dimanche, décembre 3, 2023
Débats

Crise structurelle de l’économie rentière en Algérie : analyse critique. Par Mourad OUCHICHI

Introduction 

Le régime d’accumulation rentier peut être défini comme un modèle de développement particulier dans lequel la source principale de la richesse ne provient pas des activités productives, mais plutôt d’un revenu d’origine externe renvoyant à l’extraction et  l’exportation de ressources naturelles. Ce type de régime présente une caractéristique binaire : économie sous-développée et sous-industrialisée, d’un côté, économie rentière tirant l’essentiel de son financement de l’exportation des ressources naturelles, de l’autre. Cette dualité conduit à une double hiérarchie institutionnelle : insertion dépendante dans la nouvelle division internationale du travail, d’un côté, et prédominance de l’État dans la sphère économique et sociale, de l’autre.

 Cette définition s’applique parfaitement au cas de l’Algérie indépendante, dont l’histoire politico-économique est caractérisée, du fait de ce modèle particulier de développement, par une constante double dépendance, à la fois des prix internationaux des hydrocarbures pour ses rentrées en devises et du marché international pour ses approvisionnements. Ceci, en dépit de plusieurs plans de développement importants en termes de dotation financières et de nombreuses tentatives de réformes entamées pour les améliorer.

La question qui se pose alors est relative aux causes de cette incapacité structurelle d’un État à transformer le capital investi en actif productif. Voici une problématique importante pour tout chercheur en sciences sociales en général et aux économistes en particulier.

Cette question – qui parait à priori banal car elle ne concerne pas qu’un pays du Sud assurant son insertion dans l’économie mondiale par l’extraction et l’exportation de ses ressources naturelles, à savoir les hydrocarbures dans le cas algérien, n’est pas aussi simple que cela. Elle rappelle, à quelques exceptions près, celle qu’a posée le fondateur de l’économie politique, A. Smith, sur l’origine de la richesse des nations.

Dans le cadre de cette contribution, nous essayons de répondre à cette problématique pour ce qui est du cas de l’Algérie dont nous qualifions le système économique de “capitalisme rentier”. Cependant, avant d’exposer notre analyse, nous voudrions souligner deux remarques importantes. La première est que la notion de capitalisme a énormément évolué dans le temps. La seconde concerne les nombreux « couacs » méthodologiques auxquels est confronté tout chercheur en science sociale s’intéressant aux pays en voie de développement lorsqu’il se prive de capacités d’adaptation des concepts aux contextes.

Concernant la première remarque, il y a lieu de faire apercevoir que nous n’avions plus affaire au capitalisme classique qu’a connu le monde occidental – et une infime partie de l’humanité – de la révolution industrielle aux années 1970 au moins. Autrement dit, un capitalisme productif et industriel fondé sur l’exploitation de la force de travail à travers le rapport salarial dans lequel les prix jouent un rôle déterminant dans l’allocation « rationnelle » des ressources. Nous assistons à une multiplication extravagante des formes du capitalisme au point où il est nécessaire de parler de « capitalisme pluriel », dont certaines formes contredisent les principes fondateurs du capitalisme classique. Nous faisons ici allusion particulièrement au capitalisme financier et spéculatif qui se développe dans les pays occidentaux et qui a évincé graduellement la sphère de la production de la structure de PIB, mais aussi et surtout au capitalisme rentier qui est une forme extrême de mutation au point où il est arrivé à intérioriser, voire encourager, la rente et/ou les rentes. Une intériorisation « conciliatrice » des incompatibilités inconciliables ; celles de la rente, du profil et des salaires. Rappelons à ce propos que l’économie politique classique est construite sur deux idées fondatrices, à savoir : seul le travail est source de richesse (A. Smith) et la rente est un revenu économiquement nuisible pour les profils et les salaires (D. Ricardo). C’est à ce genre du capitalisme « pervers » que nous allons nous intéresser à travers le cas de l’Algérie.

Cependant, avant d’entamer l’analyse de cette problématique, une précaution méthodologique s’impose – d’où la seconde remarque soulignée plus haut – celle relative à la nuisance que représente la transposition mécanique des concepts des sciences sociales sur des sociétés ayant connu des évolutions différentes, pour des raisons historiques, des pays occidentaux ayant vécu la naissance et l’évolution du capitalisme.

 À ce propos, une digression d’ordre méthodologique s’impose. La formation des disciplines des sciences sociales est en rapport avec le contenu historique de l’objet étudié. Les sciences sociales ont pour objet des aspects différenciés des pratiques sociales dans des champs, dans le sens que donne Bourdieu à ce concept. L’indifférenciation relative des champs en Algérie ne permet pas de fonder ni une véritable économie politique, ni une véritable science politique. La première a pour objet le marché, la seconde l’État : or ces deux objets sont inexistants en Algérie. Il y a néanmoins des richesses qui circulent et des rapports d’autorité qui régulent cette circulation. Nous voudrions étudier cette circulation des richesses et ces rapports d’autorité dans le cadre d’une sociologie politique des pratiques économiques de l’État. Cette démarche nous conduit forcément vers la pluridisciplinarité, mais pas seulement ; il va falloir chercher dans chaque discipline les éléments qui permettent, plus au moins, de décrypter des pratiques, qui en apparence, irrationnelles du point de vue économique, mais motivées par une rationalité dont il faut découvrir les tenants et les aboutissants. Dans cette perspective, une nombreuse littérature existe sur les économies rentières dont les richesses proviennent de l’exportation de matières premières et non du travail local. Ces économies sont articulées en général à un régime néo patrimonial qui refuse l’émergence d’une société civile qui demande l’instauration d’un État de droit.

 Dans le cadre de cette contribution, nous voudrions enrichir cette approche par la problématique du courant institutionnel en économie qui souligne le lien existant entre institutions et efficacité du marché. Cet article aura comme référence empirique l’Algérie où le déficit institutionnel handicape la rentabilité de l’investissement public et décourage l’investissement privé national et étranger.

Notre hypothèse est que c’est la nature de l’articulation entre le politique et l’économique qui bloque l’émergence des dynamiques productives d’accumulation en Algérie, provoquant, par conséquence, le caractère rentier de son économie et la prolifération des rentes et des positions rentières avec tout ce que cela suppose comme phénomènes de corruption, de clientélisme et de prédation à toutes les strates de la société.  Autrement dit, nous supposons que sans une analyse de la nature des institutions déterminantes dans les champs politique et économique, il est difficile, voire impossible, de comprendre la persistance de l’économie rentière en Algérie.

Ainsi, notre réflexion sera scindée en trois parties.  Dans le cadre de la première, il s’agira de rappeler l’évolution du concept de “rente” de l’histoire de la pensée économique, ainsi que le statut de la rente en Algérie. La seconde sera consacrée à l’examen de la pertinence des explications fournies par l’économie de la transition quant à l’échec des réformes économiques en Algérie. Enfin, nous nous pencherons sur l’apport de l’économie institutionnelle dans la compréhension des évolutions des économies rentières telle que celle de l’Algérie.

IDe l’Économie politique de la rente au statut de la rente en Algérie

Dans le cadre du premier point de la présente réflexion, nous allons rappeler brièvement l’histoire de l’évolution historique du concept de la rente, ensuite nous analyserons le statut de la rente pétrolière dans les différentes phases qu’a connue l’économie algérienne.

I-1- De la rente foncière à la rente pétrolière

Tout commence par le premier théoricien de la rente, D. Ricardo, qui s‘est aperçu que l’on ne peut construire une économie productive dans la sphère marchande favorisant les rentes spéculatives car, pour lui, la rente provoque la baisse tendancielle du profit et des salaires. Elle détourne, par ricochet, l’allocation des ressources vers les secteurs non créateurs de richesses.

Rappelons à ce propos que l’économie politique classique avait pour objectif d’identifier et de combattre la rente et les ponctions sur la production qu’elle provoque[1]. La perspective étant de libérer les dynamiques d’accumulation par la disqualification des classes sociales prédatrices dont la reproduction est assurée par le système féodal favorisant la logique rentière. En ce sens, il n’est pas exagéré d’affirmer que l’économie politique est née avec l’objectif d’éteindre les rentes et de délégitimer le revenu des couches sociales qui se l’approprient, afin de libérer le surproduit crée par l’exploitation de la force de travail.

À la naissance de l’économie politique, l’opposition s’incarnait entre le mode de production capitaliste naissant et l’ordre féodal régnant mais finissant. C’est ce qui a marqué historiquement son objet d’étude original, avec deux principales idées : le travail est la seule source de richesse (A. Smith) et la rente est un revenu économiquement illégitime (D. Ricardo). Les œuvres fondatrices de ces deux pionniers visaient à la fois la destruction de l’ordre féodal et l’instauration – le renforcement – de l’ordre libéral jugé seul capable de sortir l’humanité du sous-développement et de l’arbitraire des rentiers féodaux. Elles visaient à découvrir les facteurs qui empêchent les économies de s’inscrire dans les dynamiques d’accumulation et les lois permettant à la rationalité économique d’imprégner les rapports de production et de répartition. Le résultat de ces études est sans appel : seule la lutte implacable pour l’extinction de la rente et des positions rentières et la réhabilitation de la valeur travail et son placement au cœur des préoccupations de la société permettront le développement économique.

