importants sont beaucoup plus anciens. Nous voulons parler des ouvrages d’Alphonse Mingana (1927), d’Adolph von Harnack (1874) et de Theodor Nöldeke ( 1860).
Tous ces travaux montrent l’influence des langues syriaque et araméenne sur le texte coranique. Ce qui laisse supposer des influences extralinguistiques.
[1] Pour exposer la controverse al Hilli/ibn Taymiyya, nous nous appuyons sur Tariq al-Jamil, Ibn Taymiyya And Ibn Al-Mutahhar Al-Hilli: Shi’i Polemics And The Struggle For Religious Authority In Medieval Islam, semanticscholar.org, 2010.
[2] Bukhari est mort en 870 après le décret d’al Mutawakkil, Muslim en 875, Ibn Hisham serait mort vers 834, mais en Égypte, bien avant la conquête de ce pays par les Fatimides ismaélites (en 869).
[3] On peut cependant considérer que l’appel du défunt roi Hassan II à une conférence islamique à Rabat (avec la participation de tous les gouvernements islamiques), en 1969, à la suite de l’incendie de la Mosquée al Aqsa de Jérusalem qui a débouché sur la création de l’Organisation de la Conférence Islamique, a été une sorte de mise en œuvre de l’idée de Ligue Islamique d’al Afghani. Notons aussi que le Message de ‘Amman, du Roi Abdullah II, de 2004 (qui a défini les fidèles des quatre écoles sunnites, les shi’ites duodécimains, les shi’ites Zaydi, les Ibadhites et les Zahiris comme Musulmans) va dans le même sens, même s’il exclut les Bohras, les Ismaélites Khan ainsi que les autres confessions issues de l’Ismaélisme (Nizari, Alévi, Druze…) réformé, les Ahmadi…
*Intellectuel marocain, professeur en sciences économiques, ancien doyen de la faculté de sciences économiques de Rabat.
Débats
DOSSIER SOUMMAM. RECTIFICATIF DE Mohand Arezki BENAMARA*

J’ai attesté de la véracité de la citation de Mohamed Boudiaf faite par M. Kitouni au cours de son interview au journal adn-med.com en en donnant même la suite. Je me suis trompé !
M. Kitouni a tiré toutes ses citations de Boudiaf d’El Djarida n°8, organe du PRS, de février 1970. Or en portant un œil sur la 1re page on s’aperçoit qu’il y a deux articles traitant de la Révolution. L’un est signé Mohamed Boudiaf et s’intitule : L’OS dans la préparation du 1er novembre 1954, où il n’y a aucune référence au Congrès, l’autre n’est pas signé et s’intitule : Le FLN algérien, lutte de libération nationale et luttes de classes.

M. Kitouni a tiré ses citations du deuxième article, page 12, article qui n’est pas signé. Il faut savoir que dans El Djarida seul Mohamed Boudiaf signe ses articles. Tous les autres articles n’étant pas des articles de journalistes mais de militants ne sont pas signés. Un article non signé n’est pas de Boudiaf mais de militants du PRS.
De plus, le PRS autour des années 67 – 68 a pris une orientation nettement marxiste-léniniste et fonde ses analyses sur la lutte des classes. Mohamed Boudiaf qui vivait au Maroc a toujours été égal à lui-même un militant nationaliste sincère et il n’a jamais utilisé ce concept tout en étant bien sûr sensible au sort des plus déshérités. Premier article, il n’y a aucune référence à la lutte des classes alors que dans le deuxième, les références se retrouvent dans le titre et dans le texte. Mais surtout des propos tels que : « … comme cela apparaît nettement dans l’article de Boudiaf … » montrent clairement que ce deuxième article n’est pas de Boudiaf.
En lisant la citation en question je fus surpris de relever une déformation aussi flagrante de la réalité de la part de Boudiaf qui s’est toujours montré honnête. Le doute m’a poussé à vérifier la source mais je ne disposais pas d’El Djarida n°8 près de moi et j’ai dû me faire envoyer les photos des pages du journal. Il me manquait la page 7 mais faisant confiance à M. Kitouni j’ai pensé que la page 12 où j’ai trouvé la citation devait forcément être la suite du premier article. Ce n’est que plus tard que j’ai pu vérifier et constater mon erreur.
M. Kitouni s’est donc trompé et attribue à Boudiaf des propos qui ne sont pas de lui. Certes, ce dernier, écarté de la direction du mouvement n’approuvait pas le Congrès mais toujours de manière bien moins virulente que Ben Bella. Je pense que Boudiaf a une trop haute conception de la politique pour verser dans la polémique en contestant la légitimité de la participation de son ancien compagnon Ben M’Hidi ou en dénonçant l’absence de représentants de la Zone 1 en plus de celle de la délégation extérieure. Ces accusations ne sont pas les siennes mais l’œuvre de militants du PRS mal informés qui ont déformé sa pensée.
M. Kitouni qui s’élève contre les manipulations de l’histoire écrit : « Depuis 1962, les clans du pouvoir et ceux qui y prétendent instrumentalisent le passé à des fins politiques […] Je ne sais pas, pour ma part, si Abane aurait été d’accord avec la manière dont certains instrumentent sa mémoire. » À sa dernière question, on peut répondre non, surtout pour des objectifs inavoués et terminons en le paraphrasant : « laissons les morts reposer en paix et cessons d’utiliser leur prestige » faute d’arguments.
*Professeur de mathématiques, ancien militant du PRS.
Débats
L’ivresse de la désinformation et le dur réveil des Algériens. Par Myassa Messaoudi*

Etre conscient des ravages de la propagande, ne signifie pas que nos imaginaires collectifs y échappent. Que notre subconscient ne cède aux torrents de chauvinisme et de nationalisme qu’elle remue férocement. A force de martellement et d’une visibilité exclusive, le mal s’immisce pernicieusement. En réalité, une presse sous contrôle n’en reste pas moins opérante et tragiquement efficiente sur l’opinion. Il suffit d’observer la réaction des Algériens suite au refus de l’adhésion aux BRICS de leur pays pour en prendre acte.
La déception immense trahit que la majorité du peuple y a cru, quand même. Qu’à l’instar de la fameuse fable, la grenouille s’est prise effectivement pour un éléphant. Malgré que tous constatent de visu et au quotidien tous les signaux de la défaillance de leur économie, ils ont tout de même gobé les discours insensés d’une presse interdite d’analyses objectives et sommée aux louanges. Et qu’elle invite aujourd’hui, sans sourciller aucunement, à de la…retenue dans l’expression de son sentiment de déception et de ses interrogations.
Certains ont du chagrin et l’expriment avec amertume ou parfois avec humour. D’autres se plaignent d’injustice. Et d’autres encore, se montrent condescendants envers les pays candidats retenus pour se joindre au groupe. A la limite de la décence et du racisme.
Pourtant, il était clair et prévisible qu’on ne remplissait tout simplement pas les critères d’adhésion. Que l’influence du pays ne correspond pas à son poids. Que la politique de fuite en avant pour se donner une consistance à l’international au détriment de l’Intérieur mène aux désillusions.
Et que sortir son chéquier sans une stratégie claire, des contreparties dûment négociées et des structures pour les appuyer, porte un nom, l’approximation pour ne pas dire l’amateurisme.
Il faut bien qu’un jour on cesse d’importer ces montagnes de camelotes, et qui laissent des déchets dévastateurs pour l’environnement. Qu’on fabrique par nous mêmes ce dont on a besoin. Qu’on réfléchisse sérieusement à l’après pétrole. Servir uniquement de pompe à essence pour les pays industrialisés nous ruinera définitivement.
Le seul projet qui vaille est celui de libérer la société des archaïsmes pour qu’elle puisse enfin réfléchir et se réfléchir avec raison et réalisme.
Libérer la parole pour que la critique pointe sans concession les éléments défaillants. Laisser l’investigation mettre à nue les dysfonctionnements des sociétés et institutions publiques dévastées par le clientélisme, la médiocrité et le népotisme. Idem pour l’école, la justice et la santé. Des secteurs devenus dysfonctionnels ou sous mauvaise influence.
Mener une guerre de front à l’intégrisme et à la corruption qui empêchent le pays de progresser. Nous avons, il faut l’admettre, un intégrisme qui ne dérange que lorsqu’il dispute le pouvoir suprême. Sinon, il est laissé infuser tranquillement dans toute la société et les administrations. A toutes les médiocrités, on oppose Allah comme un vulgaire passe-partout. La fatwa en loi informelle gangrène les esprits, et transforme chaque citoyen en croyant-tyran.
La culture écartée comme une dangereuse apostasie. Marginalisée et livrée aux censeurs de tous poils. Pourtant c’est l’arme absolue contre la nécrose de la pensée et les fondamentalismes. C’est l’instrument de l’éveil par excellence. A travers les arts et les lettres diffusés généreusement, on fabrique une génération ouverte sur le monde et qualifiée à y prendre positivement part.
Revoir sa stratégie extérieure. Il est clair que nos politiques, ainsi que nos lignes d’existence à l’international sont complètement obsolètes et dépassées. Que nos soutiens nous coûtent plus cher qu’aux concernés eux-mêmes. Et sans dividendes politiques, qui plus est. Pire, en renonçant à envisager d’autres approches, nous transformons le pays en cible d’hostilité active.
La nation doit d’abord exister par elle-même et non par identification à des causes, aussi justes soient-elles.
Qu’en tant que peuple avec des questions vitales à régler en intérieur, on se moque de faire partie de tel ou tel front. Qu’il est inutile de se tendre vainement, et s’ouvrir opportunément au réalisme qu’impose l’époque. Empêcher surtout que l’arc qui se dessine aux frontières de l’Algérie ne se transforme en cercle fatal.
Et enfin, admettre que si par ces moments de grande tension géostratégique, on n’a pas eu besoin du concours algérien, c’est qu’il faut se remettre sérieusement en question. Revoir soigneusement sa copie. Sans chercher à faire porter la responsabilité à aucune des parties.
Une bonne gestion implique qu’on évite les conflits. Qu’on se concentre sur les opportunités et qu’on mène une diplomatie d’apaisement pour évacuer les tensions écrans. Nous n’avons pas à prendre partie, mais à tirer partie des événements pour nous reconstruire. Le bouteflekisme nous a laissé en lambeaux. Priorité à la reconstruction de l’individu, du citoyen. Premiers garants de développement. Bien plus pérennes et prolifiques en idées et en énergies que n’importe quelle source fossile.
Bref, quel que soit l’exécutif, il aura besoin de toutes les forces agissantes pour gouverner. Pour s’alimenter en idées et rafraîchir ses connaissances. Apprendre à encaisser l’aviscontradictoire. Recourir à sa diaspora et l’intégrer à ses projets de développement au lieu d’en faire un ennemi.
De tous, sans exception, le pays a besoin : militants, journalistes écrivains, politiciens, artistes, médecins, enseignants, syndicalistes… du peuple quoi !
Et que plus aucune question fondamentale pour la nation, ne soit jamais entreprise sans l’accord du peuple. Sans la consultation et les débats publics.
Les gesticulations épuisent et aggravent notre situation. Sinon quid du projet de société que propose la gouvernance ? Parce que jusqu’à l’heure, il reste complètement illisible.
*Myassa Messaoudi, écrivaine
Débats
PRIMAUTE DE L’INTERIEUR SUR L’EXTERIEUR, UN PRINCIPE… DU 1ER NOVEMBRE. PAR M.A BENAMARA*

Au mois d’août, viennent avec la canicule, les commémorations et les débats sur le Congrès de la Soummam. J’ai ainsi lu l’interview d’un historien, M. Hosni Kitouni, qui porte sur le Congrès, dans adn-med du 21 août 2023, un regard critique.
