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Crise du régime d’accumulation rentier en Algérie : analyse critique. Par Mourad OUCHICHI Crise du régime d’accumulation rentier en Algérie : analyse critique. Par Mourad OUCHICHI

Débats

Crise structurelle de l’économie rentière en Algérie : analyse critique. Par Mourad OUCHICHI

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Introduction 

Le régime d’accumulation rentier peut être défini comme un modèle de développement particulier dans lequel la source principale de la richesse ne provient pas des activités productives, mais plutôt d’un revenu d’origine externe renvoyant à l’extraction et  l’exportation de ressources naturelles. Ce type de régime présente une caractéristique binaire : économie sous-développée et sous-industrialisée, d’un côté, économie rentière tirant l’essentiel de son financement de l’exportation des ressources naturelles, de l’autre. Cette dualité conduit à une double hiérarchie institutionnelle : insertion dépendante dans la nouvelle division internationale du travail, d’un côté, et prédominance de l’État dans la sphère économique et sociale, de l’autre.

 Cette définition s’applique parfaitement au cas de l’Algérie indépendante, dont l’histoire politico-économique est caractérisée, du fait de ce modèle particulier de développement, par une constante double dépendance, à la fois des prix internationaux des hydrocarbures pour ses rentrées en devises et du marché international pour ses approvisionnements. Ceci, en dépit de plusieurs plans de développement importants en termes de dotation financières et de nombreuses tentatives de réformes entamées pour les améliorer.

La question qui se pose alors est relative aux causes de cette incapacité structurelle d’un État à transformer le capital investi en actif productif. Voici une problématique importante pour tout chercheur en sciences sociales en général et aux économistes en particulier.

Cette question – qui parait à priori banal car elle ne concerne pas qu’un pays du Sud assurant son insertion dans l’économie mondiale par l’extraction et l’exportation de ses ressources naturelles, à savoir les hydrocarbures dans le cas algérien, n’est pas aussi simple que cela. Elle rappelle, à quelques exceptions près, celle qu’a posée le fondateur de l’économie politique, A. Smith, sur l’origine de la richesse des nations.

Dans le cadre de cette contribution, nous essayons de répondre à cette problématique pour ce qui est du cas de l’Algérie dont nous qualifions le système économique de « capitalisme rentier ». Cependant, avant d’exposer notre analyse, nous voudrions souligner deux remarques importantes. La première est que la notion de capitalisme a énormément évolué dans le temps. La seconde concerne les nombreux « couacs » méthodologiques auxquels est confronté tout chercheur en science sociale s’intéressant aux pays en voie de développement lorsqu’il se prive de capacités d’adaptation des concepts aux contextes.

Concernant la première remarque, il y a lieu de faire apercevoir que nous n’avions plus affaire au capitalisme classique qu’a connu le monde occidental – et une infime partie de l’humanité – de la révolution industrielle aux années 1970 au moins. Autrement dit, un capitalisme productif et industriel fondé sur l’exploitation de la force de travail à travers le rapport salarial dans lequel les prix jouent un rôle déterminant dans l’allocation « rationnelle » des ressources. Nous assistons à une multiplication extravagante des formes du capitalisme au point où il est nécessaire de parler de « capitalisme pluriel », dont certaines formes contredisent les principes fondateurs du capitalisme classique. Nous faisons ici allusion particulièrement au capitalisme financier et spéculatif qui se développe dans les pays occidentaux et qui a évincé graduellement la sphère de la production de la structure de PIB, mais aussi et surtout au capitalisme rentier qui est une forme extrême de mutation au point où il est arrivé à intérioriser, voire encourager, la rente et/ou les rentes. Une intériorisation « conciliatrice » des incompatibilités inconciliables ; celles de la rente, du profil et des salaires. Rappelons à ce propos que l’économie politique classique est construite sur deux idées fondatrices, à savoir : seul le travail est source de richesse (A. Smith) et la rente est un revenu économiquement nuisible pour les profils et les salaires (D. Ricardo). C’est à ce genre du capitalisme « pervers » que nous allons nous intéresser à travers le cas de l’Algérie.

Cependant, avant d’entamer l’analyse de cette problématique, une précaution méthodologique s’impose – d’où la seconde remarque soulignée plus haut – celle relative à la nuisance que représente la transposition mécanique des concepts des sciences sociales sur des sociétés ayant connu des évolutions différentes, pour des raisons historiques, des pays occidentaux ayant vécu la naissance et l’évolution du capitalisme.

 À ce propos, une digression d’ordre méthodologique s’impose. La formation des disciplines des sciences sociales est en rapport avec le contenu historique de l’objet étudié. Les sciences sociales ont pour objet des aspects différenciés des pratiques sociales dans des champs, dans le sens que donne Bourdieu à ce concept. L’indifférenciation relative des champs en Algérie ne permet pas de fonder ni une véritable économie politique, ni une véritable science politique. La première a pour objet le marché, la seconde l’État : or ces deux objets sont inexistants en Algérie. Il y a néanmoins des richesses qui circulent et des rapports d’autorité qui régulent cette circulation. Nous voudrions étudier cette circulation des richesses et ces rapports d’autorité dans le cadre d’une sociologie politique des pratiques économiques de l’État. Cette démarche nous conduit forcément vers la pluridisciplinarité, mais pas seulement ; il va falloir chercher dans chaque discipline les éléments qui permettent, plus au moins, de décrypter des pratiques, qui en apparence, irrationnelles du point de vue économique, mais motivées par une rationalité dont il faut découvrir les tenants et les aboutissants. Dans cette perspective, une nombreuse littérature existe sur les économies rentières dont les richesses proviennent de l’exportation de matières premières et non du travail local. Ces économies sont articulées en général à un régime néo patrimonial qui refuse l’émergence d’une société civile qui demande l’instauration d’un État de droit.

 Dans le cadre de cette contribution, nous voudrions enrichir cette approche par la problématique du courant institutionnel en économie qui souligne le lien existant entre institutions et efficacité du marché. Cet article aura comme référence empirique l’Algérie où le déficit institutionnel handicape la rentabilité de l’investissement public et décourage l’investissement privé national et étranger.

Notre hypothèse est que c’est la nature de l’articulation entre le politique et l’économique qui bloque l’émergence des dynamiques productives d’accumulation en Algérie, provoquant, par conséquence, le caractère rentier de son économie et la prolifération des rentes et des positions rentières avec tout ce que cela suppose comme phénomènes de corruption, de clientélisme et de prédation à toutes les strates de la société.  Autrement dit, nous supposons que sans une analyse de la nature des institutions déterminantes dans les champs politique et économique, il est difficile, voire impossible, de comprendre la persistance de l’économie rentière en Algérie.

Ainsi, notre réflexion sera scindée en trois parties.  Dans le cadre de la première, il s’agira de rappeler l’évolution du concept de « rente » de l’histoire de la pensée économique, ainsi que le statut de la rente en Algérie. La seconde sera consacrée à l’examen de la pertinence des explications fournies par l’économie de la transition quant à l’échec des réformes économiques en Algérie. Enfin, nous nous pencherons sur l’apport de l’économie institutionnelle dans la compréhension des évolutions des économies rentières telle que celle de l’Algérie.

IDe l’Économie politique de la rente au statut de la rente en Algérie

Dans le cadre du premier point de la présente réflexion, nous allons rappeler brièvement l’histoire de l’évolution historique du concept de la rente, ensuite nous analyserons le statut de la rente pétrolière dans les différentes phases qu’a connue l’économie algérienne.

I-1- De la rente foncière à la rente pétrolière

Tout commence par le premier théoricien de la rente, D. Ricardo, qui s‘est aperçu que l’on ne peut construire une économie productive dans la sphère marchande favorisant les rentes spéculatives car, pour lui, la rente provoque la baisse tendancielle du profit et des salaires. Elle détourne, par ricochet, l’allocation des ressources vers les secteurs non créateurs de richesses.

Rappelons à ce propos que l’économie politique classique avait pour objectif d’identifier et de combattre la rente et les ponctions sur la production qu’elle provoque[1]. La perspective étant de libérer les dynamiques d’accumulation par la disqualification des classes sociales prédatrices dont la reproduction est assurée par le système féodal favorisant la logique rentière. En ce sens, il n’est pas exagéré d’affirmer que l’économie politique est née avec l’objectif d’éteindre les rentes et de délégitimer le revenu des couches sociales qui se l’approprient, afin de libérer le surproduit crée par l’exploitation de la force de travail.

À la naissance de l’économie politique, l’opposition s’incarnait entre le mode de production capitaliste naissant et l’ordre féodal régnant mais finissant. C’est ce qui a marqué historiquement son objet d’étude original, avec deux principales idées : le travail est la seule source de richesse (A. Smith) et la rente est un revenu économiquement illégitime (D. Ricardo). Les œuvres fondatrices de ces deux pionniers visaient à la fois la destruction de l’ordre féodal et l’instauration – le renforcement – de l’ordre libéral jugé seul capable de sortir l’humanité du sous-développement et de l’arbitraire des rentiers féodaux. Elles visaient à découvrir les facteurs qui empêchent les économies de s’inscrire dans les dynamiques d’accumulation et les lois permettant à la rationalité économique d’imprégner les rapports de production et de répartition. Le résultat de ces études est sans appel : seule la lutte implacable pour l’extinction de la rente et des positions rentières et la réhabilitation de la valeur travail et son placement au cœur des préoccupations de la société permettront le développement économique.

Historiquement, la première forme de rente identifiée est la rente foncière. Cette dernière est détenue par les propriétaires fonciers. C’est le prix de la location de leurs terres aux fermiers.

Lorsque l’économie agricole était prédominante, le paiement de la rente était socialement légitimé car la terre était considérée comme une source de richesses. Les conceptions physiocratiques qualifiant les activités autres qu’agricoles de stériles s’inscrivent dans ce contexte. Cependant, avec le développement du capitalisme, notamment agraire, qui marque la fin du monopole féodal sur la terre, de nouvelles conceptions de la rente sont apparues. D’abord, celle d’A. Smith qui a lié la rente à l’existence d’un monopole, puis celle de D. Ricardo qui a délégitimé la rente en considérant que les intérêts des propriétaires fonciers allaient à l’encontre des intérêts de la communauté : « La rente de la terre, considérée comme le prix payé pour l’usage de la terre, est donc naturellement un prix du monopole »[2] affirme A. Smith, et « les intérêts des propriétaires est toujours opposé à l’intérêt de toutes les autres classes de la communauté »[3], approfondit Ricardo. Ce dernier est allé encore plus loin en préconisant la nationalisation des sols pour supprimer la rente foncière dont le développement provoquait la baisse tendancielle des profits, conduisant ainsi le capitalisme vers un état stationnaire.

Les travaux postérieurs aux théoriciens classiques ne dérogent pas à cette règle opposant la rente au développement de l’économie productive. Cependant, le concept de la rente ne reste pas circonscrit dans sa forme historique qui est la rente foncière. Il fut généralisé à toutes les formes de monopole qui bloquent la concurrence et empêchent la formation des prix d’équilibre considérés comme naturels, car issus de la loi fondamentale de l’offre et de la demande. Les travaux d’Alfred Marshall sur les quasi-rentes, et ceux encore plus récents de J. K. Galbraith sur les firmes multinationales, s’inscrivent tous dans cette perspective d’identification des rentes et de leurs évolutions inversement proportionnelles aux profits conduisant à une rareté arbitraire qui augmente les prix, diminue le salaire réel, augmente la propension à l’épargne et renchérit l’investissement.

Les revenus issus de la vente sur le marché international des hydrocarbures sont la forme moderne de la rente. Elle provient de la différence entre le prix de valorisation et les coûts de production des produits du sous-sol que sont le pétrole et le gaz. C’est un don de la nature qui est monopolisé par l’État au nom de la collectivité. La rente pétrolière n’est pas une création nouvelle de valeur, c’est un transfert pouvant exercer autant d’effets négatifs sur les salaires et les profits que la rente foncière[4]. Pire, la rente pétrolière provoque des effets encore plus pervers car elle est extérieure au procès de travail local. Elle a modifié radicalement l’échelle de valeurs sociales au détriment des couches sociales laborieuses, conduisant à la naissance des couches oisives et prédatrices qui favorisent les activités improductives, l’économie informelle et à la généralisation de la corruption sous toutes ses formes. Nous y reviendrons plus en détail, dans ce qui suivra.

I-2- Le statut de la rente et le modèle algérien de développement

            Dans le cadre de ce qui suit, il s’agira d’une analyse rétrospective du statut de la rente dans les différentes phases d’évolution et d’involution de l’histoire économique algérienne de ces 60 dernières années. Laquelle histoire est constituée de deux grandes périodes : celle de la planification centralisée et celle dite libérale. Dans les deux cas, la rente constitue un pilier central dans la sphère marchande.

  • Du socialisme spécifique à l’ouverture forcée vers le marché (1962 -1989).

Le volontarisme économique, à la base des pratiques de l’État durant les années 1960 et 1970, s’est exprimé à travers la mise en œuvre de ce qui est qualifié de Stratégie Algérienne du Développement (S.A.D). Ce modèle s’est matérialisé par l’étatisation des activités économiques, la suppression de l’autonomie des agents économiques et la centralisation extrême de l’allocation des ressources.

En outre, c’est l’État lui-même qui s’est chargé de définir les variables de régulation des flux et reflux de richesses ; les prix, le taux d’intérêt, le taux de change et les salaires sont ainsi définis à priori par l’organe de planification. Ainsi, c’est tout l’environnement politico-administratif régissant la sphère économique qui s’est trouvé complètement transformé afin de mettre la société économique sous la coupe étatique. Par ailleurs, le pouvoir monétaire fut assujetti dès 1965, suite à la mise sous l’autorité politique de la Banque d’Algérie[5].

Les résultats du volontarisme comme pratique économique furent loin des objectifs proclamés. Le marché que l’État a combattu des décennies durant s’est « vengé » en dédoublant ses prix, faisant perdre aux directives administratives du planificateur toute pertinence. A la place et au lieu d’une économie industrielle et productive, l’Algérie s’est retrouvée, vers la fin des années 1970, avec une économie rentière, distributive des richesses qu’elle ne crée pas – en grande partie circulant dans le marché informel.

Afin d’éviter l’effondrement du système et lui assurer ses « équilibres », l’État injectait systématiquement des sommes colossales, grâce au pouvoir d’achat que lui procurait la rente pétrolière. Cette situation a fini par provoquer des déséquilibres macro-financiers importants, engendrant un processus inflationniste qui a écumé le pouvoir d’achat des couches sociales défavorisées, tout en renforçant le pouvoir monétaire du secteur privé[6].

Les réaménagements apportés à la SAD, au début des années 1980, peuvent se résumer en trois points : le rééquilibrage du poids des secteurs économiques en faveur de l’agriculture jugée négligée auparavant, la réorganisation interne des entreprises publiques qui s’est matérialisée par le morcellement des grandes sociétés nationales en petites et moyennes entreprises, et, enfin, un discours modéré quant à la place du secteur privé dans l’économie nationale.

 En revanche, l’illusion n’a pas duré longtemps ; le déficit n’a fait que s’aggraver, le secteur agricole demeure embryonnaire et le secteur privé reste confiné dans la sous-traitance et les activités de distribution. Seule évolution : l’augmentation des dépenses sociales de l’État et le paiement anticipé de la dette extérieure[7]. Des lors, cette question mérite d’être posée, pourquoi les décideurs algériens n’ont pas procédé à des révisions radicales du système politico-économique qui a montré toutes ses limites objectives ?

La réponse réside dans l’augmentation des recettes pétrolières de l’État[8]. Seul ce facteur est capable d’expliquer le non-empressement des pouvoirs publics à engager les réformes économiques susceptibles de pallier à l’échec de la stratégie de développement adoptée jusque-là.

Au milieu des années 1980, deux phénomènes se sont produits simultanément et dont l’impact a été profond sur l’économie algérienne : la baisse des prix internationaux des hydrocarbures et la chute de la valeur du Dollar. En l’espace de quelques mois, une mécanique infernale s’est mise en place ; tandis que la baisse des investissements et des importations – notamment d’équipements – étouffait ce qui reste encore récupérable de l’appareil de production, la planche à billets alimente l’inflation, creusant les déficits tout en érodant le pouvoir d’achat des revenus fixes. Le phénomène de pénuries touche tous les produits et la spéculation bat son plein.

 Les effets du contre-choc pétrolier de 1986 ne se sont pas uniquement manifestés au niveau économique. Sur le plan politique, l’unanimité autour du Président se fissurait et les clans composant le pouvoir se sont divisés, chacun cherchant à neutraliser ses adversaires par tous les moyens, y compris par le « sabotage économique »[9].

Longtemps cachées à l’opinion publique grâce à la rente pétrolière, les contradictions du modèle politico-économique algérien sont brutalement apparues à l’occasion des événements sanglants d’Octobre 1988. Durant plusieurs jours, le pays a vécu dans un climat insurrectionnel généralisé. Un rejet sans appel de tout ce qui pouvait rappeler « l’État ». Au sommet de l’État, la panique s’installait et le Président eut recours à l’armée pour rétablir l’ordre[10].

Le contrat « tacite » – entretenu à coups de milliards de dollars – liant la population au régime s’était rompue et l’image de l’Armée, dite populaire, s’était détériorée gravement. Le besoin de changement radical se faisait sentir plus que jamais et plusieurs actions ont été entamées dans cette perspective ; une révision constitutionnelle par référendum suivi par l’installation d’une équipe de réformateurs au gouvernement. Ces derniers, pour le rappel, étaient les principaux concepteurs des réformes engagées au lendemain de la crise de 1986. Ils avaient affiché clairement leur conviction d’une nécessaire double rupture avec la monopolisation du pouvoir politique et la gestion administrée de l’économie. 

Déjà avant d’investir le gouvernement, les réformateurs avaient montré leur volonté farouche de changer les règles de jeu du système politico-économique en place. Ils agissaient durant toute la période Merbah comme un gouvernement bis. Ils ont élaboré la constitution de 1989 et ils l’ont faite adopter directement par voie référendaire tout en préparant les textes de lois visant le passage vers l’économie de marché[11]. Une fois au gouvernement, la démarche des réformateurs s’affine et se radicalise.

  • De la transition avortée au projet de réformes gelé (1989-2022).

De prime abord, il y a lieu de souligner que c’est pour la première fois dans l’histoire de l’Algérie indépendante qu’un gouvernement (celui de M. Hamrouche) associe aux réformes économiques des réformes politiques. Pour les réformateurs, en effet, la transition vers le marché ne pouvait, en aucun cas, réussir avec le même ordre politique consacrant l’armée et les services de sécurités au-dessus des institutions politico-administratives. C’est dans ce sens que le multipartisme, la liberté de la presse, le retrait de l’armée du comité centrale du FLN et la dissolution de la Cour d’État… furent initiés et/ou encouragés.         

Ensuite, et sur le plan strictement économique, le gouvernement avait mené une lutte tous azimut pour le démantèlement des mécanismes rentiers du système. Cette dernière peut être lue à travers la soustraction du champ économique des injonctions politico-administratives, la libération du pouvoir monétaire de la tutelle politique à travers la consécration de l’indépendance de la Banque Centrale, la démonopolisation du commerce extérieur[12]. Enfin l’ouverture sans complexe sur le secteur privé et le capital étranger.

Comme il fallait s’y attendre, des réformes de cette ampleur ne pouvaient ne pas susciter les résistances d’un système qui a de tout temps fonctionné dans l’opacité et le recours systématique à la rente pétrolière pour gérer les questions politiques. Résultat : le gouvernement réformateur fut démis de ses fonctions au moment où les réformes économiques et politiques avaient plus que jamais besoin de consolidation. Un « coup d’État économique » annonçant le coup d’État politique qui est survenu quelques mois après, en janvier 1992. La logique politique avait pris, encore une fois, le dessus sur les impératifs économiques[13]. En effet, le 2 janvier 1992, l’armée décide d’arrêter le processus électoral – et de fait démocratique – et le pays sombre à la fois dans la crise économique et la guerre contre les civils.

  La période allant de juin 1991 à mai 1993 a été marquée par une agitation politique sans précédent. C’était une période de tâtonnements. Les décideurs algériens, après avoir choisi S. A. Ghozali pour « réformer les réformes », changèrent de registre et nommèrent aux affaires B. Abdeslam. Ce dernier, connu pour son attachement à l’étatisme tout azimuts, tenta de réinstaurer le dirigisme économique. Ainsi, l’Algérie passa, en quelques mois, d’une transition vers le marché à une politique active pour neutraliser les lois du marché. En termes de projets et de visions économiques d’avenir, les gouvernements de S.A. Ghozali et de B. Abdeslam divergeaient, mais partageaient le mythe du retour vers « l’ère bénie » des hydrocarbures qui pourvoyaient à tous les besoins sociaux et économiques de la population. Après plusieurs mois de tergiversations, l’Algérie tomba en cessation de paiement et dut négocier avec le FMI. Elle consentit à rééchelonner sa dette extérieure en contrepartie de la mise en œuvre du Plan d’Ajustement Structurel.

L’acceptation « forcée » par les autorités algériennes du P-A-S est intervenue dans un contexte politique, économique et social extrêmement tendu. En effet, tandis que l’arrêt du processus démocratique en 1992 précipita le pays dans une violence de plus en plus extrême, la remise en cause des réformes économiques et institutionnelles initiées en 1989 n’ont fait qu’aggraver une situation déjà difficile, d’autant que les conditions sociales de la population se dégradaient à une vitesse accélérée.

  Réticent à entamer les réformes économiques aux implications politiques jugées « dangereuses », le régime algérien s’est trouvé, pour la première fois de son histoire, dans une situation aussi délicate. Comment sortir de l’impasse de l’asphyxie financière, respecter les conditions du FMI, sans changer le régime politique ? Voici le dilemme auquel était confronté le régime politique algérien au milieu des années 1990. En guise de solution, le régime a adopté deux procédés. Le premier consista à promulguer des lois, mais à ne pas les mettre en œuvre. Le second fut l’utilisation de l’arme diplomatique en liant la question des réformes économiques aux questions sécuritaires.

La conjugaison de la faiblesse des moyens de contrôle des Institutions Financières Internationales (IFI), de la ruse des autorités et du soutien « arraché » aux puissances occidentales, a offert au gouvernement algérien un levier de manœuvre important pour bénéficier de l’aide financière du FMI, sans mettre en œuvre les réformes nécessaires pour une transition vers le marché.

En évoquant cette période de crise financière profonde et de guerre civile, nous voulons souligner un point important quant à l’une des caractéristiques principales de la structure du système politique algérien en rapport avec l’économie rentière. Celle de sa morphologie en cercles concentriques qui se livrent des guerres de clans impitoyables, parfois même par population interposées, pour le contrôle de la rente quand celle-ci se raréfie et qui se réconcilie aussitôt que cette dernière est abondante. Nous reviendrons sur ce point après l’analyse des années 2000.

Ainsi, depuis la fin du Plan d’Ajustement Structurel en 1998, l’État algérien a adopté une attitude contradictoire par rapport à la question de la transition. Le discours sur la réforme économique est officiellement maintenu mais dans les faits, l’État renoua avec sa conception dirigiste de l’économie. Résultat : l’économie algérienne connaît une évolution paradoxale.

Trois décisions économiques importantes ont été prises, et elles sont en rapport avec le renforcement de la nature autoritaire et rentière du régime. La première est la reprise du contrôle de la gestion des entreprises publiques économiques, la seconde est celle de la remise en cause de l’indépendance Banque Centrale et de la loi sur la monnaie et le crédit, et, enfin, l’ouverture incontrôlée du commerce extérieur. De ce fait, l’économie algérienne se trouve être prise entre plusieurs tenailles. Nous citerons les plus importantes : d’un côté, elle devient fortement centralisée au plan interne, mais exposée à une concurrence externe exacerbée ; de l’autre, elle dispose de ressources financières importantes – thésaurisées sous forme de réserves de change oisives dans des banques étrangères – mais la production de ses secteurs industriels et agricoles est en régression permanente. Pour schématiser cette situation, on pourrait dire que l’économie algérienne est atteinte du syndrome mercantile mais sans le protectionnisme qui le caractérise. Résultats : un affaiblissement de l’offre locale, des politiques budgétaires et monétaires permissives, une explosion des importations et une dépendance de plus en plus accrue des exportations d’hydrocarbures.

En outre, l’État s’est lancé dans le cadre des plans de relance économique dans une politique d’investissements dans les infrastructures notamment (construction d’autoroutes, logements, barrages …). Ces plans qui ont coûté des centaines de milliards de dollars sont réalisés essentiellement par des entreprises étrangères. Ce faisant, l’État devient un obstacle devant la formation d’un marché national avec une offre locale. Faute de cette dernière, les revenus générés par ces plans, dits de relance, alimentent paradoxalement l’importation dont le volume a explosé depuis les années 2000.

Par ailleurs et afin de se protéger du « vent révolutionnaire » qui soufflait sur la région de l’Afrique du Nord et du Moyen Orient, le régime avait mis en place une politique volontariste de distribution de revenus. Des augmentations de salaires allant parfois jusqu’à 100%, avec effet rétroactif sur quatre années dans la fonction publique, une politique de crédit bonifié pour l’achat de logements et autres activités pour les « jeunes » … Le résultat en est la formation d’une masse monétaire en circulation sans commune mesure avec les capacités d’absorption du marché national. Résultats : le développement accéléré de plusieurs phénomènes, tels que l’inflation, l’économie parallèle, le clientélisme et la corruption généralisée sur fond de formation de classe sociale dans la violence, faute d’institutions de régulation appropriées.

À partir de 2014, les moyens financiers de l’État commençaient à s’amenuiser de fait des baisses importantes des prix internationaux des hydrocarbures. Comme expression d’un échec recommencé, l’État se lance dans une politique drastique d’austérité, l’arrêt brutal des projets structurant, le gel des recrutements dans la fonction publique… provoquant une perturbation extrême des circuits de distribution, une baisse de l’investissement public et privé et une augmentation importante du taux de chômage. Si ce n’est les réserves de change accumulées depuis les années 2000, l’Algérie aller renouer avec la politique d’endettement comme c’était le cas au milieu des années 1980.