Historiquement, la première forme de rente identifiée est la rente foncière. Cette dernière est détenue par les propriétaires fonciers. C’est le prix de la location de leurs terres aux fermiers.

Lorsque l’économie agricole était prédominante, le paiement de la rente était socialement légitimé car la terre était considérée comme une source de richesses. Les conceptions physiocratiques qualifiant les activités autres qu’agricoles de stériles s’inscrivent dans ce contexte. Cependant, avec le développement du capitalisme, notamment agraire, qui marque la fin du monopole féodal sur la terre, de nouvelles conceptions de la rente sont apparues. D’abord, celle d’A. Smith qui a lié la rente à l’existence d’un monopole, puis celle de D. Ricardo qui a délégitimé la rente en considérant que les intérêts des propriétaires fonciers allaient à l’encontre des intérêts de la communauté : « La rente de la terre, considérée comme le prix payé pour l’usage de la terre, est donc naturellement un prix du monopole »[2] affirme A. Smith, et « les intérêts des propriétaires est toujours opposé à l’intérêt de toutes les autres classes de la communauté »[3], approfondit Ricardo. Ce dernier est allé encore plus loin en préconisant la nationalisation des sols pour supprimer la rente foncière dont le développement provoquait la baisse tendancielle des profits, conduisant ainsi le capitalisme vers un état stationnaire.

Les travaux postérieurs aux théoriciens classiques ne dérogent pas à cette règle opposant la rente au développement de l’économie productive. Cependant, le concept de la rente ne reste pas circonscrit dans sa forme historique qui est la rente foncière. Il fut généralisé à toutes les formes de monopole qui bloquent la concurrence et empêchent la formation des prix d’équilibre considérés comme naturels, car issus de la loi fondamentale de l’offre et de la demande. Les travaux d’Alfred Marshall sur les quasi-rentes, et ceux encore plus récents de J. K. Galbraith sur les firmes multinationales, s’inscrivent tous dans cette perspective d’identification des rentes et de leurs évolutions inversement proportionnelles aux profits conduisant à une rareté arbitraire qui augmente les prix, diminue le salaire réel, augmente la propension à l’épargne et renchérit l’investissement.

Les revenus issus de la vente sur le marché international des hydrocarbures sont la forme moderne de la rente. Elle provient de la différence entre le prix de valorisation et les coûts de production des produits du sous-sol que sont le pétrole et le gaz. C’est un don de la nature qui est monopolisé par l’État au nom de la collectivité. La rente pétrolière n’est pas une création nouvelle de valeur, c’est un transfert pouvant exercer autant d’effets négatifs sur les salaires et les profits que la rente foncière[4]. Pire, la rente pétrolière provoque des effets encore plus pervers car elle est extérieure au procès de travail local. Elle a modifié radicalement l’échelle de valeurs sociales au détriment des couches sociales laborieuses, conduisant à la naissance des couches oisives et prédatrices qui favorisent les activités improductives, l’économie informelle et à la généralisation de la corruption sous toutes ses formes. Nous y reviendrons plus en détail, dans ce qui suivra.

I-2- Le statut de la rente et le modèle algérien de développement

            Dans le cadre de ce qui suit, il s’agira d’une analyse rétrospective du statut de la rente dans les différentes phases d’évolution et d’involution de l’histoire économique algérienne de ces 60 dernières années. Laquelle histoire est constituée de deux grandes périodes : celle de la planification centralisée et celle dite libérale. Dans les deux cas, la rente constitue un pilier central dans la sphère marchande.

  • Du socialisme spécifique à l’ouverture forcée vers le marché (1962 -1989).

Le volontarisme économique, à la base des pratiques de l’État durant les années 1960 et 1970, s’est exprimé à travers la mise en œuvre de ce qui est qualifié de Stratégie Algérienne du Développement (S.A.D). Ce modèle s’est matérialisé par l’étatisation des activités économiques, la suppression de l’autonomie des agents économiques et la centralisation extrême de l’allocation des ressources.

En outre, c’est l’État lui-même qui s’est chargé de définir les variables de régulation des flux et reflux de richesses ; les prix, le taux d’intérêt, le taux de change et les salaires sont ainsi définis à priori par l’organe de planification. Ainsi, c’est tout l’environnement politico-administratif régissant la sphère économique qui s’est trouvé complètement transformé afin de mettre la société économique sous la coupe étatique. Par ailleurs, le pouvoir monétaire fut assujetti dès 1965, suite à la mise sous l’autorité politique de la Banque d’Algérie[5].

Les résultats du volontarisme comme pratique économique furent loin des objectifs proclamés. Le marché que l’État a combattu des décennies durant s’est « vengé » en dédoublant ses prix, faisant perdre aux directives administratives du planificateur toute pertinence. A la place et au lieu d’une économie industrielle et productive, l’Algérie s’est retrouvée, vers la fin des années 1970, avec une économie rentière, distributive des richesses qu’elle ne crée pas – en grande partie circulant dans le marché informel.

Afin d’éviter l’effondrement du système et lui assurer ses « équilibres », l’État injectait systématiquement des sommes colossales, grâce au pouvoir d’achat que lui procurait la rente pétrolière. Cette situation a fini par provoquer des déséquilibres macro-financiers importants, engendrant un processus inflationniste qui a écumé le pouvoir d’achat des couches sociales défavorisées, tout en renforçant le pouvoir monétaire du secteur privé[6].

Les réaménagements apportés à la SAD, au début des années 1980, peuvent se résumer en trois points : le rééquilibrage du poids des secteurs économiques en faveur de l’agriculture jugée négligée auparavant, la réorganisation interne des entreprises publiques qui s’est matérialisée par le morcellement des grandes sociétés nationales en petites et moyennes entreprises, et, enfin, un discours modéré quant à la place du secteur privé dans l’économie nationale.

 En revanche, l’illusion n’a pas duré longtemps ; le déficit n’a fait que s’aggraver, le secteur agricole demeure embryonnaire et le secteur privé reste confiné dans la sous-traitance et les activités de distribution. Seule évolution : l’augmentation des dépenses sociales de l’État et le paiement anticipé de la dette extérieure[7]. Des lors, cette question mérite d’être posée, pourquoi les décideurs algériens n’ont pas procédé à des révisions radicales du système politico-économique qui a montré toutes ses limites objectives ?

La réponse réside dans l’augmentation des recettes pétrolières de l’État[8]. Seul ce facteur est capable d’expliquer le non-empressement des pouvoirs publics à engager les réformes économiques susceptibles de pallier à l’échec de la stratégie de développement adoptée jusque-là.

Au milieu des années 1980, deux phénomènes se sont produits simultanément et dont l’impact a été profond sur l’économie algérienne : la baisse des prix internationaux des hydrocarbures et la chute de la valeur du Dollar. En l’espace de quelques mois, une mécanique infernale s’est mise en place ; tandis que la baisse des investissements et des importations – notamment d’équipements – étouffait ce qui reste encore récupérable de l’appareil de production, la planche à billets alimente l’inflation, creusant les déficits tout en érodant le pouvoir d’achat des revenus fixes. Le phénomène de pénuries touche tous les produits et la spéculation bat son plein.

 Les effets du contre-choc pétrolier de 1986 ne se sont pas uniquement manifestés au niveau économique. Sur le plan politique, l’unanimité autour du Président se fissurait et les clans composant le pouvoir se sont divisés, chacun cherchant à neutraliser ses adversaires par tous les moyens, y compris par le « sabotage économique »[9].

Longtemps cachées à l’opinion publique grâce à la rente pétrolière, les contradictions du modèle politico-économique algérien sont brutalement apparues à l’occasion des événements sanglants d’Octobre 1988. Durant plusieurs jours, le pays a vécu dans un climat insurrectionnel généralisé. Un rejet sans appel de tout ce qui pouvait rappeler “l’État”. Au sommet de l’État, la panique s’installait et le Président eut recours à l’armée pour rétablir l’ordre[10].

Le contrat « tacite » – entretenu à coups de milliards de dollars – liant la population au régime s’était rompue et l’image de l’Armée, dite populaire, s’était détériorée gravement. Le besoin de changement radical se faisait sentir plus que jamais et plusieurs actions ont été entamées dans cette perspective ; une révision constitutionnelle par référendum suivi par l’installation d’une équipe de réformateurs au gouvernement. Ces derniers, pour le rappel, étaient les principaux concepteurs des réformes engagées au lendemain de la crise de 1986. Ils avaient affiché clairement leur conviction d’une nécessaire double rupture avec la monopolisation du pouvoir politique et la gestion administrée de l’économie. 