Les débats sur le Congrès ne s’opposent pas le plus souvent sur les aspects événementiels qui sont aujourd’hui connus mais sur l’analyse que l’on en fait. Derrière ces analyses se cachent des intérêts politiques actuels. Le pouvoir algérien, par exemple, ne lui a jamais donné d’importance mais la population, l’opposition veulent le réhabiliter. Le principe de la primauté du politique sur le militaire a été scandé lors des manifestations du « Hirak ». Ce serait la réunion du CNRA d’août 1957 qui, en remettant en cause les décisions du Congrès, a mis les militaires au pouvoir … jusqu’à ce jour.
Déjà, à l’époque du Congrès ce qui mettait hors de lui Ben Bella, c’était l’affirmation « Elle [la révolution] n’est inféodée ni au Caire, ni à Londres, ni à Moscou, ni à Washington » qui s’oppose clairement à l’inféodation de la Révolution à l’Égypte. Aujourd’hui, les tenants de l’arabo-islamisme continuent à critiquer le Congrès. Quant à M. Kitouni, on a du mal à cerner sa pensée tant ses arguments sont tirés par les cheveux.
Dans cet interview tortueux, souvent, il ne répond pas directement aux questions qui lui sont posées ou se place, volontairement ou non, hors sujet. À la première question, on lui demande s’il partage les analyses positives que nombre d’intellectuels et historiens font du Congrès. Il constate que les avis divergent mais ne donne pas le sien sinon que, lui, choisit le 1er novembre comme événement fondateur. Certes, personne ne peut nier le caractère fondateur du 1er novembre, c’est le moment où la voie de la lutte armée pour l’indépendance s’est concrétisée. Cela empêche-t-il d’avoir un autre événement fondateur dans la structuration du mouvement ? De même, il considère les mémoires de Ben Tobbal intéressantes ; certainement, mais il ne nous dit pas en quoi. Soyons honnêtes, nous avons bien compris qu’il suggère que ces mémoires appuient sa thèse. Quels éléments en a-t-il retiré ? En fait, il répond à la première question quand on lui pose la 4e sur l’ingérence de Nasser dans les affaires algériennes notamment à propos de ce Congrès. Il se refuse à débattre du rôle de Nasser de concert avec Ben Bella, se contentant d’énoncer : « Djamel Abdelnasser n’est pas le seul à avoir cherché à s’ingérer dans les affaires internes du FLN, la France aussi de manière beaucoup plus décisive … ». Que la France cherche à s’immiscer dans les affaires algériennes, c’est de bonne guerre mais Nasser est supposé être un allié et non un parrain qui utilise Ben Bella comme cheval de Troie au sein de la direction de FLN. Ne voulant pas répondre clairement à cette 4e question il décide alors de répondre à la 1re et nous livre son analyse critique du congrès en citant Boudiaf. On retrouve les éternels reproches qui ont la vie dure, à savoir :
- La non-participation de certains cadres dirigeants
- Le principe de la primauté de l’intérieur sur l’extérieur
- Celui de la primauté du politique sur le militaire
- L’introduction au CNRA de militants centralistes, de l’UDMA et des Oulémas
Avant d’aborder ces différents points il est bon d’avoir à l’esprit la situation d’avant Congrès et les conditions du déclenchement de la lutte armée.
C’est au PPA, seul parti qui réclamait l’indépendance du pays qu’incombait la tâche de déclencher puis de mener le combat. Malheureusement, sa faillite a compromis jusqu’à l’avenir du pays. Si l’objectif du CRUA de réunifier le parti avait été atteint, la Révolution aurait été dirigée par un parti structuré disposant de moyens respectables. Mais le PPA submergé par les luttes de clans a sombré dans le néant lors de deux congrès distincts, chaque clan excluant l’autre. Devant ce désastre et le fait que le combat anticolonialiste était déjà engagé au Maroc et en Tunisie, les « 22 » n’avaient d’autres choix que de l’engager eux aussi malgré l’insignifiance des moyens à leur disposition et dans des conditions dramatiques. En zone 5, Ben M’Hidi ne disposait que d’un revolver 7,65 et deux balles à la veille du 1er novembre. Seule la Zone 1 et dans une moindre mesure la Zone 3 pouvaient compter sur des équipements matériels rudimentaires. Le déficit était identique sur le plan des effectifs humains, ce sont des combattants de la Zone 3 qui ont assuré les actions prévues dans la Zone 4 victime de défections à cette même date. Après avoir assuré quelques actions minimes, les militants de la Zone 5 ont dû se replier sur le Maroc faute de moyens pour se maintenir sur place. En zone 2, laquelle a perdu son chef, Didouche Mourad dès janvier 55, Ben Tobbal a dû emprunter de l’argent à sa mère pour nourrir les combattants. Zighout Youssef a décidé de l’action du 20 août 1955 en désespoir de cause devant les difficultés de lancer la Révolution. On peut dire que la période allant du 1er novembre 54 au congrès de la Soummam a été celle de la construction laborieuse et incertaine du FLN et de l’ALN. La réunion prévue à Alger pour la mi-janvier 55 par les 6 historiques n’a pu se tenir. Chaque zone se retrouvait complétement isolée, seules les Zones 3 et 4 communiquaient entre elles. Zighout Youcef a tenté à deux reprises sans succès de contacter Alger.
Le congrès de la Soummam est donc venu combler un vide sidéral. Avant lui il n’y avait d’autre contenu politique du parti FLN que la déclaration du 1er novembre certes remarquable mais insuffisante pour guider les combattants. Il a donné au mouvement une direction et une structure nationales indispensables tout en laissant aux wilayas leur liberté d’action, une vision politique d’ensemble, et a approfondi les objectifs de la Révolution. La direction collégiale et réduite à cinq membres pour plus d’efficacité est responsable devant un parlement composé de militants sûrs avec des représentants de toutes les tendances.
Tous les problèmes ont été abordés y compris les questions délicates comme le massacre de « la Nuit rouge de la Soummam » mettant en cause la responsabilité d’Amirouche, le ciblage de civils européens lors du 20 août 1955, ce qui a donné lieu à des échanges houleux avec des accusations et des défenses ; l’interdiction du tabac … Il y a donc eu de véritables débats contradictoires sur chaque sujet et en particulier celui de l’introduction dans les instances de militants des partis réformistes. Il en est qui interprètent ces confrontations avec l’expression de positions opposées non comme une preuve de la richesse des échanges, de la liberté d’expression et de l’engagement des participants mais comme une contestation du Congrès par une partie des militants. Or, toutes les décisions ont été votées après avoir été débattues.
Le problème de la participation
Les dirigeants des cinq zones (wilayas) ont tous été convoqués au congrès comme les représentants de la délégation extérieure de manière impérative « quels que soient les risques encourus », disait Abane. Il est certes regrettable qu’il n’y ait pas eu de délégués de l’extérieur malgré l’insistance de Abane Ramdane dans sa correspondance avec eux. Il souhaitait particulièrement la présence de Ben Bella connaissant leurs divergences et il tenait à la confrontation des points de vue. Rappelons que Aït Ahmed a affirmé ne pas avoir été informé de la tenue du Congrès alors que la délégation extérieure devait choisir deux délégués de concert. Il n’est pas certain que Ben Bella ait mis scrupuleusement au courant ses camarades des échanges avec Abane. Il est habitué à prendre seul des initiatives et à se considérer comme le chef de la Révolution. On met trop facilement la responsabilité de cette absence sur Abane.
Pour ce qui est de la zone 5, Ben M’Hidi étant présent à la Soummam, pourquoi Hosni Kitouni ignore la participation de cette zone ? La citation d’El Djarida muméro 8 faite par M. Kitouni est exacte. Il est intéressant d’en lire la suite. Mohamed Bodiaf dit : « Ben M’Hidi dont les raisons de la participation restent à élucider fut considéré à la fois comme le représentant de la délégation extérieure alors que des pratiques pour le moins douteuses avaient eu pour résultat d’empêcher sa présence et comme celui de la wilaya V alors que le commandement effectif de cette région était depuis longtemps aux mains de Boussouf qui n’avait pas été invité. La wilaya I dont l’action armée dans les Aurès avait fortement contribué au développement du FLN ne fut pas convoquée. » Nous avons déjà évoqué la question de la délégation extérieure. Les « pratiques pour le moins douteuses » sont le plus souvent celles de Ben Bella. Mais pour ce qui est de la zone V, Boudiaf est bien placé pour savoir que Ben M’Hidi en est le chef puisque c’est lui qui l’a nommé. Pour se rendre au Congrès, Ben M’Hidi est passé par le Maroc où il s’est entretenu avec Boussouf dont il était le responsable. Ce dernier ne pouvait ignorer que son supérieur se rendait au Congrès. Sinon, cela signifierait que Ben M’Hidi faisait des cachoteries à son lieutenant. Ils auraient pu participer tous les deux mais vue la paranoïa de Boussouf, il est fort probable que celui-ci n’ait pas voulu prendre le risque de laisser vacant son fief.
Il n’est pas exact de dire que la zone 1 n’ait pas été convoquée quand on sait que les congressistes ont reporté leurs travaux de quinze jours pour attendre ses délégués doutant encore de la mort de Ben Boulaid dont la présence était souhaitée et prévue. A ce titre, pourquoi ne pas leur reprocher également l’absence de délégués de la zone 6.
Il est possible que Boudiaf ne soit pas bien informé ou bien que les rédacteurs de l’article en son nom aient dépassé sa pensée. Mais M. Kitouni, lui, est historien, il est censé savoir. Pourquoi se retranche-t-il derrière Boudiaf pour affirmer des faits non fondés ?
L’introduction de militants des partis réformistes
L’introduction de représentants des partis réformistes dans le FLN relève de la plus haute stratégie. Il devait contrer les velléités des forces coloniales de créer une « troisième force » puisée dans ces partis, moins radicale, pour affaiblir la révolution. On peut critiquer la quantité et le niveau d’intégration de délégués de ces partis mais pas l’idée elle-même. Saad Dahlab a amené avec lui la caisse du comité central et de manière générale la participation de la petite et grande bourgeoisie, en plus de les éloigner définitivement du pouvoir colonial, promettait un substantiel apport financier. De plus ces admissions compensaient les pressions et menaces exercées par le FLN sur ces partis. Ceux qui condamnent cette décision du Congrès sont les mêmes qui, plus tard, désigneront Ferhat Abbas puis Ben Khedda comme présidents du GPRA accompagnés de ministres issus des partis réformistes.
Le principe de la primauté de l’intérieur sur l’extérieur
Ce principe a déjà été énoncé et adopté par l’équipe du 1er Novembre. Dans El Djarida N° 15 de 1974 Boudiaf écrit dans son récit de la préparation du 1er novembre : « Parallèlement à la définition politique deux principes d’organisation furent adoptés : – La décentralisation […] La primauté de l’intérieur sur l’extérieur. Principe juste dans son esprit dans la mesure où il signifiait que rien ne pouvait être fait sans l’accord de ceux qui se battaient sur le terrain ». On ne peut pas revendiquer ce principe au bénéfice du 1er novembre 1954 et le rejeter quand il est adopté au Congrès en 1956.
Ce n’est pas des palaces de Tunis ou du Caire que l’on décide pour ceux qui se battent et mettent leur vie en jeu. Placer la direction du mouvement à l’intérieur du territoire national est symboliquement très fort. Le CCE a été contraint d’en sortir mais Abane projetait de rentrer. Situer son siège à Alger ne signifie pas déplacer la révolution des campagnes vers les villes, la lutte continue dans les campagnes comme dans les villes. Si le CCE a été contraint de sortir du pays cela ne signifie pas qu’il a eu tort de tenter de s’y maintenir.
M. Kitouni nous dit citant Boudiaf au sujet de la primauté de l’intérieur sur l’extérieur « ce principe revenait à écarter de la direction ceux qui avaient lancé l’action au profit de nouveaux ralliés : les centralistes, les dirigeants de l’UDMA et les Oulemas ». Et cela après avoir lui-même écrit : « Quel poids pouvait avoir un Ferhat Abbes ou un Ahmed Tewfik El Madani devant un Bentobbal ou Belkacem Krim » ?