Les économies fondées sur l’extractivisme sont sujettes à des crises récurrentes du fait des fluctuations des prix de matières premières ; on en convient, une baisse drastique des prix peut conduire à une crise politique et sociale interne, une crise régionale voire internationale. Nous nous intéressons dans ce cadre à un point particulier en rapport avec le régime d’accumulation rentier algérien.

Comme on l’a souligné brièvement plus haut, l’observation attentive de la structure et du fonctionnement du système politique algérien permet de constater qu’il est constitué de plusieurs coalitions évoluant selon des cercles concentriques en fonction des revenus que procurent la rente pétrolière. Ils s’élargissent en périodes d’opulence financières et se rétrécissent – le besoin de contrôle de la source oblige – en période de disette.  Ce qui exacerbe les luttes pour le pouvoir dans la perspective de contrôler la distribution clientéliste de la rente.  Sur ce point une comparaison entre les années 1990 et 2000 est intéressante à plus d’un titre. Ainsi, dans les années 1990, les luttes de clans pour le contrôle du peu de ressources que procure les hydrocarbures a conduit à une violence extrême, mais aussitôt les ressources deviennent abondantes (années 2000) les différents clans se sont réconciliés autour de A. Bouteflika et la distribution « élargie » de la rente (comme au début des années 1980) redémarre.

En effet, nous avons assisté à une politique monétaire permissive, une politique   d’investissement importante dans les infrastructures, à travers les plans dits de relance économique, une politique sociale généreuse avec des programmes faramineux de construction de logement sociaux, une multiplication des formules de crédits à la consommation… ce qui a donné durant cette période l’illusion de développement qui provoque une paix sociale éphémère, aussi bien entre les différentes coalitions qui contrôle le pouvoir qu’entre ces dernières et la population. Ainsi, les nécessaires réformes structurelles pour le passage à une économie productive furent renvoyées aux calandes grecques laissant apparaitre un capitalisme de rentes et de prédation.

II- La problématique du dépassement de l’économie extravertie par une transition vers le marché à travers l’expérience algérienne des réformes[14]

Après avoir été confrontée, durant plusieurs décennies, aux problématiques du sous-développement, la science économique s’est penchée, notamment depuis le début des années 1990, sur les problématiques de transition vers le marché.  Nous assistons en effet, depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS, à la multiplication des travaux de recherches concernant le processus de transformation des économies planifiées en économies de marché.

Essentiellement dominé par les experts des institutions internationales, le champ académique s’intéressant aux économies en transition a été investi, ces dernières années, par une autre catégorie de chercheurs dont les travaux ont pour dominateur commun le refus du modèle standard de la transition issue du consensus de Washington. A la thérapie de choc, prônée par les IFI, ces chercheurs proposent une démarche qualifiée de gradualiste. 

Le débat entre les partisans de la thérapie de choc et du gradualisme occupe une place centrale dans les réflexions sur la transition vers le marché. Il s’articule autour de deux questions centrales. Le rythme des réformes et leur agencement.

Le débat sur le rythme des réformes se résume comme suit : tandis que les partisans de la thérapie de choc prônent l’idée d’une nécessaire transformation rapide des structures économiques des systèmes centralement planifiés, les « gradualistes » défendent l’hypothèse du temps long. Pour les premiers, il faut stabiliser rapidement, libéraliser aussitôt et privatiser sans attendre. Pour les seconds, il est important de procéder graduellement en mesurant pour chaque étape les coûts sociaux et les risques politiques. Inversement, pour les gradualistes, le changement brutal est porteur de plusieurs périls. En sous-estimant l’héritage du passé dans la détermination du comportement des agents économiques, le radicalisme que prône la thérapie de choc risque de compromettre la transition et, par conséquent, cette dernière devient plus risquée politiquement et plus coûteuse socialement.

Transposée au cas Algérien, l’hypothèse tendant à expliquer l’échec de la réforme par le type de transition choisie semble manquer de pertinence. La raison est que l’Algérie avait essayé à la fois le gradualisme et la thérapie de choc ; mais sans résultats probants. Pire, l’Algérie s’est exposée à la fois aux méfaits de l’une et de l’autre : tandis que le gradualisme avait permis aux velléités de retour à l’économie administrée de renaître, la « brutalité » de la thérapie de choc avait conduit à plusieurs dérives, dont la prolifération des monopoles privés notamment dans le commerce extérieur, le bradage de plusieurs entreprises publiques et la dégradation de la situation sociale de la population, sans pour autant relancer l’offre locale. Plusieurs éléments confirment les constats ci-dessus.

Rappelons qu’au début des années 1990, les réformateurs avaient refusé de rééchelonner la dette extérieure par crainte de subir les contraintes du plan d’ajustement. Ils choisirent une transition graduelle à deux étapes : la première était consacrée à la mise en place de l’arsenal juridique permettant la séparation des sphères politique et économique, la seconde avait pour objectif de transformer les structures de l’économie planifiée en économie de marché. Les réformateurs n’avaient pas négligé non plus le rôle des institutions dans la transition vers le marché. Ils associaient aux réformes économiques des réformes politiques instaurant la séparation des pouvoirs et la mise en place d’institutions de marché à tous les niveaux : une Banque Centrale indépendante, la réhabilitation des chambres du commerce et de l’industrie, l’organisation des élections municipales et législatives sans fraude électorale…

En ce sens, nous pouvons conclure que la démarche des réformateurs est dans son contenu louable, si ce n’est que ses concepteurs avaient sous-estimé les velléités de retour à l’économie administrée, notamment au sein de l’Armée, le plus puissant acteur du champ politique algérien. Le gradualisme des réformateurs avait laissé donc une marge de manœuvre importante à leurs adversaires au sein de l’appareil de l’État. À ce propos, il est significatif de constater que durant les derniers mois de son exercice, le gouvernement de M. Hamrouche avait compris son « erreur » et a tenté d’accélérer le processus de réformes. Les arguments qu’il développa pour justifier cette accélération sont identiques à ceux avancés par les défenseurs de la thérapie de choc. G. Hidouci, ministre de l’économie du gouvernement Hamrouche, notait que plus les réformes étaient longues, moins elles avaient une chance d’aboutir : « les ruptures, plus elles sont brutales, plus elles entraînent une mobilisation de la population. Plus elles sont douces, plus elles sont cachées, et plus elles font perdre du temps aux gestionnaires économiques et au gouvernement. Les ruptures entraînent plus rapidement le pays vers la sortie générale de crise, qu’elle soit politique, économique ou culturelle »[15]. Cependant, ce « réveil » est intervenu tardivement, le gouvernement réformateur tomba 23 mois après son installation et son programme fut remis en cause.

Par ailleurs, l’analyse de l’histoire récente de l’économie algérienne indique que l’échec du Plan d’Ajustement Structurel en Algérie provient moins du contenu des réformes que le FMI préconisait, que de la manière dont elles ont été mises en œuvre par le gouvernement. S’il est vrai que la thérapie de choc n’avait pas pris en considération ni le facteur temps, ni celui de l’ordre dans la mise en place des réformes, et encore moins celui des changements institutionnels préalables, il n’en demeure pas moins que le gouvernement algérien n’avait appliqué que partiellement et non sans dérives, les recommandations du FMI et du Plan d’Ajustement Structurel. Des trois piliers du P.A.S (stabilisation, libéralisation et privatisation), le gouvernement ne s’est concrètement focalisé que sur les mesures visant la stabilisation des finances publiques, le reste du programme étant laissé en « veilleuse ». Pour tromper les Institutions Internationales, la « ruse » du gouvernement algérien consistait à voter des lois et à ne pas les appliquer en prétextant que la situation sécuritaire du pays n’était pas favorable au changement.

Une analyse rétrospective des quatre années de mise en œuvre du P.A.S permet en effet de comprendre que le souci des autorités algériennes était plus l’amélioration des finances publiques que la réforme économique proprement dite[16]. En effet, mises à part quelques privatisations d’entreprises publiques ayant de forts potentiels de développement, telles que les infrastructures touristiques, le gouvernement s’est penché uniquement sur la stabilisation des équilibres macro-économiques par la manipulation des seules variables monétaires[17].

À ce stade de réflexion, il y a lieu de s’interroger sur les raisons ayant poussé le gouvernement à abandonner la politique de réformes structurelles dès que les prix internationaux des hydrocarbures commençaient à augmenter à partir de 1998. En effet, et comme on l’avait constaté précédemment, l’État algérien, au lieu d’approfondir les réformes économiques entamées avec le P.A.S, procéda au démantèlement de l’essentiel des mesures engagées auparavant, marquant par là un retour à la logique de l’État rentier et de l’économie distributive.

Ainsi, l’analyse des contradictions caractérisant les pratiques économiques de l’État algérien durant les deux importantes expériences de transition vers le marché initié successivement au début des années 1990 et au milieu de la même décennie, indique clairement que l’hypothèse liant l’échec des réformes économiques en Algérie au type de transition adopté est faible, pour ne pas dire non pertinente.

La question qui se pose dès lors est relative au cadre théorique adéquat pour expliquer cet échec répétitif des réformes économiques en Algérie ? Pour notre part, nous posons l’hypothèse du lien entre la nature des institutions et la persistance du caractère rentier de l’économie algérienne.

III- Analyse institutionnelle appliquée au cas de l’Algérie

Après un rappel des principaux apports du courant institutionnel, nous allons nous pencher sur le cas de l’évolution des institutions en Algérie et leurs rapports à la société à travers l’économie.

Incontestablement, l’une des avancées les plus spectaculaires de la science économique de ces dernières décennies est l’admission de la nécessité impérative de la prise en considération du rôle des institutions dans la compréhension des phénomènes économiques. En effet, sous l’impulsion d’auteurs de référence tels, entres autres, Douglass North[18], William Baumol[19], R.E. Hall et C. Jones[20] et W. Easterly[21], un tournant institutionnaliste s’est opéré en économie. C’est aux Etats-Unis que le néo-institutionnalisme s’est développé, au cours des années 1980, pour devenir le « new mainstream » et faire autorité dans la recherche en sciences économiques.

En fait, la prise de conscience sur l’importance des institutions n’est guère nouvelle et remonte à la naissance même de l’économie politique. Néanmoins, il faut noter que le terme « institutionaliste » a été utilisé pour la première fois par W. Hamilton en 1918 lors d’une conférence de l’American Economic Association (AEA), considérée comme le moment fondateur de l’économie institutionnaliste et le groupe de chercheurs qui l’ont animée comme les fondateurs de l’approche surnommée « l’ancien institutionnalisme »[22]. Ainsi, après de longs errements provoqués par la déviance néo-classique et ses variantes, l’économie politique revient à son originalité épistémologique. Cette dernière estime que l’économie est un processus institué dans lequel les fondateurs de l’économie politique cherchaient à comprendre le processus de création et de répartition des richesses, ainsi qu’à découvrir les lois provoquant et régissant les dynamiques d’accumulation. 

Il est communément admis que l’une des spécificités de l’analyse institutionnelle est le fait que cette dernière n’est pas ancrée dans une seule approche théorique. Ce courant d’analyse résulte, en effet, d’une combinaison d’idées empruntées à plusieurs paradigmes tout en intégrant la dimension institutionnelle aux faits économiques. Il s’agit, comme le définit B. Chevance, d’« une famille de théories, qui partagent la thèse que les institutions comptent dans l’étude de l’économie, voir qu’elles constituent un objet essentiel de la réflexion »[23]. Il se trouve que c’est surtout le courant néo-institutionnaliste, avec son chef de fil D. North, qui a produit une théorie élaborée d’un développement économique lié aux institutions.

En effet, après de longues années d’occultation délibérée de toutes sortes de fondements extra-économiques de l’économie comme savoir par les marginalistes, le courant néo-institutionnaliste élabore une synthèse entre l’analyse des institutions et la pensée néoclassique, et ce pour répondre aux difficultés de plus en plus nombreuses soulevées par le nouveau contexte de crise économique mondiale et la problématique du sous-développement. De fait, les impasses analytiques auxquelles est confrontée la pensée économique dominante dans les années 1970, au vu, d’une part, du contexte de crise économiquement intrigante qui a marqué les économies développées durant cette décennie, et, d’autre part, la persistance du sous-développement en dépit d’une multitude de stratégies en œuvre dans les pays supposés en développement, laissent réapparaître à nouveau le courant de pensée et d’analyse économique dit institutionnelle, dont l’originalité réside dans la prise en compte des institutions dans la compréhension des sujets et des faits économiques. Cette réorientation des problématiques économiques ouvre, quelques années plus tard, sur l’affirmation du courant d’analyse institutionnelle dans les sciences économiques, notamment à partir des années 1990.

La littérature sur l’économie institutionnelle soutient que la performance économique d’une nation dépend de la qualité de ses institutions[24] (North, 1990, 2005 ; Acemoglu, Johnson et Robinson, 2004 ; Acemoglu & Robinson, 2012). Les bonnes institutions (institutions inclusives) sont celles ayant la capacité à inciter les agents économiques à entreprendre et innover, à garantir la confiance et la liberté et à faire converger les objectifs privés vers les objectifs sociaux. Ainsi, le sous-développement n’est qu’une histoire d’institutions extractives. Ces dernières sont structurées de façon à extraire les ressources de la majorité par la minorité (les insiders), loin de garantir les droits de propriété ou de fournir des incitations pour l’activité économique. Elles récompensent des comportements de recherche de rente, visant à détourner les gains de l’activité productive vers des agents non productifs. Dans ce dernier cas, l’efficacité productive est moindre et les dynamiques d’accumulation se bloquent.

Dans ce sillage, Douglas North (1990) met en exergue l’hypothèse suivante : les institutions qui assurent le respect des contrats expliquent l’essentiel du développement des pays. Il donne, à ce propos, deux exemples historiques dans une approche comparative : La Corée du Nord et la Corée du Sud ; L’Allemagne de l’Ouest et L’Allemagne de l’Est. Hall et Jones (1998)[25], dans une vérification empirique au sujet de l’implication des institutions dans la performance économique à partir d’une étude du rapport entre productivité et institutions, montrent que l’infrastructure sociale[26] (ou les institutions au sens de D. North) explique une part importante des différences de produit par travailleur entre les pays. “The differences in capital accumulation, productivity, and therefore output per worker are driven by differences in institutions and government policies, which we call social infrastructure”. De leur côté, Acemoglu, Johnson et Robinson (2001)[27] montrent empiriquement[28] que la qualité des institutions a un impact important sur le revenu par habitant.

Daron Acemoglu et James Robinson (2012)[29], à la question fondamentale « pourquoi certaines nations réussissent-elles tandis que tant d’autres échouent ? », mettent en évidence le lien étroit entre les institutions politiques et les institutions économiques : l’économique dépend du politique ; la qualité des institutions économiques découle de celle des institutions politiques. La question du pouvoir politique (de jure et/ou de facto) est centrale. Alors que le pouvoir politique de facto (informel) influence, voire détermine, la manière par laquelle les institutions politiques de jure (institutions politiques formelles) existantes fonctionnent, ces dernières affectent le choix des institutions économiques. Par ricochet, la convergence vers des institutions économiques incluses sans celle des institutions politiques (figure 1), ne peut qu’être éphémère dont l’avenir est incertain. (Acemoglu et Robinson 2019).

Pour ces auteurs, les pays prospèrent quand ils développent des institutions politiques et économiques fondés sur l’inclusion et échouent lorsque celles-ci sont aux mains d’oligarchies soucieuses de s’enrichir aux dépends de leurs populations.

Le rôle des institutions en période de réformes peut être analysé en termes d’arrangements institutionnels et organisationnels optimaux permettant de réformer. Ces derniers se définissent à partir des comportements des agents pouvant être partisans ou opposants aux réformes. Les agents permettant l’application et l’avancement d’une réforme ou le contraire son ralentissement ou son blocage, ne sont rien d’autre que les différents acteurs de l’espace public, qu’ils soient décideurs ou non, pouvant par leurs comportements hérités ou induits, favoriser ou rendre difficile la réforme[30].

Expliquer l’échec de l’expérience algérienne par l’absence d’un environnement institutionnel adéquat au passage vers l’économie de marché suppose la recherche des éventuelles incompatibilités entre la nature de l’État avec les lois de l’économie politique et les conséquences des changements systémiques qu’implique la régulation du champ économique par le marché.

            Cependant, avant d’aborder cette question, un rappel de l’expérience historique occidentale de l’articulation entre l’État, la société et le marché est instructif. Il permet d’ouvrir cette « boite à outils » à l’origine de l’enclenchement des dynamiques d’accumulation et de comprendre les facteurs à l’origine du blocage de ce processus dans un pays appartenant à une sphère géographique évoluant dans une ère historique différente de celle qui a vu naître le système capitaliste, en l’occurrence l’Algérie.

III-1- Digression : L’État et son articulation avec la société et le marché : éléments théoriques et historiques de l’expérience occidentale

Il ne s’agit pas évidemment de fournir une étude exhaustive des différentes étapes ayant conduit à la naissance de l’État moderne occidental et ses liens avec la société et le marché. En revanche, nous tenterons de saisir le fil conducteur ayant marqué la dynamique historique qui a actionné ce processus en Occident dans le but de comprendre par la suite les raisons de son blocage en Algérie.

L’État moderne est le résultat d’un long processus de transformations multiformes (politique, culturelle, économique et sociale) dont le déroulement a eu lieu initialement en Europe occidentale. Dans ce long cheminement, on distingue deux étapes ; l’étape de l’État absolutiste et celle de l’État représentatif[31]. La première étape est une réponse à l’anarchie provoquée par la concurrence entre les différentes maisons seigneuriales et les multiples guerres religieuses qui ont jalonné l’histoire occidentale au Moyen Age. Elle répond au besoin d’unité et de sécurité exprimée par la société contre le règne des micro-pouvoirs locaux dont l’existence fragilise la collectivité et menace son unité. La seconde étape, qui a vu naître l’État représentatif, est la conséquence de la généralisation de l’échange marchand d’une part, et de l’impact de la dynamique intellectuelle libérée par les « Lumières » dont les idées entrent en conflit avec l’absolutisme, d’autre part. Mais, le passage de l’État absolutiste à l’État représentatif n’a été possible qu’à partir du moment où la société avait gagné le pouvoir de créer les richesses nécessaires et sa reproduction indépendamment du pouvoir politique. C’est le passage de la société à « marché régulé » vers la société « à marché autorégulateur »[32]. Par le marché autorégulateur, on désigne cette organisation de la société autour de la propriété privée en laissant à la « main invisible » – pour utiliser une expression chère à A. Smith et aux premiers fondateurs de l’économie politique – le soin de réguler les flux de richesses à travers le système des prix.

Cette idée de l’autonomie de la société civile par rapport au pouvoir central quant à la production de ses richesses est fondamentale pour la compréhension du processus de la formation de l’État moderne. Elle montre que l’origine de l’institutionnalisation des rapports d’autorité, la fin de l’arbitraire, la protection de la propriété privée et de la concurrence, repose avant tout sur un rapport de force dans lequel le pouvoir politique ne contrôle plus le mécanisme de création de richesses. S’entamait alors une longue série de luttes, menées d’abord par la bourgeoisie, approfondie, par la suite, par le mouvement ouvrier pour imposer une architecture organisationnelle dont la philosophie repose sur la sacralité de la propriété privée et le respect strict des libertés individuelles et collectives. Il en est résulté un modèle à deux facettes : d’un côté, il y a « la dictature d’usine » qui régit la sphère de la production signifiant que le propriétaire du « capital » est libre d’exercer l’autorité et la pression nécessaires à l’exploitation de la force de travail afin de maximiser son profit. D’un autre côté, il y a le règne des libertés dans le sens où les travailleurs (citoyens) possèdent le droit de s’organiser politiquement (sous forme de partis, de syndicats ouvriers, d’associations professionnelles…) pour la défense de leurs intérêts et négocier le partage de la valeur ajoutée. La répartition finale de la richesse produite résulte du rapport de force au sein de l’ensemble de la société entre le capital et le travail. C’est la règle de fonctionnement des rapports de production dit de type capitaliste.

Le développement économique produit de la création de richesse par l’exploitation de la force de travail selon les règles du rapport salarial capitaliste – par opposition à l’appropriation de la rente (agricole historiquement) – est relativement récent dans l’histoire de l’humanité. Il date de la naissance de la révolution industrielle suite aux grandes transformations intellectuelles, politiques, techniques et socio-économiques qu’a connues l’histoire de l’Europe occidentale entre le XVI et le XVIII siècles. Laquelle histoire nous enseigne, sans ambiguïté, que les sociétés n’ont commencé réellement à être productives que lorsqu’elles ont réussi à libérer leurs sphères marchandes des multiples obligations politiques, religieuses et morales (de l’église, de la royauté, de l’aristocratie…).

Cette libération (libéralisation) du champ économique s’est accompagnée de l’institutionnalisation du pouvoir et sa séparation en branches indépendantes (exécutif, législatif et judiciaire), la sécularisation de la religion, la formalisation du droit et des libertés, l’arbitrage et la régulation pacifique des conflits entre les intérêts individuels en compétition pour l’acquisition des biens rares et des capitaux symboliques (espace public), etc. En bref, la naissance de l’État moderne accompagnant la transition de l’économie à marché régulé vers l’économie à marché autorégulateur[33]. C’est tout le sens du combat des libéraux et de la classe bourgeoise européenne pour l’édification d’un État respectueux de la propriété privée et garant de la liberté d’entreprendre, contrairement à l’aristocratie pour qui le pouvoir est une fin en soi et une source de richesses.

Le combat pour l’édification d’un Etat moderne en Europe occidentale a duré plusieurs siècles. Il a mêlé luttes économiques, politiques et idéologiques pour limiter le pouvoir des royautés, donnant ainsi à la société civile la possibilité de produire les biens nécessaires à sa reproduction indépendamment du pouvoir politique. Cela veut dire que la transition de l’humanité vers la modernité, caractérisée par les révolutions des « Lumières » et industrielle, était synonyme de la prise de conscience et la concrétisation par la société civile (occidentale) de son droit à l’auto-détermination économique et politique.

C’est pourquoi le combat pour l’émancipation économique a aussi et surtout imposé une forme d’organisation moderne dénommé État, seul garant de la gestion des conflictualités inhérentes à toute société par la monopolisation de la violence légitime utilisée exclusivement pour faire respecter la règle du droit. Il en résulte une conception du pouvoir comme un lieu vide, alternativement occupé par les forces politiques ayant réussi à acquérir la confiance d’une majorité de citoyens par le suffrage universel.

La différence entre le régime politique et l’État est marquée, de même pour ce qui est des ressources privées et des ressources publiques. L’État a donc émergé dans l’espace que libère la lutte entre la société civile et le pouvoir. Il est le garant du caractère démocratique de l’émergence du pouvoir à partir de la société.

Les branches du pouvoir d’État étant séparées – législatif, exécutif et judiciaire -, la garantie d’impartialité ne pouvait qu’être assurée par l’existence de contre-pouvoirs. Dès lors, la société civile, appelée aussi société économique, pouvait s’affairer à produire les biens nécessaires à sa reproduction avec tout ce que cela suppose comme efforts et investissements, mais avec l’assurance qu’elle ne soit pas objet de prédation du pouvoir politique. Elle est la seule source de pouvoir. La liberté d’organisation et d’expression étant protégée par la force de la loi, les différents groupes sociaux pouvaient se constituer en corps intermédiaires entre l’État et la société, contribuant ainsi, d’une part, à la pacification des rapports politiques et du lien social en général, et d’autre part, à assurer le contrôle permanent de la gestion des ressources publiques.

Les finances du prince étant séparées des finances publiques du royaume, le patrimonialisme, comme idéologie politique caractérisant le système de pouvoirs moyenâgeux, ne pouvait que disparaître comme culture et pratique politique de gouvernance. Les monarchies étaient progressivement remplacées par l’autorité légale-rationnelle exercée par une bureaucratie (dans le sens wébérien) dans le cadre de l’État de droit.

C’est à ce prix que les sociétés occidentales sont parvenues à s’extraire aux logiques rentières et prédatrices du pouvoir des royautés et des principautés pour s’inscrire dans une dynamique d’accumulation par le biais du travail productif. Les facteurs du dépassement du patrimonialisme en Europe étaient certes nombreux et complexes, mais ils tendent tous   vers l’idée d’émergence d’une société civile indépendante du pouvoir central quant à la reproduction de ses moyens d’existence. Les populations européennes ont fini par s’organiser sociologiquement en société civile, économiquement en marché et politiquement en État.

Mais l’histoire de la formation de l’État moderne en Occident et son articulation à la société et au marché n’est pas que cela, c’est-à-dire une évolution exclusivement politico-économique, elle est avant tout culturelle. En ce sens, il est important de souligner que le principal facteur du déclenchement de la révolution industrielle fut la révolution intellectuelle. C’est cette dernière, en effet, qui a libéré l’homme en le dotant de capacités d’avoir un regard objectif sur soi et sur son environnement. C’est-à-dire, se libérer des conceptions morales et religieuses d’interprétation du monde. L’homme ne se réfère désormais dans ces actes politiques et économiques qu’à la raison, d’où le développement formidable des sciences, des arts et de la culture en général. S’enclenchait dès lors, la « révolution intellectuelle » qui a permis aux Occidentaux de maîtriser leurs sociétés et d’organiser leurs économies par la réappropriation de la société civile de ses sources de richesse. C’est tout le sens du sacré droit à la propriété privée sur lequel s’élève la notion de société civile.

En ayant conscience de la différence entre la richesse de la nation et celle de l’État, la société civile occidentale avait imposé son droit à l’auto-détermination économique en imposant l’institutionnalisation du pouvoir en l’État, mettant ainsi fin aux ingérences extra-économiques dans la sphère de la production. L’économie politique en tant que science sociale est née dans ce contexte, c’est-à-dire parallèlement à l’institutionnalisation du pouvoir et à l’autonomisation du champ économique, cadre d’expression et de concurrence des intérêts privés. Le marché autorégulateur offrait à la société civile le cadre idéal pour produire ce qu’elle consomme et impose à l’État, interface entre la société et le marché, l’obligation d’arbitrer les conflits et de veiller à la cohésion sociale d’ensemble.