Déjà avant d’investir le gouvernement, les réformateurs avaient montré leur volonté farouche de changer les règles de jeu du système politico-économique en place. Ils agissaient durant toute la période Merbah comme un gouvernement bis. Ils ont élaboré la constitution de 1989 et ils l’ont faite adopter directement par voie référendaire tout en préparant les textes de lois visant le passage vers l’économie de marché[11]. Une fois au gouvernement, la démarche des réformateurs s’affine et se radicalise.

  • De la transition avortée au projet de réformes gelé (1989-2022).

De prime abord, il y a lieu de souligner que c’est pour la première fois dans l’histoire de l’Algérie indépendante qu’un gouvernement (celui de M. Hamrouche) associe aux réformes économiques des réformes politiques. Pour les réformateurs, en effet, la transition vers le marché ne pouvait, en aucun cas, réussir avec le même ordre politique consacrant l’armée et les services de sécurités au-dessus des institutions politico-administratives. C’est dans ce sens que le multipartisme, la liberté de la presse, le retrait de l’armée du comité centrale du FLN et la dissolution de la Cour d’État… furent initiés et/ou encouragés.         

Ensuite, et sur le plan strictement économique, le gouvernement avait mené une lutte tous azimut pour le démantèlement des mécanismes rentiers du système. Cette dernière peut être lue à travers la soustraction du champ économique des injonctions politico-administratives, la libération du pouvoir monétaire de la tutelle politique à travers la consécration de l’indépendance de la Banque Centrale, la démonopolisation du commerce extérieur[12]. Enfin l’ouverture sans complexe sur le secteur privé et le capital étranger.

Comme il fallait s’y attendre, des réformes de cette ampleur ne pouvaient ne pas susciter les résistances d’un système qui a de tout temps fonctionné dans l’opacité et le recours systématique à la rente pétrolière pour gérer les questions politiques. Résultat : le gouvernement réformateur fut démis de ses fonctions au moment où les réformes économiques et politiques avaient plus que jamais besoin de consolidation. Un « coup d’État économique » annonçant le coup d’État politique qui est survenu quelques mois après, en janvier 1992. La logique politique avait pris, encore une fois, le dessus sur les impératifs économiques[13]. En effet, le 2 janvier 1992, l’armée décide d’arrêter le processus électoral – et de fait démocratique – et le pays sombre à la fois dans la crise économique et la guerre contre les civils.

  La période allant de juin 1991 à mai 1993 a été marquée par une agitation politique sans précédent. C’était une période de tâtonnements. Les décideurs algériens, après avoir choisi S. A. Ghozali pour « réformer les réformes », changèrent de registre et nommèrent aux affaires B. Abdeslam. Ce dernier, connu pour son attachement à l’étatisme tout azimuts, tenta de réinstaurer le dirigisme économique. Ainsi, l’Algérie passa, en quelques mois, d’une transition vers le marché à une politique active pour neutraliser les lois du marché. En termes de projets et de visions économiques d’avenir, les gouvernements de S.A. Ghozali et de B. Abdeslam divergeaient, mais partageaient le mythe du retour vers « l’ère bénie » des hydrocarbures qui pourvoyaient à tous les besoins sociaux et économiques de la population. Après plusieurs mois de tergiversations, l’Algérie tomba en cessation de paiement et dut négocier avec le FMI. Elle consentit à rééchelonner sa dette extérieure en contrepartie de la mise en œuvre du Plan d’Ajustement Structurel.

L’acceptation « forcée » par les autorités algériennes du P-A-S est intervenue dans un contexte politique, économique et social extrêmement tendu. En effet, tandis que l’arrêt du processus démocratique en 1992 précipita le pays dans une violence de plus en plus extrême, la remise en cause des réformes économiques et institutionnelles initiées en 1989 n’ont fait qu’aggraver une situation déjà difficile, d’autant que les conditions sociales de la population se dégradaient à une vitesse accélérée.

  Réticent à entamer les réformes économiques aux implications politiques jugées « dangereuses », le régime algérien s’est trouvé, pour la première fois de son histoire, dans une situation aussi délicate. Comment sortir de l’impasse de l’asphyxie financière, respecter les conditions du FMI, sans changer le régime politique ? Voici le dilemme auquel était confronté le régime politique algérien au milieu des années 1990. En guise de solution, le régime a adopté deux procédés. Le premier consista à promulguer des lois, mais à ne pas les mettre en œuvre. Le second fut l’utilisation de l’arme diplomatique en liant la question des réformes économiques aux questions sécuritaires.

La conjugaison de la faiblesse des moyens de contrôle des Institutions Financières Internationales (IFI), de la ruse des autorités et du soutien « arraché » aux puissances occidentales, a offert au gouvernement algérien un levier de manœuvre important pour bénéficier de l’aide financière du FMI, sans mettre en œuvre les réformes nécessaires pour une transition vers le marché.

En évoquant cette période de crise financière profonde et de guerre civile, nous voulons souligner un point important quant à l’une des caractéristiques principales de la structure du système politique algérien en rapport avec l’économie rentière. Celle de sa morphologie en cercles concentriques qui se livrent des guerres de clans impitoyables, parfois même par population interposées, pour le contrôle de la rente quand celle-ci se raréfie et qui se réconcilie aussitôt que cette dernière est abondante. Nous reviendrons sur ce point après l’analyse des années 2000.

Ainsi, depuis la fin du Plan d’Ajustement Structurel en 1998, l’État algérien a adopté une attitude contradictoire par rapport à la question de la transition. Le discours sur la réforme économique est officiellement maintenu mais dans les faits, l’État renoua avec sa conception dirigiste de l’économie. Résultat : l’économie algérienne connaît une évolution paradoxale.

Trois décisions économiques importantes ont été prises, et elles sont en rapport avec le renforcement de la nature autoritaire et rentière du régime. La première est la reprise du contrôle de la gestion des entreprises publiques économiques, la seconde est celle de la remise en cause de l’indépendance Banque Centrale et de la loi sur la monnaie et le crédit, et, enfin, l’ouverture incontrôlée du commerce extérieur. De ce fait, l’économie algérienne se trouve être prise entre plusieurs tenailles. Nous citerons les plus importantes : d’un côté, elle devient fortement centralisée au plan interne, mais exposée à une concurrence externe exacerbée ; de l’autre, elle dispose de ressources financières importantes – thésaurisées sous forme de réserves de change oisives dans des banques étrangères – mais la production de ses secteurs industriels et agricoles est en régression permanente. Pour schématiser cette situation, on pourrait dire que l’économie algérienne est atteinte du syndrome mercantile mais sans le protectionnisme qui le caractérise. Résultats : un affaiblissement de l’offre locale, des politiques budgétaires et monétaires permissives, une explosion des importations et une dépendance de plus en plus accrue des exportations d’hydrocarbures.

En outre, l’État s’est lancé dans le cadre des plans de relance économique dans une politique d’investissements dans les infrastructures notamment (construction d’autoroutes, logements, barrages …). Ces plans qui ont coûté des centaines de milliards de dollars sont réalisés essentiellement par des entreprises étrangères. Ce faisant, l’État devient un obstacle devant la formation d’un marché national avec une offre locale. Faute de cette dernière, les revenus générés par ces plans, dits de relance, alimentent paradoxalement l’importation dont le volume a explosé depuis les années 2000.

Par ailleurs et afin de se protéger du « vent révolutionnaire » qui soufflait sur la région de l’Afrique du Nord et du Moyen Orient, le régime avait mis en place une politique volontariste de distribution de revenus. Des augmentations de salaires allant parfois jusqu’à 100%, avec effet rétroactif sur quatre années dans la fonction publique, une politique de crédit bonifié pour l’achat de logements et autres activités pour les « jeunes » … Le résultat en est la formation d’une masse monétaire en circulation sans commune mesure avec les capacités d’absorption du marché national. Résultats : le développement accéléré de plusieurs phénomènes, tels que l’inflation, l’économie parallèle, le clientélisme et la corruption généralisée sur fond de formation de classe sociale dans la violence, faute d’institutions de régulation appropriées.

À partir de 2014, les moyens financiers de l’État commençaient à s’amenuiser de fait des baisses importantes des prix internationaux des hydrocarbures. Comme expression d’un échec recommencé, l’État se lance dans une politique drastique d’austérité, l’arrêt brutal des projets structurant, le gel des recrutements dans la fonction publique… provoquant une perturbation extrême des circuits de distribution, une baisse de l’investissement public et privé et une augmentation importante du taux de chômage. Si ce n’est les réserves de change accumulées depuis les années 2000, l’Algérie aller renouer avec la politique d’endettement comme c’était le cas au milieu des années 1980.