Le principe de la primauté du politique sur le militaire
Cet autre principe est souvent interprété comme la primauté des politiques sur les militaires. Ce n’est pas le cas. Ce sont les objectifs politiques qui sont déterminants, le militaire n’est que le moyen d’atteindre les objectifs politique. C’est l’organisation politique, quelle que soit l’origine de ses membres, qui guide l’organisation militaire. Il n’est pas écrit que l’organisation politique doit être composée de petits bourgeois et celle militaire de paysans. Le général de Gaule président de la république française n’a pas fait de la France un État militaire. A l’image de Krim Belkacem, des militaires peuvent devenir responsables politiques.
Ce sont les réformes du congrès de 1957 au Caire qui, en portant le CCE de 5 à 9 membres plus les 4 membres honorifiques, et le CNRA de 34 à 54 membres à majorité militaires ont favorisé la formation de clans et ont placé les militaires à la tête de la révolution.
Hosni Kitouni condamne ce principe énoncé lors du Congrès mais est surpris qu’en 62 on retrouve les militaires au pouvoir ! Pour lui, l’après 62 c’est de la responsabilité des citoyens et non des militaires et le parti unique serait le résultat de la culture nationaliste du peuple et donc n’a pas été imposé. En quelque sorte, si l’indépendance nous a été confisquée et que nous vivons depuis plus de 60 ans sous des régimes militaires, c’est que nous l’avons bien cherché.
La réunion du CNRA d’août 1957 marque la remise en cause des acquis du Congrès de 1956. Le CCE porté à 9 membres plus 4 honorifiques (les dirigeants prisonniers) se divisent en deux clans : d’un côté Boussouf avec Ben Tobbal admiratif du premier et Boumediène qui prend de plus en plus d’importance, de l’autre Krim Belkacem. Les deux clans se disputeront le soutien des autres membres du CCE.
Abane Ramdane avait dénoncé le fonctionnement de la wilaya 5 dirigée par Boussouf et s’en était ouvert à Ben Tobbal. Ce dernier s’en défend mais il est fort probable qu’il en ait fait part au concerné étant donné leurs relations très étroites ignorées de Abane. C’est de cette période que débutent les menées de Boumediène sous couvert de Boussouf, menées qui l’ont conduit au coup d’état de 1962 en s’alliant à Ben Bella. Il faudrait peut-être se pencher sur le fonctionnement de cette wilaya durant la guerre.
Si les débats autour du Congrès de la Soummam cachent des orientations politiques, on se pose la question de savoir quelles sont celles de notre historien. La fourniture d’armes par Nasser à Ben Bella en vue de permettre un coup d’Etat dans l’Algérie indépendante ne le dérange pas plus que ça. Dans la plupart des pays cela relèverait de la haute trahison. Si ce coup d’état « était inscrit dans l’histoire de la guerre de libération » comme il est affirmé, n’est-ce pas le rôle d’un historien d’en retrouver les sources ?
Je termine en rendant un sincère hommage à Mohamed Boudiaf qui a consacré sa vie à l’Algérie. Même si je n’ai pas partagé ses analyses sur le Congrès, c’est le seul dont je comprends le ressentiment car il a été peut-être le principal artisan du processus ayant mené au 1er novembre. La délégation extérieure aurait dû envoyer deux délégués quoi qu’il en coûte, même si on avait essayé de les écarter comme le prétend Ben Bella car dans tous les cas de figure l’avenir de la Révolution était en jeu. Ils avaient le devoir de faire entendre leurs voix. Apparemment la délégation extérieure qui a des velléités d’assurer la direction de la Révolution était complétement coupée du pays et n’avait d’autre lien que le contact avec Ben M’Hidi et le la boîte aux lettres proposée par Abane. Enfin, rappelons que la tenue de ce Congrès a coûté de nombreuses vies humaines parmi les groupes qui en ont assuré la sécurité et que les congressistes ont accepté les risques. Aussi, on ne peut pas sous des arguments fallacieux en écarter les résultats d’un revers de main.
*Mohand-Arezki Benamara, professeur de mathématiques, ancien militant du PRS.
Débats
SOUMMAM : LE PROJET, LES FAITS, LES DIRES ET… LE RESTE. Par Saïd Sadi

1-Introduction
Il y a 67 ans de cela, les dirigeants de l’intérieur du FLN se séparaient à Ifri, petit village au-dessus de la vallée de la Soummam, après avoir débattu pendant huit jours des origines de leur insurrection, des moyens qu’elle appelait après deux ans d’affrontements et des objectifs qu’elle devait atteindre une fois l’indépendance acquise. Aucun autre évènement de l’Algérie contemporaine ne connut – et ne connait – un traitement aussi contrasté. Les opinions, quand elles sont exprimées, sur la Soummam sont diamétralement opposées. Pour sa part, le pouvoir a longtemps choisi de mettre ce rendez-vous sous embargo. Ces dernières années, le congrès de la Soummam est cité avec le soulèvement auquel avait appelé Zighout Youcef une année auparavant dans le Nord-constantinois. Ma génération a grandi dans ce marasme. Partagée entre consternation, colère et devoir de toujours remettre les projecteurs sur la vérité des faits afin que le voile du silence et du mensonge n’impose sa loi à l’un des plus éminents moments de notre passé immédiat. À titre personnel, cette exigence fut l’un des aspects les plus prenants de mon combat : faire revivre la Soummam était une nécessité morale et un impératif politique.
Le Président égyptien Gamal Abdenasser – et Ahmed Ben Bella qui s’aligna aussitôt sur sa position – inaugura l’opposition à la Soummam. Il fit immédiatement savoir que la plate-forme qui consacra ces assises devait être combattue pour des raisons stratégiques et doctrinales claires : l’Algérie ne saurait et ne pourrait se concevoir en dehors de la nation arabe dont il fut longtemps reconnu comme le leader incontesté. Depuis, tous les Algériens contestant le projet soummamien ne feront qu’émettre des déclinaisons de la décision égyptienne mais qui, ne s’avouant pas comme telles, peinent à trouver cohérence et crédit. Cela ne veut pas dire que ces postures ne méritent pas d’être analysées. Et débattues.
Premiers à avoir embrayé sur la remise en cause du Congrès, les réseaux du ministère de l’Armement et des Liaisons Générales, le MALG de Boussouf. Ce dernier dont les conceptions, les méthodes de luttes et les objectifs du combat furent en tous points contraires à la vision incarnée par Abane avait de sérieuses raisons de s’y opposer. Le MALG, qui fut relayé ensuite par les militants algériens de la gauche arabe, s’adonna à un inlassable travail de désinformation et de sape contre la mémoire d’Abane, le tout sur fond de révisionnisme voire de négationnisme soummamien.
Le but de cette intervention n’est pas de présenter les résolutions du congrès qui sont accessibles à tous mais de percer les origines objectives et subjectives qui motivent leur contestation. Il est important que nous traitions enfin de façon lucide, sereine et sans complaisance ces allégations car elles disent beaucoup de notre sociologie politique et, donc, de notre passé, de notre présent mais aussi sur notre futur.
Si l’on synthétise les arguments formellement explicités – il y a les non-dits qui sont politiquement tout aussi signifiants – utilisés par les contempteurs de la Soummam, on peut les regrouper en quatre catégories. Les préparatifs de la réunion, la légitimité ou la représentativité des congressistes, le déroulement des assises et le contenu de la plate-forme.
Reprenons un par un ces éléments.
2-Les préparatifs
Si peu d’intervenants contestent la nécessité de donner sens, institutions et doctrine à une insurrection lancée précipitamment sur les décombres d’un mouvement national en fin de cycle – et donc au principe de dépasser une phase de lutte dominée par l’improvisation – des réserves voire des condamnations récurrentes sont assénées pour déplorer les conditions qui ont présidé à la préparation de la rencontre d’aout 1956.
2-1 La meule du MALG
Des sources remontant souvent au MALG ou, plus tard, à l’Association des anciens membres de ce département arguent que des invitations au congrès n’auraient pas été adressées à tous les responsables susceptibles d’y être associés, et comme toutes les campagnes bien organisées, des voix annexes se chargent de les prolonger par des affirmations péjoratives, très souvent en contradiction avec la réalité des faits, mais qui abuseront une partie de l’opinion algérienne. On a ainsi laissé croire que Abane aurait, par ambition personnelle, penchant clanique ou, pire, tentation de dévier sinon de trahir la cause nationale, favorisé la présence des acteurs acquis à ses desseins ou sous son influence. L’allusion à une prédominance kabyle volontairement décidée pour maitriser ce congrès suintera partout mais elle n’est pas exprimée publiquement par les premiers de cordée. Elliptique, l’insinuation sera confiée à des seconds couteaux dont les propos contribueront à jeter le trouble, notamment dans certaines franges de la jeunesse[1]. On verra au cours de cet exposé les outrances, morales, politiques mais aussi intellectuelles engendrées par les cabales du MALG.
Des documents difficilement contestables décrivent précisément la façon dont l’information a été adressée aux différents responsables en poste en 1956 dans le FLN. Tous les chefs de zones et la délégation extérieure ont reçu leur invitation. Mieux, des recommandations leur ont été expressément faites pour réunir leurs collaborateurs et arriver au congrès avec des rapports les plus fiables possibles sur la situation politique, le potentiel militaire et les ressources financières des régions relevant de leur autorité. C’est du reste ce qui s’est passé puisque les délégations qui ont pu parvenir à Ifri se sont présentées avec des informations recueillies lors d’évaluations effectuées en amont du congrès. On sait que la wilaya II a tenu son précongrès à côté d’El Harrouch et que ce fut Hachemi Hadjeres qui avait déjà quitté le lycée franco-musulman de Constantine pour rejoindre le maquis qui en fut le secrétaire. Même la zone du Sahara qui, pourtant, peinait à se structurer, produisit un écrit où elle faisait part, entre autres, des difficultés que rencontraient les militants chargés d’y implanter le FLN.
On a beaucoup glosé sur l’absence des Aurès à la Soummam. Là encore, les interprétations sont distillées sur plusieurs paliers. On souligne la non-participation de ce qui deviendra la wilaya I avec suffisamment de confusion pour laisser prospérer l’idée que cette absence était souhaitée sinon provoquée. En la circonstance, il y a suffisamment de témoignages qui attestent du contraire. Le congrès fut même retardé pour permettre aux militants aurésiens d’arriver. La vérité, que la propagande tait, c’est que la mort de Mostefa Ben Boulaïd, chef incontesté des Aurès, a été tenue secrète par son entourage, probablement pour ne pas affecter le moral des populations mais aussi pour gérer une succession qui s’avéra problématique. Les relations entre Ben Boulaïd et Krim Belkacem, l’un des organisateurs du congrès, étaient exemplaires. Dans sa préface au livre de Rachid Adjaoud[2], Abdelhamid Djouadi qui a fait son maquis dans les Aurès rapporte le témoignage d’Amar Bellagoun qui a entendu Ben Boulaïd faire la recommandation suivante à ses collaborateurs : « S’il m’arrivait quelque chose, tournez-vous vers vos frères kabyles.» Cette information publiée du vivant des témoins n’a été reprise par aucun des publicitaires des affabulations et autres sous-entendus concernant la Soummam. Signe que la place du responsable des Aurès ne prêtait à aucune équivoque ; malgré son absence, le nom de Ben Boulaïd figure sur la liste des membres du Conseil national de la révolution algérienne, le CNRA, issu des assises d’Ifri.