Nous avons souligné, dans ce qui précède, le rapport constitutif de l’État et de la société économique à travers l’analyse de l’expérience occidentale. Il en ressort que la société civile a imposé l’institutionnalisation de l’autorité une fois qu’elle a pris le contrôle des mécanismes de création des richesses. Cette autonomie « arrachée » de la société économique a permis la naissance d’une forme d’articulation originale entre l’État, la société et le marché qui se caractérise par ce qui suit : une société civile autonome du pouvoir central quant à la création des richesses nécessaires à sa reproduction, un marché autorégulateur obéissant à la rationalité qu’impose la loi de la valeur, enfin, un État régulateur qui s’intercale entre la société et le marché dont la mission est tantôt de protéger la société des dérives des forces anonymes du marché, tantôt d’intervenir pour stimuler le marché quand ses propres mécanismes s’avèrent insuffisants (période de récessions, de crises…)

Mais, cette architecture organisationnelle est absente en Algérie où l’État exerce, pour des raisons historiques et idéologiques, une hégémonie sur la société, limitant ainsi les capacités productives de son économie, car il bloque les dynamiques d’accumulation en ouvrant la voie à la prolifération des rentes et des positions rentières, ce qui est contraire aux conditions de fonctionnement de la loi de la valeur.

Animé par le besoin obsessionnel de contrôle du pouvoir, le régime politique refuse de reconnaître le caractère conflictuel des intérêts privés qui peuvent trouver leurs expressions à travers le marché. C’est ce qui explique, en premier lieu, cette attitude paradoxale qu’il affiche par rapport aux réformes économiques, et par ricochet, l’échec de tous les processus réformistes entamés ces trois dernières décennies. Résultat : un appauvrissement au plan interne, une dépendance et une marginalisation au plan externe.

III-2- Dédoublement des structures du pouvoir et inefficacité des institutions de l’État

            L’État algérien est le fruit d’une idéologie populiste née durant le mouvement national en réponse à l’ordre colonial. Celle-ci est l’expression du désir de réaliser l’autonomie de la collectivité politique à travers la lutte contre la colonisation. À l’image de la plupart des idéologies de combat contre la présence étrangère, le mouvement national algérien concevait l’unité du corps social comme une nécessité historique. Les divisions sociales sont perçues comme une faille susceptible d’être exploitées par l’ennemi pour faire avorter le projet de libération. C’est pourquoi cette idéologie souhaitait l’unification du corps social et œuvrait concrètement à sa réalisation en évacuant de son programme toutes les questions sur lesquelles divergent les différents courants qui traversaient la société, telle que la question du projet économique d’avenir, la place de la religion, celle de la femme dans la société, celle des langues populaires, etc. Suite à ce processus, il ne restait à l’idéologie du mouvement national, durant la phase finale de sa lutte anticoloniale, qu’un seul mot d’ordre : l’indépendance par la lutte armée. Un projet incarné exclusivement par le FLN.

Le FLN a certes réussi à rendre efficace la quête de la société algérienne de la liberté à travers l’indépendance, mais il a profondément appauvri l’idéologie du mouvement national. La tentative du « Congrès de la Soummam » ayant échoué, le FLN rata sa dernière chance d’évoluer en un parti politique[34].  En effet, au fur et à mesure que la lutte armée s’intensifiait, le FLN se mua progressivement en une machine de guerre. Conséquence : l’idéologie du mouvement indépendantiste se radicalisa, mais surtout se militarisa. L’observation de l’évolution des rapports de forces au sein des différentes factions composant le FLN montre, en effet, qu’au fur et à mesure que ce dernier s’approchait de son objectif final – l’indépendance – la frange la plus radicale du mouvement national – et aussi la plus organisée – s’imposa à la tête des organes dirigeants du FLN/ALN. Elle radicalisa son discours et fonctionna comme un embryon d’État. Elle s’érigea en direction de la société, conçue comme une entité transcendant les luttes entre partis, groupements d’intérêts et classes sociales. Ce populisme qui a imprégné l’idéologie du mouvement national a survécu à l’indépendance en se muant en idéologie étatiste. Au nom de la « légitimité historique », le régime politique s’est donné pour mission de construire l’État et de moderniser la société.

Jouissant du prestige que lui conféré la « libération » du pays et surtout sa victoire décisive pour le contrôle du pouvoir en 1962, l’armée se considère comme l’unique institution légitime. Elle est source du pouvoir, qu’elle délègue à une élite civile aux fonctions administratives et économiques. Ce schéma organisationnel, qui persiste 60 ans durant, est fondé sur un dédoublement des structures du pouvoir en un pouvoir informel, détenteur réel de l’autorité, et un pouvoir formel, nichant dans les institutions de l’État mais sans autorités réelle. Ainsi, l’armée se comporte comme un parti politique, monopolise le champ politique et encastre le champ économique. Dit autrement, il y a privatisation de l’État.

La notion de privatisation de l’État renvoie à une situation historique où un groupe (ou plusieurs) d’individus investit l’État, monopolise le champ politique en se posant comme seul légitime pour représenter « la communauté ». L’État devient dès lors un patrimoine semi-privé au service d’un pouvoir dont l’action politique et économique n’aura d’autres objectifs que de durer quel qu’en soit le prix. Les ressources économiques, dans ce cas de figure, deviennent un élément essentiel dans la compétition politique. Elles servent à conserver le pouvoir et à écarter les adversaires du régime. Cette définition s’applique parfaitement au cas algérien, que ce soit sous l’ère de la planification centralisée et du parti unique ou celle du libéralisme rentier.

Cette situation a fait que les institutions formelles de l’État, qu’elles soient politiques ou économiques, sont au mieux court-circuités, au pire utilisées comme levier pour la domination de la société. L’analyse relative à la conduite de la politique économique, telle que présentée tout au long de cette contribution, le montre amplement. Ni la présidence, ni le gouvernement, et encore moins les institutions subalternes, ne sont dans la capacité de réussir un projet politique de transformation économique, depuis au moins le début des années 1990. 

Si une preuve supplémentaire est nécessaire, analysons de près la gestion des institutions formelles de l’État ces quatre dernières années qui sont charnières dans l’histoire politico-économique du pays. En effet, depuis février 2019, l’Algérie vit au rythme d’un mouvement social inédit dans son histoire, dans celle de ces voisins pour ne pas dire celle du monde. Des millions de citoyens battent le pavé pacifiquement deux années durant chaque vendredi et chaque mardi. Ils posent, à travers les slogans, la revendication d’un État de Droit, d’un pouvoir civil et de la nécessité de la lutte contre la corruption, autant de problématiques fondamentales qui se posent à l’Algérie depuis son indépendance. Les institutions formelles n’ont pu apporter aucune réponse, aux contraires elle se sont effacées au profil de l’armée qui s’est montrée directement comme le pouvoir réel. En effet, ni le Gouvernement, ni le Parlement, ni le Sénat et encore moins la Justice, n’ont pu jouer un rôle décisif pour apporter des réponses satisfaisantes aux revendications populaires.  Au contraire, c’est l’armée, à travers son Chef d’état-major qui s’adressait à la population tout au long des évènements directement des casernes. Elle impose un président contre la volonté populaire et décrète une politique du tout sécuritaire pour faire taire toute voix d’opposition. Également, elle impose des institutions législatives et communales sans aucune légitimité électorale.

Sur le plan strictement économique, le discours sur la réforme est totalement abandonné. Fortifié par l’augmentation des prix des hydrocarbures, suite à la guerre russo-ukrainienne, le régime renoue avec la politique de distribution rentière. Ainsi, après trois décennies de réformes et de contre-réformes, le capitalisme rentier en Algérie se revigore.

Conclusion

Nous avons souligné au début de ce travail les difficultés d’ordre méthodologique que pose l’étude de la sphère marchande en Algérie. Ces difficultés proviennent de la nature de la rationalité régulatrice qui commande l’affectation des flux de richesses dans ce pays. En effet, dans un espace où l’économie ne s’est pas encore émancipée de la politique et où la rente domine les rapports entre l’État et la société, le choix de l’approche à adopter devient problématique. Nous avions eu recours à l’économie institutionnelle, car nous estimons que sans une analyse profonde de ses institutions il est difficile, voire impossible, de comprendre la persistance du régime d’accumulation rentier en Algérie.

L’analyse de l’histoire économique algérienne, en nous appuyant sur ce cadre conceptuel, nous a permis de mieux cerner la nature des obstacles aux réformes économiques en Algérie. Cette dernière est foncièrement politique, compte tenu des caractéristiques du système politico-économique algérien traitées tout au long de la présente contribution.

Ce système obéit à une logique d’ensemble dont la continuité ne fut remise en cause ni par les multiples changements à la tête de l’État, ni par les différents mouvements de réformes économiques engagés depuis le début des années 1980. Au-delà des revirements spectaculaires que l’on a observé de temps à autre, le système demeure fondamentalement inchangé : l’encastrement du champ économique dans la sphère politique et l’utilisation des ressources économiques pour le maintien au pouvoir, figurent parmi les constantes qui symbolisent la continuité du système malgré les multiples réaménagements qu’il a connus notamment ces trois dernières décennies.

Cet état de fait résulte, d’une part, du rapport de domination du politique sur l’économique et la mainmise des institutions informelles sur les institutions formelles dans la gestion des affaires politiques et économiques du pays, d’autre part,

Au terme de cette réflexion, il nous semble opportun de rappeler, les propos combien significatifs de Blandine Barret-Kriegel, lorsqu’elle affirme qu’ « une société qui ne s’est pas constituée en société civile et un État qui ne s’est pas transformé en État de droit ne peuvent faire place ni à l’aventure de la réalisation effective de la liberté ni à la formation d’une économie de marché ».


[1] L’économie politique est en effet construite sur les notions de surproduit, de profit, de salaire, de prix… autant de catégories d’analyse opposées à la rente qui n’est qu’un transfert de valeur et une ponction sur la production.

[2] A. Smith, Recherche sur les causes et la nature de la richesse des nations, Paris, Economica, DL2000, p.140.

[3] D. Ricardo, Principes de l’économie politique et de l’impôt, Paris, Flammarion, 1997, p.552. Pour un libéral, cette citation mérite une réflexion.

[4] À l’évidence, la rente pétrolière n’est pas un problème en soi mais l’usage qui en est fait pose question.

[5] Loi de finances complémentaire n° 65-93 du 08 /04/1965.

[6] Pour les statistiques détaillées sur cette période, voir Ouchichi (2011).

[7] Entre 1984 et 1987, le déficit d’exploitation hors hydrocarbures des entreprises publiques était évalué à 125 milliards DA (soit l’équivalent de 18,5 Milliards de $), alors qu’il était de 1880 millions de DA en 1978 contre 408 Millions DA en 1973. Le déficit d’exploitation des domaines agricoles étatiques avait certes baissé en passant de 2 milliards DA en 1980/1981 à 1,3 milliards en 1983/1984, mais il restait important. Par ailleurs, la dette extérieure passe de 16,3 milliards de $ en 1982 à 19,7 milliards $ en 1984.

[8] Le choc pétrolier de 1979.

[9] C’est dans ce contexte que le Président Ch. Bendjedid décida de se doter d’un instrument de réflexion économique et installa, sous le patronage de M. Hamrouche, des groupes de travail « techniques » chargés de réfléchir sur les réponses à apporter à la crise économique, dont les effets commençaient à représenter un danger pour l’avenir politique du régime.

[10] Les militaires intervinrent – une première dans l’histoire du pays – et tirèrent à balles réelles sur les manifestants, provoquant 159 morts selon le bilan officiel et plus de 600 selon d’autres sources, des milliers de détenus et surtout la torture à grand échelle exercée, selon plusieurs témoignages, directement par des hauts dignitaires du régime.

[11]Pour faire accepter la constitution de 1989, M. Hamrouche use d’un véritable coup de force démocratique. Le texte fut ainsi rédigé et publié directement dans la presse gouvernementale en vue d’une adoption par référendum sans passer ni par le FLN – encore parti unique – ni par l’assemblée populaire.

[12] Voir la Loi sur la Monnaie et de Crédit d’avril 1990.

[13] Pour une étude détaillée de cette période charnière de l’histoire de l’Algérie, voir le chap. 5 de Ouchichi (2011).

[14] Nous insérons ce débat sur l’économie de transition, car c’est de cela qu’il s’agit en Algérie. La problématique étant pourquoi malgré les multiples réformes engagées, depuis 1989, pour rompre avec l’économie rentière, l’Algérie demeure un pays extractif.

[15] El-Watan du 29/12/1990.

[16] Pour une présentation détaillée des principaux résultats du PAS, voir Ouchichi (2011).

[17] Une comparaison entre la manière dont ont été menées les privatisations en Algérie avec celle observée en Russie au temps de B. Eltsine semble assez prometteuse à ce propos.

[18] NORTH Douglass, Institutions, institutional change and economic performance. Ed. Cambridge University Press New York (1990).

[19] BAUMOL William, « Entrepreneurship: Productive, Unproductive and Destructive », Ed.  Journal of Political Economy (1990).  N° 5, Vol 98, 893-921. 

[20] Hall Robert  & Jones, Charles. Why Do Some Countries Produce So Much More Output Per Worker Than Others? Ed. The Quarterly Journal of Economics (1999), 83-116.

[21]Easterly William, Les pays pauvres sont-ils condamnés à le rester ?, Editions d’Organisation, Eyrolles, Paris, 2006.

[22] Les institutionnalistes traditionnels, comme Thortsein Veblen, John R. Commons ou Wesley C. Mitchell, Karl Polanyi, qui mettaient en question l’universalité et la spontanéité du comportement économique « rationnel » furent considérés par les néoclassiques comme n’étant pas vraiment des économistes, du fait, ils furent négligés devant la pensée dominante même après la deuxième guerre mondiale (voir à ce propos B. Chavance : l’économie institutionnelle. Ed. La découverte, Paris, 2007). Paradoxalement, et au même temps, F.V. Hayek, figure emblématique des néoclassiques, affirme que : « Des êtres intelligents ne se proposent jamais des buts essentiellement économiques. Au sens propre du terme, nos actions ne sont pas dirigées par des mobiles économiques. Il y a simplement des facteurs économiques qui interviennent dans nos efforts vers d’autres fins. Ce qu’on appelle ordinairement, et improprement, « mobile économique » n’est en réalité que le désir de facilités générales, le désir du pouvoir, afin d’atteindre des buts non spécifiés ». In F. V. Hayek, la route de la servitude, Ed. Presses Universitaires de France, 1985. p. 69.

[23] Bernard CHAVANCE : L’économie institutionnelle. Ed. la découverte, Paris 2007. p. 3

[24] Les institutions se définissent par rapport à différents niveaux. Douglas North (1991) en fait un concept très large désignant l’ensemble des règles formelles (lois et règlements) dictées par l’État et informelles (culture, coutumes…) qui régissent les interactions humaines.

[25] Robert E. Hall & Charles I. Jones : Why Do Some Countries Produce So Much More Output per Worker than Others? Center for Economic Policy Research, March 11, 1998.

[26] L’infrastructure sociale correspond aux institutions au sens de North. La mesure de l’infrastructure sociale est établie à partir des indicateurs chiffrés de  la bonne gouvernance, à savoir : État de droit ; qualité de la bureaucratie ; corruption ; risque d’expropriation ; risque de répudiation des contrats publics ; ouverture à l’échange…

[27] DARON Acemoglu, Simon Johnson et James Robinson, « The Colonial Origins of Comparative Development : An Empirical Investigation », American Economic Review, 91, décembre 2001, p. 1369-1401.

[28] Daron Acemoglu, Simon Johnson et James Robinson proposent une approche originale en instrumentant la qualité des institutions par le taux de mortalité des premiers colons européens dans les anciennes colonies :

  • Dans les zones caractérisées par un taux de mortalité important (comme dans l’ancien Congo belge), les Européens ne pouvaient pas s’installer durablement. Leur unique objectif était alors d’accaparer les richesses et de les rapatrier rapidement. Les institutions mises en place dans ces pays n’avaient donc pas pour but de protéger les droits de propriété. Ce sont elles, néanmoins, qui ont été reprises par les nouveaux dirigeants au moment de l’indépendance.
  • Les régions où le taux de mortalité était faible, comme en Amérique du Nord et en Australie, ont vu au contraire les colons s’installer durablement. Dans ces régions, les Européens ont mis en place des institutions garantissant les droits économiques et politiques, interdisant par exemple des saisies arbitraires. On observe aujourd’hui dans ces pays un niveau de revenu par habitant plus important.

[29] DARON Acemoglu et JAMES Robinson, why nations fail: the origins of power, prosperity, and poverty. Ed. crown business, New York ,2012. 

[30]Les comportements hérités de la période d’avant les réformes (une sorte d’habitus). Les comportements induits sont des réactions ex-post produites par les pertes d’acquis provoquées par la réforme.

[31] L. Addi, Etat et pouvoir, approche méthodologique et sociologique, OPU Alger 1990.

[32] K. Polanyi, La grande transformation, Gallimard, Paris 2005.

[33] Sur cet aspect, voir notamment le chapitre 6 de l’ouvrage de K. Polany, La Grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, Paris, 2005.

[34]Le congrès de la Soummam est le premier congrès du FLN. Il s’est tenu le 20 août 1956, soit deux années après le déclenchement de la guerre de libération (1954-1962). Ses principales résolutions sont : la primauté du politique sur le militaire et de l’intérieur sur l’extérieur.

Bibliographie

  • ACEMOGLU Daron et JAMESRobinson« Why nations fail: the origins of power, prosperity, and poverty ». Ed. Crown Business, New York, 2012. 
  • ACEMOGLU Daron, JOHNSON Simon et ROBINSON James, « The Colonial Origins of Comparative Development: An Empirical Investigation », American Economic Review, 91, Décembre 2001, PP1369-1401.
  • ACEMOGLU Daron, JOHNSON Simon et ROBINSON James, « Institutions as the fundamental cause of long-run growth ». NBER, Working Paper 10481, 2004.
  • ACEMOGLU Daron; «Why not a Political Coase Theorem? Social Conflict, Commitment, and Politics. Journal of Comparative Economics, 2003, PP. 620–652
  • ACEMOGLU Daron et ROBINSON James “Rents ans economic development : the perspective of why Nations fail ». Ouvlic Choice, 2019, 181 : 13-28
  • BENDERRA Omar et HIDOUCI Ghazi ; « Algérie : économie, prédation et État policier, « Comité Justice pour l’Algérie », Dossier n° 14, Mai 2004, pp 1-28.
  • BERNARD Chavance, « L’économie institutionnelle ». Ed. La Découverte, Paris 2007.
  • BAUMOL William, « Entrepreneurship: Productive, Unproductive and Destructive », Ed.  Journal of Political Economy (1990).  N° 5, Vol 98, P. (893-921).
  • DAHMANI Ahmed, « L’Algérie à l’épreuve, économie politique des réformes 1988-1997 ». Ed. Casbah, Alger, 1999.
  • EASTERLY William, « Les pays pauvres sont-ils condamnés à le rester ? », Editions d’organisation, Eyrolles, Paris 2006.
  • FACCHINI François, « De la transition vers le développement », Problèmes économiques, 2006, PP 33-39.
  • GOUMEZIANE Smail., « Le Fils de Novembre ». Paris-Méditérranée, 2003.
  • HALL Robert E. & I. JONES Charles; «Why Do Some Countries Produce So Much More Output per Worker than Others? » Ed. Center for Economic Policy Research, March 11, 1998.
  • KHAN Mustaq H., « L’échec de l’État dans les pays en développement et les stratégies de réforme institutionnelle », Revue d’économie du développement, 2003, Vol.11, 5-48.
  • NORTH Douglass, «Institutions, Institutional Change, and Economic Performance ». Cambridge». Cambridge University Press, United Kingdom. 1990.
  • NORTH Douglass; «Institutions », Journal of Economic perspectives, Vol 5, 1991, PP 97-112
  • NORTH Douglass, « Inderstanding the process of economic chang », Princeton University Press, 2005.
  • , « L’obstacle politique aux réformes économiques », Thèse de doctorat en Science Politique, Université Lumière Lyon 2 (France), 2011. http://theses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2011/ouchichi_m
  • RICARDO David, « Principes de l’économie politique et de l’impôt, Paris ». Flammarion, Paris, 1997.
  • RODRIK Dani, «One Economics. Many Recipes: Globalization, Institutions and Economic Growth». Princeton et Oxford, Princeton University Press, 2007.
  • STIGLITZ Joseph, « La Grande désillusion ». Fayard, Paris, 2002.
  • SMITH Adam, « Recherche sur les causes et la nature de la richesse des nations ». Economica, Paris, 2000.

**. Université A/Mirad, Béjaia Algérie

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Débats

Avons-nous besoin aujourd’hui des « critiques » d’Arkoun et de Jabri ? ( 3éme partie) Lahcen Oulhaj*

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Avons-nous besoin aujourd’hui des « critiques » d’Arkoun et de Jabri ? Première partie ? Par Lahcen Oulaj*

III- « Critique de la raison islamique » de M. Arkoun

Mohamed Arkoun publie, en 1984, chez Maisonneuve et Larose, son livre au titre marquant et provocateur « Pour une critique de la raison islamique ». Ce livre est en fait un recueil de 12 articles parus dans différents périodiques, entre 1976 et 1983.

Il faut d’emblée noter qu’Arkoun ne prétend pas que le livre qu’il présente à son public de lecteurs, en 1984, comprend la « critique de la raison islamique ». Le titre choisi pour le livre indique simplement que le contenu invite à une « critique de la raison islamique ». Cela veut dire que l’Auteur se pose, dans le livre, des questions sur cette « raison islamique », sur le caractère « rationnel » de la pensée islamique ou sur le rapport du « mode de penser » islamique à la raison humaine.

Toute personne normalement constituée est en effet logiquement amenée à se poser des questions sur les croyances héritées de ses parents, surtout lorsque ces croyances donnent lieu à des interprétations diverses, controversées et disputées entre des personnes revendiquant le même dogme central.

Une critique, c’est-à-dire une analyse approfondie, de la pensée ou du mode de penser islamique, nécessiterait néanmoins plusieurs volumes spécifiquement consacrés à ce propos. Le recueil d’articles de 1984 ne pouvait pas correspondre à cette « analyse critique ». Ce ne pouvait en être qu’une introduction ou un avant-propos. D’où le titre « pour une critique ».

 L’auteur s’attellera inlassablement d’ailleurs, depuis, à cette immense tâche durant toute sa vie. En réalité, le lancement de ce vaste « programme de recherche » avait commencé bien avant 1984.

La thèse de doctorat d’Arkoun, présentée dans la chronique du mois dernier, entamée depuis au moins le début des années 1960, était déjà une première « critique de la raison islamique », du « mode de penser » islamique.

Arkoun avait, en effet, découvert dans sa thèse de doctorat qu’il y avait au 10ème siècle une « pensée islamique » rationnelle, chez Miskawayh, Tawhidi et Ar-Razi (Fakhr Eddine), chez des penseurs chi’ites néoplatoniciens. Après ce court moment, il y a eu l’avènement de la domination sunnite qui avait décrété la fin de l’Ijtihad ou de l’exercice de la « pensée rationnelle ». Arkoun s’est demandé le pourquoi de ce déclin. Cette interrogation est au cœur du vaste programme de recherche portant sur la critique de la « raison islamique ». Arkoun ambitionne de bien clarifier le passé islamique pour mieux construire le futur.

Les neuf premiers articles rassemblés dans le livre d’Arkoun qui nous retient ici sont des approches diverses de la pensée islamique. Les trois derniers articles sont consacrés au Maghreb musulman. Nous présenterons successivement, dans cette chronique mensuelle, les 9 premiers articles traduits en arabe par Hachim Salih et publiés sous le titre « historicité de la pensée arabe islamique » à Casablanca et à Beyrouth, en 1996 pour la 2ème édition.

Dans la chronique de ce mois de juin 2023, nous présentons les deux premiers articles du recueil publié en 1984, lesquels nous semblent particulièrement important dans le travail de critique de la « raison islamique » de Mohamed Arkoun.

Le premier article porte sur l’objet d’ensemble de la recherche d’Arkoun. Il s’agit pour ce dernier d’étendre l’objet des études islamiques « orientalistes » à l’ensemble des aspects de la vie des Musulmans et d’étendre les méthodes philologique et historique de ces études classiques à toutes les méthodes modernes des sciences humaines. Le second article tente de cerner et délimiter le « concept de la raison islamique » que vise la critique d’Arkoun.

Le titre choisi pour la version arabe de « Pour une critique de la raison islamique », est justifié par Arkoun lui-même en disant que c’est parce que l’analyse approfondie ou la critique de la pensée islamique n’est pas achevée dans le livre et que ce dernier ne présente pas les résultats d’une analyse exhaustive et n’est donc que le début d’un vaste programme de recherche, c’est pour cette raison qu’il a préféré pour la version arabe ce nouveau titre qui abandonne donc l’expression de « critique de la raison ».

Par ailleurs, Arkoun rédige une introduction à l’édition en langue arabe, comme il avait rédigé une longue introduction à son édition originale des 12 articles publiés en 1984. Nous reviendrons à ces introductions après la présentation des 9 premiers articles relatifs à la pensée islamique.

Présentons ici les deux premiers articles ou chapitres du livre « Pour une critique de la raison islamique ». Les sept autres articles feront l’objet d’une future chronique. Commençons donc par le premier chapitre de l’œuvre d’Arkoun « pour une critique… »

Pour une islamologie appliquée

Le texte placé en tête du recueil de 1984 porte le titre ci-dessus (pour une islamologie appliquée). Il a été initialement publié en 1976, dans ‘’Le mal de voir’’ (Ethnologie et orientalisme…, Cahiers Jussieu/Université Paris VII, 10/18, pp.267-287).

Cet article long de 21 pages comporte les 3 sections suivantes :

  1. Aperçu de l’islamologie classique
  2. Concept d’islamologie appliquée
  3. Objectifs de l’islamologie appliquée

Ce plan en 3 sections montre le chemin de la réflexion de l’auteur. Ce dernier vient de l’islamologie classique où il a été formé et entend aller vers l’islamologie appliquée qu’il définit et à laquelle il assigne ses propres objectifs de recherche.

  • Islamologie classique

L’islamologie classique consiste à appliquer, de la part d’orientalistes « occidentaux », les méthodes classiques des sciences humaines du 19ème siècle aux textes traditionnels islamiques (Coran, Hadith, Biographie du Prophète ou Sîra, fiqh ou droit islamique, historiographie, théologie dialectique ou kalam…) Ces méthodes classiques sont la méthode philologique et la méthode historique. Ces méthodes n’étaient pas appliquées par les « études islamiques » des orientalistes du 19ème siècle qui se contentaient de reprendre les récits traditionnels des Musulmans. Arkoun propose de les appliquer aux textes islamiques, y compris le texte sacré, le Coran.