Les économies fondées sur l’extractivisme sont sujettes à des crises récurrentes du fait des fluctuations des prix de matières premières ; on en convient, une baisse drastique des prix peut conduire à une crise politique et sociale interne, une crise régionale voire internationale. Nous nous intéressons dans ce cadre à un point particulier en rapport avec le régime d’accumulation rentier algérien.

Comme on l’a souligné brièvement plus haut, l’observation attentive de la structure et du fonctionnement du système politique algérien permet de constater qu’il est constitué de plusieurs coalitions évoluant selon des cercles concentriques en fonction des revenus que procurent la rente pétrolière. Ils s’élargissent en périodes d’opulence financières et se rétrécissent – le besoin de contrôle de la source oblige – en période de disette.  Ce qui exacerbe les luttes pour le pouvoir dans la perspective de contrôler la distribution clientéliste de la rente.  Sur ce point une comparaison entre les années 1990 et 2000 est intéressante à plus d’un titre. Ainsi, dans les années 1990, les luttes de clans pour le contrôle du peu de ressources que procure les hydrocarbures a conduit à une violence extrême, mais aussitôt les ressources deviennent abondantes (années 2000) les différents clans se sont réconciliés autour de A. Bouteflika et la distribution « élargie » de la rente (comme au début des années 1980) redémarre.

En effet, nous avons assisté à une politique monétaire permissive, une politique   d’investissement importante dans les infrastructures, à travers les plans dits de relance économique, une politique sociale généreuse avec des programmes faramineux de construction de logement sociaux, une multiplication des formules de crédits à la consommation… ce qui a donné durant cette période l’illusion de développement qui provoque une paix sociale éphémère, aussi bien entre les différentes coalitions qui contrôle le pouvoir qu’entre ces dernières et la population. Ainsi, les nécessaires réformes structurelles pour le passage à une économie productive furent renvoyées aux calandes grecques laissant apparaitre un capitalisme de rentes et de prédation.

II- La problématique du dépassement de l’économie extravertie par une transition vers le marché à travers l’expérience algérienne des réformes[14]

Après avoir été confrontée, durant plusieurs décennies, aux problématiques du sous-développement, la science économique s’est penchée, notamment depuis le début des années 1990, sur les problématiques de transition vers le marché.  Nous assistons en effet, depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS, à la multiplication des travaux de recherches concernant le processus de transformation des économies planifiées en économies de marché.

Essentiellement dominé par les experts des institutions internationales, le champ académique s’intéressant aux économies en transition a été investi, ces dernières années, par une autre catégorie de chercheurs dont les travaux ont pour dominateur commun le refus du modèle standard de la transition issue du consensus de Washington. A la thérapie de choc, prônée par les IFI, ces chercheurs proposent une démarche qualifiée de gradualiste. 

Le débat entre les partisans de la thérapie de choc et du gradualisme occupe une place centrale dans les réflexions sur la transition vers le marché. Il s’articule autour de deux questions centrales. Le rythme des réformes et leur agencement.

Le débat sur le rythme des réformes se résume comme suit : tandis que les partisans de la thérapie de choc prônent l’idée d’une nécessaire transformation rapide des structures économiques des systèmes centralement planifiés, les « gradualistes » défendent l’hypothèse du temps long. Pour les premiers, il faut stabiliser rapidement, libéraliser aussitôt et privatiser sans attendre. Pour les seconds, il est important de procéder graduellement en mesurant pour chaque étape les coûts sociaux et les risques politiques. Inversement, pour les gradualistes, le changement brutal est porteur de plusieurs périls. En sous-estimant l’héritage du passé dans la détermination du comportement des agents économiques, le radicalisme que prône la thérapie de choc risque de compromettre la transition et, par conséquent, cette dernière devient plus risquée politiquement et plus coûteuse socialement.

Transposée au cas Algérien, l’hypothèse tendant à expliquer l’échec de la réforme par le type de transition choisie semble manquer de pertinence. La raison est que l’Algérie avait essayé à la fois le gradualisme et la thérapie de choc ; mais sans résultats probants. Pire, l’Algérie s’est exposée à la fois aux méfaits de l’une et de l’autre : tandis que le gradualisme avait permis aux velléités de retour à l’économie administrée de renaître, la « brutalité » de la thérapie de choc avait conduit à plusieurs dérives, dont la prolifération des monopoles privés notamment dans le commerce extérieur, le bradage de plusieurs entreprises publiques et la dégradation de la situation sociale de la population, sans pour autant relancer l’offre locale. Plusieurs éléments confirment les constats ci-dessus.

Rappelons qu’au début des années 1990, les réformateurs avaient refusé de rééchelonner la dette extérieure par crainte de subir les contraintes du plan d’ajustement. Ils choisirent une transition graduelle à deux étapes : la première était consacrée à la mise en place de l’arsenal juridique permettant la séparation des sphères politique et économique, la seconde avait pour objectif de transformer les structures de l’économie planifiée en économie de marché. Les réformateurs n’avaient pas négligé non plus le rôle des institutions dans la transition vers le marché. Ils associaient aux réformes économiques des réformes politiques instaurant la séparation des pouvoirs et la mise en place d’institutions de marché à tous les niveaux : une Banque Centrale indépendante, la réhabilitation des chambres du commerce et de l’industrie, l’organisation des élections municipales et législatives sans fraude électorale…

En ce sens, nous pouvons conclure que la démarche des réformateurs est dans son contenu louable, si ce n’est que ses concepteurs avaient sous-estimé les velléités de retour à l’économie administrée, notamment au sein de l’Armée, le plus puissant acteur du champ politique algérien. Le gradualisme des réformateurs avait laissé donc une marge de manœuvre importante à leurs adversaires au sein de l’appareil de l’État. À ce propos, il est significatif de constater que durant les derniers mois de son exercice, le gouvernement de M. Hamrouche avait compris son « erreur » et a tenté d’accélérer le processus de réformes. Les arguments qu’il développa pour justifier cette accélération sont identiques à ceux avancés par les défenseurs de la thérapie de choc. G. Hidouci, ministre de l’économie du gouvernement Hamrouche, notait que plus les réformes étaient longues, moins elles avaient une chance d’aboutir : « les ruptures, plus elles sont brutales, plus elles entraînent une mobilisation de la population. Plus elles sont douces, plus elles sont cachées, et plus elles font perdre du temps aux gestionnaires économiques et au gouvernement. Les ruptures entraînent plus rapidement le pays vers la sortie générale de crise, qu’elle soit politique, économique ou culturelle »[15]. Cependant, ce « réveil » est intervenu tardivement, le gouvernement réformateur tomba 23 mois après son installation et son programme fut remis en cause.

Par ailleurs, l’analyse de l’histoire récente de l’économie algérienne indique que l’échec du Plan d’Ajustement Structurel en Algérie provient moins du contenu des réformes que le FMI préconisait, que de la manière dont elles ont été mises en œuvre par le gouvernement. S’il est vrai que la thérapie de choc n’avait pas pris en considération ni le facteur temps, ni celui de l’ordre dans la mise en place des réformes, et encore moins celui des changements institutionnels préalables, il n’en demeure pas moins que le gouvernement algérien n’avait appliqué que partiellement et non sans dérives, les recommandations du FMI et du Plan d’Ajustement Structurel. Des trois piliers du P.A.S (stabilisation, libéralisation et privatisation), le gouvernement ne s’est concrètement focalisé que sur les mesures visant la stabilisation des finances publiques, le reste du programme étant laissé en « veilleuse ». Pour tromper les Institutions Internationales, la « ruse » du gouvernement algérien consistait à voter des lois et à ne pas les appliquer en prétextant que la situation sécuritaire du pays n’était pas favorable au changement.

Une analyse rétrospective des quatre années de mise en œuvre du P.A.S permet en effet de comprendre que le souci des autorités algériennes était plus l’amélioration des finances publiques que la réforme économique proprement dite[16]. En effet, mises à part quelques privatisations d’entreprises publiques ayant de forts potentiels de développement, telles que les infrastructures touristiques, le gouvernement s’est penché uniquement sur la stabilisation des équilibres macro-économiques par la manipulation des seules variables monétaires[17].

À ce stade de réflexion, il y a lieu de s’interroger sur les raisons ayant poussé le gouvernement à abandonner la politique de réformes structurelles dès que les prix internationaux des hydrocarbures commençaient à augmenter à partir de 1998. En effet, et comme on l’avait constaté précédemment, l’État algérien, au lieu d’approfondir les réformes économiques entamées avec le P.A.S, procéda au démantèlement de l’essentiel des mesures engagées auparavant, marquant par là un retour à la logique de l’État rentier et de l’économie distributive.

Ainsi, l’analyse des contradictions caractérisant les pratiques économiques de l’État algérien durant les deux importantes expériences de transition vers le marché initié successivement au début des années 1990 et au milieu de la même décennie, indique clairement que l’hypothèse liant l’échec des réformes économiques en Algérie au type de transition adopté est faible, pour ne pas dire non pertinente.