À l’inverse de ce qui est toujours ressassé, les contestations qui ont agité les Aurès après le congrès furent suscitées par Ahmed Mahsas, homme lige de Ben Bella, et non par les maquisards du cru. On peut multiplier à l’envi le rappel d’intoxications produites par le MALG immédiatement après la disparition d’Abane, c’est-à-dire dès le début de l’année 1958.
2-2 L’influence égyptienne
Les mêmes doutes ont été entretenus à propos de la délégation extérieure. La lettre expédiée par Abane Ramdane aux membres du FLN basés au Caire existe[3]. On y lit :
« La France est décidée à nous écraser ; des cris d’alarme nous parviennent de tous les chefs de zones et de régions, particulièrement du Nord-constantinois et de la Kabylie. Il nous est très difficile de les calmer, ils sont terriblement remontés contre votre carence et nous demandent de vous dénoncer publiquement. Des groupes entiers ont enterré leurs armes faute de munitions et se sont mêlés à la population. Le changement s’est emparé du public qui commence à nous lâcher. Des régions entières demandent la protection de l’armée française, c’est, en un mot, le début de la fin. Nous espérons que vous serez au rendez-vous ; sinon, nous prendrons seuls les grandes décisions et alors, vous ne vous en prendrez qu’à vous-mêmes. (…) les deux délégués qui rentreront du Caire doivent être choisis par le « comité des six », (Khider, Aït Ahmed, Lamine, Ben Bella, Boudiaf et Ben M’hidi). Envoyez de préférence Ben Bella et Aït Ahmed ou Ben Bella et Khider. Il y a une autre voie pour la rentrée des délégués du Caire. Ils pourront venir au Rif, de là rentrer facilement en Oranie et foncer par train jusqu’à Alger. D’Alger nous répondrons de leur sécurité jusqu’au Nord-constantinois[4]. »
Ce document n’a pas empêché les spéculations malveillantes. Sur ce sujet aussi, les détracteurs de la Soummam n’ont pas manqué d’esprit retors ni… d’imagination. Comme il est difficile de nier la réalité de la correspondance ci-dessus, on a entendu et lu que Abane avait fait de sorte qu’Ahmed Ben Bella n’arrive pas à la Soummam. Ce dernier affirmera qu’il avait attendu en vain à San Remo une orientation qui ne lui est jamais parvenue et qu’il n’a pu, de ce fait, accomplir le trajet à son terme. Larbi Ben M’hidi qui se trouvait au Caire au même moment que Ben Bella est bel et bien arrivé à la Soummam où il a présidé le congrès. Khider qui était averti de ce qui se préparait avait reçu instruction d’informer l’ensemble des cadres basés au Caire. Ce qui ne fut pas fait. Aït Ahmed qui était pourtant le beau-frère de ce dernier, déclarera que personne ne l’avait avisé de la tenue du Congrès[5]. Ben Bella, qui avait physiquement agressé Ben M’hidi au Caire, appréhendait de se présenter devant ses pairs de l’intérieur qui lui reprochaient de se préoccuper de ses accointances égyptiennes au lieu de s’employer à fournir en armes les maquis. Dans ses mémoires, Fathi Dib[6] signale à plusieurs repises les confidences que lui faisait Ben Bella contre ses camarades. Les affidés du MALG ne soulèveront jamais la déloyauté d’Ahmed Ben Bella. Sur l’absence de Ben Bella à Ifri, les contestataires de la Soummam valident son explication et évacuent l’idée de son esquive ou d’autres hypothèses qui méritent tout autant d’être envisagées.
Il faut bien savoir que nous sommes au début de 1956. Après le 1er novembre, ceux qui avaient déclenché l’insurrection étaient restés silencieux pendant cinq mois. Le premier tract du FLN a été publié en mars 1955 par… Abane, entre-temps sorti de prison, et qui n’eut pas de mots assez durs pour dénoncer l’impréparation du déclenchement de la lutte armée. Les communications étaient contraintes par un quadrillage de plus en plus serré et, contrairement à ce que se plaisent à marteler les propagandistes, la population algérienne n’avait pas encore massivement basculé en faveur du FLN.
2-3 Une organisation inédite
Compte tenu du contexte politique et sécuritaire de l’époque, il était difficile de faire plus en matière d’organisation et de communication avant le congrès. N’ont pas assisté aux assises de la Soummam ceux qui étaient en prison ou tués et dont leurs camarades ignoraient la disparition, certains des éléments pressentis pour gérer le grand Sud qui étaient face à des hostilités locales qui limitaient ou interdisaient leurs déplacements ou, Ben Bella, qui, lui, aurait très bien pu faire le choix de ne pas figurer dans un conclave dont il redoutait les débats et les conclusions qu’il savait réfractaires aux désidératas des mentors égyptiens. Les lettres envoyées d’Alger exigeant la complète autonomie de la direction du FLN vis-à-vis du Caire annonçaient les termes qui devaient prévaloir entre les nationalistes algériens et le gouvernement égyptien. On voit mal Ben Bella, proconsul de Nasser, lui présentant une plate-forme proclamant que « la révolution algérienne n’est inféodée ni au Caire, ni à Londres ni à Moscou ni à Washington. »
Ni les 22 qui ont pris une décision aussi lourde de conséquences que celle de déclencher la guerre, ni les 6 et les 3 de la délégation extérieure qui en ont précisé les modalités n’ont consulté et encore moins demandé l’avis des cadres intermédiaires sur la création de ce qui deviendra le FLN. Nul n’a entendu le MALG ou les militants panarabistes soulever la question de la légitimité des 22 ou des 6+3. Les mêmes critères politiques et moraux seront implacables envers Abane et la Soummam et magnanimes voire favorables quand il s’agira de les appliquer à d’autres circonstances ou personnages.
La répression policière et le déploiement des troupes françaises en 1954 étaient pourtant bien moins contraignants que ce que devront affronter les acteurs qui ont maturé les différentes étapes ayant précédé le congrès de la Soummam.
3-Légitimité et représentativité des congressistes
L’une des insinuations les plus répandues par les anti-soummamiens est la qualité des congressistes. Pourtant, la légitimité des responsables des régions qui deviendront les wilayas II, III, IV, V et la zone autonome d’Alger présents à la Soummam étaient incontestable. Zighout sur le Constantinois, Krim pour la Kabylie, Ouamrane dans l’Algérois, Ben M’hidi s’agissant de l’Oranie étaient les cadres qui avaient organisé, dès le début de la guerre, les réseaux militaires et installé les structures de soutien aux maquis. La ville d’Alger était sous la responsabilité de Abane qui avait déjà structuré les étudiants, les travailleurs et les commerçants. La supercherie la plus honteuse proférée par ceux qui travaillent au discrédit de la Soummam fut l’occultation de la présence de la région oranaise.
3-1 Désinformation stalinienne
Des lettres avaient été envoyées aux militants de l’ouest pour parer à l’éventualité où Ben M’hidi, qui en était le responsable, serait, pour une raison ou une autre, retenu au Caire. Ce sera, du reste, lui qui installera son successeur en la personne d’Abdelhafidh Boussouf à l’ouest une fois qu’il sera devenu membre du CCE. Une désignation qui ne sera discutée par personne. La mécanique infernale des agents du MALG fera valoir que Ben M’hidi était illégitime pour représenter l’Oranie mais tout à fait qualifié pour désigner à la tête de cette région celui qui deviendra le créateur de leur instance.
Quand les arguments manquent, les « Malgaches [7]» recourent à la disqualification par la rumeur. Vieilles mœurs staliniennes. Des contacts secrets qui ont avorté entre le FLN et le gouvernement français eurent lieu en juillet 1956 en Yougoslavie. Les représentants algériens devaient être Krim, Zighout et Ben Boulaïd. Sitôt les premiers comptes-rendus reçus, Abane informa la délégation extérieure du Caire. Après son assassinat, des gorges profondes furent chargées de répandre l’idée que celui qui avait conçu et animé la Soummam était en fait un assoiffé de pouvoir qui n’hésitait pas à engager le destin du pays à travers des réseaux douteux qui allaient brader le pays. Ces sources omettaient de dire que les trois délégués pressentis étaient les chefs des régions les plus engagés dans la lutte (Krim, Zighout et Ben Boulaïd). Par la suite, cette initiative fut présentée par Ali Kafi comme une trahison. Un second assassinat sur lequel surferont tant et plus les agents du MALG dont le poison libérera la parole du pire. En novembre 2015, Daho Ould Kablia, responsable de l’association des anciens du MALG, justifie l’assassinat d’Abane dans un entretien accordé au quotidien arabophone Ecchourouk. Cette ignominie contamina un peu plus un monde universitaire déjà gagné par une profonde crise éthique et déontologique. Le 1er janvier 2018, l’historien Mohamed Lamine Belghit, invité au colloque islamiste qui s’était déroulé au centre culturel d’Alger et organisé par des institutions de l’État déclara : « Le congrès de la Soummam a été un putsch de harkis contre les musulmans (…) C’est un putsch contre la génération qui a lancé la révolution avec les valeurs islamiques qui parlaient un bel arabe qui est la langue du Coran. Et je prends toute la responsabilité sur ce que je vais révéler. C’était un putsch dans tous les sens du terme. Un putsch contre les valeurs. Un putsch contre la proclamation du premier novembre 1954. Et c’est là le secret du différend qui opposait les braves et les arrivistes comme je les qualifie dans mes livres. »
Passons sur les contre-vérités élisant des islamistes formés en arabe au rang d’acteurs qui auraient déclenché la guerre. Les islamistes n’étaient pas seulement absents mais opposés à la lutte armée en 1954. Relevons que cette infamie n’a suscité aucune réaction officielle et que cet imprécateur panarabiste enseignant-chercheur de son état sévit toujours sur les plateaux de télévision. Sans aller jusqu’à ces indignités, d’autres universitaires se posant en hériter de l’éminence nationale s’arrogent le droit de discréditer et même de déshonorer tout intervenant cherchant à réintroduire dans le débat historique la Soummam ou Abane.
Nous étions profondément révoltés que l’accusation de Kafi ne fut pas dénoncée par l’Organisation nationale des moudjahidines, l’ONM, ni par le ministère des Anciens combattants. Ce fut la veuve du défunt, seule, qui attaqua Kafi en diffamation pour protéger la mémoire du disparu faute d’avoir pu sauvegarder son œuvre. Pendant toute cette procédure, les historiens se tinrent à l’écart des débats. Les mêmes historiens développeront une aménité sans borne quand il fallut blanchir les dérives d’un Messali qui avait constitué des contre-maquis armés par l’État français pour affronter les troupes du FLN[8]. La déchéance qui précéda la folle compromission du vieux leader rencontre toujours une bienveillance qui n’a d’égal que l’acharnement mis à dégrader l’image de l’architecte de la Soummam.
3-2 Aveuglement et sectarisme
La partialité des raisonnements utilisés pour remettre en cause la représentativité et la crédibilité de certains dirigeants retenus dans la direction du FLN à la Soummam est l’autre facette de l’opération de démolition systématique de l’œuvre d’Abane et de Ben M’hidi. Ce duo était solidaire mais les attaques cibleront exclusivement le premier. Des intervenants susurrent que les acteurs qu’il a associés sont des marginaux sans envergure ni légitimité choisis dans l’opacité. Un procès d’intention qui ne sera évidemment pas appliqué au groupe des 22 qui se sont cooptés. Pouvait-il en être autrement après le démantèlement en 1950 de l’Organisation spéciale, l’OS, qui agissait dans la clandestinité ?