La critique philologique interroge d’abord l’unité des textes anciens en aboutissant très souvent à distinguer, dans un texte apparemment uni et cohérent, plusieurs parties relevant d’époques et d’auteurs différents. En effet, un texte écrit à l’antiquité où il n’y avait ni imprimerie, ni droits d’auteur, nous parvient souvent comme un manteau rapiécé, ou fait de plusieurs pièces de couleurs et de textures et origines diverses et différentes. Les pièces peuvent avoir été insérées, dans l’original écrit par l’auteur, par des copistes et par des lecteurs confrontés à des passages illisibles ou à des mots incompréhensibles pour le lecteur, car venant de langues autres que la langue de l’auteur principal réel ou supposé.

Analyser l’ensemble du texte en y distinguant des parties, chacune attribuée à un auteur et à une époque donnée, c’est faire de la critique philologique du texte. Cette critique fait appel à la comparaison de styles, de langues et de modes de pensée différents. Elle nécessite différentes disciplines comme la linguistique, la philosophie et la critique littéraire.

La critique philologique a été appliquée aux textes sacrés du Judaïsme et du Christianisme. Cela a donné des résultats appréciables. On sait maintenant grâce à cette critique que la bible, par exemple, n’a pas été écrite d’un seul coup et par un seul auteur.

D’un autre côté, les anciens historiographes n’avaient pas été formés à la rigueur, à l’objectivité, à la neutralité, à la cohérence des récits et à la confrontation des récits à la recherche de la vérité historique. Ils exagèrent souvent en minimisant les événements considérés négatifs pour eux et exagèrent leurs succès. Il leur arrive d’imaginer et de créer des événements allant dans le sens qu’ils désiraient. C’est ainsi que les adeptes du cousin et gendre du prophète lui prêtent des qualités surnaturelles, par exemple un glaive décimant d’un seul coup des dizaines de personnes à gauche et autant à droite ! La critique historique s’impose alors pour rétablir les faits historiques, démêler le vrai du faux, supprimer les exagérations, mettre en doute des événements imaginés et des circonstances impossibles.

Ainsi, pour établir une chaîne humaine prestigieuse, les historiographes, idéologues sans scrupules, recouraient au mensonge le plus éhonté, en prêtant, par exemple, un enfant à quelqu’un qui n’en a jamais eu, en créant la contemporanéité de personnes ayant vécu à des époques différentes, en prêtant à des acteurs des doctrines qui ne verront le jour que beaucoup plus tard…

La méthode historique vise à rétablir les faits historiques et leurs circonstances en procédant à une analyse historique rigoureuse faisant appel à la méthode philologique, à l’archéologie et à l’archéologie du savoir.

Dans les études islamiques classiques, les orientalistes évitaient d’appliquer la critique philologique et la méthode historique à l’histoire islamique pour ne pas fâcher les croyants musulmans. Arkoun, formé dans la pensée des Lumières, n’hésite pas à appliquer ces méthodes et d’autres plus récentes (sémiotique, sociologie, archéologie du savoir de M. Foucault, déconstruction de J. Derrida…) y compris au texte islamique le plus sacré, le Coran, dès la fin des années 1960.

Selon ce premier chapitre qui appelle à une islamologie appliquée, l’islamologie classique consiste en un discours occidental sur le monde islamique, un discours limité, non seulement par sa méthodologie non critique, mais aussi par son objet très réducteur du monde islamique.

La méthodologie de l’islamologie classique revient à transmettre dans la langue européenne de l’auteur, orientaliste, les textes officiels et sacralisés du patrimoine islamique traditionnel savant. Ce patrimoine correspondait exclusivement au patrimoine construit par les Oulémas du Pouvoir et agréé par l’empire islamique abbasside post-bouyide (à partir du 10ème siècle) et par l’empire ottoman héritier de l’empire abbasside Seljukide.

L’objet de l’islamologie classique écarte donc, selon Arkoun :

  1. La pratique et l’expression orale de l’islam, particulièrement chez les peuples privilégiant l’oralité, comme les Imazighen et les autres peuples Africains, et plus généralement chez les masses populaires ;
  2. Le patrimoine non écrit et non-dit, surtout dans les sociétés musulmanes contemporaines largement dominées par des pouvoirs autoritaires confisquant tout droit d’expression orale ou écrite ;
  3. Tout le vécu non écrit mais raconté oralement. Ce patrimoine oral est très riche et seule la sociologie peut en rendre compte. Cet islam exprimé oralement dans les rencontres de diverses formes (mosquées, conférences, congrès, cours universitaires …) porte un sens et une signification qui vont au-delà de l’islam écrit, souvent réduit par la censure. L’islamologie classique consacre trop de temps à des recherches et des études portant sur les œuvres écrites des réformistes traditionnels et néglige complètement les animateurs réels de la pensée islamique ;
  4. Les œuvres écrites relatives à l’islam considérées non représentatives. C’est ainsi que les orientalistes ne se sont intéressés avant les dernières années qu’à l’islam majoritaire dit « orthodoxe » ou sunnite. Cet islam n’est qu’une théorisation dogmatique postérieure d’œuvres historiques. Cet « islam sunnite est étroitement lié à l’idéologie officielle des autorités qui se sont imposées depuis 661 », selon Arkoun. En fait, on sait aujourd’hui que cet islam sunnite ne s’est imposé que beaucoup plus tard sous les Abbassides (d’obédience Seljukide post-bouyide) et non dès l’établissement des premiers Omeyyades (Soufyanides), dont on ne connait aujourd’hui aucun théologien, hormis Awza’i qu’il est d’ailleurs difficile de considérer comme théologien officiel des Omeyyades de Damas. Ce qui est vrai est que l’islam chi’ite a été persécuté par les Abbassides, dominés par les Seljukides à partir du 10ème siècle et ignoré par l’orientalisme souvent catholique, lequel orientalisme avait cru retrouver dans l’islam l’opposition catholique/protestant qui le préoccupe et qui lui fait prendre position en faveur du catholicisme-sunnisme (orthodoxie) et contre le protestantisme-chi’isme (hétérodoxie). En fait, la correspondance catholicisme-sunnisme n’est valide que sur le plan politique. Sur le plan ecclésiastique, voire théologique ce qui correspond le plus au catholicisme c’est plutôt l’islam chi’ite.
  5. Les systèmes sémiotiques non linguistiques, comme les mythologies, les rites, la musique et l’organisation spatio-temporelle, l’organisation urbaine, l’architecture, le dessin, la décoration, les vêtements, les structures de parenté et les structures sociales… L’islamologue classique a donc limité l’objet de ses études à la pensée logico-centrée (théologie, philosophie et fiqh ou droit) étudiée comme une partie de l’histoire des idées. La grande question des interactions entre l’islam en tant que phénomène religieux et tous les autres niveaux de l’existence humaine (économie, politique rapports sociaux…) n’a été étudiée jusqu’à présent qu’exceptionnellement et rapidement.
  • Concept d’islamologie appliquée

Dans cette section, Arkoun annonce dès le départ qu’il se réfère au sociologue et anthropologue français, spécialiste du Brésil, Roger Bastide (1898-1974) qui avait construit, en théorie de développement, le concept d’« anthropologie appliquée » (titre du livre publié, éd. Payot, en 1971), comme lieu de rencontre entre la recherche pure et la pratique sociale. Arkoun cite explicitement Bastide à la tête de la section.

Pour Arkoun, l’islamologie classique correspondrait en anthropologie à la « recherche pure », à l’ « anthropologie classique ». Cette dernière s’inscrit dans le cadre du « discours de la méthode » de Descartes, lequel considérait que la connaissance d’un objet était synonyme de sa domination, mais pour dominer, il faut commencer par connaître.

Arkoun considère que depuis les Indépendances (des anciennes colonies africaines et asiatiques), il faut se libérer de l’obsession de domination. C’est ce qui explique que l’objectif pratique de l’« orientalisme » tend à disparaitre. C’est ainsi que les recherches des spécialistes tendent à multiplier les « monographies » et à l’accumulation des faits et données sans s’occuper du travail de théorisation et de réflexion sur la méthodologie. Cela explique que l’école « orientaliste » française se concentre davantage sur le passé que sur le présent, contrairement à l’école américaine.

L’« islamologie appliquée» d’Arkoun ambitionne de corriger cette situation en tenant compte de toutes les implications des considérations suivantes de l’auteur.

La première considération consiste à relever que l’islamologie classique est restée théorique et loin du vécu des Musulmans et des pratiques sociales concrètes. L’islamologie classique est restée « neutre et descriptive ». Il convient donc, selon l’auteur, de réorienter l’islamologie vers la pratique concrète de l’islam pour traiter des questions concrètes que se posent les Musulmans dans leur vie quotidienne.

La deuxième considération est que l’interrogation pratique centrale de l’islamologie appliquée est relative aux conditions théoriques permettant de passer de postulats épistémologiques médiévaux aux postulats épistémologiques de la pensée moderne. Les premiers postulats confondent l’histoire et le mythe. Ils sacralisent les valeurs morales et religieuses de manière dogmatique. Ils affirment théologiquement la suprématie du Musulman par rapport au non-Musulman et du croyant par rapport au non-croyant. Ils sacralisent la langue. Ils insistent sur la sacralité du sens « révélé » par Dieu, sur son unicité et son caractère éternel et a-historique.

La troisième considération est que l’islamologie appliquée étudie l’islam des deux points de vue complémentaires que sont 1) la religion comparée visant à démolir toutes les vieilles connaissances erronées mais bien ancrées, 2) l’anthropologie religieuse mobilisant toutes les méthodes modernes des sciences humaines à appliquer à l’islam : critique historique comparée, l’analyse linguistique déconstructiviste, la réflexion philosophique relative à la production du sens, à ses extensions, mutations et démolition.

La quatrième considération est qu’il s’agit pour l’islamologie appliquée d’appliquer ces méthodes au phénomène du Livre sacré lui-même. C’est que l’islamologie classique a évité de poser la question décisive relative à la critique de la raison théologique au sens kantien du terme « critique ». Jusques là, les trois religions « monothéistes » constituaient chacune, selon Arkoun, un système culturel rejetant les deux autres. Il s’agit en fait, dans les trois cas, de pensées idéologiques.

Arkoun conçoit l’islamologie appliquée comme une pratique « scientifique » pluridisciplinaire. Le problématique adjectif qualificatif de « scientifique » peut être considéré comme synonyme de rigoureux, académique, objectif et sérieux et non comme relatif aux « sciences naturelles ». C’est qu’en France, la plupart des chercheurs adhèrent au monisme méthodologique et croient en « l’unité de la science ». Ils ne font pratiquement aucune distinction, sur le plan méthodologique, entre « sciences naturelles » et « sciences humaines et sociales », contrairement à l’héritage allemand de Dilthey qui adopte le dualisme méthodologique et qui distingue donc les « sciences de l’esprit » des sciences naturelles, les seules à être invitées à appliquer la « méthode scientifique » de l’explication, basée sur l’expérience ou la mise à l’épreuve empirique.

L’islamologie appliquée d’Arkoun vise à « moderniser l’islam » et à l’éloigner de son attitude la plus constante à travers les siècles et qui consiste à le considérer comme « théologie et droit » à la fois. L’islam est, pour les penseurs traditionnels, un système divin et temporel intégré.

La cinquième considération est qu’il n’existe pas, d’un point de vue épistémologique, de discours ou de méthode innocents. L’« approche négative » s’impose, selon l’auteur, pour étudier le « non-pensé » dans la pensée islamique. C’est qu’il s’est produit une rupture entre la pensée islamique d’aujourd’hui et l’époque islamique classique. La première est couverte par des idéologie modernes nées en dehors de l’islam. Celui-ci utilise ces idéologies pour lutter contre le colonialisme. Mais les idéologies non critiques ne peuvent pas servir pour la libération, en ce sens qu’elles substituent de nouvelles aliénations aux anciennes.

  • Objectifs et missions de l’islamologie appliquée

Le but final de l’islamologie appliquée est, selon l’auteur, de créer les conditions adéquates pour pratiquer une pensée islamique libérée des tabous, des mythes archaïques et des idéologies nées récemment. Pour ce faire, l’auteur juge qu’il faut partir de la distinction entre deux pôles. Le premier est appelé par les Arabes et les Musulmans, avec une grande nostalgie, « patrimoine islamique et arabe ». Ils l’appellent aussi l’époque de formation, une époque remplie de « modèles à suivre », de « Révélation divine » et des temps « anciens parfaits ». Le second pôle est la modernité.

L’islamologie appliquée doit appliquer la critique historique, sociologique, ethnologique, linguistique et philosophique pour déterminer et cerner, à la fois, le patrimoine et la modernité.

Ce premier papier de 1976 repris dans le livre « Pour une critique de la raison islamique » de 1984 est placé à la tête des chapitres du livre car il est central dans l’ensemble du projet de Mohamed Arkoun de critique de l’islam traditionnel, savant et populaire, qui a imposé sa domination dans le monde musulman, utilisant toutes les méthodes modernes des sciences humaines.

Arkoun a appelé la recherche qu’il propose « islamologie appliquée » pour l’opposer à l’islamologie « classique » qu’il considère donc comme « non appliquée », c’est-à-dire « théorique », influencé qu’il était par Bastide et son « anthropologie appliquée », ainsi que, parait-il, par le « rationalisme » appliqué de Gaston Bachelard. Il entend corriger les défauts majeurs de l’islamologie classique, tant sur le plan de l’objet de l’analyse que sur la méthodologie à appliquer à cet objet.

Il s’agit, sur le plan de l’objet d’étude, d’étendre ce dernier à tous les aspects de l’islam, pensée et pratiques, savant et populaire, écrit et non écrit, « orthodoxe » et « hétérodoxe », passé et présent, textes sacrés et textes moins sacrés, islam d’expression arabe ou non…

Sur le plan méthodologique, il s’agit d’appliquer toutes les méthodes modernes des sciences humaines, de rejeter la « neutralité » et l’approche descriptive du chercheur pour adopter une approche engagée en faveur des Lumières et de la Modernité. Il ne s’agit pas de faire découvrir l’islam, dans sa variante savante et dominante, aux non-Musulmans, mais de critiquer la pensée islamique dans son ensemble à la lumière des apports de la Modernité. Il s’agit de séparer le mythe de l’histoire.

Arkoun s’inscrit dans la tendance française à élaborer de nouveaux « concepts » dans le cadre d’une « science unie » et unique appliquant le terme de « science » tant aux sciences naturelles qu’aux « sciences » humaines. Le risque de cette tendance est de déplacer les nécessaires discussions et controverses sur les pratiques et les idées de l’islam traditionnel de l’objet de l’étude, l’islam, vers les concepts et outils théoriques utilisés par les chercheurs pour le connaître et montrer ses contradictions.

L’une des limites évidentes de ce projet de recherche d’Arkoun, est de ne pas s’attaquer à La religion, quelle qu’elle soit, elle-même. Il est vrai qu’il évoque de temps à autre ce qui se passe dans le christianisme, mais cela reste secondaire et tout son effort reste concentré sur la critique de la pensée islamique. Cela lui a valu le rejet de pans entiers du monde islamique, mais aussi des Européens et des Modernistes. Il était à la fois « athée » pour les Musulmans et « islamiste » pour les autres, dans la mesure où il cherchait à ménager « le chou et la chèvre » à la fois. C’est là la principale critique que nous pouvons, à ce niveau, adresser au concept d’islamologie appliquée proposé par Arkoun.

Le concept de raison islamique  

Le deuxième chapitre du livre « pour une critique de la raison islamique » reprend l’article « le concept de la raison islamique » publié dans « l’Annuaire de l’Afrique du Nord », volume XVIII de 1979, publié par le CNRS en 1981 (pp. 305-339).

Ce texte, long de 35 pages, comprend 3 sections :

  • La Raison islamique classique.
  • Islam(s), Raison orthodoxe et sens pratique.
  • Discours arabes contemporains et Raison Islamique.

La 3ème section n’a pas été reprise dans l’AAN parce que l’article a été jugé trop long par l’éditeur. Contentons-nous donc de présenter les deux premières sections dont nous disposons.

Notons auparavant, qu’en guise d’introduction du chapitre, Arkoun rappelle que la pensée islamique, comme d’ailleurs le Judaïsme et le Christianisme, considère qu’il existe une raison éternelle et commune et que la foi guide la raison humaine, laquelle ne peut qu’errer sans la foi. Cette manière de voir est exprimée par le hadith, jugé apocryphe par Ibn Taymiyya et par d’autres penseurs islamiques, qui dit que « la première créature que Dieu a créée fut l’intellect » obéissant à son créateur : « Dieu ordonne à l’intellect de venir et il vient, puis il lui ordonne de s’en aller et il s’en va ». Il est vrai qu’il existe plusieurs hadiths concurrents sur la première créature de Dieu : la plume (à écrire), la lumière du Prophète, l’eau…

La référence à ce « hadith » exprime l’idée que c’est Dieu qui gouverne l’intellect humain. Cela veut dire que la raison est soumise à la croyance et qu’il n’y a donc pas lieu d’opposer les deux. Voilà un aspect important de la pensée ou de la « raison islamique ». C’est la même idée qu’exprime Massignon en affirmant que « chaque nom coranique confère à la chose sa réalité intrinsèque selon la science de Dieu… ». Arkoun en conclut que « toute la pensée islamique s’est développée sur la base d’une croyance : origine et soutien divins de la raison ». Cette croyance est concrétisée par le Coran. Chafi’i y ajouta la Sunna.

Commençons donc par ce qu’Arkoun considère comme la « Raison islamique classique ».

  1. La Raison islamique classique

Cette expression de « raison islamique classique » adoptée par Arkoun pose au moins trois interrogations. La première est de savoir si l’on peut parler de « raison islamique ». La raison, n’est-elle pas universelle ? Cette question est de la même nature que celle concernant la « science arabe », les « mathématiques arabes ». On peut entendre par « science arabe » les études scientifiques qui ont été élaborées par des « Arabes ». Cela ne pose pas de problème. Le qualificatif « arabe » porte ainsi sur les mathématiciens considérés et non sur une quelconque « mathématique » d’essence « arabe ». Mais si l’on veut insinuer qu’il y aurait des « mathématiques arabes » en sous-entendant que c’est les mathématiques elles-mêmes qui sont arabes, cela pose problème. Les mathématiques sont universelles et lorsque un mathématicien « arabe » fait des mathématiques, il fait des mathématiques universelles que n’importe quel être humain peut comprendre et discuter.

Évidemment, les circonstances historiques concrètes peuvent faire que les mathématiciens d’un pays donné travaillent davantage sur une branche spécifique des mathématiques, comme les Grecs ont davantage fait de la géométrie, mais cela ne fait pas de la géométrie une science exclusivement grecque. De nombreux mathématiciens de différentes contrées ont contribué au développement de la géométrie. Il n’y a donc pas de mathématiques qui soient grecques comme il n’y en a pas qui soient « arabes ».

Donc, il n’y a pas de « raison islamique » comme il n’y a pas de raison juive ou de raison chrétienne. Il y a peut-être une manière de raisonner spécifique aux Musulmans, c’est cela que Arkoun semble désigner par « raison islamique ». Cela est explicite dans un texte en anglais où il utilise « raisonner » plutôt que « raison » ; penser ou mode de penser, plutôt que pensée.

La deuxième interrogation est qu’il n’y a pas une « raison islamique » éternelle et atemporelle. Arkoun lui-même affirme cela. Il y a, en effet, une raison chi’ite, une raison kharidjite, une raison sunnite… Et au sein même du Chi’isme, il y aurait une raison ismaélite, une raison zaïdite, une raison imamite ou duodécimale… Puis, pour l’islam sunnite seul, il est difficile de considérer qu’il existerait une seule et même raison immuable depuis les origines. La raison islamique qui a régné à l’époque des Ayyoubides ne semble pas pouvoir être confondue avec la « raison » qui constitue la doctrine des Frères Musulmans du 20ème siècle.

La troisième interrogation porte justement sur le qualificatif de « classique ». Que signifie-t-il ? Il signifie, en général, ce qui est enseigné et présenté aux élèves des écoles islamiques comme doctrine officielle, « droite » et orthodoxe. Mais l’adjectif « classique » est relatif à l’époque de celui qui définit et parle de « classique ». On peut donc considérer que la « pensée islamique classique » signifie, pour nous autres gens du 20ème siècle, la pensée islamique prédominante avant le « renouveau islamique » du dernier quart du 20ème siècle et d’aujourd’hui.

Il reste à préciser le lieu où cette pensée islamique est dominante, car chacun sait que ce qui était dominant en Égypte ne l’était pas en Iran, par exemple. Chacun sait que c’est le sunnisme qui domine et qui est prédominant dans l’islam, depuis le 11ème siècle. On ne peut donc chercher la « raison islamique classique » qu’au sein de l’islam sunnite. Chacun sait aussi que le centre de l’islam se situe au Moyen-Orient et qu’il n’y a pas lieu de chercher la pensée islamique dominante en Afrique du Nord, par exemple. Mais Arkoun aurait pu aller chercher cette « raison islamique classique » au cœur de l’empire Ottoman qui a dominé ce Moyen Orient, une grande partie de l’Afrique du Nord et une partie de l’Europe orientale, de 1453 jusqu’à la première guerre mondiale, pour l’essentiel de ses territoires.

Manifestement, Arkoun considère qu’il faut chercher la « raison islamique classique » dans les « fondements » qui se sont imposés depuis les origines jusqu’au vingtième siècle. Ces fondements se sont constitués durant les quatre premiers siècles de l’Islam. Il y a eu le Coran, puis la théologie dialectique ou le « Kalam » et la philosophie ainsi que le « Fiqh ». L’Islam sunnite rejeta la philosophie, laquelle déboucha avec Avicenne et même Farabi sur l’hérésie et l’impiété. Il rejeta aussi la théologie dialectique des Mu’tazilites qui osaient considérer que le Coran fut créé. La « raison islamique sunnite » ne peut donc être cherchée ni dans la théologie (d’un Ach’ari par exemple ), ni en philosophie (Avicenne et Farabi), même lorsque cette dernière cherche sa propre défense dans la Révélation, avec Averroès par exemple.

La « raison islamique classique » ne peut donc être située que dans les œuvres des fondateurs des quatre écoles juridiques du sunnisme.

C’est, à notre sens, cela qui a amené Arkoun, cherchant à cerner la « raison islamique classique », à choisir Kitab ar-Risāla fī Uṣūl al-Fiqh (épître sur les fondements du droit et de la jurisprudence) de l’Imam des Imams, Muhammad ibn Idriss Al Chafi’i, né à Gaza (ou à Ashkelon, en Israël présent, selon certaines sources) en 767 et mort en 820 à Fustat en Égypte.

Chafi’i est considéré comme le plus grand parmi les quatre fondateurs des rites sunnites : le persan Abu Hanifa ( Nu’man b. Thabit b. Zuta b. Marzban, né à Kufa en 696 et mort à Baghdad en 767), le médinois Malik ibn Anas (711-796, né et mort à Médine), le gazaoui ou égyptien Chafi’i (767-820) et Ahmad ibn Hanbal (né à Baghdad, 780-855).

Chafi’i est donc né  en 767, année de la mort d’Abu Hanifa et année de naissance de Harun Al Rashid (né à Rey et décédé en 809 à Tus en Iran). Chafi’i serait hachimite par son père et yéménite par sa mère. Il a donc un grand prestige, supposé ou réel, que les autres Imams n’ont pas. Il a séjourné à Baghdad où dominait la doctrine d’Abu Hanifa qui est connu comme l’Imam qui a le plus privilégié Ar-rayy et l’ijtihad  comme source de la vérité juridique. Il a également séjourné à Médine où il a reçu l’enseignement de l’Imam Malik qui était opposé à Abu Hanifa et qui privilégiait as-Suna contre ar-Rayy. Chafi’i qui deviendra Imam en Égypte tentera de se frayer une voie au milieu, entre Abu Hanifa et Malik.

Chafi’i a rencontré Harun Al-Rashid qui, selon son propre fils al-Mamun, était d’obédience chi’ite. La mort de ce grand Calife abbasside, en 809, a été suivie de troubles politiques et théologiques qui ont abouti à l’intronisation, en 813, de son fils Al Mamun (786-833), lequel a succédé à son frère Al Amine (787-813) qu’il avait tué. Al Mamun décrète le Mu’tazilisme doctrine officielle. Il proclame la doctrine du « Coran créé » en 827. En 833, il décrète que seuls ceux qui croyaient en cette doctrine pouvaient être Qadis. Ibn Hanbal, qui s’était opposé au Mu’tazilisme et avait adopté une sorte de littéralisme (Zahiriyya) menant à l’anthropomorphisme, a été emprisonné et torturé par le pouvoir d’Al Mamun.

Chafi’i quitte Baghdad en 814, comme pour fuir la politique et les Mu’tazilites qui abusaient du « takfir », lui qui avait un certain moment sympathisé avec les Chi’ites, et s’installe à Fustat (le Caire ne sera construite par les Fatimides venus d’Afrique du Nord qu’en 969), en Égypte, loin du pouvoir politique pour se concentrer sur la jurisprudence et le droit musulmans.

En Égypte, Chafi’i fonde une nouvelle école juridique « al madhab al jadid » et rédige ce corpus de Risala choisi par Arkoun comme le texte représentatif du mode de penser dominant en Islam classique ou « raison islamique classique ».

Arkoun choisit donc la pensée juridique plutôt que la théologie spéculative ou kalam, car c’est cette pensée juridique qui détermine le mode de penser des Musulmans dans leur vie pratique. Pourtant, si vraiment on veut cerner les fondements de la manière des Musulmans de voir le monde, il fallait les chercher dans la philosophie, mais cette dernière a été condamnée par l’ash’arite Abou Hamid al Ghazali.

Le choix d’Arkoun peut s’expliquer par sa propre formation qui n’était ni philosophique ni anthropologique. Elle peut aussi s’expliquer par le fait que dans la « philosophie islamique », l’auteur risque de ne pas trouver des éléments vraiment « islamiques ». Il risque de tomber sur la « raison grecque ». En plus, n’oublions pas que Arkoun propose de substituer à l’islamologie classique théorique une « islamologie appliquée ». La théologie dialectique relèverait donc de l’islamologie classique et c’est le « Fiqh » et ses fondements qui intéresseraient cette islamologie appliquée que l’auteur préfère.