La question qui se pose dès lors est relative au cadre théorique adéquat pour expliquer cet échec répétitif des réformes économiques en Algérie ? Pour notre part, nous posons l’hypothèse du lien entre la nature des institutions et la persistance du caractère rentier de l’économie algérienne.

III- Analyse institutionnelle appliquée au cas de l’Algérie

Après un rappel des principaux apports du courant institutionnel, nous allons nous pencher sur le cas de l’évolution des institutions en Algérie et leurs rapports à la société à travers l’économie.

Incontestablement, l’une des avancées les plus spectaculaires de la science économique de ces dernières décennies est l’admission de la nécessité impérative de la prise en considération du rôle des institutions dans la compréhension des phénomènes économiques. En effet, sous l’impulsion d’auteurs de référence tels, entres autres, Douglass North[18], William Baumol[19], R.E. Hall et C. Jones[20] et W. Easterly[21], un tournant institutionnaliste s’est opéré en économie. C’est aux Etats-Unis que le néo-institutionnalisme s’est développé, au cours des années 1980, pour devenir le « new mainstream » et faire autorité dans la recherche en sciences économiques.

En fait, la prise de conscience sur l’importance des institutions n’est guère nouvelle et remonte à la naissance même de l’économie politique. Néanmoins, il faut noter que le terme « institutionaliste » a été utilisé pour la première fois par W. Hamilton en 1918 lors d’une conférence de l’American Economic Association (AEA), considérée comme le moment fondateur de l’économie institutionnaliste et le groupe de chercheurs qui l’ont animée comme les fondateurs de l’approche surnommée « l’ancien institutionnalisme »[22]. Ainsi, après de longs errements provoqués par la déviance néo-classique et ses variantes, l’économie politique revient à son originalité épistémologique. Cette dernière estime que l’économie est un processus institué dans lequel les fondateurs de l’économie politique cherchaient à comprendre le processus de création et de répartition des richesses, ainsi qu’à découvrir les lois provoquant et régissant les dynamiques d’accumulation. 

Il est communément admis que l’une des spécificités de l’analyse institutionnelle est le fait que cette dernière n’est pas ancrée dans une seule approche théorique. Ce courant d’analyse résulte, en effet, d’une combinaison d’idées empruntées à plusieurs paradigmes tout en intégrant la dimension institutionnelle aux faits économiques. Il s’agit, comme le définit B. Chevance, d’« une famille de théories, qui partagent la thèse que les institutions comptent dans l’étude de l’économie, voir qu’elles constituent un objet essentiel de la réflexion »[23]. Il se trouve que c’est surtout le courant néo-institutionnaliste, avec son chef de fil D. North, qui a produit une théorie élaborée d’un développement économique lié aux institutions.

En effet, après de longues années d’occultation délibérée de toutes sortes de fondements extra-économiques de l’économie comme savoir par les marginalistes, le courant néo-institutionnaliste élabore une synthèse entre l’analyse des institutions et la pensée néoclassique, et ce pour répondre aux difficultés de plus en plus nombreuses soulevées par le nouveau contexte de crise économique mondiale et la problématique du sous-développement. De fait, les impasses analytiques auxquelles est confrontée la pensée économique dominante dans les années 1970, au vu, d’une part, du contexte de crise économiquement intrigante qui a marqué les économies développées durant cette décennie, et, d’autre part, la persistance du sous-développement en dépit d’une multitude de stratégies en œuvre dans les pays supposés en développement, laissent réapparaître à nouveau le courant de pensée et d’analyse économique dit institutionnelle, dont l’originalité réside dans la prise en compte des institutions dans la compréhension des sujets et des faits économiques. Cette réorientation des problématiques économiques ouvre, quelques années plus tard, sur l’affirmation du courant d’analyse institutionnelle dans les sciences économiques, notamment à partir des années 1990.

La littérature sur l’économie institutionnelle soutient que la performance économique d’une nation dépend de la qualité de ses institutions[24] (North, 1990, 2005 ; Acemoglu, Johnson et Robinson, 2004 ; Acemoglu & Robinson, 2012). Les bonnes institutions (institutions inclusives) sont celles ayant la capacité à inciter les agents économiques à entreprendre et innover, à garantir la confiance et la liberté et à faire converger les objectifs privés vers les objectifs sociaux. Ainsi, le sous-développement n’est qu’une histoire d’institutions extractives. Ces dernières sont structurées de façon à extraire les ressources de la majorité par la minorité (les insiders), loin de garantir les droits de propriété ou de fournir des incitations pour l’activité économique. Elles récompensent des comportements de recherche de rente, visant à détourner les gains de l’activité productive vers des agents non productifs. Dans ce dernier cas, l’efficacité productive est moindre et les dynamiques d’accumulation se bloquent.

Dans ce sillage, Douglas North (1990) met en exergue l’hypothèse suivante : les institutions qui assurent le respect des contrats expliquent l’essentiel du développement des pays. Il donne, à ce propos, deux exemples historiques dans une approche comparative : La Corée du Nord et la Corée du Sud ; L’Allemagne de l’Ouest et L’Allemagne de l’Est. Hall et Jones (1998)[25], dans une vérification empirique au sujet de l’implication des institutions dans la performance économique à partir d’une étude du rapport entre productivité et institutions, montrent que l’infrastructure sociale[26] (ou les institutions au sens de D. North) explique une part importante des différences de produit par travailleur entre les pays. “The differences in capital accumulation, productivity, and therefore output per worker are driven by differences in institutions and government policies, which we call social infrastructure”. De leur côté, Acemoglu, Johnson et Robinson (2001)[27] montrent empiriquement[28] que la qualité des institutions a un impact important sur le revenu par habitant.

Daron Acemoglu et James Robinson (2012)[29], à la question fondamentale « pourquoi certaines nations réussissent-elles tandis que tant d’autres échouent ? », mettent en évidence le lien étroit entre les institutions politiques et les institutions économiques : l’économique dépend du politique ; la qualité des institutions économiques découle de celle des institutions politiques. La question du pouvoir politique (de jure et/ou de facto) est centrale. Alors que le pouvoir politique de facto (informel) influence, voire détermine, la manière par laquelle les institutions politiques de jure (institutions politiques formelles) existantes fonctionnent, ces dernières affectent le choix des institutions économiques. Par ricochet, la convergence vers des institutions économiques incluses sans celle des institutions politiques (figure 1), ne peut qu’être éphémère dont l’avenir est incertain. (Acemoglu et Robinson 2019).

Pour ces auteurs, les pays prospèrent quand ils développent des institutions politiques et économiques fondés sur l’inclusion et échouent lorsque celles-ci sont aux mains d’oligarchies soucieuses de s’enrichir aux dépends de leurs populations.

Le rôle des institutions en période de réformes peut être analysé en termes d’arrangements institutionnels et organisationnels optimaux permettant de réformer. Ces derniers se définissent à partir des comportements des agents pouvant être partisans ou opposants aux réformes. Les agents permettant l’application et l’avancement d’une réforme ou le contraire son ralentissement ou son blocage, ne sont rien d’autre que les différents acteurs de l’espace public, qu’ils soient décideurs ou non, pouvant par leurs comportements hérités ou induits, favoriser ou rendre difficile la réforme[30].

Expliquer l’échec de l’expérience algérienne par l’absence d’un environnement institutionnel adéquat au passage vers l’économie de marché suppose la recherche des éventuelles incompatibilités entre la nature de l’État avec les lois de l’économie politique et les conséquences des changements systémiques qu’implique la régulation du champ économique par le marché.

            Cependant, avant d’aborder cette question, un rappel de l’expérience historique occidentale de l’articulation entre l’État, la société et le marché est instructif. Il permet d’ouvrir cette « boite à outils » à l’origine de l’enclenchement des dynamiques d’accumulation et de comprendre les facteurs à l’origine du blocage de ce processus dans un pays appartenant à une sphère géographique évoluant dans une ère historique différente de celle qui a vu naître le système capitaliste, en l’occurrence l’Algérie.

III-1- Digression : L’État et son articulation avec la société et le marché : éléments théoriques et historiques de l’expérience occidentale

Il ne s’agit pas évidemment de fournir une étude exhaustive des différentes étapes ayant conduit à la naissance de l’État moderne occidental et ses liens avec la société et le marché. En revanche, nous tenterons de saisir le fil conducteur ayant marqué la dynamique historique qui a actionné ce processus en Occident dans le but de comprendre par la suite les raisons de son blocage en Algérie.

