UKRAINE : LA COUILLONNE, LE COUILLON ET LES COUILLONNÉS Par Mohamed BENHADDADI
Quand j’ai entendu le mot couillonné il y a quelques jours, j’étais interloqué que l’on puisse utiliser ce grossier terme, qui plus est, usité par une femme diplomate russe, maîtrisant parfaitement la langue de Molière. Vérification faite, c’est moi qui étais dans le champ, apparemment le mot n’est pas aussi vulgaire que ce que je pensais. D’ailleurs, Le Robert, Larousse et Google lui attribuent une multitude de synonymes : berner, duper, feinter, tromper, leurrer, mystifier, piéger, induire en erreur, rouler dans la farine, etc.
La diplomate en question parlait de son pays couillonné, roulé dans la farine par les Accords de Minsk, signés par Kiev et les républiques sécessionnistes de Donetsk et Louhansk et parrainés par la Russie, la France et l’Allemagne. Même s’ils sont désormais devenus caducs, je me fais toujours un vilain plaisir de rappeler en toute circonstance que l’essentiel des 12 points de l’accord de Minsk peut être résumé en une seule phrase idyllique : Kiev aurait pu retrouver le contrôle intégral de sa frontière avec la Russie, moyennant l’attribution d’une plus grande autonomie de gestion à la région du Donbass.
Normalement, il faut être un couillon pour être couillonné, ce qui n’est pas automatiquement le cas dans le présent conflit. En fait, les Russes sont connus pour leur excentricité légendaire avérée, mais ceux qui les dépeignent sous cet angle unique sont de mauvaise foi. Pour preuve, on a les défaites cuisantes qu’ils ont infligé à l’Allemagne hitlérienne, la France napoléonienne, la Turquie ottomane, la Suède et la Pologne qui, aujourd’hui encore, leur voue une animosité viscérale. Une lecture cohérente est que, si la Russie s’est fait couillonner à Minsk, cela veut dire implicitement qu’elle croyait à la solution politique, qu’elle n’avait pas en première intention l’objectif d’intervenir militairement, que les colonnes de chars à l’entrée de Kiev sont surtout la conséquence de l’absence d’un plan initial d’occupation, ce que conforte d’ailleurs leurs victoires historiques ci-dessus mentionnées, basées d’abord et avant tout sur la rationalité militaire et le peu d’improvisation en temps de guerre.
… Or, quelle ne fut la surprise d’apprendre le 7 décembre 2022 par la bouche de l’ancienne chancelière allemande, dans une interview au Die Zeit que “Les accords ont servi à…donner du temps précieux à l’Ukraine” pour se réarmer et se préparer à de nouvelles offensives au Donbass, suite aux déroutes subies tout au long de 2014. Ces propos ont été corroborés le même mois par son acolyte, le président français de l’époque qui, dans une interview au Kiev Independant a déclaré que les accords avaient “amené la Russie sur le terrain diplomatique, laissant à l’armée de Kiev le temps de se renforcer“. Même s’il n’est pas évident de distinguer qui est le maître d’œuvre de cette démarche machiavélique, cela n’a pas d’incidence sur les propos qui vont suivre.
Soucieuse essentiellement de son développement économique, l’Allemagne a créé elle-même, sur plusieurs décennies, son extrême dépendance vis-à-vis du gaz russe bon marché et disponible à grande échelle. Elle a grandement favorisé la construction de Nord Stream 1, avec un trajet via la mer Baltique qui contourne l’Ukraine dont les bisbilles avec la Russie ont commencé à apparaître bien avant1. Idem pour Nord Stream 2, sensé doubler les fournitures. Au Québec, l’image première que l’on se projette de l’Allemagne est la perfection de son ingénierie, symbolisée par sa machinerie et ses constructeurs automobiles. C’est aux antipodes de ses politiciens car, en plus des belligérants, s’il y a un pays qui avait un intérêt stratégique à faire respecter les Accords de Minsk, c’est l’Allemagne, ce qui semble ne pas avoir été suffisamment compris par ses décideurs. Dans les faits, ce géant économique aux pieds d’argile en politique s’est contenté de faire semblant, au lieu de montrer via ses Lander, les bienfaits de la décentralisation. En s’abstenant d’accompagner effectivement l’implémentation de cet Accord, Berlin a ainsi plus ou moins volontairement scié la branche sur laquelle elle était assise, un comportement de…couillonne.
Au Québec, l’image première que l’on se projette sur ceux avec lesquels nous partageons l’amour pour la langue de Molière est “grands parleurs, petits faiseurs”. Que de chemin parcouru entre “Les accords de Minsk sont la meilleure chance de protection de l’Ukraine” prononcé quelques jours avant la guerre et l’actuel “il ne faut pas humilier la Russie“. Comment un pays de 3e division, en termes d’armes nucléaires, peut-il dire à celui de 1ère division qu’il va le battre sans l’humilier, alors que l’arsenal nucléaire français (290 ogives) représente moins de 5 % de celui de la Russie (5 977 ogives). Eu égard à cette différence abyssale, il y a quelque part tromperie, à moins que l’on veuille juste blesser l’ours russe, tout en l’implorant de ne pas réagir. C’est burlesque de bâtir un narratif de victoire sur cette hypothèse, plus qu’improbable. Ceci dit, jusqu’à preuve du contraire, il y a lieu de donner le bénéfice du doute à l’actuel locataire de l’Élysée qui s’est démené les derniers jours pour “sauver” désespérément Minsk, signé par son prédécesseur. C’est ce dernier qui est probablement le plus faiblard président que son pays a connu car, avec son aveu sur Minsk, il confirme qu’il est davantage un amateur avéré de cour de filles, que de celui qui est capable de jouer dans la cour des grands, un comportement de…couillon
Pourtant, ensembles, la France et l’Allemagne auraient pu peser davantage sur l’Histoire en général et celle de l’Ukraine en particulier, en incitant cette dernière à faire sa part du chemin, ce qui aurait probablement évité la guerre actuelle et l’apocalypse de guerre nucléaire qui se dessine. En revanche, cela aurait occasionné une collision frontale avec les alliés Washington et Londres, comme au bon vieux temps de la guerre II en Irak. À Minsk, La France et l’Allemagne ont trichés, tout comme Washington et Londres ont trichés deux décennies en arrière sur les armes de destruction massive, avérées être un mensonge. Un peu partout, on sait désormais qui tire les ficelles, et l’histoire est en train de se répéter avec cette nuance de taille que la Russie ne peut pas être comparée à l’Irak.
La doctrine nucléaire russe “escalade pour une désescalade”, rendue publique plusieurs années en arrière au grand courroux de Washington, consiste à faire usage en premier d’une arme nucléaire tactique de faible puissance pour reprendre l’avantage, en cas de conflit conventionnel avec les occidentaux. De toute évidence, cette doctrine prévoit la possibilité de recourir à des frappes nucléaires préventives si des territoires considérés comme russes sont attaqués, ce qui pourrait être le cas du Donbass (territoires de Donetsk et de Lougansk) et des zones occupées de Kherson et de Zaporijjia… En ces temps d’escalade dont on est au seuil de perdre le contrôle, en Occident, on ne peut pas invoquer qu’on ne le savait pas.
1M. Benhaddadi Crise énergétique Russie-Ukraine, Acte II, Journal Le Devoir, 13 janvier 2009