L’introduction du traducteur en anglais de la Risala de Chafi’i, Khaddouri (Majid, né en 1909 à Mossul et mort en 2007 à Patomac aux États-Unis d’Amérique) insiste sur l’importance de ce livre dans l’évolution de la pensée « juridique » islamique. Il affirme que La Risala a été adoptée comme manuel de Fiqh pour les étudiants et que Ahmed Ibn Hanbal, fondateur lui-même de l’école juridique qui porte son nom, l’a prescrite à ses propres disciples.

Chafi’i et ses enseignements que comporte la Rissala ont été mis de côté, en Égypte, sous les Fatimides installés au Caire (969-1171). L’époque de Salah Eddin al-Ayyoubi et de ses successeurs opère un retour à Chafi’i. Les Ottomans imposèrent Hanafi, mais le rite de Chafi’i demeure prédominant en Égypte, en Syrie, au Hijaz, dans le sud de la Péninsule arabique,  dans le Golfe persique, en Afrique de l’est, dans l’Archipel de Malaisie, au Daguistan et dans certains parties de l’Asie centrale.  

La Risalah traite des points suivants :

  1. Introduction
  2. De « al-Bayān » (Déclaration ou discours clair, manifeste)
  3. De la connaissance juridique
  4. De le Livre de Dieu
  5. De l’obligation de l’homme d’accepter l’autorité du Prophète
  6. De l’abrogation de la législation divine
  7. Des devoirs
  8. De la nature des commandements divins de prohibition et sur les ordres du Prophète de prohibition
  9. Des traditions
  10. Des traditions d’un seul individu
  11. Du Consensus de la communauté (Ijmā‘)
  12. De l’Analogie (Qiyās)
  13. Du Raisonnement Personnel (Ijtihād)
  14. De la Préférence Juridique et de l’appréciation du mieux (Istiḥsān)
  15. De la Divergence ou du Désaccord (Ikhtilaf)

Elle expose les 10 articles de foi définissant l’orthodoxie islamique, ou la « raison islamique classique », c’est-à-dire les éléments fondamentaux de la conviction islamique ou « les limites et les directions dans lesquelles s’exercera la raison » tout au long de la Risala. Ces éléments sont :

  1. Dieu a enseigné au Prophète et aux hommes la « Fatiha » (la Sourate qui ouvre le Livre) pour dire et vivre la relation ontologique fondatrice de toutes les autres relations avec Dieu, les êtres, le monde et l’histoire ;
  2. Dieu a envoyé Muhammad alors que les hommes étaient divisés en gens du Livre ayant modifié et falsifié les enseignements divins d’un côté, et en peuples idolâtres de l’autre côté ;
  3. Avant que Dieu envoie Muhammad pour sauver les infidèles, c’était le règne de l’infidélité ou kufr, celui des hommes qui suscitaient, en vie, la colère de Dieu par leurs actions et subissaient le tourment dans l’au-delà ;
  4. Lorsque le kufr atteint son comble, Dieu applique son décret en manifestant sa religion préférée ;
  5. Pour transmettre son message aux hommes, Dieu a choisi sa plus éminente créature, Muhammad, doté des meilleures qualités sur tous les plans. Dieu distingue ainsi le peuple et les proches de Muhammad en leur adressant à eux les premiers, puis aux autres hommes son Avertissement ;
  6. Dieu a adressé à son Envoyé le Livre définissant le licite (halal) et l’illicite (haram) pour tester l’obéissance des créatures en leur faisant l’obligation de lui rendre un culte par leurs paroles et par leurs œuvres ;
  7. Son Livre révélé manifeste Sa miséricorde et la preuve de Son Existence. Celui qui connait le Livre le sait et celui qui ne le connait pas l’ignore ;
  8. Pour atteindre la vertu dans la vie religieuse et profane, il fait pouvoir parler et agir selon la science des qualifications fixées par Dieu dans Son Livre. Celui qui le peut accède à l’imama ou statut de guide en religion ;
  9. Seule l’intelligence profonde du Livre et de la Sunna permet de rendre grâce à Dieu pour Ses bienfaits d’avoir inclus ces hommes élus dans la meilleure communauté des hommes, la Umma islamique ;
  10.  Aucun croyant en Islam, la religion de Dieu, ne peut se trouver dans la situation pour laquelle le Livre ne contienne une indication (dalil) sur la bonne conduite correspondante.

Ces articles de foi définissent ce qu’Arkoun considère comme la « raison islamique classique ». Ils déterminent, guident et encadrent l’exercice de la raison chez les Musulmans, depuis le 11ème jusqu’au 20ème siècle. Dans la suite de la section 1 du chapitre, Arkoun procède à une critique approfondie de cette « raison », selon le plan suivant :

  1. Langue, vérité et droit
    1. Vérité et histoire
    1. Discours historiographique et discours théologique
    1. Les raisons concurrentes

Sur le premier point, Arkoun rappelle que Chafi’i précise dans sa Risala « qu’il a tenu à appeler l’attention du commun peuple, de ‘amma, sur le fait que le Coran est révélé en langue arabe ».

Ce principe s’oppose radicalement à la thèse mu’tazilite du Coran créé, Coran œuvre humaine. Pour les Mu’tazilites, le Coran divin n’est, dans la Révélation, dans aucune langue humaine spécifique, mais le Coran créé par les hommes arabes est évidemment en langue arabe. C’est là une grande divergence entre les « Arabes » qui prétendaient, en quelque sorte que « Dieu était un humain avec une langue humaine », ou, sans aller jusqu’à cet extrême, qu’il avait choisi de révéler le Coran en langue arabe, c’est-à-dire que le Coran est arabe depuis son origine divine, et les penseurs des peuples non arabes qui considèrent que le Coran, à l’origine divine, n’est ni arabe, ni persan… et que ce sont les humains qui l’ont transcrit dans leur propre langue. A l’appui de cette manière de voir des Mu’tazilites, se trouve le verset qui parle d’un « Coran originel sauvegardé », auprès de Dieu.  

Si le Coran est révélé en langue arabe, il ne peut être compris et étudié qu’en langue arabe. Il ne peut être traduit en d’autres langues. Les conséquences sociales de cette thèse sont considérables et cela n’a pas manqué de causer des troubles et conflits politiques autour du mouvement des « Chu’ubiyya » en Orient, comme, plus tard, en Espagne musulmane.

Ce postulat que le « Coran arabe » est la « parole de Dieu » suffit à lui seul pour en déduire les 10 articles de foi cités par Chafi’i dans la mesure où c’est Dieu, lui-même, qui les énonce dans le Coran. Ces articles sont aussi confirmés par le Hadith. C’est ce qui explique que Chafi’i a canonisé le Hadith à côté du Coran pour faire des deux des « canons » de la « foi islamique orthodoxe ».

Concernant le 3ème point, vérité et histoire, Arkoun appelle à séparer la dimension mythique et la dimension historique qui sont confondues dans le cœur du dogme islamique incarné par les dix articles de foi ci-dessus. Ce dogme érige « le Livre révélé en Canon, c’est-à-dire en norme transcendante, intangible de toute initiative humaine, ontologiquement valide. » Ainsi, la Risala a contribué « à enfermer la raison islamique dans une méthodologie qui va fonctionner comme une stratégie d’annulation de l’historicité. » Chafi’i écarte ar-Ray et al Istihsan, ou tous raisonnements personnels : « l’histoire humaine importe peu puisqu’elle est trouble, errante, négative » avant la Révélation, et après cette dernière, elle a besoin d’être purifiée.

Dans le 3ème point, Arkoun insiste sur le fait que les auteurs de la théologie islamique étaient en même temps des acteurs politiques. Cela fait que les positions théologiques étaient déterminées par les calculs politiques. On sait que les conflits politiques avaient façonné les courants théologiques et les doctrines juridiques élaborés par les unes et les autres parties des conflits. C’est pour cette raison que Arkoun pose la question de la pluralité ou non de la « raison islamique classique », en ce sens que la « raison » d’un Miskawayh ou de la dynastie des Bouyides en général, ne peut en aucun cas se confondre avec la « raison » d’un Chafi’i. Arkoun admet donc qu’il existe des « raisons concurrentes » par rapport à la « raison islamique orthodoxe ».

Dans le 5ème et dernier point, Arkoun traite justement de ces « raisons concurrentes ». Il cite Abu al Hassan al Ash’ari (874-936) qui affirme, dans son « maqalat ai islamiyyin wa ikhtilaf al musallin » que les musulmans se sont divisés en dix groupes que sont les Chi’a,  Khawaridj, Murji’ites, Mu’tazilites, Jahmites, Dirariya, Husayniya, Bakriya, gens du Hadith et de la Sunna, gens du peuple, Kullabiya…

Arkoun considère que tous ces groupes appartiennent néanmoins à un « même espace mental » caractérisé par la profession de foi et la pratique de la prière rituelle. Leurs différentes positions sont contingentes. Les articles de foi exposés précédemment définissent cet espace mental islamique. En transgresser un seul fait sortir de cet espace. Et donc tous les groupes islamiques cités par  Ash’ari exercent leur raison dans cet espace et n’en transgressent aucun article de foi.

Cette section centrale du deuxième chapitre du livre « pour une critique de la raison islamique » est beaucoup plus riche que ce que nous en avons exposé. Notre principale critique est que Arkoun a minimisé les divergences théologiques entre les multiples Islams et notamment entre les courants extrêmes des deux grands courants chi’ite et sunnite, entre les Hanbalites ou même les Malikites et Chafi’ites d’un côté et les ismaélites (les chi’ites septimains, Fatimides et courants dérivés de l’ismaélisme réformé) de l’autre côté. Nous pensons que la « raison islamique sunnite » (à l’exception d’Abu Hanifa) est tout de même différente de la « raison islamique ismaélite ». Nous pensons que les différences, concernant le dogme même, entre les deux parties ne sont pas moins importantes que celles qui existent entre le Judaïsme et le Catholicisme.

Islam(s), Raison orthodoxe et sens pratique

Dans cette seconde section beaucoup plus courte que la première, Arkoun traite de l’exercice en pratique de cette « raison orthodoxe » définie dans la première section. Il se concentre sur l’expérience d’ibn Tumert (1080-1130) comme porteur de la Raison Islamique orthodoxe.

Il est difficile de suivre l’auteur sur ce terrain. Nous pensons que la doctrine d’ibn Tumert est composite et qu’elle a évolué du vivant du Mahdi même sans parler des différentes interprétations qui en ont été élaborées après sa mort.

Le Mahdi ibn Tumert est né à Iguiliz n Warghen et mort à Tinmel, dans l’Anti-Atlas. Il a voyagé en Espagne où il a reçu une première formation islamique, principalement orthodoxe, de Turtushi et des écrits d’Ibn Hazm et en Orient et notamment à Baghdad où il aurait reçu un enseignement islamique orthodoxe de Ghazali Abu Hamid (1058-1111) ou, plus probablement, de son frère Ahmad.

Ibn Tumert retourne au Maroc à partir de l’Orient en passant par l’Égypte, la Tunisie actuelle, Bougie et Tlemcen où il recrute son lieutenant Abdelmumen, le premier véritable chef politique des Almohades.

La doctrine d’Ibn Tumert, élaborée en arabe et prêchée en amazigh, est un mélange des doctrines ash’arite, mu’tazilite, chi’ite mahdite… C’est qu’il devait se distinguer des Almoravides musulmans orthodoxes et tenir compte des/ et exploiter les croyances des paysans amazighes ignorants de la langue arabe et des subtilités de la « raison islamique classique », porteurs en fait de plusieurs couches théologiques contradictoires déposées dans leurs âmes par les nombreuses confessions qui s’étaient succédé dans l’histoire de l’Afrique du Nord.

La doctrine du Mahdi ne peut donc pas être assimilée ou réduite à la « raison islamique orthodoxe ». Ibn Taymiyya (né en 1263 à Harran et mort en 1328 à Damas) qu’on peut considérer comme théologien représentatif de cette raison islamique orthodoxe ne s’y était pas trompé. C’est ainsi qu’il avait lancé une « fetwa » contre la doctrine « tumartiya », comme il dit, incarnée par la « ‘aquida al murshida » d’Ibn Tumert (voir à ce sujet Henri Laoust, une fetwa d’ibn Taymiyya sur ibn Tumart, Bulletin de l’Institut Français de l’Archéologie Orientale, N° 59, 1960).

Curieusement, maintenant que Arkoun doit traiter du sens pratique de la « raison islamique classique » comme le titre de la seconde section l’annonce, il choisit de traiter de la doctrine de Ibn Tumert qui se situe au niveau théorique, au niveau théologique et non au niveau du Fiqh ou du droit. En fait, la doctrine du Mahdi a été aussi celle d’un acteur politique. Elle a donc été traduite dans la pratique. D’un autre côté, l’exercice de la raison islamique mène, en pratique, à l’émergence de plusieurs islams différents. C’est ce que suggère le titre de cette seconde section et c’est un exemple de ces islams « pratiques », celui des Almohades, qui y est traité.

Le mois prochain, nous consacrerons notre chronique à la « formation de la raison arabe » de Jabri, avant de revenir à Arkoun le mois suivant pour compléter la présentation de son œuvre centrale « pour une critique de la raison islamique ».

*Lahcen Oulhaj. Economiste, ancien doyen de la faculté de Sciences économiques de Rabat.

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« Entre la culture, l’acculturation et l’enrichissement culturel, se trouve l’Afrique du nord. » Par Ouaret Mokrane*

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“Entre la culture, l'acculturation et l’enrichissement culturel, se trouve l’Afrique du nord.”* Par Ouaret Mokrane*

Au moment où le pouvoir algérien se lance dans une entreprise d’éradication de la langue française au profit de l’anglais, relançant la problématique jamais librement débattue de la question de la culture nationale, l’enseignant et écrivain Ouaret Mokrane aborde dans cette contribution le phénomène de l’acculturation. Une dépersonnalisation douce. Détails.

La culture est l’essence même de l’identité d’un peuple. Elle est ce qui le définit et le distingue des autres. Dans le contexte de l’Algérie et de l’Afrique du nord en général, l’histoire a été marquée par des siècles de colonisations et de dominations étrangères qui ont profondément affecté la culture locale.

La résistance intime

L’acculturation est un processus par lequel une culture est influencée et modifiée par une autre. Dans le cas de l’Algérie et de la région, l’acculturation a été imposée de manière violente et oppressive par les puissances coloniales, notamment la France. Cette acculturation s’est manifestée par la suppression des langues arabe et berbère et la promotion de la langue française, l’imposition de la culture française et européenne et la destruction des structures sociales et culturelles traditionnelles. Cependant, malgré cette domination, la culture algérienne et nord-africaine a su préserver sa richesse et sa diversité. Elle est le fruit d’une longue histoire, de traditions ancestrales, de métissages, de dialogues et d’échanges entre différentes communautés. Elle est une culture plurielle, multilingue, multiconfessionnelle et multiforme.

La culture est donc un enjeu majeur pour l’Algérie et la rive sud de la Méditerranée occidentale. Elle est au cœur des luttes pour la libération et l’indépendance, mais elle est aussi un vecteur de changement et de transformation sociale. La culture est la voie vers une réappropriation de son identité, vers un renouveau de sa créativité, de sa pensée critique et de son ouverture sur le monde.

En ce sens, la culture doit être valorisée, promue et protégée. Elle doit être un levier pour le développement économique et social, pour l’éducation, la citoyenneté et la démocratie. Mais elle doit aussi être un espace de dialogue, de tolérance et de respect mutuel entre les cultures. Comme le disait le sociologue Abdelmalek Sayad : « La culture est un produit social, un produit de l’histoire, un produit de l’échange, un produit de la communication. Elle ne peut pas être enfermée dans une définition figée et exclusive. Elle est toujours en mouvement, en transformation, en interaction avec les autres cultures« .

Aliénation pernicieuse

La culture est un trésor qu’il convient de préserver, de cultiver et de partager. Elle est l’expression de notre humanité commune, de notre diversité et de notre créativité. Elle est la révolution douce, celle qui permet de changer le monde sans violence, mais par la force de la pensée, de l’innovation et de la culture.

De nombreux philosophes et sociologues ont réfléchi sur la question de la culture et de l’acculturation en Afrique du nord et en Algérie en particulier puisque ce pays, au contraire de ses deux voisins, qui ont subi des protectorats a été victime d’une colonisation de peuplement. Pierre Bourdieu, dans son ouvrage « Le Sens pratique », souligne l’importance de la culture comme moyen de domination. Selon lui, les élites utilisent la culture pour maintenir leur pouvoir en imposant leur vision du monde aux masses populaires. Ainsi, la culture peut être utilisée comme un instrument d’acculturation, qui vise à assimiler les individus à une culture dominante.

Pour Edward Said, dans « L’Orientalisme », la représentation de l’Orient comme « l’autre » est une forme d’acculturation qui a été utilisée par les puissances coloniales pour justifier leur domination. Selon lui, cette représentation a eu pour conséquence la création d’une identité orientale construite par l’Occident, qui a eu un impact profond sur les cultures orientales.

Frantz Fanon, dans « Les Damnés de la terre », explique comment la colonisation a conduit à une dévalorisation des cultures autochtones et a entraîné une aliénation culturelle chez les peuples colonisés. Selon lui, la libération politique doit s’accompagner d’une libération culturelle pour permettre aux peuples colonisés de retrouver leur dignité et leur identité.

Albert Camus, dans « L’Envers et l’Endroit », souligne l’importance de la culture comme source de résistance contre l’oppression. Pour lui, la culture permet aux individus de se construire une identité propre, de résister aux influences extérieures et de s’affirmer en tant que sujets libres et autonomes.

En Afrique du nord, on peut voir des exemples concrets de l’impact de l’acculturation sur la culture locale. Par exemple, en Tunisie, le tourisme a contribué à l’ouverture du pays sur le monde extérieur, mais a également amené des changements importants dans les valeurs et les pratiques culturelles. Comme l’a écrit le sociologue Abdelkader Zghal, « le tourisme, en tant que facteur d’ouverture, de mobilité et d’échange, a contribué à l’émergence d’une culture touristique qui n’est ni tout à fait traditionnelle ni tout à fait moderne, mais qui est un mélange de ces deux cultures« .

De même, en Algérie, la colonisation française a eu un impact considérable sur la culture locale. Les Algériens ont été confrontés à une culture étrangère qui cherchait à supprimer leur propre culture. Le philosophe Frantz Fanon a décrit cette expérience en disant que les Algériens ont été forcés de vivre dans un état de « double conscience« , où ils étaient constamment en conflit avec leur propre culture et celle de l’occupant étranger.

Malgré ces défis, il y a également eu des efforts pour préserver et renforcer la culture locale dans les trois pays. Par exemple, en Tunisie, il y a eu une renaissance du cinéma tunisien, avec des réalisateurs comme Nouri Bouzid et Abdellatif Kechiche qui ont remporté des prix internationaux pour leurs films qui explorent les questions de la société tunisienne.

La pluvalue de l’ouverture consentie.

En Algérie, la littérature a joué un rôle important dans la préservation de la culture locale. L’écrivain Kateb Yacine a écrit des romans comme « Nedjma » qui ont mis en lumière la richesse de la culture algérienne et ont inspiré une génération de jeunes Algériens à s’engager dans la lutte pour l’indépendance.

Il est important de souligner que l’ouverture aux cultures étrangères, quand elle n’est pas subie, n’est pas synonyme d’acculturation, mais plutôt d’enrichissement. Comme l’a si bien dit l’anthropologue Clifford Geertz, « La culture est un système de significations, sans lesquelles nous serions tous perdus, confus, et effrayés. »

Ainsi, pour comprendre une société, il est essentiel de considérer son patrimoine culturel, mais également de prendre en compte les influences extérieures qui ont pu la modeler au fil du temps. En effet, l’histoire des pays d’Afrique du nord est marquée par une grande diversité culturelle et des échanges constants avec les peuples avoisinants.

Au-delà des différences, la culture est un langage universel qui permet de tisser des liens entre les peuples et les nations. C’est pourquoi l’ouverture aux autres cultures doit être encouragée et valorisée. En somme, c’est en embrassant la richesse de la diversité culturelle que nous pourrons construire un monde plus harmonieux et compréhensif, ainsi, on peut tenir à sa culture et s’enrichir avec d’autres tout en évitant l’acculturation.

*Enseignant et écrivain.

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A propos de la guerre en Ukraine. Acte 3. Par Mohamed Benhaddadi

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A propos de la guerre en Ukraine. Acte 3. Par Mohamed Benhaddadi

Ukraine soviétique : Dans une vie imaginaire, un ami depuis +40 ans que j’ai fréquenté dans trois continents m’a suggéré d’avoir 9 fois plus de sympathie pour les Ukrainiens que pour les Russes. Cette suggestion découle de notre séjour partiellement commun au pays des soviets, avec dans mon cas, moins d’un an en Russie soviétique et + 9 ans en Ukraine soviétique. De ce fait, du côté de l’Ukraine russophone, je suis familier avec la région du Donbass (Lougansk, Donetsk), tout comme j’ai fait plusieurs visites à Odessa et séjours en Crimée. À l’Ouest ukrainophone, je me suis arrêté plusieurs fois dans la ville de Lviv, essentiellement lors des voyages par train Moscou-Paris. D’ailleurs, j’ai récemment relaté sur ma page FB que lors de mon dernier voyage (avril 1986), on a refusé de me servir dans un restaurant de la gare de Lviv parce que je ne m’exprimai pas en ukrainien. C’est dire que le sentiment nationaliste dans cette région d’Ukraine ne date pas d’aujourd’hui et que cette partie du pays a de tout temps davantage regardé vers l’Ouest. Aujourd’hui bien plus qu’en 1986, je suis en adéquation avec le sentiment exprimé, tant le russe était alors hégémonique à travers la majeure partie du pays. Le Russe était hégémonique à Kiev la capitale, tout comme il dominait outrageusement l’ensemble de l’Est, le centre et le Sud du pays, ces régions ayant fait partie de l’empire russe depuis plus de trois siècles.

Ukraine post-soviétique : Depuis l’avènement de l’Ukraine post-soviétique en décembre 1991, on a assisté à l’ukrainisation du pays, d’abord progressive puis, à pas forcés. Cette politique a pour corollaire la promotion de la culture et la langue ukrainienne dans toutes les sphères de la vie publique, dont l’éducation, la fonction publique, le commerce, etc. C’est ainsi que la langue ukrainienne a retrouvé ses lettres de noblesse et en trois décennies, la production culturelle, intellectuelle et artistique est devenue majoritairement ukrainophone. Même si toute comparaison est toujours boiteuse, on peut établir, à titre d’illustration, un parallèle entre Kiev et Montréal, deux villes où il fait bon de vivre. On peut dire qu’en termes de pouvoir & langue, Kiev post-soviétique peut se comparer à Montréal post-révolution tranquille. Dit autrement, Kiev de l’époque soviétique était dominée par les russophones, tout comme l’était Montréal par les anglophones jusqu’aux années 60. Il convient de spécifier que dans les deux cas, les populations majoritairement bilingues* et qui « switches » instantanément d’une langue à une autre, russe-ukrainien pour les uns et anglais-français pour les autres, ont vécu et vivent ensemble en intelligence, même si entretemps les pouvoirs de gestion des cités ont changé de mains.

Kiev assiégée : Aujourd’hui, Kiev est désormais une « ville en état de siège ».  L’étau russe se resserre de plus en plus autour de la ville dont seules les routes vers le sud (Lviv) restent encore dégagées. Ces routes ont déjà été empruntées par plus de 3 millions de réfugiés, accueillis à bras ouverts par tous les pays d’Europe. Parmi ces réfugiés, des enfants, beaucoup d’enfants puisque selon le Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, ils représentent la moitié. Dire qu’il y a moins d’un mois, ces enfants étaient encore sur les bancs d’écoles est juste un euphémisme, c’est dire à quel point ils sont ébranlés par ce qui leur arrive.

Pour les férus d’histoire, le siège actuel de Kiev n’est pas sans rappeler celui imposé par la Wehrmacht au cours de la 2e guerre mondiale à la ville de Léningrad (ville de Lénine, actuelle St-Pétersbourg). St-Pétersbourg ne s’est libérée qu’en payant le prix fort, après près de 900 jours de siège et pas loin de 2 millions de victimes, dont une majorité de civils. On s’entend que l’armée russe n’est aucunement la Wehrmacht et que Poutine ne peut être traité de « criminel de guerre », même si j’assume avoir écrit il y a près d’une décennie que ce dernier n’est aucunement ma tasse de thé. Connaissant les Ukrainiens et les Russes, je sais que ce qui les unit ne se résume pas aux seuls caractères cyrilliques de leurs langues. Il est même difficile de trouver une famille russe sans aucune attache ukrainienne et vice-versa. De ce fait, il est plus que permis d’espérer que les Russes ne rentreront jamais dans la ville de Kiev encerclée, car des dérapages et carnages seront alors inévitables, ce qui confortera surtout les va-t’en guerre et les marchands d’armes pour qui la guerre froide n’est pas encore finie et l’Ukraine juste un alibi.

Guerre au Donbass : Il est pertinent de souligner que Kiev et Marioupol ne sont pas les seules villes assiégées et/ou qui souffrent le martyre car, contrairement à ce qu’on croit, la guerre en Ukraine n’a pas commencé le 24 février 2022. La guerre en Ukraine a commencé en février 2014 dans la région du Donbass, où deux républiques sécessionnistes ont vu le jour et que Moscou vient de reconnaître. Entre 2014 et 2020, cette guerre fratricide a causé plus de 13 000 morts, dont une bonne partie de civils. Cette guerre au Donbass a induit le déplacement de bien plus d’un million de personnes dont « personne » n’a parlé en temps en lieu. La guerre actuelle en Ukraine a exacerbé la guerre au Donbass ou les populations locales sont actuellement soumises aux bombardements des forces gouvernementales de leur propre pays. C’est révoltant de voire à quel point la pensée binaire chez les médias dominants arrive à taire cette information, alors que le régiment néo-nazi Azov exécute ses basses besognes depuis 2014, avec la bénédiction de l’actuel gouvernement ukrainien qui le finance.