L’État moderne est le résultat d’un long processus de transformations multiformes (politique, culturelle, économique et sociale) dont le déroulement a eu lieu initialement en Europe occidentale. Dans ce long cheminement, on distingue deux étapes ; l’étape de l’État absolutiste et celle de l’État représentatif[31]. La première étape est une réponse à l’anarchie provoquée par la concurrence entre les différentes maisons seigneuriales et les multiples guerres religieuses qui ont jalonné l’histoire occidentale au Moyen Age. Elle répond au besoin d’unité et de sécurité exprimée par la société contre le règne des micro-pouvoirs locaux dont l’existence fragilise la collectivité et menace son unité. La seconde étape, qui a vu naître l’État représentatif, est la conséquence de la généralisation de l’échange marchand d’une part, et de l’impact de la dynamique intellectuelle libérée par les « Lumières » dont les idées entrent en conflit avec l’absolutisme, d’autre part. Mais, le passage de l’État absolutiste à l’État représentatif n’a été possible qu’à partir du moment où la société avait gagné le pouvoir de créer les richesses nécessaires et sa reproduction indépendamment du pouvoir politique. C’est le passage de la société à « marché régulé » vers la société « à marché autorégulateur »[32]. Par le marché autorégulateur, on désigne cette organisation de la société autour de la propriété privée en laissant à la « main invisible » – pour utiliser une expression chère à A. Smith et aux premiers fondateurs de l’économie politique – le soin de réguler les flux de richesses à travers le système des prix.

Cette idée de l’autonomie de la société civile par rapport au pouvoir central quant à la production de ses richesses est fondamentale pour la compréhension du processus de la formation de l’État moderne. Elle montre que l’origine de l’institutionnalisation des rapports d’autorité, la fin de l’arbitraire, la protection de la propriété privée et de la concurrence, repose avant tout sur un rapport de force dans lequel le pouvoir politique ne contrôle plus le mécanisme de création de richesses. S’entamait alors une longue série de luttes, menées d’abord par la bourgeoisie, approfondie, par la suite, par le mouvement ouvrier pour imposer une architecture organisationnelle dont la philosophie repose sur la sacralité de la propriété privée et le respect strict des libertés individuelles et collectives. Il en est résulté un modèle à deux facettes : d’un côté, il y a « la dictature d’usine » qui régit la sphère de la production signifiant que le propriétaire du « capital » est libre d’exercer l’autorité et la pression nécessaires à l’exploitation de la force de travail afin de maximiser son profit. D’un autre côté, il y a le règne des libertés dans le sens où les travailleurs (citoyens) possèdent le droit de s’organiser politiquement (sous forme de partis, de syndicats ouvriers, d’associations professionnelles…) pour la défense de leurs intérêts et négocier le partage de la valeur ajoutée. La répartition finale de la richesse produite résulte du rapport de force au sein de l’ensemble de la société entre le capital et le travail. C’est la règle de fonctionnement des rapports de production dit de type capitaliste.

Le développement économique produit de la création de richesse par l’exploitation de la force de travail selon les règles du rapport salarial capitaliste – par opposition à l’appropriation de la rente (agricole historiquement) – est relativement récent dans l’histoire de l’humanité. Il date de la naissance de la révolution industrielle suite aux grandes transformations intellectuelles, politiques, techniques et socio-économiques qu’a connues l’histoire de l’Europe occidentale entre le XVI et le XVIII siècles. Laquelle histoire nous enseigne, sans ambiguïté, que les sociétés n’ont commencé réellement à être productives que lorsqu’elles ont réussi à libérer leurs sphères marchandes des multiples obligations politiques, religieuses et morales (de l’église, de la royauté, de l’aristocratie…).

Cette libération (libéralisation) du champ économique s’est accompagnée de l’institutionnalisation du pouvoir et sa séparation en branches indépendantes (exécutif, législatif et judiciaire), la sécularisation de la religion, la formalisation du droit et des libertés, l’arbitrage et la régulation pacifique des conflits entre les intérêts individuels en compétition pour l’acquisition des biens rares et des capitaux symboliques (espace public), etc. En bref, la naissance de l’État moderne accompagnant la transition de l’économie à marché régulé vers l’économie à marché autorégulateur[33]. C’est tout le sens du combat des libéraux et de la classe bourgeoise européenne pour l’édification d’un État respectueux de la propriété privée et garant de la liberté d’entreprendre, contrairement à l’aristocratie pour qui le pouvoir est une fin en soi et une source de richesses.

Le combat pour l’édification d’un Etat moderne en Europe occidentale a duré plusieurs siècles. Il a mêlé luttes économiques, politiques et idéologiques pour limiter le pouvoir des royautés, donnant ainsi à la société civile la possibilité de produire les biens nécessaires à sa reproduction indépendamment du pouvoir politique. Cela veut dire que la transition de l’humanité vers la modernité, caractérisée par les révolutions des « Lumières » et industrielle, était synonyme de la prise de conscience et la concrétisation par la société civile (occidentale) de son droit à l’auto-détermination économique et politique.

C’est pourquoi le combat pour l’émancipation économique a aussi et surtout imposé une forme d’organisation moderne dénommé État, seul garant de la gestion des conflictualités inhérentes à toute société par la monopolisation de la violence légitime utilisée exclusivement pour faire respecter la règle du droit. Il en résulte une conception du pouvoir comme un lieu vide, alternativement occupé par les forces politiques ayant réussi à acquérir la confiance d’une majorité de citoyens par le suffrage universel.

La différence entre le régime politique et l’État est marquée, de même pour ce qui est des ressources privées et des ressources publiques. L’État a donc émergé dans l’espace que libère la lutte entre la société civile et le pouvoir. Il est le garant du caractère démocratique de l’émergence du pouvoir à partir de la société.

Les branches du pouvoir d’État étant séparées – législatif, exécutif et judiciaire -, la garantie d’impartialité ne pouvait qu’être assurée par l’existence de contre-pouvoirs. Dès lors, la société civile, appelée aussi société économique, pouvait s’affairer à produire les biens nécessaires à sa reproduction avec tout ce que cela suppose comme efforts et investissements, mais avec l’assurance qu’elle ne soit pas objet de prédation du pouvoir politique. Elle est la seule source de pouvoir. La liberté d’organisation et d’expression étant protégée par la force de la loi, les différents groupes sociaux pouvaient se constituer en corps intermédiaires entre l’État et la société, contribuant ainsi, d’une part, à la pacification des rapports politiques et du lien social en général, et d’autre part, à assurer le contrôle permanent de la gestion des ressources publiques.

Les finances du prince étant séparées des finances publiques du royaume, le patrimonialisme, comme idéologie politique caractérisant le système de pouvoirs moyenâgeux, ne pouvait que disparaître comme culture et pratique politique de gouvernance. Les monarchies étaient progressivement remplacées par l’autorité légale-rationnelle exercée par une bureaucratie (dans le sens wébérien) dans le cadre de l’État de droit.

C’est à ce prix que les sociétés occidentales sont parvenues à s’extraire aux logiques rentières et prédatrices du pouvoir des royautés et des principautés pour s’inscrire dans une dynamique d’accumulation par le biais du travail productif. Les facteurs du dépassement du patrimonialisme en Europe étaient certes nombreux et complexes, mais ils tendent tous   vers l’idée d’émergence d’une société civile indépendante du pouvoir central quant à la reproduction de ses moyens d’existence. Les populations européennes ont fini par s’organiser sociologiquement en société civile, économiquement en marché et politiquement en État.

Mais l’histoire de la formation de l’État moderne en Occident et son articulation à la société et au marché n’est pas que cela, c’est-à-dire une évolution exclusivement politico-économique, elle est avant tout culturelle. En ce sens, il est important de souligner que le principal facteur du déclenchement de la révolution industrielle fut la révolution intellectuelle. C’est cette dernière, en effet, qui a libéré l’homme en le dotant de capacités d’avoir un regard objectif sur soi et sur son environnement. C’est-à-dire, se libérer des conceptions morales et religieuses d’interprétation du monde. L’homme ne se réfère désormais dans ces actes politiques et économiques qu’à la raison, d’où le développement formidable des sciences, des arts et de la culture en général. S’enclenchait dès lors, la « révolution intellectuelle » qui a permis aux Occidentaux de maîtriser leurs sociétés et d’organiser leurs économies par la réappropriation de la société civile de ses sources de richesse. C’est tout le sens du sacré droit à la propriété privée sur lequel s’élève la notion de société civile.

En ayant conscience de la différence entre la richesse de la nation et celle de l’État, la société civile occidentale avait imposé son droit à l’auto-détermination économique en imposant l’institutionnalisation du pouvoir en l’État, mettant ainsi fin aux ingérences extra-économiques dans la sphère de la production. L’économie politique en tant que science sociale est née dans ce contexte, c’est-à-dire parallèlement à l’institutionnalisation du pouvoir et à l’autonomisation du champ économique, cadre d’expression et de concurrence des intérêts privés. Le marché autorégulateur offrait à la société civile le cadre idéal pour produire ce qu’elle consomme et impose à l’État, interface entre la société et le marché, l’obligation d’arbitrer les conflits et de veiller à la cohésion sociale d’ensemble.