L’invitation de centralistes, comme Benyoucef Benkhedda ou Saad Dahlab, d’oulémistes comme Tewfik El Madani, de certains udmistes ou d’autres personnalités apporta au Front des compétences politiques difficilement contestables mais, au-delà de cet aspect, la décision d’ouvrir les rangs de la révolution créa une dynamique d’adhésion irréversible dans la société algérienne ; ce qui fit avorter le redoutable plan de « la troisième voie » que la France ne désespérait pas de pouvoir imposer dans une situation de profond désarroi. La lettre de Abane qui, lui, était dans la fournaise, donne une idée précise des rapports de force en présence. C’est à partir du 20 aout 1956 que le Front devint une entité représentative d’un peuple mobilisé pour un seul et unique objectif : l’indépendance du pays qui sera consacrée par « un État démocratique et social ». La répercussion politique du congrès dans les maquis est résumée par cette phrase de Ali Lounici, officier de la wilaya IV : « Le congrès de la Soummam nous donna ce formidable sentiment que nous avions déjà un État. »
L’aveuglement poussera les plus cyniques jusqu’à contester le patriotisme de dirigeants comme Benkhedda et Dahlab et célébrer celui… des messalistes ! Un groupe qui se constitue contre la Soummam est nécessairement motivé par de dignes et respectables motivations. Abane travaillant à fédérer des militants issus de diverses sensibilités du Mouvement national est dénoncé comme un despote animé par un césarisme refusant l’existence de partis. Cet appel au rassemblement autour de la citoyenneté et non d’organisations fut aussi adressé aux Juifs et aux Européens d’Algérie désireux de vivre dans une nation souveraine. La Soummam avait posé les fondements de l’État de droit avec le respect des libertés de conscience et d’opinion mais elle n’avait pas décidé les orientations programmatiques qu’il revenait à chacun de défendre devant le peuple et dans le cadre de formations que les uns et les autres auront choisi de créer ou auxquelles ils auront décidé d’adhérer une fois le pays libéré. La clarté de la démarche n’empêchera pas les procès en sorcellerie. Abane qui a appelé au rassemblement de citoyens patriotes pour la libération du pays fut condamné par les agents du MALG, antre et matrice de la pensée linéaire et du pouvoir absolu, ou leurs relais comme étant le responsable de l’avènement du parti unique en Algérie. Un comble. Le principe de ne pas accepter des partis dans une libération nationale impliquant tous les patriotes était déjà arrêté en novembre 1954. Mais on l’a déjà signalé sur d’autres registres, les mêmes règles n’ont jamais la même portée selon qu’on les projette sur la Soummam ou qu’on les applique à d’autres séquences.
4. Le déroulement des assises
L’opinion publique retient que le congrès s’est tenu à Ifri où a été érigé le monument commémorant l’événement. Un village situé à quelques encablures de l’une des plus grandes casernes installées par l’armée française dans la vallée de la Soummam. En fait, les congressistes qui furent déplacés pour des raisons de sécurité travaillèrent dans plusieurs villages.
4-1 Débats vifs
Rachid Adjaoud qui dactylographiait les résolutions au fur et à mesure de leur adoption dit comment, à plusieurs reprises, un point qui avait été âprement discuté dut être repris et retapé ensuite pour être conforme au compromis dégagé. Et des discussions, il y en eut. Y compris des virulentes. Notamment entre Abane et Zighout lorsque fut abordée l’évaluation des deux années qui suivirent le 1er novembre. Le premier reprocha sèchement au second la stratégie qui avait consisté à lancer ses militants contre des civils européens dont des femmes et des enfants. Le même esclandre avait éclaté à propos de la Nuit rouge de la Soummam. Le ton est alors monté entre le même Abane et Krim qui voulait protéger Amirouche, responsable de la zone où avait été commis le massacre. Les tensions ont également prévalu quand furent abordées les mutilations infligées à ceux qui consommaient du tabac. Ces incidents furent l’occasion de décider l’interdiction des expéditions punitives et des égorgements et l’obligation d’instaurer un tribunal avec un avocat pour le prévenu. Des exemples qui démentent la thèse d’une plate-forme écrite et lue par un Abane autoritaire devant lequel se seraient inclinés les autres participants. Arrivé au maquis juste après la fin de la rencontre, Djoudi Attoumi a récupéré les documents du congrès. Il confirme les dires de Rachid Adjaoud. Des écrits avaient bien été ramenés par l’équipe d’Alger dirigée par Abane mais ils furent discutés un par un. Certains furent plus amendés que d’autres, des opinions et propositions furent intégrées et toutes les décisions furent votées… d’où la durée de la réunion. C’est ce qui se fait dans ce genre de rencontre. Y compris dans les pays dont les traditions démocratiques sont solidement établies.
4-2 Épouvantail kabyle
Venons-en maintenant à un autre reproche imputé à la Soummam. Cette problématique, rarement explicitée publiquement, n’en représente pas moins l’un des angles d’attaque les plus pernicieux et les plus dommageables tant il a pesé sur la portée politique et organique du congrès et, par la suite, la construction de l’Algérie indépendante. Le discours du MALG expliquait que sous couvert de vouloir unifier les patriotes, Abane visait, en fait, à constituer un clan kabyle, pour contrôler la Révolution. Restons sur les faits connus de la masse des combattants ou ceux qui sont formellement documentés. Les hommes que Abane a contribué à faire monter dans la hiérarchie du FLN sont Benyoucef Benkhedda et Saad Dahlab. Aucun des deux n’est kabyle. Les rapports entre Krim et Abane étaient, et c’est le moins que l’on puisse en dire, loin d’avoir été dictés par leur appartenance régionale. Abane, et c’est peut-être la seule faute de jugement moral et d’appréciation politique qui marquera un parcours d’exception, aura contribué à faire condamner les berbéristes avec les messalistes. Il savait pourtant que les premiers qui étaient aux avant-postes de la lutte armée avaient simplement demandé l’ouverture d’un débat sur le fonctionnement du parti et l’avenir de la nation algérienne. En revanche, les seconds ont fait le choix de suivre un homme que le pouvoir personnel a conduit à une guerre fratricide dans les rangs du mouvement national. Une tragique concession qui n’aura pas protégé Abane d’une accusation de régionalisme, à l’opposé de ses actes et propos. On relèvera que le trio Boussouf, Bentobbal, Kafi qui ne faisait pas mystère d’une solidarité régionale jamais démentie ne constitua pas un sujet de débat dans les niches du MALG.
5-Le contenu de la plate-forme de la Soummam
On a déjà évoqué les principes généraux édictés par la Soummam. Revendiquer l’indépendance du territoire algérien. Déclarer que le régime républicain serait l’alternative à l’ordre colonial pour mettre un terme aux prétentions de certains héritiers d’Abdelkader, qui aspiraient toujours à réhabiliter le khalifat.
5-1 Principes généraux pollués par la rumeur
Baliser le périmètre de l’État de droit où le citoyen, indépendamment de son sexe, sa foi et son origine serait acteur et arbitre de la cité algérienne fut un objectif assumé. En ce sens, la mise en échec de la Soummam repose aujourd‘hui encore et avec acuité des questions abordées et résolues il y a 67 ans de cela. Faute de pouvoir attaquer frontalement ces préalables démocratiques, les censeurs du projet soummamien s’adonnent à une exégèse fielleuse. La primauté du politique sur le militaire est vidée de son sens pour servir une polémique de basse substance. Ce principe remarquablement décliné par Reda Malek[9] postulait que l’action militaire devait être mise au service d’une vision politique, une idée qui vaut dans toutes les luttes de libération. Les adversaires de la Soummam dégradèrent la nature générique du concept pour la réduire à une interprétation sommaire et triviale. Ils martelèrent que Abane avait pour objectif de marginaliser les éléments issus de la paysannerie pour les asservir par des petits bourgeois. En la matière, il ne se s’agissait pas d’appréhender la problématique à travers les individus mais de poser des principes. Dans la plate-forme, les termes militaire et politique sont tous les deux au singulier. L’idée est claire : soumettre (à la vision) politique (l’action) militaire et non des hommes à d’autres.
5-2 Résonnance internationale de la Soummam
L’apport et l’écho de la plate-forme sur la scène internationale furent rapportés par Ali Haroun[10] lors d’une réunion organisée par le RCD à Aouzellaguene, commune dont relèvent les hameaux qui accueillirent le Congrès :
« Abane nous avait demandé de traduire la plate-forme dans toutes les langues. Il avait même insisté pour qu’il y ait une version en hébreu. Il faut bien savoir, en effet, que jusqu’à la Soummam, nous étions vus comme des fanatiques religieux manipulés par Nasser. La proclamation du premier novembre qui a eu le mérite de dépasser le blocage du mouvement national est un appel à prendre les armes qui ne précisait pas les outils, les règles et les objectifs ultimes de notre combat. Or, ce sont ces considérations qui déterminent la position des Etats ou des grandes organisations, professionnelles, syndicales, culturelles ou scientifiques susceptibles d’apporter leur soutien à une cause. Eh bien je vais vous dire, jusqu’à aout 1956, nous étions considérés comme des aventuriers, y compris par des personnalités progressistes. La Soummam a donné un sens et une visibilité à notre combat[11]. »
5-3 Opposition factice Soummam-Novembre
Pour réduire la portée de la Soummam, la gauche arabe lui oppose la proclamation du 1er novembre qui serait un document élaboré dans des conditions plus consensuelles. Précisons que cette proclamation fut écrite à la Casbah par le journaliste Mohamed Laïchaoui avec Mohamed Boudiaf et Didouche Mourad à ses côtés. Les cadres du FLN ont découvert la teneur de la déclaration une fois celle-ci diffusée. On n’a entendu aucun des dépréciateurs de la Soummam déplorer l’absence de concertation autour d’un document présenté comme l’essence de la nation. Des personnes sans scrupule affichent la traduction en arabe comme la version originale de la proclamation alors qu’elle avait été rédigée en français.
Considérons maintenant le fond. L’opposition Soummam-Novembre est malsaine. La proclamation du 1er novembre est un appel à la guerre. Comme l’explique Ali Haroun, elle ne donne pas d’indication sur les procédures, les structures ou les doctrines qui doivent guider la lutte ni d’ailleurs sur le cadre national appelé à consacrer le combat. Ce n’était du reste pas le vœu ni l’intention des rédacteurs qui s’étaient donné pour mission d’allumer la mèche de l’insurrection pour sortir d’une situation de blocage politique et de marasme organique. Conférer après coup à cette initiative une signification philosophique, institutionnelle ou civilisationnelle qu’elle n’a pas revient à enfermer l’Algérie dans des interprétations ou même des divinations ou celui qui détient le pouvoir peut faire de la nation l’objet de ses ambitions et désirs. Novembre et la Soummam sont complémentaires. Ils eurent deux fonctions utiles mais différentes. Avant Novembre, il y eut mai 1945 et au XIXème siècle, il y eut des insurrections tout aussi généreuses et résolues. Certaines n’ont pas manqué de panache. Elles ont tourné court parce qu’il n’y eut pas de Soummam pour les féconder. Sans le congrès d’aout 1956, Novembre aurait pu être une autre révolte sans lendemain. La Révolution française n’est pas assimilée à la prise de la Bastille, la révolte du Potemkine n’a pas engendré la révolution bolchévique… Il y a toujours dans l’histoire des peuples un moment qui cristallise des révoltes, des insurrections ou des prises de positions conjoncturelles parce qu’il a pu leur donner sens pertinent, moyens adaptés et objectifs satisfaisants.
5-4 Soummam : matrice de l’État national
Parce qu’ils sont connus de tous, nous n’insisterons pas sur les institutions, lois, règlements et découpages territoriaux adoptés à la Soummam. Le Comité de coordination et d’exécution, le CCE[12], le Conseil national de la révolution algérienne, le CNRA, la délimitation des territoires en wilayates, entités qui, en fait, recoupaient les régions naturelles du pays, et leur subdivision en zones et secteurs, les grades et le règlement militaires de l’Armée de libération nationale, l’ALN, furent des outils décidés à la Soummam et qui furent opérationnels de 1956 jusqu’à 1962. Pour des raisons politiquement peu avouables et par des artifices tout aussi alambiqués, ces évidences sont niées. Pour donner consistance à leurs réfutations, des individus recourent souvent à des interprétations tendancieuses des propos de certains dirigeants, dont ceux de Bentobbal.