Information versus propagande : Dans la vraie vie, cette suggestion de 9 pour 1 est juste le produit de mon imagination, même si cet ami existe réellement. Le connaissant, je doute même qu’il puisse me faire cette suggestion. Le fait est que, lui comme moi, savons que la sympathie et la loyauté que l’on éprouve pour une cause, un pays et/ou sa population n’a pas forcément de lien de proportionnalité avec le temps…

On ne fait pas encore de bilan en temps de guerre, mais celle-ci entre cousins orthodoxes est particulière et je ne vois pas comment une quelconque partie pourrait claironner demain une quelconque victoire militaire ou/et morale. Mais, qu’à cela ne tienne, au Canada, la presse « meanstream » présente déjà le président ukrainien comme le grand héros hollywoodien autour duquel s’est cristallisée l’adhésion massive de la population contre l’invasion russe. Dans ce pays où j’ai le privilège de vivre depuis longtemps, ces médias présentent systématiquement les méchants Russes face aux vaillants Ukrainiens, donnant souvent l’impression de vouloir davantage mobiliser l’opinion publique, plutôt que de présenter la juste information. Je suis évidemment en inadéquation avec ce matraquage médiatique, digne de la propagande soviétique d’une époque révolue que j’ai connue de l’intérieur. C’est désolant de ne pas voir surgir chez Radio-Canada une « Marina Ovsyannikova » pour nous relater l’autre partie de la vérité que ce média lourd ne montre jamais.

Opinion assumée : Bien avant l’invasion russe, j’ai dit sur ma page FB que les responsabilités dans le conflit sont partagées, mais que celle de l’actuel président ukrainien est particulière. Aussitôt élu, il lui revenait de panser les blessures, en mettant un terme à la guerre au Donbass, véritable baromètre pour ceux qui connaissent la région. Au lieu de cela, il a exacerbé les tensions entre l’Ouest ukrainien qui constitue sa base, avec l’Est, davantage russophone et russophile. Mais, gonflé à bloc par des promesses de soutien et aveuglé par son désir obsessionnel de faire adhérer son pays à l’UE et à l’OTAN vaille que vaille, il intensifia la guerre au Donbass, tout en ne faisant pas sa part du chemin pour implémenter les accords de Minsk, signés par son prédécesseur pro-occidental mais sensés l’engager. Avec le déclenchement de la guerre, les accords de Minsk sont devenus caducs et le président ukrainien vient d’admettre que son pays n’intégrera probablement jamais l’OTAN, preuve que la guerre impitoyable qui sévit en ce moment est, pour une bonne partie, la conséquence de son égarement. Même sans boule de cristal, je suis confortable de me commettre en affirmant que l’Ukraine d’après-guerre sera probablement** dans l’UE, mais il est extrêmement probable** que ce soit hors OTAN et/ou démilitarisée. Et nul besoin d’un doctorat de Polytechnique de Kiev pour anticiper cela, même si cela semble hors de portée de nombreux analystes qui écument les plateaux TV ou d’un ex. acteur devenu président.

*Avant d’utiliser le mot bilingue dans le cas de Kiev, j’ai pris soin de vérifier que tel est le cas actuellement.

** Un expert membre du GIEC m’a expliqué un jour que dans les négociations internationales, le mot probablement vaut +63 % de chance et qu’extrêmement probable vaut +90 %.

M. Benhaddadi détient un Ph D en génie électrique et a contribué à former plus 4 000 ingénieurs

à l’École Polytechnique de Montréal et aux universités de Bab-Ezzouar et Blida. Il est un expert

reconnu dans le domaine de l’énergie, impliqué dans le débat public et régulièrement sollicité à

titre de conférencier sur les enjeux énergétiques par les collèges et universités du pays et à

l’étranger. Pour contribution dans la société, il a reçu de nombreux prix et distinctions, dont

l’Ordre national du Québec (2016) et l’Ordre de l’excellence en éducation du Québec (2018)

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Avons-nous besoin aujourd’hui des « critiques » d’Arkoun et de Jabri ? ( suite) par Lahcen Oulhaj*

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Avons-nous besoin aujourd’hui des « critiques » d’Arkoun et de Jabri ? ( suite) par Lahcen Oulhaj

II- Travaux universitaires des deux auteurs Arkoun et Jabri

Introduction

Pour compléter la présentation des deux auteurs, faite dans la chronique du mois d’avril passé, nous consacrons la chronique de ce mois de mai 2023 à la présentation des thèses de doctorat des deux auteurs Mohamed Arkoun et Mohamed Jabri.

L’étude de la thèse de doctorat d’un auteur nous semble constituer un point de départ déterminant, à plus d’un égard, pour son parcours qui suit, même lorsque l’auteur considéré tourne le dos à, ou rompt complètement avec, son travail de recherche universitaire. C’est que l’auteur continuera toujours à définir et à situer son travail de recherche ultérieur par rapport à sa recherche universitaire. Il est difficile en effet de s’empêcher de devenir proche d’un auteur dont on a passé des années à étudier l’œuvre et la pensée. On en tombe parfois « amoureux » et l’on en est souvent marqué à vie.

Arkoun a soutenu sa thèse de doctorat sur le philosophe et historien Miskawayh (932-1030), en 1968, à l’université de la Sorbonne, tandis que Jabri a soutenu la sienne sur l’historien et « sociologue » Ibn Khaldoun (1332-1406), en 1970, à l’université de Rabat.

Miskawayh est une sorte de secrétaire d’État, persan, qui a vécu au 10ème siècle, sous la dynastie persane chi’ite des Bouyides (945-1055). Ibn Khaldoun est un hispano-maghrébin ayant vécu au 14ème siècle, sous la dynastie berbère des Mérinides (1245/69-1465) dont la confession comportant des éléments chi’ites (charifisme, culte d’Idriss…) est à dominante sunnite. Ibn Khaldoun a néanmoins rédigé ses travaux au Caire alors sous la domination des Mamelouks (1250-1517), lesquels Mamelouks étaient dans une première phase des Turcs et dans une seconde des Circassiens.

Dans les deux cas, les penseurs qui nous intéressent ici ont consacré leurs travaux de thèse de doctorat à l’étude de l’œuvre et de la pensée de deux historiens, l’un philosophe au sens plein et l’autre plutôt « sociologue » ou « philosophe social », tous les deux ayant été à un moment ou un autre proches des gouvernants et participé à la gestion de la chose publique. Miskawayh était persan chi’ite au service des Bouyides chi’ites tandis que Ibn Khaldoun était maghrébin sunnite au service de dynasties plutôt sunnites (Mérinides à Fès et Mamelouks au Caire).

Thèse de doctorat de Mohamed Arkoun

Arkoun a donc élaboré sa thèse sur le philosophe persan chi’ite Miskawayh (10ème siècle) à l’université de la Sorbonne, au sein de l’Institut d’Études Islamiques (fondé en 1931 par Maurice Gaudefroy-Demombynes, William Marçais et Louis Massignon), entre 1956, date de son agrégation en langue et littérature arabes et 1968, date de la soutenance de la thèse.

La thèse de Mohamed Arkoun a été publiée sous le titre « Contribution à l’étude de l’humanisme arabe au IVe/Xe siècle : Miskawayh, philosophe et historien », Vrin, Paris, en 1970. 

Entre 1956 et 1968, Arkoun a enseigné et publié « deux épitres de Miskawayh » en 1961, « Aspects de la pensée islamique classique » en 1963 et une traduction de « Traité d’Éthique de Miskawayh » (Tahdhîb al-Akhlâq ) en 1969.

Nous avons précisé qu’Arkoun a d’abord passé son agrégation en langue et littérature arabes, puis il s’est inscrit en thèse de doctorat en islamologie ou histoire de la pensée islamique sous la direction du spécialiste du moyen-âge islamique, Claude Cahen (1909-1991), après avoir envisagé de s’inscrire pour une thèse en anthropologie sous la direction de Jacques Berque (1910-1995).

Claude Cahen était, selon Arkoun, « le fondateur de l’école historienne en France dans le domaine arabe et plus généralement islamique ».

Mohamed Arkoun adopte, pour sa thèse sur Miskawayh, un plan en deux parties. La première traite des données spécifiques sur la biographie et la bibliographie de Miskawayh et sur les sources et références les concernant, en 3 chapitres :

  • Chapitre 1 Valeur des références sur Miskawayh ;
  • Chapitre 2 Essai d’établissement de la biographie de Miskawayh ;
  • Chapitre 3 Travaux de Miskawayh.

La seconde partie, intitulée « le sage » ( « philosophe », s’entend) comporte 5 chapitres :

  • Chapitre 4 Problème de sources et question de méthode ;
  • Chapitre 5 Position philosophique de Miskawayh ;
  • Chapitre 6 Composition de la connaissance et système des sciences ;
  • Chapitre 7 Analyse de la philosophie de Miskawayh ;
  • Chapitre 8 Philosophie et histoire.

Soit 11 chapitres en tout. Dans sa longue thèse ( publiée en 1970 ), Arkoun se concentre sur l’analyse de la biographie et sur l’œuvre de Miskawayh, à la fois philosophe et historien ayant servi, au 10ème siècle (4ème de l’Hégire), la dynastie chi’ite des persans Bouyides qui dominaient tout l’est de l’empire abbasside, y compris la capitale Baghdad, et mis sous protection les califes abbassides qui n’avaient conservé (sous les Bouyides) qu’un rôle symbolique.

Il semble que ce soit l’historien et géographe encyclopédiste Yaqut al-Roumi al-Hamaoui (né à Constantinople en 1179 et mort à Alep en 1229 ) qui a fait connaître Miskawayh. Le britannique D.S. Margouliouth a traduit en anglais à Calcutta ‘mu’jam al-udaba’ (dictionnaire des lettres) de Yaqut et l’a publié à Leyde en 6 volumes, entre 1907 et 1931. La version arabe originelle de ce Mu’jam a été publiée par l’éditeur « Maison de l’Occident Musulman », à Beyrouth, en 1993, en 3357 pages.

L’islamologue (philosophe et historien) français Georges Vajda (1908-1981), né à Budapest, présente la thèse d’Arkoun dans le n°1 de 1972 de la Revue de l’histoire des religions. Il commence cette présentation par le paragraphe suivant :

« Par son œuvre déjà importante, l’auteur de cette thèse, Musulman de souche kabyle, formé par l’université française au sein de laquelle il exerce les fonctions qui lui reviennent par ses titres, occupe une place bien marquée parmi les islamologues de sa génération : il n’est pas seulement un investigateur du passé, mais il fait de celui-ci l’objet d’une réflexion philosophique animée à la fois par son adhésion aux valeurs culturelles et spirituelles de sa religion ancestrale et par les mouvements les plus avancés de la pensée contemporaine de l’Occident ; particulièrement instructives à cet égard sont les pages intitulées ‘Comment lire le Coran’ qu’il a rédigées pour la réédition … du livre sacré de l’islam. »

Une note à caractère personnel : c’est par le biais de ces pages sur la lecture du Coran que j’avais découvert pour la première fois Mohamed Arkoun. Jeune élève-ingénieur à Casablanca, ne comprenant pas le Coran en arabe, j’en avais acheté un exemplaire en français (de l’édition de poche de Flammarion) aux anciennes Galeries Lafayette de Casablanca, en 1971, et je suis ainsi tombé sur le texte (long de 26 pages) d’Arkoun en guise d’introduction. Je dois avouer que j’étais intellectuellement complètement démuni pour en comprendre la profondeur.

Ce qui est aujourd’hui frappant, dans ces pages, est que Mohamed Arkoun avait mobilisé l’interdisciplinarité ou le recours à plusieurs méthodes dont l’approche linguistique et l’approche philologique. Il note que la langue du Coran a une structure mythique. Il montre les limites des exégèses traditionnelles et confronte le Coran à la pensée contemporaine.

Thomas Brisson (dans une étude sur « le savoir de l’autre » à l’université parisienne, durant la période 1955-1980), parle à propos de la thèse et de l’œuvre d’Arkoun de « néo-orientalisme ». Mohamed Arkoun serait ainsi parti de l’orientalisme de ses maîtres qu’il a néanmoins renouvelé.

Pour revenir à la présentation de la thèse d’Arkoun par Vajda, voici l’évaluation que fait ce dernier de Miskawayh : « Miskawayh est un de ces personnages, assurément de second plan, mais éminemment représentatifs de la culture moyenne de leur époque, qui rendent un témoignage significatif de l’idéologie et des aspirations d’une intelligentsia férue de culture arabe et musulmane en même temps qu’imprégnée d’idéologie politique et philosophique héritée de l’hellénisme, en un siècle qualifié jadis, peut-être avec quelque exagération, de celui de la ‘Renaissance de l’Islam’, mais qui constitue, de toute manière, un des sommets dans l’histoire de la civilisation musulmane. »

L’œuvre de Miskawayh analysée par Arkoun est une sorte de synthèse de la philosophie grecque néoplatonicienne et de la doctrine musulmane.

Arkoun a rédigé une longue introduction à l’édition arabe de sa thèse, traduite en arabe par son ancien élève, Hachem Salih (syrien installé à Casablanca) et publiée par Dar al-Saqi (Beyrouth et Londres) en 1997. Dans cette introduction, intitulée « la question de l’humanisme en milieu musulman », Arkoun traite de beaucoup de points d’une très grande importance, dont l’expression « milieu, contexte, monde islamique ou musulman » et la question méthodologique.

Sur l’expression « milieu ou monde musulman », objet de ses recherches, Arkoun insiste sur la diversité qui le caractérise. Il affirme que ce monde musulman est loin d’être monolithique et statique, sur tous les plans, ethnique, social et culturel. Il précise que ce monde est vaste et qu’il n’est ni homogène, ni unifié, contrairement à ce que prétendent les discours idéologiques, musulmans et non musulmans. Ce monde est extrêmement diversifié et complexe sur les plans historique, social, anthropologique et géopolitique.

En dépit de la diversité et la complexité de ce monde, on se contente de le désigner par « l’Islam » comme s’il était monolithique. Or, ce vaste espace « qui s’étend de l’Indonésie au Maroc, et de l’Asie centrale au sud de l’Afrique, comprend des peuples, des langues et des us et coutumes très divers et très différents ». Les Musulmans continuent malgré cela à parler d’un « monde musulman » et les chercheurs occidentaux, ou les orientalistes, les imitent en cela.

 Arkoun affirme ainsi qu’il désire « mettre un terme à cette généralisation idéologique inacceptable ». Il poursuit en disant que l’islam indonésien n’est pas l’islam arabe et que l’islam indien n’est pas l’islam de l’Afrique noire… C’est que l’islam implanté dans différentes contrées s’est mélangé avec les cultures, us et coutumes ante- islamiques de ces contrées. L’islam a influencé et a été influencé par ces cultures. Il faut donc cesser de parler d’ « islam » en général, dit-il.

Sur la question méthodologique, Arkoun précise qu’il a élaboré sa thèse de doctorat à la Sorbonne en utilisant les méthodes alors en cours à la Sorbonne. Or la Sorbonne des années 1950 et 1960 était une institution conservatrice sur le plan méthodologique, tellement imperméable aux courants méthodologiques en effervescence, en France, à l’extérieur de la Sorbonne. Il précise que le département le plus conservateur à la Sorbonne était précisément le département où il préparait sa thèse de doctorat : le département orientaliste spécialisé dans les « études arabes et islamiques ». La méthodologie orientaliste de la Sorbonne était à cette époque la même que celle élaborée au 19ème siècle. Pour elle, l’ « humanisme » et le « rationalisme » ne s’appliquaient qu’à l’Europe. Les orientalistes fondateurs étaient considérés comme « sacrés » et détenteurs de la méthode vraie. Il était ainsi interdit aux étudiants en doctorat de recourir aux nouvelles méthodes élaborées en dehors de la Sorbonne. Ils devaient utiliser les seules méthodes de critique historique et philologique classiques.

Les méthodes en vogue avant 1968, à l’extérieur de la Sorbonne, étaient bien entendu liées au structuralisme élaboré notamment par l’anthropologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009), le linguiste Ferdinand de Saussure (1857-1913), le philosophe, sémiologue et critique littéraire Roland Barthes (1915-1980) et le philosophe Louis Althusser (1918-1990).

Louis Althusser est marxiste structuraliste. Il a beaucoup insisté sur le concept de « reproduction » et sur les « appareils idéologiques » étatiques dont la fonction est d’assurer cette reproduction. Le philosophe Michel Foucault (1926-1984), assez proche d’Althusser, est connu dans le monde entier par ses critiques des institutions sociales, par ses théories générales sur le pouvoir et sur les relations de ce dernier avec la connaissance et par ses théories sur l’histoire des « systèmes de pensée ».

Dans le prolongement d’Althusser insistant sur la reproduction et sur l’histoire faite par les « structures », Foucault conclut sa célèbre œuvre sur « les mots et les choses », publiée en 1966, par la déclaration de la « mort de l’homme » et donc de l’humanisme, en suivant ainsi Friedrich Nietzsche (1844-1900) qui avait déclaré la « mort de Dieu » dans son « Gai savoir » de 1882.

Le structuralisme avait atteint son apogée et assuré sa domination intellectuelle en dehors de la Sorbonne, en 1966, avec cette œuvre de Foucault, selon un historien de cette école de pensée française – François Dosse.

Michel Foucault, parti du structuralisme, est allé au-delà, dans le sens de ce qui est appelé aujourd’hui la « french theory », faite de « déconstruction » dérridienne (relative à Jacques Derrida, 1930-2004), de post-modernité et de post-structuralisme.

Les discussions autour de ces théories étaient alors interdites aux étudiants de la Sorbonne. Arkoun avoue que le seul professeur avec qui il a pu en discuter était Gustave von Grunebaum (1909-1972).

Dans la conclusion de sa thèse de doctorat sur Miskawayh, Arkoun précise les trois principaux résultats auxquels sa recherche a abouti  et que voici :

  1. Il y a bel et bien une pensée « humaniste arabe » dans l’espace arabe et musulman du 10ème siècle/4ème de l’Hégire. Cette pensée s’occupe de l’Homme et non exclusivement de Dieu. Toute pensée « anthropocentriste et rationnelle » et « laïque » est bien humaniste, précise Arkoun. Il ajoute que cet « humanisme » est comparable à l’humanisme de la Renaissance. Mais il s’agit d’un humanisme limité et de courte durée. Il s’est vite effondré avec les conditions favorables qui l’avaient engendré. Le développement civilisationnel de l’aire musulmane s’est ainsi arrêté, alors que celui de l’Europe s’est poursuivi ;
  2. Les leaders de ce courant musulman humaniste n’étaient pas que de grands philosophes comme Farabi, Avicenne, Averroès, al Kindi et al-Razi… Ils étaient aussi des penseurs moins célèbres comme Miskawayh. Tous étaient une génération entière et un courant homogène et non seulement de « grandes personnalités isolées » ;
  3. La pensée intellectuelle est liée dans le monde musulman plus à la pensée mythique qu’à la pensée rationnelle positive ou concrète.

Thèse de doctorat de Mohamed Jabri

Jabri a poursuivi le cursus normal de licence, DES puis doctorat d’État en vigueur à l’époque à la « faculté des lettres et des sciences humaines » de la première et unique université moderne, l’université Mohammed V de Rabat. Il obtient sa licence en philosophie en 1961. Il consacre son mémoire de DES en philosophie, soutenu en 1967, à « Points de vue d’Ibn Khaldoun sur l’écriture de l’histoire », titre imposé par son directeur Mohamed Aziz Lahbabi (1922-1993). Il soutient sa thèse de doctorat d’État en philosophie en 1970. L’objet de sa thèse est « Esprit de corps (‘Asabiyya) et État : Traits d’une théorie khaldounienne sur l’histoire islamique ». Cette thèse de Jabri a été la première à être soutenue au Maroc en philosophie. La thèse, comme toute l’œuvre de Jabri, a été écrite en langue arabe.

Pour la thèse de doctorat d’État, Jabri raconte qu’il avait écrit un livre sur Ibn Khaldoun pour rattraper son mémoire de DES qui ne l’avait pas satisfait sur le plan méthodologique. Lorsqu’il l’a présenté, fin 1968, à son directeur de thèse Naguib Baladi, celui-ci a été très enthousiaste et a proposé à Jabri de l’inscrire comme sujet de thèse de doctorat d’État. Jabri soutiendra ainsi ce livre sur Ibn Khaldoun comme thèse de doctorat d’État en 1970.

Les sujets, sur Ibn Khaldoun, des deux travaux universitaires ont été choisis par Jabri lui-même qui affirme avoir rencontré Ibn Khaldoun en terminale du lycée (en 1957), puis en Syrie où il avait commencé des études de philosophie après avoir abandonné l’idée de poursuivre des études de mathématique et de sciences pour lesquelles il se sentait préparé (Jabri explique la raison de cette abandon par le fait qu’il ne pouvait pas passer de chiffres universels adoptés au Maroc aux chiffres indiens utilisés en Syrie) et après avoir essayé des études de droit (qui recourraient à la seule mémorisation, toujours selon Jabri). Le penseur avait fait un exposé remarqué sur Ibn Khaldoun, en première année de philosophie à Damas. De là vint son engouement pour l’historien et sociologue andalou et maghrébin du 14ème siècle.

Parallèlement à ses études, à partir de 1958, Jabri travaille au journal « al alam », puis au journal « al tahrir » et milite à l’UNFP dont il a été élu membre du conseil national au congrès de Casablanca de 1962. Il contribue à la création de revues et du syndicat de l’enseignement proches de ce parti transformé en janvier 1975 en USFP, et dont Jabri a été élu membre du bureau politique. En 1981, Jabri démissionne du bureau politique pour se consacrer à ses recherches sur le patrimoine culturel et intellectuel islamique.

La thèse de doctorat d’État de Jabri, consacrée à la pensée d’Ibn Khaldoun, est composée de deux parties. La première, intitulée « l’homme et sa nouvelle science », comprend 8 chapitres ; et la seconde, intitulée « Société humaine (‘umran bashari’) et dynamique de l’histoire : Esprit de corps (‘asabiyya’) et État », comprend également 8 chapitres. Les 16 chapitres de la thèse sont comme suit :

  1. Ere de recul et de déclin ;
  2. Entre science et politique ;
  3. De la catastrophe à l’avancement ;
  4. Entre rationalisme et irrationalisme ;
  5. De l’histoire à la sociologie (science du ‘umran’) ;
  6. La sociologie, objet et méthode ;
  7. Structure pyramidale de la nouvelle science du ‘umran’ ;
  8. Identité de la sociologie khaldounienne, synthèse et discussion ;
  9. Géographie sociale, genres de vie et inégalités individuelles et sociales ;
  10. Théorie de l’esprit de corps : esprit de corps et lutte clanique ou tribale ;
  11. Théorie de l’esprit de corps : esprit de corps et souveraineté ;
  12. Théorie de l’esprit de corps : types de royauté et de régimes politiques ;
  13. L’État et son évolution : cycle clanique ou tribal
  14. L’État et son évolution : de la rudesse de la bédouinité au raffinement de la civilisation ;
  15. L’État et son évolution : la civilisation qui pourrit la société ;
  16. Unité de la pensée khaldounienne.

La conclusion générale de la thèse présente « les grands traits de la théorie khaldounienne sur l’histoire islamique ».

L’insatisfaction qu’éprouve Jabri par rapport à son mémoire de DES et qu’il pensait devoir rattraper dans sa thèse de doctorat d’État, telle qu’exprimée par Jabri lui-même, est qu’il devrait traiter la pensée d’Ibn Khaldoun pour elle-même, ou « en soi », sans se préoccuper de ce que d’autres ont dit d’elle.

Jabri écrit ainsi que « l’objectif poursuivi dans sa thèse de doctorat est, avant tout, de présenter les opinions d’Ibn Khaldoun telles quelles, ou telles que ce dernier les a conçues lui-même en partant d’une vue d’ensemble ( ou holiste ) qui tient à insérer les parties dans le tout et à les considérer à la lumière de préoccupations personnelles et de l’expérience sociale d’Ibn Khaldoun lui-même, tout en considérant que ces préoccupations d’Ibn Khaldoun sont un prolongement  des luttes ayant marqué la « pensée arabe politique et sociale ».

Jabri précise ensuite qu’il ne considère pas que la pensée d’Ibn Khaldoun est morte ou séparée de « nos préoccupations contemporaines ». Car, selon lui, la pensée d’Ibn Khaldoun est philosophique et la pensée philosophique authentique dépasse, selon Jabri, l’époque qui l’a engendrée. Jabri considère ainsi que tout le monde accepte que la pensée d’Ibn Khaldoun est un patrimoine humain de valeur. Cette pensée a toujours besoin de davantage d’études et d’analyses, car elle reflète toujours « notre situation arabe contemporaine » [sic]. Cette situation est selon Jabri complexe, composée de structures médiévales et de structures nouvelles engendrées par le monde d’aujourd’hui.

Jabri considère que la pensée d’Ibn Khaldoun est une pensée philosophique « authentique » et que cette pensée est éternelle « a-historique » en ce sens qu’elle est toujours pertinente pour expliquer « notre situation » présente. Il est difficile de considérer qu’Ibn Khaldoun était un philosophe tout court, quant à parler de « philosophie authentique » au sujet de sa pensée, c’est ignorer ce qu’est la philosophie générale de Platon, Kant ou Hegel. On peut tout au plus parler de « philosophie sociale » concernant Ibn Khaldoun, comme cela a été fait par Taha Hussein, longtemps avant Jabri.

Considérer que cette pensée est toujours pertinente pour notre période contemporaine, c’est ignorer que justement après Ibn Khaldoun, l’Europe avait fait sa révolution multidimensionnelle, culturelle, philosophique et technique et qu’elle a fait suffisamment de progrès pour intervenir et occuper des territoires chez nous, constituant une menace sérieuse pour les dynasties en place.

Ce réveil de l’Europe et son avancement civilisationnel a plongé l’Afrique du Nord dans le maraboutisme et le charifisme appelés au secours pour résister aux puissances européennes. L’installation des dynasties Sa’adienne et Alaouie et l’effondrement des Sa’adiens ne s’expliquent plus par l’esprit de corps clanique ou tribal, mais par les incursions européennes et les nécessités du Jihad et de la résistance. Les analyses d’Ibn Khaldoun, assez pertinentes pour la succession des Almoravides, Almohades, Mérinides et leurs cousins Wattassides, ne sont d’aucun secours pour expliquer la montée et la disparition des Chorfas Sa’adiens, ni la montée des Chorfas Filaliens.

