TUNISIE : CONTRE LES OPPOSANTS, LA TENTATION ALGÉRIENNE ?
La satellisation de la Tunisie dans l’orbite algérienne se confirme chaque jour un peu plus. Pourtant, à la fin des années 80, les intellectuels nord-africains se prenaient à rêver de voir la sécularisation bourguibienne infuser dans la région. Le mur de Berlin venait de tomber et l’exaltation tiers-mondiste d’Alger avait cessé d’agiter les cénacles universitaires et autres cercles panarabistes plus ou moins aspiré par l’illusion iranienne. La Ligue des droits de l’homme tunisienne avait activement accompagné la naissance de sa sœur algérienne et le statut de la citoyenne tunisienne fut longuement évoqué par des résistantes comme Meryem Belmihoub pour tenter de bloquer le funeste code de la famille qui asservit aujourd’hui encore les Algériennes. Bref, le projet sociétal laborieusement porté par Bourguiba était assumé par les élites nord-africaines qui y voyaient la construction nationale la plus adaptée pour survivre dans une mondialisation que ni la paranoïa post-coloniale de Boumediene ni l’absolutisme monarchique de Hassan II n’avaient vu venir.
Trente ans plus tard la pédagogie politique s’inverse. Fasciné par le populisme arabo-islamique resuscité par Alger, Kais Saied rêve d’aligner son pays sur le modèle autocratique de son voisin de l’ouest. Les exemples de ce mimétisme sont nombreux. Alger qui a criminalisé l’action politique par l’introduction de l’article 87 bis dans son arsenal juridique a inspiré à Tunis le décret-loi 54 du 13 septembre qui en est le reflet. Ces deux derniers jours ont vu la précipitation de décisions judiciaires qui n’ont rien à envier aux oukases algériens où l’on commence par incriminer des opposants avant de demander à l’appareil judiciaire de trouver matière à constituer un dossier à charge. Qu’on en juge.
À un mois d’élections législatives anticipées marquées par une désaffection citoyenne et un état d’impréparation inégalés dans l’histoire de la Tunisie indépendante, dans un contexte de poussée inflationniste et de déficit budgétaire inquiétants pour la paix sociale, les abus de pouvoir de Kais Saied rendent le climat politique de plus en plus délétère.
Ce matin du 16 novembre, l’opposant Fadhel Abdelkéfi, président du parti Afek Tounes et ancien ministre en charge du développement puis des finances dans le gouvernement Chahed (2016-2017), a été interdit par la police des frontières de l’aéroport Tunis Carthage de sortir du territoire national sans que celle-ci ne lui présente aucune notification administrative ou judiciaire. Un porte-parole du ministère de l’Intérieur a tenté de justifier cette interdiction en déclarant que « Fadhel Abdelkefi, fait l’objet d’une interdiction de voyage, émise par le tribunat de première instance de Tunis 1. Les services de la police aux frontières lui ont conseillé de se diriger vers le tribunal en question pour régler ses affaires avec la justice » (sic). Réagissant à ces propos dans un post Facebook, Fadhel Abdelkéfi a affirmé qu’il s’est rendu au Tribunal de première instance de Tunis et qu’il n’a trouvé aucune affaire déposée contre lui, ni dans aucun autre tribunal. Pour lui, le processus d’instruction a été inversé : il a été interdit de voyager le temps de chercher une affaire pour laquelle le convoquer. Et de s’interroger : « Devant le public, j’exhorte le ministère de l’Intérieur ou de la Justice ou toute autre autorité compétente de m’informer qui m’a interdit de voyage ».
Il est clair pour de nombreux observateurs et acteurs de la vie politique tunisienne que le donneur d’ordres est Kais Saied lui-même. Il est de notoriété publique que ce dernier voue une haine inextinguible à l’endroit de Fadhel Abdelkéfi, présenté souvent comme une alternative crédible à l’actuel locataire de Carthage. On se rappelle la violence des propos du chef de l’État à son égard fin 2021. Le désignant sans le nommer, Kais Saied l’avait traité de « plus grand des voleurs » et regrettait que la justice l’ait blanchi dans une affaire qui l’opposait à la direction des douanes alors qu’il dirigeait une société d’intermédiation financière, suggérant de surcroit qu’il avait corrompu des juges.
Au-delà du cas personnel de Fadhel Abdelkéfi, ce sont plus largement ses opposants politiques que Kais Saied a décidé de persécuter. Ces derniers mois, plusieurs anciens députés et ministres ont déjà fait l’objet de mesures similaires d’interdiction de voyage ou d’incarcération abusives n’ayant pas eu de suites.
