ALGÉRIE : L’ANTI-FRANCOPHONIE, ENVERS ET CONTRE SOI. Par Saïd CHEKRI
Une fois de plus, l’Algérie ne participe pas à un Sommet de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF). Tenue les 19 et 20 novembre à Djerba, dans la Tunisie voisine, cette dix-huitième édition du Sommet des États membres ou membres associés de cette organisation transcontinentale a vu la participation de 89 pays, représentés par 31 chefs d’État et de gouvernement, 5 premiers ministres, plusieurs ministres des Affaires étrangères et d’ambassadeurs, ainsi que des ministres en charge de la francophonie et des délégués d’organisations régionales ou internationales.
Si l’Algérie n’est pas membre de cette Organisation, elle a souvent été invitée à ses Sommets, comme beaucoup d’autres pays à travers les cinq continents, mais elle s’en est systématiquement abstenue, hormis en 2002, lorsque le défunt chef d’État Abdelaziz Bouteflika avait pris part au Sommet de Beyrouth, au Liban. Bouteflika n’en était alors qu’à son premier mandat et l’on sait combien il tenait à “briller” à l’étranger pour mieux asseoir son pouvoir face aux oppositions internes. Sa campagne de charme en direction de l’opinion internationale déjà engagée, il ne devait surtout pas rater l’opportunité que lui offrait un sommet de la Francophonie, alors même que le fameux “partenariat d’exception” convenu avec Chirac était à l’ordre du jour et que l’accord d’association avec l’Union européenne venait d’être signé.
Autres temps, autres mœurs : vingt-ans après, le contexte politique algérien a bien changé. Les quatre mandats successifs de Bouteflika et la tentative d’en aligner un cinquième en dépit d’un bilan désastreux et de la détérioration grave, irréversible et continue de son état de santé, ont donné naissance à une contestation populaire inédite en février 2019. En face, la guerre des clans qui s’en est suivie a accouché d’un régime qui s’est vite trouvé acculé à puiser au plus profond de l’ADN du système politique algérien pour chercher les ingrédients de sa survie. Et ceux-ci sont vite trouvés : en interne, il allait renouer avec un autoritarisme vieux de 40 ans, tandis qu’à l’international, il convoquera le repli sur soi et la tentation permanente d’exister et de se réaliser envers et contre les autres, à coups d’accès de colère et de bouderies soutenues par les mêmes incantations souverainistes et patriotardes des années Boumediène. Bouteflika lui-même y avait eu recours, notamment envers la France, chaque fois qu’il estimait que le soutien de Paris était trop timide ou pas assez fort eu égard à ses ambitions. Ou à ses peurs de l’adversité intérieure. Il faut dire que la méthode a toujours montré son efficacité et que c’est bien pour cela qu’elle a survécu au temps qui passe et à tous les bouleversements que le monde a connus depuis.
Alger qui n’a pas fini de célébrer “la réussite” du Sommet arabe des 1er et 2 novembre sous la présidence du Chef de l’État Abdelmadjid Tebboune et “le grand retour” de sa diplomatie sur la scène internationale n’allait donc pas s’arrêter en si bon chemin. Si, la Tunisie étant confrontée à une crise économique et sociale sans précédent, Kaïs Saïed a bien des raisons de se prêter au jeu le temps d’un sommet de la Francophonie et même de se féliciter que son pays accueille celui-ci en dépit de ses relations tendues avec l’Élysée en particulier et l’Union européenne en général, Abdelmadjid Tebboune, lui, peut allègrement s’en passer : le baril de pétrole est encore assez cher et autorise donc de s’arc-bouter et de rester droit dans ses bottes face à la France et d’adopter cette posture “anti-Francophone”, d’autant que celle-ci est connue pour faire mouche, autant sinon plus que la sympathie à l’égard de la cause palestinienne ou de l’équipe nationale de football, au sein d’une frange non négligeable de l’opinion. Même si, au fond, personne ou presque n’est dupe au point de croire à un discours populiste ressassé depuis plus de six décennies.
Mieux encore, l’heure ne peut être à un rapprochement de l’Algérie avec le monde francophone alors que le pays vient de connaitre une rentrée scolaire inédite, marquée par l’introduction de l’enseignement de l’anglais dès le palier primaire. Une décision mise en œuvre aussi vite qu’elle a été prise, sans préparation ni débat associant enseignants, pédagogues, linguistes et autres acteurs du secteur de l’Éducation. Ce qui achève de démontrer son caractère strictement politique. Là encore, l’enseignement de l’anglais n’a pas été adopté au nom d’un plurilinguisme salvateur ou pour ce qu’il peut apporter comme savoir ou ouvrir comme perspectives aux générations montantes, mais pour un déclassement du français, dont l’enseignement bat déjà de l’aile.
Pourtant, 52 ans après sa création, l’Organisation internationale de la francophonie n’est plus seulement une fondation culturelle et ses missions ne s’arrêtent pas à la promotion de la langue française et du plurilinguisme ni encore au développement de l’éducation, de la formation, de l’enseignement supérieur et de la recherche, à supposer que ces chantiers ne sont pas assez séduisants pour un pays retardataire dans chacun de ces domaines. L’OIF a désormais une dimension politique et géostratégique grandissante et des ambitions économiques aussi grandes que l’autorisent les potentialités de ses adhérents.
Trois chiffres suffiraient à décliner le poids économique de cette Organisation : 17,5% de la population mondiale, les pays de la Francophonie réalisent 16,6% du revenu brut mondial, soit à peine 3 points de moins que les BRICS, tandis que 20% des échanges commerciaux du globe se font entre pays francophones. C’est bien pour discuter des mécanismes à mettre en place pour exploiter et rentabiliser ces atouts que le sommet de Djerba a été prolongé par un forum exclusivement économique qui prend fin ce jeudi.
Pour l’Algérie, le manque à gagner est évident, d’autant que l’une des résolutions de ce sommet porte sur une implication plus grande des membres de l’OIF dans le règlement des conflits, notamment en Afrique où l’on ne compte pas moins de 32 pays francophones sur les 55 membres de l’Union africaine. C’est dire qu’en tournant le dos à la francophonie, c’est aussi de l’Afrique que l’Algérie s’éloigne. Un paradoxe pour un pays qui, au niveau du discours, ne manque aucune occasion d’afficher de grandes ambitions africaines. Là encore, les statistiques montrent bien que la posture actuelle d’Alger lui sera encore plus coûteuse dans les décennies à venir. En 2050, plus de 70% des francophones du monde seront africains et le continent comptera plus de 90% des francophones âgés de 15 à 29 ans. Certes, la langue en partage n’est ni un critère nécessaire ni une condition suffisante pour coopérer ou réaliser des projets communs ou pour la promotion des intérêts d’un pays dans un espace géographique donné. Mais elle constitue toujours une passerelle et, en définitive, un avantage comparatif qui donne d’emblée la primauté à ceux qu’elle rassemble et unit. Y compris, ce faisant, sur les dossiers éminemment politiques. C’est bien sur le socle de l’anglais que fut bâti, essentiellement, le Commonwealth.
À l’appui de choix faits plutôt “envers l’autre” que pour elle-même, et pour espérer compenser les coûts qu’ils peuvent induire, l’Algérie opte pour des alternatives qui peuvent paraitre prometteuses mais que rien ne porte hormis cette posture de défiance. C’est ainsi que, faisant table rase de tout pragmatisme et de tout réalisme, elle rêve de faire son entrée dans le club des BRICS au sein duquel siège la Russie déclinante de Poutine. L’art de préférer l’ombre à la proie.