Nous avons souligné, dans ce qui précède, le rapport constitutif de l’État et de la société économique à travers l’analyse de l’expérience occidentale. Il en ressort que la société civile a imposé l’institutionnalisation de l’autorité une fois qu’elle a pris le contrôle des mécanismes de création des richesses. Cette autonomie « arrachée » de la société économique a permis la naissance d’une forme d’articulation originale entre l’État, la société et le marché qui se caractérise par ce qui suit : une société civile autonome du pouvoir central quant à la création des richesses nécessaires à sa reproduction, un marché autorégulateur obéissant à la rationalité qu’impose la loi de la valeur, enfin, un État régulateur qui s’intercale entre la société et le marché dont la mission est tantôt de protéger la société des dérives des forces anonymes du marché, tantôt d’intervenir pour stimuler le marché quand ses propres mécanismes s’avèrent insuffisants (période de récessions, de crises…)

Mais, cette architecture organisationnelle est absente en Algérie où l’État exerce, pour des raisons historiques et idéologiques, une hégémonie sur la société, limitant ainsi les capacités productives de son économie, car il bloque les dynamiques d’accumulation en ouvrant la voie à la prolifération des rentes et des positions rentières, ce qui est contraire aux conditions de fonctionnement de la loi de la valeur.

Animé par le besoin obsessionnel de contrôle du pouvoir, le régime politique refuse de reconnaître le caractère conflictuel des intérêts privés qui peuvent trouver leurs expressions à travers le marché. C’est ce qui explique, en premier lieu, cette attitude paradoxale qu’il affiche par rapport aux réformes économiques, et par ricochet, l’échec de tous les processus réformistes entamés ces trois dernières décennies. Résultat : un appauvrissement au plan interne, une dépendance et une marginalisation au plan externe.

III-2- Dédoublement des structures du pouvoir et inefficacité des institutions de l’État

            L’État algérien est le fruit d’une idéologie populiste née durant le mouvement national en réponse à l’ordre colonial. Celle-ci est l’expression du désir de réaliser l’autonomie de la collectivité politique à travers la lutte contre la colonisation. À l’image de la plupart des idéologies de combat contre la présence étrangère, le mouvement national algérien concevait l’unité du corps social comme une nécessité historique. Les divisions sociales sont perçues comme une faille susceptible d’être exploitées par l’ennemi pour faire avorter le projet de libération. C’est pourquoi cette idéologie souhaitait l’unification du corps social et œuvrait concrètement à sa réalisation en évacuant de son programme toutes les questions sur lesquelles divergent les différents courants qui traversaient la société, telle que la question du projet économique d’avenir, la place de la religion, celle de la femme dans la société, celle des langues populaires, etc. Suite à ce processus, il ne restait à l’idéologie du mouvement national, durant la phase finale de sa lutte anticoloniale, qu’un seul mot d’ordre : l’indépendance par la lutte armée. Un projet incarné exclusivement par le FLN.

Le FLN a certes réussi à rendre efficace la quête de la société algérienne de la liberté à travers l’indépendance, mais il a profondément appauvri l’idéologie du mouvement national. La tentative du « Congrès de la Soummam » ayant échoué, le FLN rata sa dernière chance d’évoluer en un parti politique[34].  En effet, au fur et à mesure que la lutte armée s’intensifiait, le FLN se mua progressivement en une machine de guerre. Conséquence : l’idéologie du mouvement indépendantiste se radicalisa, mais surtout se militarisa. L’observation de l’évolution des rapports de forces au sein des différentes factions composant le FLN montre, en effet, qu’au fur et à mesure que ce dernier s’approchait de son objectif final – l’indépendance – la frange la plus radicale du mouvement national – et aussi la plus organisée – s’imposa à la tête des organes dirigeants du FLN/ALN. Elle radicalisa son discours et fonctionna comme un embryon d’État. Elle s’érigea en direction de la société, conçue comme une entité transcendant les luttes entre partis, groupements d’intérêts et classes sociales. Ce populisme qui a imprégné l’idéologie du mouvement national a survécu à l’indépendance en se muant en idéologie étatiste. Au nom de la « légitimité historique », le régime politique s’est donné pour mission de construire l’État et de moderniser la société.

Jouissant du prestige que lui conféré la « libération » du pays et surtout sa victoire décisive pour le contrôle du pouvoir en 1962, l’armée se considère comme l’unique institution légitime. Elle est source du pouvoir, qu’elle délègue à une élite civile aux fonctions administratives et économiques. Ce schéma organisationnel, qui persiste 60 ans durant, est fondé sur un dédoublement des structures du pouvoir en un pouvoir informel, détenteur réel de l’autorité, et un pouvoir formel, nichant dans les institutions de l’État mais sans autorités réelle. Ainsi, l’armée se comporte comme un parti politique, monopolise le champ politique et encastre le champ économique. Dit autrement, il y a privatisation de l’État.

La notion de privatisation de l’État renvoie à une situation historique où un groupe (ou plusieurs) d’individus investit l’État, monopolise le champ politique en se posant comme seul légitime pour représenter « la communauté ». L’État devient dès lors un patrimoine semi-privé au service d’un pouvoir dont l’action politique et économique n’aura d’autres objectifs que de durer quel qu’en soit le prix. Les ressources économiques, dans ce cas de figure, deviennent un élément essentiel dans la compétition politique. Elles servent à conserver le pouvoir et à écarter les adversaires du régime. Cette définition s’applique parfaitement au cas algérien, que ce soit sous l’ère de la planification centralisée et du parti unique ou celle du libéralisme rentier.

Cette situation a fait que les institutions formelles de l’État, qu’elles soient politiques ou économiques, sont au mieux court-circuités, au pire utilisées comme levier pour la domination de la société. L’analyse relative à la conduite de la politique économique, telle que présentée tout au long de cette contribution, le montre amplement. Ni la présidence, ni le gouvernement, et encore moins les institutions subalternes, ne sont dans la capacité de réussir un projet politique de transformation économique, depuis au moins le début des années 1990. 

Si une preuve supplémentaire est nécessaire, analysons de près la gestion des institutions formelles de l’État ces quatre dernières années qui sont charnières dans l’histoire politico-économique du pays. En effet, depuis février 2019, l’Algérie vit au rythme d’un mouvement social inédit dans son histoire, dans celle de ces voisins pour ne pas dire celle du monde. Des millions de citoyens battent le pavé pacifiquement deux années durant chaque vendredi et chaque mardi. Ils posent, à travers les slogans, la revendication d’un État de Droit, d’un pouvoir civil et de la nécessité de la lutte contre la corruption, autant de problématiques fondamentales qui se posent à l’Algérie depuis son indépendance. Les institutions formelles n’ont pu apporter aucune réponse, aux contraires elle se sont effacées au profil de l’armée qui s’est montrée directement comme le pouvoir réel. En effet, ni le Gouvernement, ni le Parlement, ni le Sénat et encore moins la Justice, n’ont pu jouer un rôle décisif pour apporter des réponses satisfaisantes aux revendications populaires.  Au contraire, c’est l’armée, à travers son Chef d’état-major qui s’adressait à la population tout au long des évènements directement des casernes. Elle impose un président contre la volonté populaire et décrète une politique du tout sécuritaire pour faire taire toute voix d’opposition. Également, elle impose des institutions législatives et communales sans aucune légitimité électorale.

Sur le plan strictement économique, le discours sur la réforme est totalement abandonné. Fortifié par l’augmentation des prix des hydrocarbures, suite à la guerre russo-ukrainienne, le régime renoue avec la politique de distribution rentière. Ainsi, après trois décennies de réformes et de contre-réformes, le capitalisme rentier en Algérie se revigore.

Conclusion

Nous avons souligné au début de ce travail les difficultés d’ordre méthodologique que pose l’étude de la sphère marchande en Algérie. Ces difficultés proviennent de la nature de la rationalité régulatrice qui commande l’affectation des flux de richesses dans ce pays. En effet, dans un espace où l’économie ne s’est pas encore émancipée de la politique et où la rente domine les rapports entre l’État et la société, le choix de l’approche à adopter devient problématique. Nous avions eu recours à l’économie institutionnelle, car nous estimons que sans une analyse profonde de ses institutions il est difficile, voire impossible, de comprendre la persistance du régime d’accumulation rentier en Algérie.

L’analyse de l’histoire économique algérienne, en nous appuyant sur ce cadre conceptuel, nous a permis de mieux cerner la nature des obstacles aux réformes économiques en Algérie. Cette dernière est foncièrement politique, compte tenu des caractéristiques du système politico-économique algérien traitées tout au long de la présente contribution.