Voici ce que l’ancien dirigeant de la wilaya II a dit en 1990 à l’auteur de ces lignes qui le pressait de s’exprimer sur l’affaire Abane et, plus généralement, sur la Soummam :
« Eh bien, je vais vous répondre. Abane n’était pas facile mais il était au-dessus de nous tous. Sans lui il n’y aurait pas eu la Soummam et sans la Soummam, je vais vous le dire, il n’y aurait pas eu l’indépendance. Nous étions des chefs de bandes. Chacun essayait d’accaparer une zone, une ville pour satisfaire ses besoins. Il y avait de grandes tensions et même des attaques entre nous. L’armée française pouvait nous observer en train de nous entretuer. Voilà la réalité avant la Soummam. Mais après le Caire, il y avait une situation où par ses menaces de rendre publics nos désaccords, Abane pouvait mettre en péril la révolution. Alors nous nous sommes concertés et nous avons pris la décision de le mettre à l’écart. À l’écart mais pas le tuer. Personnellement, j’ai même ajouté à la fin du document et de ma propre main que nous étions bien d’accord pour un isolement et non une élimination physique. J’ai d’ailleurs fait déposer un exemplaire de ce procès-verbal au Musée du Moudjahed. Il faut faire vite si tu veux le consulter… Si ces gens-là ne l’ont pas fait disparaitre. »
La citation ci-dessus appelle les précisions suivantes :
- Ces propos ont été portés à la connaissance de l’opinion avec l’autorisation de leur auteur,
- Ils ont été relatés dans différentes conférences publiques organisées de son vivant,
- Aucune polémique ou protestation n’est venue les démentir.
EN GUISE DE CONCLUSION
La seule contestation politiquement lisible du congrès de la Soummam fut la première. Celle qui vint de Gamal Abdenasser. Son attaque était frontale et cohérente. Elle interdisait aux congressistes du FLN le droit de se donner une autonomie stratégique avec tout ce que cela impliquait comme conséquences politique, culturelle, institutionnelle et géopolitique dans l’Algérie indépendante. Pour le leader égyptien, le pays avait vocation à être une province de la nation arabe dont le Caire devait être l’épicentre. Tout ce qui contrariait ce dessein devait, d’une manière ou d’une autre, être neutralisé. Il n’est pas déraisonnable de dire que la mort symbolique d’Abane était inscrite dans l’énoncé de cette décision, ce qui ne veut pas dire que nous devons évacuer de nos investigations les responsabilités internes aux FLN qui ont conduit à son assassinat.
On peut discuter de la légitimité de cet impérium mais il est difficile d’en contester la cohérence. Ben Bella qui se rangea derrière Nasser fait aussi partie de ceux dont le rejet du projet adopté à la Soummam peut être compris même quand on n’en admet pas le bien-fondé. Ce ne sont pas ces deux oppositions qui ont pollué la discussion sur la Soummam, piégeant du même coup l’Algérie d’après-guerre. Directes et structurées, elles pouvaient être combattues par d’autres arguments que feraient valoir les tenants d’une Algérie assumant son histoire et sa pluralité et immergée dans une matrice nord-africaine démocratique.
Ce qui brouilla et parasita le débat, ce furent les variantes nées de la condamnation égyptienne. La meule que fit rouler le MALG sur Abane et la Soummam à coup de slogans, anathèmes et désinformations, créèrent un climat d’autant plus irrespirable qu’il était impossible d’identifier les auteurs d’une campagne sournoise et permanente. La défaite du MALG en 1962 au profit de l’armée des frontières de Boumediene n’élimina pas les méfaits de la propagande anti-soummamienne dans la mesure où ce dernier, adepte de l’autoritarisme politique, en partageait également les objectifs. Un autre facteur vint donner prise à la géhenne qui animaient les ennemis d’Abane : la contamination de secteurs non négligeables du monde universitaire qui reproduisirent les méthodes malgaches quitte à occulter des évènements historiquement vérifiés, quitte à spéculer sur ce qu’aurait exprimé ou pensé un disparu sur un point indéfendable mais où il faut emporter l’adhésion, quitte à inventer d’autres faits. Si les tenants du panarabisme et de l’islamisme comme du despotisme ont des raisons objectives de s’opposer au projet de la Soummam – qui est une projection politique et sociétale contraire à leurs idées – les universitaires qui revendiquent la rationalité et la rigueur académique devraient renoncer à la sous-traitance de falsifications historiques qui aggravent le discrédit qui frappe les élites sans pour autant parvenir à anesthésier durablement l’ensemble de la population. En pleine insurrection citoyenne, le vendredi 27 décembre 2019, date anniversaire de l’assassinat d’Abane, des milliers de jeunes et de moins jeunes défilèrent dans les rues de la capitale avec les portraits de l’architecte de la Soummam. Quelques jours auparavant, on put voir parmi les manifestants une vieille dame, les chevaux blanchis par les épreuves de la vie, qui avançait parmi les manifestants. Elle portait une pancarte où on pouvait lire : « Retour à la Soummam ». Elle s’appelle Drifa Hassani Ben M’hidi. C’est la sœur de l’illustre président du Congrès. Cette image interpelle, car oui, la Soummam peut apporter aujourd’hui encore.
Si elle veut survivre et si elle doit se démocratiser, l’Algérie ne peut faire l’économie d’un débat loyal et ouvert sur le congrès de la Soummam et sur les raisons directes et indirectes de l’assassinat de son concepteur. Il ne s’agit pas de sacrifier aux émotions nostalgiques mais de répondre à des paradigmes politiques et moraux qui ont conditionné l’émergence de toutes les nations démocratiques. Refouler les appels de l’histoire ou, pire, en frelater les significations, a toujours conduit les peuples aux plus effroyables régressions. L’Algérie n’a que trop expérimenté cette funeste démarche. On peut ne pas être d’accord sur les fondamentaux qui doivent porter la nation, on peut s’opposer sur les objectifs qui assurent l’émancipation citoyenne. Assumons ces divergences et tirons-en les conséquences. En adultes responsables de ce qu’impliquent leurs convictions. Mais nul n’a le droit de mutiler ou de souiller l’histoire pour fragiliser la position de son adversaire parce qu’il a été incapable de convaincre par son offre politique. Nul n’est arbitre ou légitime par principe. Ces manœuvres ont déjà trop coûté au pays. Seul le débat peut aider à sortir de l’impasse qui dure depuis le premier jour d’une indépendance qui n’a pas apporté la liberté, la justice et le progrès aux Algériens parce qu’en leur nom, des dirigeants addicts d’un pouvoir immérité ont enterré la Soummam.
[1] En janvier 2020, Rabah Drif, Directeur de la culture de la wilaya de Msila qualifia Abane de traitre. L’offense fit scandale. Au bout de quelques jours, le fonctionnaire fut licencié et mit sous mandat de dépôt.
[2] Rachid Adjaoud, Le Dernier témoin, Éditions Casbah, Alger, 2012.
[3] Mabrouk Belhocine Le Courrier Alger- Le Caire, 1954-1956 ) : le congrès de la Soummam dans la révolution. Éditions Casbah, Alger, 2000.
[4] Dans un premier temps, la rencontre devait se tenir dans le Nord-constantinois, région dirigée par Zighout. Par la suite, la Qalaa des Beni Abbas, située sur la rive droite de la Soummam, où est enterré El Mokrani, fut retenue. L’encadrement politique et militaire de cette zone, alors sous la responsabilité du capitaine Amirouche et la situation centrale du lieu, qui le mettait à des distances raisonnables pour toutes les délégations, furent, entre autres, des éléments qui présidèrent au choix de cette région. Un incident rocambolesque vint annihiler cette option. La mule qui transportait les fonds et les documents du FLN rua vers une ferme où elle avait longtemps servi et qui était devenue une caserne de l’armée française. Un imprévu qui obligea les organisateurs à changer de site pour s’établir à Ifri sur la rive gauche de la rivière…
[5] Voir Mohamed Harbi, FLN Mirage et réalité, Éditions Jeune Afrique, 1985, et la déclaration faite à la radio de Hocine Ait Ahmed ; Dailymotion https/www.dailymotion.com/video/x6u3rrq .
[6] Fathi Dib Abdel Nasser et la révolution algérienne, Éditions L’Harmattan, 1985
[7] Malgaches, terme par lequel les cadres du FLN non enrôlés dans le MALG désignaient les éléments de cette institution.
[8] En France, Ali Haroun rapporte que les commandos de Messali appuyés par la police française avaient fait des milliers de victimes parmi les membres de la Fédération de France du FLN qui finit par réagir par des expéditions punitives. À ce jour, les anti-soummamiens présentent les messalistes comme d’innocentes victimes du FLN.
[9] Reda Malek, Guerre de libération et révolution démocratique, Casbah éditions, Alger, 2010
[10] Chargé de la communication à la Fédération de France du FLN.
[11] Conférence donnée par Ali Haroun dans la salle du CEM d’Aouzellaguene en aout 1998 à l’occasion d’un séminaire organisé par le RCD pour commémorer le 42éme anniversaire du Congrès de la Soummam.
[12] Le CCE sera remplacé en septembre 1958 par le Gouvernement provisoire de la république algérienne, GPRA.
Débats
L’esprit de la Soummam. Par Hassan Aourid*

Il y a le Congrès de la Soummam (août 1956), et il serait hasardeux pour un Marocain de prétendre apporter un quelconque éclairage sur les raisons profondes qui ont présidé à son avènement que sur son déroulé.Néanmoins, il peut parler de l’esprit de la Soummam. L’événement est incontestablement un tournant dans l’histoire de l’Afrique du Nord, et de ce fait, le Congrès et la plate forme qui s’en dégagea, viennent comme un écho à la grande bataille de Muthul, livrée et gagnée par Jugurtha avec son appel : « souvenez vous de votre valeur passée ».
Méfiance officielle
L’esprit de la Soummam inspire toujours, en Algérie bien sûr, mais aussi au-delà. L’observateur extérieur est frappé par la dimension prémonitoire et fondatrice d’une initiative rationnelle et moderne de la structuration institutionnelle et doctrinale de l’insurrection algérienne mais également par la vision qu’il offre du sous-continent nord-africain qui y est assumé comme la matrice d’un accomplissement solidaire et démocratique des peuples de notre région. Cependant, force est de constater, qu’en dépit de cette densité, les assises de la Soummam ne sont pas suffisament présentes dans les radars médiatiques et politiques du Maroc. Mis à part quelques intellectuels de sensibilité amazighe, ou l’Amghar Mahjoubi Aherdan, le sujet ne ressort pas dans le discours de la société civile. En écho à la narration des officiels algériens, on parle du 1er novembre, des événements du 20 aout 55, déclenchés en solidarité avec le Maroc, cette date étant l’anniversaire de la déposition du Roi Mohammed V. Hassan II y avait même fait référence lors d’un discours à l’occasion de ce qui est appelé, la révolution du Roi et du Peuple.
Mohamed Bahi Horma, originaire de Mauritanie et qui a travaillé dans le quotidien « Echaab » ( à Alger) , a publié dans le journal arabophone (al Ittihad al ichtiraki) un article au lendemain du premier congrès amazigh, tenu à Sainte Rome de Dolan en 1995. Le lieu lui rappela la vallée de la Soummam et le Congrès, qui s’y tint. Le reportage de l’auteur ne porte pas moins le stigmate du panarabisme, y compris dans la transcription du mot Soummam, avec un « S » emphatique, (Sad au lieu de Sin). Il avait promis d’écrire une série d’articles sur le Congrès amazigh, avatar du Congrès de la Soummam. Cependant, il n’y eut, au final, qu’un seul écrit ; la rédaction s’étant opposée à un événement qui n’est pas en odeur de sainteté dans les émanations du Mouvement National marocain.