Jabri qui fera plus tard, dans ses recherches sur la critique de la « raison arabe », du concept de « rupture ou coupure épistémologique » l’un de ces concepts magiques clés, n’avait pas vu cette coupure historique qu’a constituée la Renaissance et l’émergence du progrès technique en Europe et le creusement de l’écart en faveur de la rive nord de la méditerranée. Cette coupure historique évidente aurait dû inspirer une « coupure épistémologique » chez Jabri pour l’empêcher de considérer que l’œuvre d’Ibn Khaldoun est toujours pertinente.

Pour revenir à la démarche de Jabri qui consiste à étudier la pensée d’Ibn Khaldoun « en soi », force est de remarquer que cette démarche a été la ligne méthodologique directrice de son directeur de thèse, lui-même, l’égyptien Naguib Baladi (1907-1978).

Baladi était un professeur de philosophie à la faculté des lettres de Rabat. Il a formé toute une génération de philosophes marocains et a écrit (en français) beaucoup de livres de philosophie sur Pascal (1956), Descartes (1959), Plotin (1970), les constantes de la pensée française (PUF, 1948) …

Le directeur de thèse de Jabri, le professeur (chrétien) Naguib Baladi, est venu enseigner à Rabat au début de l’année 1962-1963 après avoir été écarté de l’université d’Alexandrie et que ses biens ont été mis sous séquestre à cause de « l’intransigeance religieuse » du régime de Nasser, à son retour des États-Unis où il occupait un poste de professeur visiteur à Vermont, depuis 1956. Baladi n’a pas eu la reconnaissance académique méritée à la faculté des lettres de Rabat. C’est ce qui a probablement poussé son compatriote Albert Nader qui l’avait rejoint à Rabat en 1966 à aller s’installer aux États-Unis d’Amérique.

Naguib Baladi était parmi sept étudiants, pouvant être considérés comme fondateurs de la section de philosophie moderne de langue arabe nouvellement créée en 1925, à l’université du Caire devenue publique cette même année.

Dans ses « constantes de la pensée française », Naguib Baladi écrit ce qui suit :

« La philosophie française est souvent étudiée du point de vue de l’influence qu’elle a exercée en France et surtout à l’étranger. Une autre étude l’envisagerait en elle-même, un peu en dehors de tout contact avec les autres philosophies européennes, peut-être même en dehors de toute préoccupation d’influence : étude rendue éminemment possible par le fait que cette philosophie est exprimée en une langue qui a sa littérature, son style et même ses styles. (…)

« Déjà, il nous a semblé que la nécessité imposée à ceux qui étudient les philosophes français, de les étudier en historiens, était factice. Il nous a semblé possible et préférable d’éviter l’histoire. »

Cette position méthodologique de Baladi, adoptée par son élève Jabri, se retrouve affirmée avec force par l’historien et critique littéraire Ibrahim Madkour (1902-1995). Ce dernier qui avait suivi l’itinéraire de son ainé Taha Hussein (1889-1973), d’Al Azhar aux études en France où il avait soutenu sous la direction de Lalande, en 1934, une thèse de doctorat d’État en philosophie publiée chez Vrin, à Paris, en 1935, sous le titre « L’Organon d’Aristote dans le monde arabe », a publié en arabe au Caire, en 1947, « La pensée musulmane, une méthode et son application ».

Dans ce dernier livre, dès les premières pages où il évoque les études européennes du 18ème et du 19ème siècles sur la pensée islamique, il affirme que leurs auteurs ne disposaient pas de sources arabes suffisantes, ni de connaissance suffisante de la langue arabe.

Pour combler ces insuffisances, I. Madkour considère que le seul moyen est « d’étudier la pensée musulmane en soi ». Il ajoute ceci :

« C’est comme cela que cette pensée musulmane sera étudiée de manière réaliste à la lumière des idées étrangères parvenues aux Musulmans et sur la base des recherches et discussions produites par la société musulmane elle-même. C’est comme cela que la pensée musulmane sera découverte à travers ceux qui l’ont produite et qui y croient, afin de la saisir complètement et de la comprendre réellement pour ensuite suivre les étapes de sa formation : de sa naissance et sa croissance à sa maturité et complétude, et montrer enfin à quel degré elle a influencé les écoles et auteurs postérieurs. »

N’est-ce pas là tout le programme de recherche de Jabri ? Nous y reviendrons.

Madkour insiste sur l’étude des textes, documents et sources historiques. Il défend la méthode historique ainsi que la méthode comparative.

Si l’on considère la thèse de doctorat (d’Université) soutenue auparavant, en 1917, par Taha Hussein, sous la direction de Paul Casanova (1861-1926) et de Émile Durkheim (1858-1917) décédé juste avant la soutenance, et qui a porté sur « Étude analytique et critique de la philosophie sociale d’Ibn Khaldoun » (thèse publiée à Paris la même année chez A. Pedone), on relève que T. Hussein avait traité le même Ibn Khaldoun que Jabri, qu’il  avait traité les mêmes sujets que Jabri, en 10 chapitres :

1- Ibn Khaldoun, sa vie, son caractère et son œuvre ;

2- Conception de l’histoire chez Ibn Khaldoun ;

3- Les Prolégomènes ;

4- Les phénomènes extra-sociaux ;

5- Les phénomènes sociaux de la vie nomade ;

6- Les phénomènes sociaux de la vie sédentaire – la politique ;

7- Le khalifat ;

8- Caractères généraux de la vie sédentaire ;

9- Les moyens d’acquérir (il s’agit en fait des différents secteurs d’activité économique) ;

10- Les sciences.

Après les 10 chapitres, on trouve une conclusion générale, puis un appendice consacré à l’origine de la forme du nom « khaldoun », en « oun » (origine erronée, à notre avis).

Il est frappant de relever que Taha Hussein a adopté, dans sa thèse, la même démarche que Madkour, Baladi et Jabri : étudier l’œuvre d’Ibn Khaldoun directement et en soi. Taha Hussein, comme Madkour, plus tard, reproche aux orientalistes qui ont étudié Ibn Khaldoun depuis qu’il a été découvert en Europe au 18ème siècle et traduit, au 19ème, par le baron de Slane (1801-1878), de ne l’avoir pas toujours compris et étudié dans son contexte.

Dans sa conclusion, Taha Hussein explique le déclin de la civilisation musulmane, en Égypte, par la conquête et la domination ottomanes (turques), idée reprise, sans insistance, il est vrai, par Jabri.

Ce dernier voit, comme Taha Hussein, que le déclin du monde musulman est survenu après Ibn Khaldoun. Il écrit ainsi que « le monde arabe est entré après Ibn Khaldoun dans un labyrinthe sombre qui constitue un obstacle pour les forces d’innovation et de création et qui a imposé la stagnation et le recul. C’est ce qui explique que le monde arabe a manqué l’ère de la renaissance ». Jabri pose la question du pourquoi de « l’effondrement de la civilisation arabe et islamique » après avoir atteint le sommet de la grandeur et de la gloire. Il répond que cette question est le cadre général des réflexions et des recherches d’Ibn Khaldoun et qu’elle constitue un des aspects importants de la pensée historique et philosophique contemporaine. Jabri considère que c’est cela qui confère une importance extrême aux opinions d’Ibn Khaldoun. Ces opinions constituent pour Jabri un témoignage indispensable pour celui qui travaille sur les facteurs explicatifs de l’évolution de la « civilisation arabe et islamique ».

Dans l’explication khaldounienne de l’évolution politique du monde musulman, le concept d’esprit de corps (‘asabiyya) constitue un concept clé expliquant l’émergence, le déclin et l’effondrement des dynasties. Ce concept explique le mouvement cyclique de l’histoire musulmane.

Jabri personnifie le « labyrinthe sombre », évoqué ci-dessus, et en fait le facteur explicatif, alors qu’il s’agit d’expliquer pourquoi « le monde musulman est tombé dans ce labyrinthe sombre », si l’on accepte cette idée de labyrinthe et de déclin absolu du monde musulman.

Conclusion de la partie II

Les deux auteurs, Arkoun et Jabri, ont une admirable et remarquable maîtrise de leur langue de travail, le français pour le premier et l’arabe pour le second. Le premier est parfaitement bilingue, tandis que le second ne semblait pas être à l’aise en langue française.

Les deux ont travaillé, dans le cadre de leur recherche universitaire, sur un homme politique et philosophe. Arkoun a cependant travaillé sur un auteur du 10ème siècle, de « l’âge d’or » du monde musulman, alors que le second a travaillé sur un monde islamique « en déclin », au 14ème siècle. Un âge d’or chi’ite et une période de déclin ou de stagnation plutôt sunnite.

Miskawayh est néoplatonicien, tandis qu’Ibn Khaldoun est davantage aristotélicien. Le premier appartient à un monde chi’ite vaincu et presque oublié ou ignoré dans le monde sunnite, tandis que le second, sunnite, appartient à la grande partie du monde islamique qui l’a emporté sur l’autre. C’est ce qui explique qu’Ibn Khaldoun est toujours célébré, jusqu’à nos jours, du moins au Maghreb.

Chacun des deux auteurs qui nous intéressent ici élargira le champ de sa recherche universitaire pour concevoir un projet de recherche ambitieux dont il sera question dans les prochaines chroniques.

(A suivre)

*Economiste marocain, ancien doyen de la faculté de sciences économiques, juridiques et sociales de Rabat.

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Maroc-Algérie : la démesure. Par Hassan Aourid*

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La démesure. Par Hassan Aourid

Il n’y pas de limites à la bêtise, et les deux pays, le Maroc et l’Algérie,  en donnent la pleine mesure ,  par des faiseurs d’opinion autoproclamés. On  s’y complait  par l’insipide jeu de nier les évidences. L’Autre est dénué de culture et Il s’attelle, par vol  et dol à s’approprier ce qui n’est pas sien : couscous, caftan,  bournous, zellige, pâtisserie, sont nôtres et non leurs…Des organes officiels  et autres supports médiatiques , sketchs, youtubeurs, s’y mettent, par un pernicieux jeu de demi-vérités, ou vérités hors contexte… Voire, on appelle à l’alerte et à la mobilisation, au sens militaire, car la guerre est déclenchée, et la guerre n’est pas que le bruit  des canons et le gémissement des blessés.

Devoir de lucidité

Restons vigilants. On nous vole notre culture, par une complicité outre-mer (sic)… J’avoue que je n’ai jamais pensé, dans les pires cauchemars, imaginer une telle dérive. Je crains qu’on me fasse un jour, le procès  d’avoir fait l’éloge de Massinissa, Jugurtha, Saint Augustin, Dihya, ou Ibn Khaldoun. Qui sait ? On me prendra la main dans le sac, écrits et convictions à l’appui.  Ah, le « Marroki » qui s’approprie Apulée, Saint Augustin, la Reine aurasienne, voire Ibn Khaldoun, Marzouk Telemsani, qui  de surcroît,   vibre aux sons d’Ait Menguellat,  El Anqa, ou Gharnati et aime Fellag, tout en raffolant de bananes. Je cours le double risque d’être traitre, d’un côté, et usurpateur, de l’autre. Quelle galère !

Dans le tintamarre des discours constructions- déconstructions, pseudo-vérités,  quasi-vérités,  tout est bon, sauf la vérité. Le Maroc et l’Algérie, les deux peuples, cela s’entend,   (très mal placé pour parler des régimes) puisent de la même trame ethnique et culturel… Rien ne leur appartient à proprement parler, mais ils appartiennent à une trame commune. Il n’y a jamais eu  de frontière culturelle entre les deux pays, et au risque de surprendre, un Tlemcénien a plus d’atomes crochus avec quelqu’un de Fès, qu’il n’en aurait avec quelqu’un de Laghouat, ou un Amazigh du moyen-Atlas avec un Kabyle qu’il n’en aurait avec son compatriote de Safi, ou d’Al Jadida. Les zaouias, les tribus, les genres musicaux, sont transversaux. Voilà ce que la réalité énonce, mais tout comme le schéma de Hegel, haro sur la vérité tant que la théorie est bonne, en l’occurrence les schémas idéologiques. Certes,  les pôles oscillent, de Carthage à Cirta, à Cherchell, à Volubilis, puis de Kairouan à Fès,  Cordoue puis Marrakech. Et après une coexistence houleuse,  des fois, entre Fès, Tlemcen et Béjaia (Bgayet)… A un moment, Alger était la Cordoue des temps modernes, et son université avait donné deux prix Nobels. Certes, les récipiendaires n’étaient ni « Arabe », ni Musulman.

Timuzgha réconciliatrice

Les petites guéguerres culturelles  semblent  un jeu d’enfants, puéril, mais dangereux. A l’instar de ce garde champêtre, auto- proclamé, j’appelle à la vigilance. Autrement. L’Histoire est l’Histoire, et il faut s’y prendre objectivement, la  culture est ce qu’elle est,   un patrimoine évolutif. Je ne  suis dans aucun révisionnisme. Un engagement juridique, dûment signé, ratifié, s’impose. Certes, pour moi les frontières ne sont que des interlignes dans une carte. Elles deviennent problématiques quand elles s’érigent en barrières.

In fine, l’amazighité, a de beaux jours devant elle, ne serait-ce que par les turpitudes de ses détracteurs. Néanmoins, elle n’existe pas  que par défaut. Elle  nous rappelle les fondamentaux. Elle n’est pas réductible à la seule variante linguistique. Elle est géographique, et surtout une conception du monde, Timuzgha, dirait l’académicien Mohamed Chafik.. Un Weltschauung. Ou vision du monde.

 Est-ce un lèse-majesté  de clamer  l’Afrique  aux Africains ? C’est le hic. Et ceux qui hurlent, de part et d’autre, c’est pour éclipser cette évidence. Car les maîtres des céans, ici et là,  ne veulent pas être « africains », et quand ils le sont, ils s’échinent à le nier. Amusons la galerie, par des « guerres » culturelles, pour détourner de l’essentiel.

*Politologue, enseignant chercheur, Hassan Aourid qui fut haut fonctionnaire marocain pendant vingt ans est également écrivain. Il a notamment écrit plusieurs essais comme Les origines sociales et culturelles du système politique marocain, Pouvoir et religion au Maroc, L’impasse de I ’islamisme au Maroc, Aux origines du marasme arabe, Occident : est-ce le crépuscule ? Et des romans dont le Morisque, Le printemps de Cordoue, Sirat himar, inspiré du livre d’Apulée de Madaure « l’Âne d’Or » écrit en arabe et traduit en français et d’autres langues…

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Débats

Retour historique sur les réformes de l’enseignement en Tunisie, par Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi*

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Retour historique sur les réformes de l’enseignement en Tunisie, par Rabaa Ben Achour-Abdelkéfi *

L’histoire de l’enseignement en Tunisie, depuis le XIXe, est celle d’une longue controverse sur la question du bilinguisme, de l’arabisation et de l’enseignement religieux. Si la nécessité de moderniser l’enseignement traditionnel religieux et millénaire dispensé dans les kouttab, puis à la Grande Mosquée-Université de la Zitouna s’est imposée en Tunisie avec la naissance du mouvement réformiste, au XIXe siècle, l’école de la République créée en 1958, s’est trouvée confrontée à l’inextricable problème de la consolidation de la « personnalité tunisienne», définie, à l’exclusion de la diversité tunisienne, par la langue arabe et la religion musulmane, et la modernité scientifique, véhiculée par la langue française, langue du colonisateur.

Dans les articles qui suivront, une réflexion sera menée sur les différentes réformes de l’enseignement, sur les contradictions introduites qui les sous-tendent, avant même la conquête française, que l’indépendance du pays n’a pu résoudre dans la sérénité et qui persistent encore aujourd’hui et alimentent les passions.

1ère partie : La Khaldounya

En 1896, au moment où se fonde l’association de la Khaldounya, les Tunisiens semblaient s’accommoder de la présence française. En effet, les classes dirigeantes et la bourgeoisie paraissaient sincèrement favorables à l’occupation. Les paysans qui souffraient encore du souvenir des injustices et des violences du régime beylical ne pouvaient qu’apprécier la paix française.

La Résidence se heurte, cependant, aux critiques violentes de la colonie française. De véritables campagnes de presse sont menées contre la politique autoritaire du résident général René Millet (1894-1900).

De façon tout à fait contradictoire, Ce résident général, qui semblait peu soucieux de s’attirer la sympathie de la population française locale, était favorable aux idées de quelques jeunes diplômés du collège Sadiki qui réclamaient, sans violence ni agressivité, une formation moderne susceptible de régénérer l’enseignement au sein de la Grande Mosquée de la Zitouna.

Comme eux, René Millet voulait introduire, dans la vieille institution, un esprit de progrès, tout en sauvegardant la célébrité dont elle jouissait auprès du monde musulman.

Ainsi, l’association de la Khaldounya, qui allait offrir un espace d’expression libre et de contestation nationaliste, doit sa création à la double initiative du résident général René Millet et de quelques personnalités tunisiennes modernistes. Il faut remarquer que cette association qui avait pour rôle de compléter l’enseignement dispensé par la Grande Mosquée ne comptait que peu de Zitouniens, les professeurs de la Grande Mosquée étant encore hostiles à tout esprit de réforme.  De même qu’ils ont résisté aux réformes entreprises par Khérédine, qui prônait des réformes susceptibles de conduire au progrès, et qui a fini par adopter la solution de la création du collège Sadiki en 1875, les enseignants de la Grande Mosquée se sont protégés derrière une tradition séculaire, comme s’ils craignaient de se perdre en repensant l’islam et les méthodes d’enseignement.

Ce projet, que sous-tendait une volonté commune de la Résidence et de jeunes musulmans modernistes de rénover l’enseignement de la Zitouna, a certes, sous l’impulsion du Cheikh Salem Bouhajeb, fait de nombreux adeptes parmi les étudiants zitouniens, mais la majeure partie des enseignants de la Grande Mosquée reste, elle, réfractaire au changement.

Le conflit persistera jusqu’aux années trente. Il prendra parfois le caractère d’une véritable cabale.

On peut alors se demander pourquoi le mouvement réformiste qui n’était pas zitounien visait à moderniser la Grande Mosquée. Est-ce parce que l’université de la Zitouna comptait trois fois plus d’effectifs que la Direction de l’Instruction publique et que cette réalité ne pouvait être occultée par une politique de modernisation ? Est-ce que le mouvement nationaliste, dont on percevait les premiers signes, sentait que la Grande Mosquée deviendrait un centre d’agitation politique ? Il est sans doute prématuré de répondre à ces questions, mais il est possible d’affirmer que les modernistes avaient compris qu’ils ne pouvaient entreprendre une action quelconque sans le soutien de la Grande Mosquée, ils avaient compris qu’en réformant les programmes d’enseignement de la Zitouna, ils parviendraient à faire évoluer les mentalités, à marquer l’entrée de la Tunisie dans la modernité, tout en conservant les armes que leur fournissaient la langue arabe et la religion musulmane pour s’opposer aux colonisateurs.

Initiée par le résident-général et par une élite sortant du collège Sadiki, la Khaldounya tient de façon paradoxale les conditions réelles de sa création et de son évolution au choc introduit par la colonisation mais aussi à l’existence même de la Grande Mosquée, dernier bastion de résistance culturelle à l’influence française. En effet, si les méthodes d’enseignement pratiquées par la Zitouna se caractérisaient par leur sclérose, il n’en demeurait pas moins que la vieille institution était la protectrice de la langue arabe et de la religion musulmane, ces deux pôles constitutifs d’une identité nationale sur laquelle le Vieux Destour comme le Néo-Destour construiront leurs revendications et leurs discours.

La Khaldounya et la Zitouna, deux destins parallèles

Le premier mérite de la Khaldounia est, sans doute, celui d’avoir créé un débat entre Sadikiens, élite moderne bilingue, et les Zitouniens. 

C’est Mohammed Béchir Sfar, chef de file des jeunes diplômés du collège Sadiki qui, le premier, établit ce lien entre les Sadikiens et les Zitouniens. Après avoir obtenu le diplôme de fin d’étude du collège Sadiki, il se rend en France pour y poursuivre des études, au lycée Saint-Louis. Il était encore en cours d’étude, lorsqu’il est rappelé en Tunisie par l’administration française qui avait besoin de fonctionnaires bilingues. Dès son retour dans son pays, où la présence française se consolide, où les journaux colonialistes nombreux et puissants s’imposent, allant jusqu’à s’élever contre le comportement conciliant de la Résidence avec les Tunisiens, il tente d’éveiller les consciences en défendant avec acharnement les principes de Khérédine et en attirant vers lui les adeptes de ce même réformiste. Le zitounien, le Cheikh Salem Bouhajeb, répond à son appel mais, lui-même, est, en dépit de son aura, peu entendu dans le milieu zitounien. Il demeure isolé.

Mais, bien que le clan des jeunes Sadikiens soit resté le plus actif, il faut noter qu’en dépit du nombre restreint de ses adeptes, le Cheikh Salem Bouhajeb a introduit, dans le milieu zitounien, une réflexion nouvelle qui vient rompre une léthargie devenue séculaire. En effet, le discours réformiste du Cheikh, qui suscite les réactions violentes des conservateurs, accélère le processus de la modernisation de l’enseignement zitounien.  Le débat prend une telle ampleur que la nécessité de fonder un journal de langue arabe se fait sentir assez vite.

Un hebdomadaire intitulé El Hadhira est publié. Le premier numéro paraît en août 1888. Soutenu tout à la fois par le Zitounien Cheikh Salem Bouhajeb et par le directeur de l’instruction publique, Louis Machuel, le journal connaît une grande diffusion et jouit d’une certaine crédibilité tant auprès des lecteurs de langue arabe, essentiellement de la Zitouna que des hauts fonctionnaires de l’administration française qui le soutenaient et l’animaient. Ce journal, dont l’orientation politique était modérée, appelle au progrès et à l’adoption du modèle occidental

Si le ton conciliant du journal convenait à l’administration française et aux modérés, il suscitait la critique des nationalistes. Après de nombreuses tentatives, ceux-ci créent à leur tour un journal intitulé Az-Zohra dont les critiques étaient plus virulentes. La publication de ce journal conduit les rédacteurs d’al Hadhira à prendre conscience de leur retard, à concrétiser leur programme et à défendre l’idée d’introduire les sciences profanes dans la culture islamique.

La réforme, dont on voit apparaître les premiers signes, ne cherche nullement à transformer le mode de pensée, la seule référence reste l’islam. Il s’agit d’emprunter les techniques et les méthodes qui, tout en mettant le pays au diapason de l’Europe, lui permet aussi de conserver sa personnalité. Moderniser un pays, dans un contexte colonial, revient à renforcer l’esprit religieux, à épurer la religion en revenant aux sources, à la rendre plus rigoureuse mais aussi plus austère. Ce mouvement, qui conduit à la réforme de l’enseignement zitounien, représente un véritable ébranlement de la Grande Mosquée et, s’il a introduit une faille au sein d’une vieille institution, il a permis à la religion musulmane, ainsi épurée, de n’être plus l’apanage de la seule Zitouna. En effet, de même que la modernité et les sciences profanes font leur entrée dans la Grande Mosquée, les sciences religieuses sont enseignées dans les institutions modernes, à Sadiki et, nous le verrons, à la Khaldounia.

La situation du pays à la fin du XIXe siècle était donc favorable à l’émergence d’un courant réformiste. Ce mouvement répondait en effet tant aux attentes des jeunes nationalistes qu’à celles d’un Résident général, qui tentait de se rapprocher des Tunisiens et de s’éloigner des colons.

Khaldounia, les conditions de sa création et son évolution

C’est le lieutenant-colonel Rebillet, attaché à la Résidence qui, le premier, a incité le projet de la fondation de l’association de la Khaldounia. Il écrit :

René Millet accueille favorablement l’idée. Une réunion a lieu en 1896 à laquelle prennent part de jeunes musulmans désignés par le choix du Résident général.  Un comité provisoire composés de jeunes Tunisiens formés à l’école française, placé sous la tutelle du Directeur de l’instruction publique Louis Machuel, est chargé d’élaborer les statuts. Une fois adopté par l’assemblée générale, le projet est transmis à l’approbation du Gouvernement tunisien. L’arrêté du Premier ministre intervient le 22. 12. 1896.

Le 15 mai 1897, l’inauguration a lieu en présence du résident général René Millet, du Premier ministre, du Ministre de la plume, et du Directeur de l’Instruction publique. Le premier président de l’Association, l’amiral Muhammed al-Karoui donne un discours. Le cheikh Salem Bouhajeb énonce la conférence inaugurale dans laquelle il s’attache à montrer que l’islam est compatible avec les sciences modernes. Il va jusqu’à imputer la décadence de la civilisation musulmane au retard scientifique.

Ainsi se crée la première association tunisienne moderne, une association dont le statut et les programmes annoncent les principes autour desquels allait s’organiser tant la lutte nationale que le programme de la Tunisie indépendante : la modernité et la tradition.

Le nom Djamia Khaldounia évoque en effet ces deux notions. Si le nom d’Ibn Khaldoun nous ramène vers la civilisation arabe du passé, un passé où l’esprit critique existait, notons-le, le mot djémia introduit une autre innovation: le vote. Les djamiat existaient déjà mais ce n’était pas des associations de type moderne et occidental comme la Khaldounia.

L’inauguration de la Khadounia provoque bien des réactions. Elle trouve un accueil favorable auprès des modernistes mais elle est au contraire attaquée tant par les adversaires de l’instruction des indigènes, qui considèrent la Khadounia comme un foyer hostile à l’influence française, que par les conservateurs de la Grande Mosquée car, il faut le rappeler, l’existence même de la Khaldounia remet en cause et les méthodes d’enseignement de la Grande Mosquée et les méthodes d’approche de la religion elle-même. 

Après une période de tâtonnements, les étudiants font preuve d’un certain zèle. Ils suivent les cours de sciences, d’histoire, de géographie et de mathématique qui leur sont dispensés et demandent l’introduction de l’enseignement de la langue française et de la rédaction arabe qui n’est pas enseignée à la Grande Mosquée.

Devant le nombre croissant des étudiants à suivre les cours, il convenait de donner à l’enseignement de la Khaldounia une sanction positive assurant aux élèves les plus méritants des débouchés dans l’administration tunisienne. .