Ce système obéit à une logique d’ensemble dont la continuité ne fut remise en cause ni par les multiples changements à la tête de l’État, ni par les différents mouvements de réformes économiques engagés depuis le début des années 1980. Au-delà des revirements spectaculaires que l’on a observé de temps à autre, le système demeure fondamentalement inchangé : l’encastrement du champ économique dans la sphère politique et l’utilisation des ressources économiques pour le maintien au pouvoir, figurent parmi les constantes qui symbolisent la continuité du système malgré les multiples réaménagements qu’il a connus notamment ces trois dernières décennies.

Cet état de fait résulte, d’une part, du rapport de domination du politique sur l’économique et la mainmise des institutions informelles sur les institutions formelles dans la gestion des affaires politiques et économiques du pays, d’autre part,

Au terme de cette réflexion, il nous semble opportun de rappeler, les propos combien significatifs de Blandine Barret-Kriegel, lorsqu’elle affirme qu’ « une société qui ne s’est pas constituée en société civile et un État qui ne s’est pas transformé en État de droit ne peuvent faire place ni à l’aventure de la réalisation effective de la liberté ni à la formation d’une économie de marché ».


[1] L’économie politique est en effet construite sur les notions de surproduit, de profit, de salaire, de prix… autant de catégories d’analyse opposées à la rente qui n’est qu’un transfert de valeur et une ponction sur la production.

[2] A. Smith, Recherche sur les causes et la nature de la richesse des nations, Paris, Economica, DL2000, p.140.

[3] D. Ricardo, Principes de l’économie politique et de l’impôt, Paris, Flammarion, 1997, p.552. Pour un libéral, cette citation mérite une réflexion.

[4] À l’évidence, la rente pétrolière n’est pas un problème en soi mais l’usage qui en est fait pose question.

[5] Loi de finances complémentaire n° 65-93 du 08 /04/1965.

[6] Pour les statistiques détaillées sur cette période, voir Ouchichi (2011).

[7] Entre 1984 et 1987, le déficit d’exploitation hors hydrocarbures des entreprises publiques était évalué à 125 milliards DA (soit l’équivalent de 18,5 Milliards de $), alors qu’il était de 1880 millions de DA en 1978 contre 408 Millions DA en 1973. Le déficit d’exploitation des domaines agricoles étatiques avait certes baissé en passant de 2 milliards DA en 1980/1981 à 1,3 milliards en 1983/1984, mais il restait important. Par ailleurs, la dette extérieure passe de 16,3 milliards de $ en 1982 à 19,7 milliards $ en 1984.

[8] Le choc pétrolier de 1979.

[9] C’est dans ce contexte que le Président Ch. Bendjedid décida de se doter d’un instrument de réflexion économique et installa, sous le patronage de M. Hamrouche, des groupes de travail « techniques » chargés de réfléchir sur les réponses à apporter à la crise économique, dont les effets commençaient à représenter un danger pour l’avenir politique du régime.

[10] Les militaires intervinrent – une première dans l’histoire du pays – et tirèrent à balles réelles sur les manifestants, provoquant 159 morts selon le bilan officiel et plus de 600 selon d’autres sources, des milliers de détenus et surtout la torture à grand échelle exercée, selon plusieurs témoignages, directement par des hauts dignitaires du régime.

[11]Pour faire accepter la constitution de 1989, M. Hamrouche use d’un véritable coup de force démocratique. Le texte fut ainsi rédigé et publié directement dans la presse gouvernementale en vue d’une adoption par référendum sans passer ni par le FLN – encore parti unique – ni par l’assemblée populaire.

[12] Voir la Loi sur la Monnaie et de Crédit d’avril 1990.

[13] Pour une étude détaillée de cette période charnière de l’histoire de l’Algérie, voir le chap. 5 de Ouchichi (2011).

[14] Nous insérons ce débat sur l’économie de transition, car c’est de cela qu’il s’agit en Algérie. La problématique étant pourquoi malgré les multiples réformes engagées, depuis 1989, pour rompre avec l’économie rentière, l’Algérie demeure un pays extractif.

[15] El-Watan du 29/12/1990.

[16] Pour une présentation détaillée des principaux résultats du PAS, voir Ouchichi (2011).

[17] Une comparaison entre la manière dont ont été menées les privatisations en Algérie avec celle observée en Russie au temps de B. Eltsine semble assez prometteuse à ce propos.

[18] NORTH Douglass, Institutions, institutional change and economic performance. Ed. Cambridge University Press New York (1990).

[19] BAUMOL William, « Entrepreneurship: Productive, Unproductive and Destructive », Ed.  Journal of Political Economy (1990).  N° 5, Vol 98, 893-921. 

[20] Hall Robert  & Jones, Charles. Why Do Some Countries Produce So Much More Output Per Worker Than Others? Ed. The Quarterly Journal of Economics (1999), 83-116.

[21]Easterly William, Les pays pauvres sont-ils condamnés à le rester ?, Editions d’Organisation, Eyrolles, Paris, 2006.

[22] Les institutionnalistes traditionnels, comme Thortsein Veblen, John R. Commons ou Wesley C. Mitchell, Karl Polanyi, qui mettaient en question l’universalité et la spontanéité du comportement économique « rationnel » furent considérés par les néoclassiques comme n’étant pas vraiment des économistes, du fait, ils furent négligés devant la pensée dominante même après la deuxième guerre mondiale (voir à ce propos B. Chavance : l’économie institutionnelle. Ed. La découverte, Paris, 2007). Paradoxalement, et au même temps, F.V. Hayek, figure emblématique des néoclassiques, affirme que : « Des êtres intelligents ne se proposent jamais des buts essentiellement économiques. Au sens propre du terme, nos actions ne sont pas dirigées par des mobiles économiques. Il y a simplement des facteurs économiques qui interviennent dans nos efforts vers d’autres fins. Ce qu’on appelle ordinairement, et improprement, « mobile économique » n’est en réalité que le désir de facilités générales, le désir du pouvoir, afin d’atteindre des buts non spécifiés ». In F. V. Hayek, la route de la servitude, Ed. Presses Universitaires de France, 1985. p. 69.

[23] Bernard CHAVANCE : L’économie institutionnelle. Ed. la découverte, Paris 2007. p. 3

[24] Les institutions se définissent par rapport à différents niveaux. Douglas North (1991) en fait un concept très large désignant l’ensemble des règles formelles (lois et règlements) dictées par l’État et informelles (culture, coutumes…) qui régissent les interactions humaines.

[25] Robert E. Hall & Charles I. Jones : Why Do Some Countries Produce So Much More Output per Worker than Others? Center for Economic Policy Research, March 11, 1998.

[26] L’infrastructure sociale correspond aux institutions au sens de North. La mesure de l’infrastructure sociale est établie à partir des indicateurs chiffrés de  la bonne gouvernance, à savoir : État de droit ; qualité de la bureaucratie ; corruption ; risque d’expropriation ; risque de répudiation des contrats publics ; ouverture à l’échange…

[27] DARON Acemoglu, Simon Johnson et James Robinson, « The Colonial Origins of Comparative Development : An Empirical Investigation », American Economic Review, 91, décembre 2001, p. 1369-1401.

[28] Daron Acemoglu, Simon Johnson et James Robinson proposent une approche originale en instrumentant la qualité des institutions par le taux de mortalité des premiers colons européens dans les anciennes colonies :

  • Dans les zones caractérisées par un taux de mortalité important (comme dans l’ancien Congo belge), les Européens ne pouvaient pas s’installer durablement. Leur unique objectif était alors d’accaparer les richesses et de les rapatrier rapidement. Les institutions mises en place dans ces pays n’avaient donc pas pour but de protéger les droits de propriété. Ce sont elles, néanmoins, qui ont été reprises par les nouveaux dirigeants au moment de l’indépendance.
  • Les régions où le taux de mortalité était faible, comme en Amérique du Nord et en Australie, ont vu au contraire les colons s’installer durablement. Dans ces régions, les Européens ont mis en place des institutions garantissant les droits économiques et politiques, interdisant par exemple des saisies arbitraires. On observe aujourd’hui dans ces pays un niveau de revenu par habitant plus important.

[29] DARON Acemoglu et JAMES Robinson, why nations fail: the origins of power, prosperity, and poverty. Ed. crown business, New York ,2012. 

[30]Les comportements hérités de la période d’avant les réformes (une sorte d’habitus). Les comportements induits sont des réactions ex-post produites par les pertes d’acquis provoquées par la réforme.

[31] L. Addi, Etat et pouvoir, approche méthodologique et sociologique, OPU Alger 1990.

[32] K. Polanyi, La grande transformation, Gallimard, Paris 2005.

[33] Sur cet aspect, voir notamment le chapitre 6 de l’ouvrage de K. Polany, La Grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, Paris, 2005.

[34]Le congrès de la Soummam est le premier congrès du FLN. Il s’est tenu le 20 août 1956, soit deux années après le déclenchement de la guerre de libération (1954-1962). Ses principales résolutions sont : la primauté du politique sur le militaire et de l’intérieur sur l’extérieur.

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**. Université A/Mirad, Béjaia Algérie

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