Intérêt du mouvement amazigh marocain
La Soummam constitua et constitue toujours un centre d’intérêt évident pour ses adversaires comme pour ses adeptes. En effet, pour le Mouvement culturel amazigh ( MCA ) marocain, le congrès d’aout 1956 et la plate forme qui en est issue sont perçus comme un moment ouvrant une perspective pour la scoiété libérée de l’arbitraire.
En septembre 2013, des activistes amazighs marocains, fort imprégnés du congrès de la Soummam, décidèrent de s’en inspirer tant du point de vue méthodologique et politique que symbolique. Ils élaborèrent une plate-forme sur l’unité de l’Afrique du Nord et le désir de la projeter dans l’avenir avec une vision moderne, sur des bases laïques. La rencontre devait avoir lieu dans un site escarpé du nom de Tazizaout ( endroit verdoyant) ; c’est là que se déroula la dernière bataille que les Français avaient livrée, aux résistants marocains en août 1934. Les intellectuels amazighs marocains avaient clairement à l’esprit la plateforme de la Soummam. Dans les discussions annexes, les noms des pionniers du Congrès revenaient souvent. La plupart des cadres savaient que le binome Abane Ramdane – Larbi Ben M’hidi en était le moteur. Mais les noms de Krim Belkacem, responsable de la zone de Kabylie où se tint ce regroupement en pleine guerre et Amirouche qui fut la cheville ouvrière de la protection de la rencontre étaient cités avec fierté par les intellectuels amazighs marocains, pour lesquels l’esprit de la Soummam était était garant de tolérance et de cohésion sociale dans un Etat de droit.
Finalement, la plateforme de Tazizaout ne put être déclinée à cause d’indiscrétions et de taupes infiltrées dans les rangs des organisateurs. Les forces de l’ordre quadrillèrent, depuis Tadla jusqu’à Aghbla, le chemin escarpé qui mène à Tazizaout. L’effet de surprise a été désactivé. Les militants recoururent alors à une diversion en improvisant une conférence sur la reine Tin Hinan. Le conférencier, fort subtil, commença tout de go, par soulever deux questions : qui sommes nous, et que voulons-nous devenir ? La réplique vint du plus haut niveau, lors du discours de l’ouverture, du parlement en octobre 2013. Le souverain marocain proclama de manière péremptoire : nous savons qui nous sommes et nous savons où nous allons. La messe est dite.
In fine, Makhzen et esprit de la Soummam ne riment pas ensemble.
Il n’y eut pas de « Soummam marocain ». Il n’y a qu’une Soummam celle qui continue d’inspirer les intellectuels marocains les plus actifs, notamment ceux de sensibilité amazighe.
Autre exemple de la résonnance soummamienne. En mars 2016, devait avoir lieu un hommage dédié à la mémoire d’un activiste amazigh, Omar Khaleq, connu sous le nom de Izem, ( lion ) tué par un étudiant panarabiste. La cérémonie fut organisée dans le hameau natal du martyr, Ikniouène (sud-est du Maroc). Une grande foule fit le déplacement. Une fervente communion rassembla les intellectuels amazighs venus du Rif, du Souss, de l’Atlas, de Kabylie, du Mzab, de Zouara, ( Libye ). Il y avait aussi des Touarègues. Tous se fondirent avec les gens du cru. Seuls les drapeaux amazighs flottaient sur les lieux , et les seuls portraits qui trônaient furent ceux de Khattabi, Assou U Baslam (héros de la bataille de Bougafer) et de Da Lhocine Aït Ahmed (qui venait de décéder). Dans leurs harangues, plusieurs intervenants firent référence à la Soummam.
L’esprit de la Soummam a une dimension transnationale qui renvoie à l’unité de l’Afrique du Nord, qui forme, de fait, une nation. L’esprit de la Soummam invite tout autant à amarrer l’Afrique du Nord à la modernité. Deux grandes idées qui sont toujours à l’ordre du jour. Comment raviver cet esprit, si on ne se remémore pas et si on ne commémore pas solidairement l’événement ? Les habitants de l’Afrique du Nord, sont un. Comment se pourrait-il qu’ils soient divisés ?
*Politologue, enseignant chercheur, Hassan Aourid qui fut haut fonctionnaire marocain pendant vingt ans est également écrivain. Il a notamment écrit plusieurs essais comme Les origines sociales et culturelles du système politique marocain, Pouvoir et religion au Maroc, L’impasse de I ’islamisme au Maroc, Aux origines du marasme arabe, Occident : est-ce le crépuscule ? Et des romans dont le Morisque, Le printemps de Cordoue, Sirat himar, inspiré du livre d’Apulée de Madaure « l’Âne d’Or » écrit en arabe et traduit en français et d’autres langues…
**Les sous-titres sont de la rédaction
Débats
ENTRETIEN AVEC HOSNI KITOUNI*. La Soummam « fit appel, plutôt qu’aux compétences et aux mérites, à l’allégeance et la fidélité aux clans. »

Adn-med : Le congrès de la Soummam est considéré par une grande partie de l’élite politique et intellectuelle algérienne comme un moment fondateur durant la période coloniale puisqu’il a doté la Révolution algérienne, d’institutions et d’instruments efficaces. Quel regard portez-vous sur cet évènement ?
H K : La considération que vous prêtez à l’« élite politique et intellectuelle » est historiquement datée et circonscrite à un courant de pensée qui est loin d’être exclusif ou dominant en Algérie. En tous les cas, il ne fait pas l’unanimité parmi les historiens et les politiques de toutes tendances. Le moins qu’on puisse en dire est qu’il suscite le débat. À cet égard, les mémoires de Ben Tobbal ont apporté un nouvel éclairage qu’il serait intéressant de mettre en perspective avec les positions des autres témoins et commentateurs. Pour ma part, j’estime que le seul moment éligible à la fondation au regard de son rôle décisif dans la construction de l’État national est bien le 1er novembre 1954. Tel un socle solide, il porte notre histoire et notre mémoire collectives et aucun autre évènement ne saurait prendre sa place dans le récit national. Que le congrès de la Soummam soit venu couronner une série d’évènements tant militaires que politiques majeurs ne fait aucun doute, et vous avez raison de souligner son importance à cet égard, mais en aucun cas on ne doit, à mon avis, s’en servir pour minimiser l’importance de ce qui l’a précédé.
Les décisions du congrès, leur portée et leur efficacité sont encore aujourd’hui très discutées, par exemple l’introduction des grades, la dichotomie politique /militaire ; le découpage des wilayas ou le rappel des anciennes figures politiques, etc.
Adn-med : – Le congrès de la Soummam a rassemblé toutes les tendances politiques de l’époque et les a diluées dans un front révolutionnaire : le FLN. Cette dilution de la pluralité politique antérieure au 20 aout 1956 était-elle nécessaire ?
H K : Le congrès a-t-il effectivement rassemblé les différentes tendances politiques ou seulement coopté certaines figures politiques ? Cette distinction est d’une importance cruciale, car le congrès n’a malheureusement pas reconnu la légitimité de ces partis, il les a au contraire forcés à s’autodissoudre. La méthode de cooptation des dirigeants favorisa en outre les marchandages et les dosages et fit appel plutôt qu’aux compétences et aux mérites à l’allégeance et à la fidélité aux clans. Les conditions du pluralisme ont été d’emblée rejetées pour laisser place au monopole du FLN sans que pour autant ne soit garanti l’exercice de la pluralité des opinions. Quel poids pouvait avoir un Ferhat Abbes ou un Ahmed Tewfik El Madani devant un Bentobbal ou Belkacem Krim, légitimes dirigeants des maquis ! Voilà pourquoi, très vite le CEE, organe de coordination de la lutte armée, est devenu d’une part le centre du vrai pouvoir et d’autre part l’objet de convoitise entre les prétendants.
Adn-med : Quelles en sont les répercussions plus de 60 ans après selon vous ?
H K : Le nationalisme est par essence exclusiviste. C’est dans ce creuset que se sont formées les élites politiques algériennes. La rupture du 1er novembre a produit chez les novembristes une profonde aversion pour les partis, jugés comme la cause de l’échec du mouvement national même si pour nombre d’entre eux ils ont été formés et ont milité en leur sein. Le culte du parti unique n’est pas né de rien. Les conditions de la guerre, la clandestinité, ont leur part dans les comportements des militants, mais pas que. La culture politique des Algériens s’est formée dans le contexte d’une colonie de peuplement. Autrement dit une société dichotomique de deux peuples juridiquement inégaux différenciés par leurs religions, leurs appartenances ethniques et leurs origines. Français et Algériens pensaient en noir et blanc, « si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi » et donc « tu es un traitre ». Ce monde clivant a façonné chez les imaginaires, les comportements et les projets de société. Il n’a jamais été donné au peuple algérien de faire son apprentissage démocratique. Le passage de la guerre à l’édification de l’État national s’est fait dans les conditions les moins favorables, la force des armes a décidé du reste.
Adn-med : Djamel Abdel Nasser considérait le congrès de la Soummam comme « une déviation », un coup de poignard dans le flanc de la nation arabe et n’avait pas hésité à actionner ses relais, notamment Ahmed Ben Bella, pour discréditer par tous les moyens possibles et imaginables ce congrès. Quelle lecture faites-vous de cette ingérence flagrante de l’Égypte dans les affaires algériennes auxquelles elle a dédié un département entier de ses services de renseignements et de son budget ?
H K : Djamel Abdelnasser n’est pas le seul à avoir cherché à s’ingérer dans les affaires internes du FLN, la France aussi de manière beaucoup plus décisive, les Tunisiens et d’autres. L’opposition aux résolutions du Congrès de la Soummam ne venait pas seulement de Benbella ; Boudiaf n’était pas d’accord ; les dirigeants des wilayas II et I les avaient également rejetées. Ce n’est pas très fécond intellectuellement de déplacer la focale sur « l’ennemi extérieur » pour expliquer nos déconvenues. La question centrale est : pourquoi le Congrès a provoqué tant de dissonances parmi les dirigeants algériens ?
Pour Boudiaf par exemple, « le Congrès de la Soummam était plus une réunion au sommet de certains dirigeants qu’un vrai congrès d’un parti [il] peut être considéré comme un coup de force pour la prise de pouvoir à l’échelle nationale au sein de la Révolution algérienne » ( El Jarida n° 8 février 1970). Il explique sa position par les raisons suivantes :
La non-représentativité du Congrès, « puisque seules les wilayas II, III et IV étaient représentées, avec les réticences que l’on sait de la part des délégués de la II. »
La primauté de l’intérieur sur l’extérieur, « ce principe revenait à écarter de la direction ceux qui avaient lancé l’action au profit de nouveaux ralliés : les centralistes, les dirigeants de l’UDMA et les Oulemas ». Or, soutient encore Boudiaf, « les défenseurs de ce principe furent les premiers à le bafouer lorsqu’ils quittèrent le territoire national après la bataille d’Alger ».
Enfin, le principe de la primauté du politique sur le militaire « dans les conditions particulières de l’Algérie de 1956, signifiait la confiscation du pouvoir de décision détenu par les maquisards des campagnes (militaires) pour le remettre entre les mains des « politiques » (petite bourgeoise citadine ». Ainsi, une dichotomie artificielle est créée entre les combattants des maquis et la direction politique de la lutte.
Comment en 1956 pouvait-on séparer et opposer politique et militaire, quand celui qui porte les armes réalise en lui la parfaite synthèse révolutionnaire, entre conviction et engagement, conscience et action, théorie et pratique. Opposer les deux, c’est instaurer une différenciation inégalitaire entre ceux censés penser et concevoir et ceux censés exécuter, entre le dirigeant et le dirigé, dans un contexte de guerre populaire.