Depuis quelques jours les réseaux sociaux bruissent d’une affaire de meurtre vieille de 20 ans dont la ministre de la Justice a décidé de rouvrir le dossier après que le président de la République a rencontré, lors d’une récente visite à la prison de la Mornaguia, le principal inculpé dans cette affaire. Étrange coïncidence, un des témoins de cette affaire à l’époque du meurtre n’est autre que Lotfi Mraihi, candidat à la présidentielle de 2019 et président d’un petit parti, l’UPR (Union Populaire Républicaine) qui vient de lancer une initiative politique intitulée « Dégage » qui vise à forcer le président de la république à la démission. Les pages Facebook proches de Kais Saied martèlent sans cesse le nom de Lotfi Mraihi en évoquant cette affaire.
Avec les opposants politiques, c’est aussi la presse indépendante qui fait les frais de ces violations répétées des libertés publiques.
Ainsi le 11 novembre, la ministre de la Justice Leïla Jaffel attaque en justice le site d’information Business News, connu pour son indépendance et son ton critique à l’égard du pouvoir. Cette plainte près le Tribunal de première instance de Tunis accuse Business News de « diffamation, publication de fausses informations, allégations mensongères contre un fonctionnaire public et injures contre la cheffe du gouvernement ». Selon la plainte l’article incriminé a « des conséquences touchant la sûreté du pays et cherche à atteindre les institutions de l’État ».
Mme Jaffel invite le parquet à lancer les poursuites pénales nécessaires contre Business News conformément aux dispositions du décret-loi 54 du 13 septembre 2022 relatif aux crimes liés aux systèmes d’information et de communication. Ce décret-loi décrié et dénoncé par les organisations des droits de l’homme et les professionnels de la presse vise essentiellement à museler les voix dissidentes y compris lorsqu’elles s’expriment dans les espaces privés que sont les réseaux sociaux (Article 24 ci-dessous) *. Le recours déloyal à ce décret « scélérat » prouve bien les intentions hostiles du pouvoir à l’égard de la presse indocile. Le code spécifique de la presse (décret 115, de 2011) auquel tout article de presse est légalement soumis n’aurait pas permis de telles sanctions.
Fidèle à sa ligne éditoriale, l’équipe de Business News ne baisse pas les bras : « Si la cheffe du gouvernement et sa ministre cherchent à intimider et à faire taire Business News, qu’elles déchantent, nous ne nous laisserons pas faire. Le droit à l’information et la liberté de la presse sont sacrés pour nous et pour nos lecteurs ».
Ces offensives judiciaires spectaculaires et simultanées interrogent sur le timing choisi alors que le pays est sous les radars avec l’ouverture le 19 novembre du sommet de la francophonie à Djerba. On se souvient qu’il y a à peine 6 mois sa tenue était compromise à cause notamment de la position intransigeante du premier ministre canadien qui dénonçait les coups portés au processus démocratique en Tunisie. Si Justin Trudeau a finalement consenti à se rendre au sommet sur insistance de son ami Emmanuel Macron, cela ne signifie nullement un blanc-seing accordé au président Saied par la communauté des États francophones. Kais Saied restera comptable auprès d’eux comme des autres partenaires traditionnels de la Tunisie des renoncements imposés à un projet démocratique parfois maladroit mais si plein de promesses.
*Sous-section 3 – Des rumeurs et fausses nouvelles
· Art. 24 – Est puni de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de cinquante mille dinars quiconque utilise sciemment des systèmes et réseaux d’information et de communication en vue de produire, répandre, diffuser, ou envoyer, ou rédiger de fausses nouvelles, de fausses données, des rumeurs, des documents faux ou falsifiés ou faussement attribués à autrui dans le but de porter atteinte aux droits d’autrui ou porter préjudice à la sureté publique ou à la défense nationale ou de semer la terreur parmi la population.
· Est passible des mêmes peines encourues au premier alinéa toute personne qui procède à l’utilisation de systèmes d’information en vue de publier ou de diffuser des nouvelles ou des documents faux ou falsifiés ou des informations contenant des données à caractère personnel, ou attribution de données infondées visant à diffamer les autres, de porter atteinte à leur réputation, de leur nuire financièrement ou moralement, d’inciter à des agressions contre eux ou d’inciter au discours de haine.
· Les peines prévues sont portées au double si la personne visée est un agent public ou assimilé.