D’ailleurs, cette décision n’a jamais été appliquée dans les maquis, car comment différencier entre le Zighout Youcef tenant le fusil et le Zighout tenant la plume. Le CNRA est donc resté une âme sans corps ou, pour être exact, une coquille vide.
Adn-med : Au CNRA du Caire de 1957, bien que le bilan de l’année fût validé à l’unanimité, les principales résolutions du Congrès de la Soummam ont été remises en cause irréversiblement. Pourtant, cette réunion est considérée comme illégale puisque des personnes qui n’étaient ni membre permanent, ni membre suppléant, comme Houari Boumediene, y ont pris part. Considérez-vous cette réunion comme un coup d’État contre le Congrès de la Soummam ?
H K : Ce qui s’est passé au Caire est à mon avis le prolongement logique de ce qui s’est passé en 1956. Je crois que certains commentateurs actuels des résolutions du Congrès de la Soummam sont victimes d’une erreur d’optique : ils donnent au principe de la primauté du politique sur le militaire une interprétation décontextualisée. Autrement dit, ils plaquent sur le passé des catégories du présent.
Les décisions de la réunion du Caire sont en réalité une mise en conformité des instances du FLN avec le rapport de force réel entre les militaires et la bureaucratie du parti. Jamais le CNRA n’a eu un quelconque pouvoir sur les maquis et le principe de la primauté du politique n’était que de l’encre sur du papier.
Adn-med : L’assassinat de Abane Ramdane est tantôt présenté comme un règlement de compte entre leadeurs révolutionnaires rivaux, tantôt comme crime d’État auquel l’Égypte ne serait pas totalement étrangère. Qu’en est-il selon vous ?
H K :Toutes les hypothèses se valent dès lors qu’elles reposent sur des faisceaux des présomptions et des supputations. Sur la mort de Abane Ramdane, le fait certain est qu’il a été assassiné par ses pairs, les donneurs d’ordre l’ont reconnu, le fait est documenté. Quant à son interprétation, elle est aujourd’hui l’objet de controverses non dénuées d’arrières pensées politiques. Celle qui accuse l’État égyptien vaut ce que valent toutes les autres.
Depuis 1962, les clans du pouvoir et ceux qui y prétendent instrumentalisent le passé à des fins politiques. Comment dès lors faire de l’histoire un ciment de la nation quand les élites la malmènent à ce point. Je ne sais pas, pour ma part, si Abane aurait été d’accord avec la manière dont certains instrumentent sa mémoire.
Adn-med : Lors de la crise de l’été 1962, qui a opposé le GPRA, dépositaire de la légitimité révolutionnaire, à l’État-major de l’armée dirigé par Boumediene et cautionné politiquement par Ben Bella, poulain de l’Égypte, Djamel Abdel Nasser, après avoir reçu en privé Ben Bella, lui a fait don, juste après le cessez-le-feu et la libération de ce dernier, de 7 unités de blindés légères, 25 compagnies d’infanterie légères, 12 MIG 17, 8 hélicoptères d’une capacité de 16 hommes et un poste Radio Central. Entre le 9 avril et le 9 mai 1962 une autre cargaison a été livrée à Ben Bella et Boumediene : 100 jeeps ; 100 camions de 3 tonnes ; 100 camions divers ; 20 cuisines roulantes ; 5 voitures de dépannage ; 50 voitures 750 kg pour tracter les canons ; 6 MIG 15 ; 6 avions. Tout cet arsenal de guerre n’avait pas été donné par l’Égypte durant la guerre pour aider le LN à faire face à la violence de l’armée française, mais après le cessez-le-feu pour qu’il soit utilisé contre le GPRA et ses partisans. À travers cette démarche, Djamel Abdenasser et ses relais algériens voulaient-ils éradiquer définitivement toute trace du congrès de la Soummam qui prônait une Algérie algérienne ancrée dans sa pluralité multimillénaire au profit du nationalisme arabe dont il était un des apôtres ?
H K : Que Benbella ait cherché un soutien auprès de l’Égypte et qu’il l’ait obtenu dans les conditions que vous citez, ne change rien au fait que le coup d’État de 1962 était inscrit dans l’histoire de la guerre de libération nationale. Non seulement il avait été préparé à l’avance, mais sa force aux frontières était prête à intervenir. La prise du pouvoir par les militaires de l’EMG a clôturé un cycle et ouvert un autre qui appartient maintenant à notre présent. Elle a posé avec acuité la question du rapport du militaire au politique dans la construction de l’État national. La réponse qui y fut donnée par les auteurs du coup de force est à l’origine des crises multiples que notre société connait jusqu’à ce jour. Ni Abane, ni Zighout, ni Lotfi n’y sont pour rien. Cela relève de nos responsabilités en tant que citoyennes et citoyens quant à notre rôle dans les affaires du pays. La problématique du rapport du politique au militaire a totalement changé de sens, elle n’a plus rien à voir avec celle de 1956. Laissons les morts reposer en paix et cessons d’utiliser leur prestige faute d’en être dignes.
*Hosni Kitouni, chercheur indépendant en histoire du fait colonial est l’auteur de: « Kabylie orientale dans l’histoire » (2013) et « Le Désordre colonial. L’Algérie à l’épreuve de la colonisation peuplement » (2018) aux éditions Casbah.
Débats
Soummam : « tournant majeur dans l’histoire de la Révolution algérienne » Par Amar Mohand-Amer, historien, CRASC, Oran

Tout d’abord, il est primordial, pour une bonne intelligibilité de ce moment historique, de prendre en considération trois éléments principaux.
- La Soummam vient consacrer un processus de ré-organisation conséquent des institutions du FLN
- La Soummam met fin aux dissensions relatives à la question de direction et de leadership qui se posaient au FLN, depuis le début de la guerre de libération nationale en novembre 1954
- Enfin, la Soummam transforme le FLN en un parti-Etat (opposé à l’Etat colonial en Algérie)
Ces trois éléments ne pouvaient constituer une matrice politique et idéologique, sans l’affirmation d’un grand principe que la Soummam va chercher, tant bien que mal, à imposer au FLN et à l’ALN : la primauté de l’intérieur sur l’extérieur.
La réussite du Congrès de la Soummam de 1956 reposait sur une conception, une idée fondamentale : la prééminence de l’intérieur. En d’autres termes, la Révolution ne pouvait être pensée et vécue que si elle était dirigée de l’intérieur du pays ; c’est la philosophie de tous ceux qui ont contribué à l’organisation du Congrès. Cependant, la mise en place de cette conception ne fut pas aisée à réaliser sur le terrain.
Au cours de l’année 1955 et de 1956, un conflit au sommet oppose les deux directions du FLN, celle qui se trouve au Caire et celle qui active à partir d’Alger ; cela sur la question de la légitimité à diriger la Révolution algérienne : légitimité novembriste ou celle de l’intérieur ?
Les membres de l’OS (Organisation spéciale) et les fondateurs du FLN estiment qu’ils sont les plus légitimes à diriger la Révolution. Aussi, Ahmed Ben Bella et Mohamed Boudiaf, notamment, considèrent qu’un « pacte moral » a été signé par les «9», le 1er novembre 1954. C’est ce groupe qui représente la direction du FLN du Caire.
Au Congrès de la Soummam, c’est l’option « Intérieur » qui est avalisée. La direction d’Alger (Ramdane Abane et Mohamed Larbi Ben M’hidi, en particulier) sort consolidée sur les plans politique, militaire et idéologique. Cette consécration a pu se faire car la quasi-totalité des responsables du FLN et de l’ALN en Algérie étaient représentés à Ifri et ont cautionné la Plate-forme de la Soummam et les décisions prises au sujet de la réorganisation de l’ALN et de la constitution des nouvelles institutions du FLN : un exécutif, le Comité de coordination et d’exécution (CCE) et un Parlement, le Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA).
Cette consécration de la Direction d’Alger est le résultat d’un long et difficile processus. Elle (la direction d’Alger) avait engagé, depuis 1955, des tractations avec les cinq zones pour les rallier à sa cause. Ainsi, peut-on lire dans la correspondance datée du 20 janvier 1956, dans laquelle Ramdane Abane informe Ahmed Ben Bella, Mohamed Benyoucef Khider, Mohamed Boudiaf et Hocine Aït Ahmed, que depuis le 1er novembre 1955, Youcef Zighout et les cadres du Nord-Constantinois, réunis en assemblée générale, ont accepté d’« être dirigés politiquement par Alger» (voir Mabrouk Belhocine (2000), Le Courrier Alger-Le Caire 1954-1956 et le Congrès de la Soummam dans la Révolution). Cette correspondance informe sur le travail de fond, d’explication, de négociations, de tractations et de recherche d’alliances qui a été réalisé par Ramdane Abane, Belkacem Krim, Benyoucef Ben Khedda, Saâd Dahlab (et beaucoup d’autres), et Mohamed Larbi Ben M’hidi (après son retour en Algérie), afin que la Direction d’Alger soit adoubée, reconnue et soutenue par les moudjahidine dans les maquis.
Bien que le Congrès de la Soummam ait été un évènement historique et politique qui a permis au FLN et à l’ALN de réaliser un saut qualitatif inédit et de grande ampleur dans l’histoire de la Révolution algérienne, il a été sévèrement critiqué (cela jusqu’à ce jour).
Considérer la Soummam comme une simple réunion et non un Congrès est à mon avis une contre-vérité historique. La Soummam fut un congrès constitutif organisé en plein maquis. A Ifri, fut constitué le socle du FLN : institutions politiques, plate-forme idéologique, organisation de l’ALN…. C’est à ce titre que la réunion de la Soummam devrait d’être considérée comme le seul congrès du FLN, organisé entre 1954 et 1962.
Toutefois, en quittant le pays au début de l’année 1957, le principe de la primauté de l’intérieur sur l’extérieur est, de facto, remis en cause. La Direction d’Alger perd ainsi ce qui faisait sa force et son autorité (légitimité des maquis de l’intérieur), elle en sort fortement affaiblie. Cette décision bouleverse radicalement les rapports de force au sein du FLN et de l’ALN. Au CNRA d’août 1957 au Caire, Ramdane Abane est désavoué politiquement ; le 27 décembre de la même année, il est assassiné au Maroc. Dès lors, le FLN opte pour une nouvelle conception du pouvoir basée sur la primauté du militaire. Belkacem Krim, Abdelhafid Boussouf, Lakhdar Bentobal (les 3 B), et à un degré moindre Amar Ouamrane et Mahmoud Chérif) vont détenir (pour quelques années) l’impérium politique au sein du FLN. Ce basculement met fin à « l’esprit de la Soummam » au sein de la Révolution algérienne et enterre une expérience politique unique dans l’histoire de l’Algérie contemporaine..
-
CultureIl y a 7 jours
DIASPORA. Concert de Sidi Bémol à Paris : une ambiance euphorique
-
PolitiqueIl y a 5 jours
Algérie : l’affaire El Kadi Ihsane devant la Cour suprême le 12 octobre
-
ÉditorialIl y a 6 jours
EDITORIAL. Une robe n’est pas un bout de tissu
-
PolitiqueIl y a 1 jour
TABLE RONDE SUR LA PANNE DÉMOCRATIQUE EN AFRIQUE DU NORD : DÉBAT RICHE ET VIF
-
PolitiqueIl y a 4 jours
Droit au blasphème : l’Algérie en pointe des sanctions
-
InternationalIl y a 3 jours
Un ministre israélien en Arabie saoudite
-
PolitiqueIl y a 3 jours
Algérie. Le rapporteur de l’ONU plaide pour le respect des lois et du droit international
-
InternationalIl y a 5 jours
Niger. Paris rappelle son ambassadeur et retire ses troupes
-
PolitiqueIl y a 3 jours
Maroc. Le Roi ordonne une consultation sur la réforme du droit de la famille
-
SportsIl y a 2 jours
Football. Le Maroc organisera la CAN 2025