La nouvelle conception des études impose la nécessité de créer une bibliothèque arabe, la bibliothèque de la Grande Mosquée étant constituée de manuscrits précieux difficilement accessibles.

Les activités culturelles

Les conférences

Des conférences sont agencées autour de thèmes comme l’hygiène, les principes de la médecine, l’histoire de la Tunisie, les institutions juridiques, le droit mobilier, l’agriculture, etc. En 1907, chaque conférence avait à peu près 280 auditeurs.

Après avoir axé ses efforts sur la vulgarisation des disciplines scientifiques, le comité semble soucieux de s’ouvrir au domaine littéraire, qui, lui, permet la réflexion et le débat sur la situation du pays. Cette nouvelle avancée n’est pas sans rapport avec le renforcement du mouvement national et le développement de la revendication identitaire.

Ces conférences avaient une solide réputation. Elles abordaient divers sujets et des personnalités aussi différentes que les cheikhs de la Grande mosquée, les médecins ou les professeurs de matières scientifiques y participaient.

L’intensité des activités de cette université libre, qu’est devenue la  Khaldounya, et les sujets abordées dans les conférences ou les causeries révèlent que la réflexion s’oriente de plus en plus vers le présent de la Tunisie et sur les problèmes auxquels est confrontée la jeunesse : le mariage mixte, le rôle de la jeunesse, les difficultés de l’adolescence, la participation de la jeunesse aux réalisations concrètes, le conflit entre les conservateurs et les modernes.

Les congrès

Les congrès auxquels participe la Khaldounia soulignent la volonté de ses membres d’élargir leurs actions mais révèlent aussi les changements de position politique du Comité.

En 1904, Mohammed Lasram et Mohammed Béchir Sfar représentent la Khadounya au Congrès national de Géographie, répondant en cela à leur souci d’introduire les matières scientifiques dans l’enseignement zitounien.

La participation de l’association, à l’exposition coloniale de Marseille, en 1906, même si elle est symbolique, révèle qu’elle s’accommode encore de la présence française,

L’organisation, en 1931 et dans ses locaux, du congrès de l’Association des étudiants musulmans d’Afrique du nord (AEMNA) révèle un changement de l’état d’esprit général et une volonté de s’opposer à la présence française.

Le second congrès de langue et de littérature arabes, qui est organisé la même année, est bien le signe que la défense acharnée de la langue arabe et de l’islam fonctionne comme un moyen de lutte. Le groupe des nationalistes n’hésite pas pour cela à regrouper dans ce congrès les oulémas venus de tous les pays du Maghreb. Ce congrès, dont la présidence est assurée par William Marçais, est largement critiqué par la presse arabe et même par l’intelligentsia francophone qui voit, elle aussi, dans l’arabe classique un moyen de résistance.

Ainsi, malgré la présence active d’oulémas dont les idées pourtant sont fort éloignées de celles de la jeunesse nationaliste, la vie politique domine l’association.

En 1945, à la suite du décès d’Abderrahman el Kaak, c’est Cheikh Mohammed el Fadhel Ben Achour qui deviendra le président de la Khaldounia. Il le restera jusqu’en 1958, date à laquelle l’ensemble de l’enseignement tunisien est réformé par Mahmoud el Messaadi. Le choix du cheikh el Fadhel Ben Achour, qui est un zitounien, à un moment où la revendication nationaliste s’intensifiait et où dominait la figure du laïc Habib Bourguiba, est étonnant mais significatif. Enseignant à la Grande Mosquée et au collège Sadiki, fervent défenseur de l’arabité et de l’islam, le Cheikh Mohammed el Fadhel Ben Achour avait orienté toute son action vers la réalisation d’un seul et même objectif : la renaissance du monde arabe et musulman. Son action syndicale et sa participation à la création de la radiodiffusion en langue arabe semblent en apparence mal assorties à sa formation de zitounien et à son appartenance sociale. Son parcours pourtant est cohérent. Bilingue et ouvert sur la culture française, dont il ne rejetait que la politique de domination avec fermeté, il utilisait tous les moyens qui lui étaient donnés pour sortir l’ensemble de ses compatriotes, et non pas seulement une élite, d’une léthargie devenue séculaire. Cette figure du zitounien éclairé, ouvert sur l’occident, réceptif aux nouveaux moyens de la communication et capable de sauver sa culture d’un péril certain, n’est-ce pas précisément là la figure qui répond et concrétise les aspirations des initiateurs de la Khaldounia ?

Le rôle de la Khaldounia sera donc de promouvoir et de diffuser la civilisation arabe en se fondant sur des données encore valables de la culture musulmane. Le nouveau comité de la Khaldounia s’attachera à créer un baccalauréat arabe et des institutions nouvelles dont la qualité devra imposer la reconnaissance. C’est ainsi que sont créés l’institut d’études islamiques, l’institut de droit arabe et l’institut de philosophie.

Les activités de la Khaldounia sont innombrables et il est difficile d’en faire un relevé exhaustif. Mais soulignons la surprenante aptitude de la Khaldounya à s’adapter à une conjoncture politique et sociale qui se caractérise par sa mobilité. Ainsi par exemple, la Khaldounya a pris en charge les élèves renvoyés des lycées et des collèges lors des événements [nationalistes] de 1952-1955 et s’est souciée de les préparer à leurs examens de passage comme aux examens officiels. 

La Khaldounya, qui doit sa création au résident général René Millet et à un groupe de Jeunes Tunisiens, s’est transformé au gré de l’évolution de la situation politique et sociale du pays pour devenir un lieu de débats culturels et politiques.

 Cette institution qui est à l’origine d’un bouleversement de la scolastique pratiquée dans la Grande Mosquée, a permis la diffusion de la langue arabe. Elle a détruit les frontières qui opposaient les Zeitouniens aux Sadikiens, les sciences à la religion, le cheikh à l’orientaliste et a offert à des catégories professionnelles ou sociales que tout opposait, l’opportunité d’établir, un espace de dialogues et d’échanges intellectuels.

L’histoire de la Khadounya retrace l’histoire de la Tunisie de la période coloniale, elle témoigne de la foi de ses initiateurs en une véritable rencontre de la tradition et de la modernité. Malgré le rôle politique indéniable, qu’elle a tenté de jouer, la Khadounya est demeurée une association culturelle qui, à la différence des partis politiques, regroupait autour d’une culture commune des personnalités que n’unissait que leur croyance en une entrée salvatrice dans la modernité.

A suivre

* Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi est agrégée et docteur en lettres et civilisation françaises. Aujourd’hui retraitée, elle a enseigné à l’université de Tunis et est l’auteure de nombreuses publications notamment sur les littératures maghrébines d’expression française. Ecrivaine, elle a publié trois romans : « Bordj Louzir», «Ghandi avait raison » et «Quelques jours de la vie d’un couple ». Elle est également fondatrice et présidente de l’association « Nous tous » consacrée au pluralisme des mémoires de la Tunisie.

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Printemps berbère du 20 avril. Echo en Libye. Par Fethi n Khelifa*

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Printemps berbère du 20 avril. Echo en Libye. Par Fethi n Khelifa*

En avril 1980, j’étais un lycéen de 17 ans à Zwara. Nous étions des jeunes passionnés par l’identité amazighe. Notre enthousiasme était inspiré et nourri par les chansons de Idir, Ait-Menguellet et Djurdjura ainsi que les rares publications nous parvenant difficilement de temps à autres avec les risques que cela supposait pour celui qui les détenait ou diffusait. Le règne de l’arabisme despotique de Kadafi niait toute existence de l’Amazighité sur terre.

Ardeur dans la terreur

La Kabylie était la Qibla de tous les adeptes de l’identité amazighe. Quelques-uns d’entre nous, peu nombreux, ont pu très discrètement la visiter. En dépit des difficultés de communication et du peu de nouvelles dont nous disposions, certains d’entre nous parvenaient à suivre son actualité et même s’informer des résultats des matchs de la Jeunesse sportive de Kabylie, la JSK que nous supportions et dont nous faisions notre fierté.

Via les ondes radio des médias extérieurs et par le biais de certains contacts avec nos amis à l’étranger, nous avions reçu les nouvelles de l’insurrection du 20 avril et ses répercussions.  Nous étions très fiers et indignés à la fois. Fiers de l’héroïsme de nos frères de l’Université de Tizi Ouzou et du reste de la Kabylie et outrés par les exactions d’un régime militaire arabiste répressi ; similaire à celui que nous subissions en Libye.

Nous n’accordions aucun crédit aux médias du régime de Kadhafi traitant en permanence les événements en Algérie soit par le black-out soit par la déformation des réalités. Durant des mois, nous étions à l’affut des faits et retombées des activités de l’université de Tizi-Ouzou grâce aux amis amazigh des pays d’Afrique du Nord. Bien plus tard, nous avions pu reconstituer le tableau complet du soulèvement du 20 avril. Personnellement et pour de nombreux jeunes de ma génération, ce fut un véritable tournant. C’était le début d’une réelle prise de conscience de ce que devaient être nos droits dans un pays entièrement dominé par un régime militaire arabiste et tyrannique. C’était l’étincelle majeure de notre détermination à poursuivre la lutte pour la promotion de notre identité, quelqu’en soit le prix.

Devoir de solidarité

C’est ainsi que nous célébrions le 20 avril de chaque année en  regroupements secrets dans les régions amazighs de Libye. A l’occasion de ces commémorations, certains d’entre nous visitaient la Kabylie, se faisant parfois arrêter et expulser d’Algérie par les agents des autorités militaires.

Nous savions que la lutte du peuple algérien contre la tyrannie, l’arbitraire et le pourrissement n’a cessé et ne cessera pas à travers l’histoire. Pour nous, avril 80 est une des stations de ce glorieux parcours que les Amazighs ont écrit en lettre de sang et de lumière dans le prolongement de la lutte de nos aïeux, nos pères et nos mères, de Massinissa, Jugurtha, Dyhia au héros martyr Matoub Lounès. Ces repères ne cessent, à ce jour, de tracer l’histoire du militantisme et de la résistance contre la domination et le despotisme des régimes militaires dictatoriaux pour une nation algérienne démocratique et plurielle dans laquelle règnent la justice et l’égalité.

Frères d’Algérie, notre pays, vous avez notre soutien, appui et êtes notre fierté. Vous n’êtes pas et ne serrez pas seuls dans votre lutte contre un des régimes les plus abjects marqué par la corruption, l’ignorance et la répression qui s’abat sur tous nos pays.

Ensemble nous sommes le même poing qui frappera les milices militaires, les mercenaires du nationalisme arabiste et le terrorisme islamiste. Nous souffrons tous d’un même mal. Notre commémoration régulière  du 20 avril pendant plus de trois décennies à travers tous les territoires d’Afrique du Nord est la démonstration de notre fidélité aux martyrs de la liberté et de l’affirmation de notre cohésion et détermination à continuer à jamais la lutte éternelle, sur chaque empan du territoire de Tamazgha, jusqu’à la restauration du droit et de la souveraineté aux propriétaires de cette terre.

Nos sommes fiers et fidèles à notre cause commune.  

Hommage aux martyrs de Tamazgha. Tout notre soutien aux résistants qui croupissent dans les prisons du régime des généraux.

*Ancien président du Congrès mondial amazigh, CMA. Président du parti Mère Libye « Libou »

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Tunisie. À la recherche d’un printemps amazighe tunisien. Par Monia Ben Hamadi*

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Tunisie. À la recherche d’un printemps amazighe tunisien. Par Monia Ben Hamadi

Il est nécessaire de se rendre dans le Sud de la Tunisie, à Tataouine, Matmata, Gabès ou encore l’île de Djerba pour espérer entendre des personnes, souvent âgées, parler encore une des langues Amazighes locales, le Chelha tunisien ou le “Libyen oriental” – langue Amazighe de Zouara -, qui composent les langues Zénètes de l’Est parlées en Tunisie et en Libye. Les berbérophones du Nord-Ouest de la Tunisie, à Siliana ou au Kef, sont encore plus rares.

Regain d’intérêt citoyen et vieille négation officielle

Si le dialecte tunisien a préservé de nombreux termes d’origine amazighe, celles et ceux qui parlent la langue constituent moins de 0,5% de la population, soit 50 000 personnes selon les estimations les plus optimistes et seulement 10 000 selon l’UNESCO. 

Mohsen Esseket est originaire de Tataouine et vit à Tunis. Il est le président de l’association Tamaguit pour les Droits, les libertés et la culture Amazighe. Si lui ne parle pas couramment la langue, sa femme par contre la maîtrise et le couple tente de transmettre cet héritage à leurs trois enfants. Après la révolution, les revendications culturelles et identitaires de groupes minoritaires ont refait surface et plusieurs associations ont été créées profitant d’un engouement citoyen et d’une liberté d’expression nouvellement acquise. 

M. Esseket rejoint alors l’Association tunisienne de la culture Amazighe. En 2016, un nouveau bureau est constitué et M. Esseket n’en fait plus partie. Il considère aussi que l’aspect culturel limite le champ des activités et, pour pouvoir s’engager davantage pour la défense de droits civiques et politiques des populations amazighes en Tunisie, il crée l’association Tamaguit en 2017. Il se consacre ensuite à la défense des citoyens qui souhaitent revendiquer leurs origines amazighes, notamment en choisissant le prénom à donner à leurs enfants, une question épineuse à l’époque. 

Effectivement, une circulaire datée du 12 décembre 1965 n’autorisait que les prénoms arabes et les services de l’état civil de différentes municipalités se faisaient souvent un devoir de l’appliquer à la lettre. La circulaire publiée après l’indépendance sous la présidence de Habib Bourguiba s’inscrivait dans une politique d’arabisation forcée des populations autochtones dont une partie importante parlait encore le Chelha tunisien, notamment. “D’abord c’était l’arabisation forcée, ensuite la disparition de références amazighes dans les manuels scolaires dans les années 80”, déplore Mohsen Esseket.

Après de nombreuses polémiques, le texte est finalement annulé le 16 juillet 2020 par Lotfi Zitoun, ministre des Affaires locales. Ce dernier écrivait alors que l’interdiction de certains prénoms constituait “une forme de restriction de liberté” incompatible avec “le climat de liberté et de responsabilité qui règne en Tunisie aujourd’hui”.

Timide bougé des institutions

Depuis cette petite victoire pour les parents soucieux de préserver leur patrimoine familial et culturel, la volonté politique au niveau de l’État tunisien est encore très timide. Le 24 mars 2023, Minority Rights Group International a interpellé le représentant tunisien à l’occasion de l’Examen périodique universel de la Tunisie, lors de la 52ème session du Conseil des droits de l’homme à Genève. “Nous déclarons l’urgence de défendre le patrimoine amazigh en voie de disparition. Les enfants amazighes et même les personnes moins jeunes devraient avoir la possibilité de pouvoir apprendre le Tamazight”, a déclaré Cyrine Hammemi, au nom de l’organisation. 

Dans le rapport national soumis par la Tunisie au Conseil des droits de l’homme et rendu public en octobre 2022, les autorités affirmaient qu’à partir de 2024, “la culture amazighe sera intégrée aux programmes scolaires officiels, via des activités culturelles assurées par des clubs à l’intention des personnes intéressées”, assurant que “les Amazighs [jouissaient] de leurs droits dans tous les domaines sans aucune discrimination, ni exclusion ou marginalisation”. “Les institutions éducatives et culturelles valorisent le patrimoine culturel amazigh et l’école a vocation à enraciner et affermir ce patrimoine dans toutes ses composantes historiques et culturelles”, précise encore le rapport. 

Dans une tribune publiée sur le site Kapitalis, Wahid Ferchichi, ancien président de l’Association de défense des libertés individuelles et professeur de Droit s’insurge contre les “mensonges” et les “contre-vérités” de ce rapport. Il rappelle ainsi qu’il n’y a aucune reconnaissance officielle de la culture et de l’identité amazighe en Tunisie et pointe du doigt des tentatives de manipulation. “Dire qu’à partir de 2024, il y aura intégration de la culture amazighe dans les programmes scolaires officiels, via les clubs, constitue une manipulation, puisque les clubs ne font pas partie du cursus scolaire. D’autant plus que le rapport ne traite pas de la langue amazighe qui constitue la principale revendication des personnes amazighes”, fustige l’universitaire.

Pour Mohsen Esseket, comme pour beaucoup d’autres, l’apprentissage de la langue se fait surtout à la maison. “Nous avons mis en place des cours de langues grâce à l’association, mais nos moyens sont très limités et nous ne savons pas ce que l’État compte faire dans le cadre de ces ‘clubs’, ni s’il y aura un financement adéquat”, regrette le président de Tamaguit.

Sur les réseaux sociaux, la référence à la commémoration du printemps Amazighe en Tunisie est quasiment inexistante. Chaker Mouelhi vit à Makthar, une ville du Nord-Ouest de la Tunisie connue pour son site archéologique et située sur le territoire de la tribu des Ouled Ayar, une tribu d’origine berbère arabisée. Ce photographe, amateur d’Histoire et d’archéologie, rappelle quasiment chaque année le 20 avril, l’anniversaire du printemps Amazighe de 1980. “Que reste-t-il du Tafsut n Imaziɣen d’20 avril 1980 ?”, s’interroge-t-il cette année. Personne pour lui répondre. “Sans doute l’événement est encore présent chez certains Imazighen, avec de nouvelles revendications identitaires chez certains Tunisiens”, se rassure-t-il. 

Un regain d’intérêt pour la culture et la langue amazighe est cependant perceptible. Grâce à la pratique du tatouage ou de la poterie, de nouvelles générations découvrent un patrimoine enseveli. Fairouz Ben Salah, une journaliste qui a travaillé sur la question, l’assure : “les jeunes reprennent un peu le flambeau”.

*Journaliste

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Tunisie. La jeunesse à la recherche des origines. Par Saïd Sadi

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Tunisie. La jeunesse à la recherche des origines. Par Saïd Sadi

La Tunisie ne fait pas exception. Même dans la relative tolérante République de Bourguiba, la question amazighe fut occultée et même contenue ( Voir article de Monia Ben Hamadi ) . Avec cependant une nuance. Le «  combattant suprême », vieux routier des arcanes de la quatrième république française, ne voulait pas homogénéiser la société par admiration pour le panarabisme exalté qui avait fasciné Ben Bella et d’autres dirigeants nord-africains. En bon jacobin, il voulait construire un Etat centralisé, univoque et donc « moderne ». A l’instar de beaucoup de dirigeants de son époque, les particularismes étaient entendus et traités comme des stigmates des sociétés archaïques et qui, entant que tels, devaient être balayés comme le fut le beylicat.

Une question impensée

Cette démarche ne relevait pas d’un quelconque sectarisme ou d’une inculture. L’homme connaissait ses humanités. L’ancien premier ministre Hédi Baccouche m’avoua que le père fondateur de l’Etat tunisien avait quitté la tribune quand Ben Bella tonna à Tunis en 1962 : «  Nous sommes arabes, nous sommes arabes, nous sommes », lâchant devant ses proches : «  Ma yarefch tarikh bladou » ( il ne connait pas l’histoire de son pays. Je censure l’apostrophe qui avait précédé ce jugement). Le même Hedi Baccouche m’a rapporté qu’avant l’indépendance, les militants destouriens berbérophones furent assignés à des tâches de transmission quand il fallait éviter que des informations sensibles ne parviennent à trop d’oreilles indiscrètes.  Mais au-delà de ces anecdotes et à l’inverse de ce qui se passa en Algérie et au Maroc, on ne connait pas d’époque où, dans le mouvement national tunisien, auraient surgi des débats portant sur la place de l’amazighité dans le futur État.

Pour les élites tunisiennes, pourtant alertes et vigilantes quand il faut défendre les droits des autres minorités, la question amazigh fut longtemps une abstraction. On ne retrouve, par exemple, pas de traces de ce dossier lors des discussions qui ont précédé la création de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, la première du genre en Afrique du nord alors que c’est le Mouvement culturel berbère qui fut à l’origine de la Ligue algérienne. Le sujet ne fut pas abordé, non parce qu’un courant politique s’y serait opposé, mais du fait qu’à l’époque – en 1977 – la demande ne s’était pas exprimée. 

Le défunt Abdelouahab Medheb avait fourni l’explication la plus pertinente de l’état d’esprit qui caractérisait ce dossier : « c’est une question impensée », m’avait-il répondu quelques années avant sa disparition quand je lui demandais de me m’éclairer sur la perception qu’avaient les intellectuels de son pays de l’amazighité. Et effectivement, ce n’est que depuis quelques années que la problématique amazigh s’invite dans le débat public ; pour l’instant sans avoir déteint sur la classe politique.  

Émergence inattendue

Et comme dans tout régime autoritaire, c’est la société civile qui s’empare des questions laissées en jachère par les structures étatiques et les médias meanstream. Lors de la disparition du chanteur kabyle Idir, des artistes de Djerba ou du Sud postèrent des vidéos où ils reprenaient ses compositions les plus connues. Quoi que de façon moins massive que dans les autres pays d’Afrique du nord, l’emblème amazigh est brandi à Tunis lors de certaines manifestations. Mais le plus remarquable dans cet éveil, certes encore limité, c’est qu’il est le fait de jeunes arabophones, c’est-à-dire de gens qui sont rarement des locuteurs de la langue amazigh. Il y a comme une prise de conscience dans l’idée que l’amazighité n’est pas réductible à la pratique de la langue, quand bien même celle-ci serait-elle un facteur important dans la restauration de Tamazgha. Là encore, le cas tunisien se distingue des expériences algériennes et marocaines où la réappropriation du fait amazigh fut amorcée par des acteurs ayant une notoriété établie : Jean Amrouche, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine en Algérie, Aherdane, Mohamed Chafik et d’autres pour ce qui est du Maroc. L’engouement que l’on retrouve sur les plateaux des télévisions privées pour le domaine amazigh vient le plus souvent de personnes qui n’ont connu que l’école publique, laquelle a ignoré une histoire, une langue et une culture occultées voir stigmatisées par les institutions. Le propos de cette génération est d’une rafraichissante audace : « On nous apprend à l’école que Okba Ibnou Nafaa est venu apporter la bonne parole chez nous. Il est prouvé que cela est faux. Nous devons avoir le courage de dire qu’il est un conquérant, un colonisateur », s’insurge un jeune sur l’une des productions de la chaine Tunisna TV. D’autres programmes sont consacrés à la vulgarisation de l’histoire anté-islamique. « Tarik qui est parti à la conquête de la péninsule ibérique est un général amazigh. C’est l’historiographie des pouvoirs de Bagdad qui en a fait un dirigeant arabe », explique un homme d’un âge respectable dans une émission lancée en prime time ; signe que le sujet intéresse un public de plus en plus large, du moins dans certaines catégories sociales. La vidéo d’une jeune femme exhibant fièrement le premier diplôme de langue amazigh délivré en Tunisie a tourné en boucle pendant plusieurs semaines. Il est vrai qu’elle a été relayée en Algérie, au Maroc et dans la diaspora.

Pour l’heure, les autorités tunisiennes, trop occupées par les problèmes de pouvoir, ne semblent pas accorder de grande importance à une quête identitaire qui infuse progressivement dans la jeunesse. On ne voit pourtant pas comment la Tunisie resterait longtemps réfractaire à une lame de fond historique, sociétale et culturelle qui a fait irruption dans les sphères politique et institutionnelle en Libye, au Maroc, en Algérie et au Sahel.  

La construction de l’Afrique du nord démocratique passe par la réhabilitation de son histoire, de sa première langue et de sa culture ; des référents qui, fait unique dans l’histoire de l’humanité, ont survécu à sept grandes invasions. Des peuples sans Etats ont accompli un sauvetage miraculeux. Venu d’on ne sait où, le sursaut de la jeunesse tunisienne vient nous rappeler que le message de Jugurta est plus fort que tous les vents contraires.

Le succès rencontré par ce dossier est une preuve de plus que, comme le signale dans sa vidéo mon ami Ahmed Asid, le réveil amazigh « a atteint un point de non-retour ». Il reste à faire de sorte que cette adhésion populaire trouve écho dans les institutions. Alors, et alors seulement, nous pourrons dire que nous vivons en société démocratique. 

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Impact du printemps berbère d’avril 80 sur le Maroc. Par Mounir Kejji*

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Impact du printemps berbère d’avril 80 sur le Maroc. Par Mounir Kejji*

Dans la trajectoire historique de chaque peuple qui aspire à son émancipation, il y a des moments qui sont des références et des repères fondateurs. En Afrique du Nord, parmi les dates célébrées par quasiment tous les Imazighens, on peut citer Iḍ n Yennayer et le 20 avril. Le premier est la nuit du nouvel an amazighe et le second renvoie aux événements qu’a vécus la Kabylie en 1980.

Un écho profond mais non structuré

La date de 20 avril est une date célébrée par les Imazighens un peu partout en Afrique du Nord  comme  dans la diaspora. Elle est désormais inscrite dans les annales historiques amazighs sous le nom de Tafsut Imazighen ( Le Printemps Berbère ). Au Maroc comme ailleurs, nous savons que cette insurrection civique fait référence aux évènements tragiques que la Kabyle, une terre farouchement attachée à sa liberté, a connus le 20 avril 1980 suite à l’interdiction de la conférence portant sur la poésie kabyle ancienne que devait animer le chantre de l’amazighité, Mouloud Mammeri. Cette interdiction a donné naissance à un mouvement populaire démocratique qui a payé cher la cause qu’il défendait. Nous savions par ouï-dire que le pouvoir d’Alger avait réagi violemment contre un mouvement pacifique et en procédant notamment à des arrestations arbitraires parmi les jeunes. Pour nous jeunes Amazighes du Maroc, cette répression n’avait qu’un objectif : museler la voix amazighe qui aspire à une vraie démocratie. Le mouvement rencontra un intérêt immédiat mais discret chez les élites amazighophones du Royaume où la question amazighe évoluait dans un climat de suspicion permanente de la part des autorités. Ensuite et sans que l’on sache vraiment comment ni pourquoi, un écho de sympathie général mais non organisé naquit spontanément dans les lycées et les universités.

Les événements du Printemps Berbère connurent donc une résonnance culturelle et politique importante, non seulement en Algérie, mais dans toute Tamazgha et, donc,  au Maroc aussi.

Depuis l’indépendance du Maroc en 1956, le pays s’est construit sur un substrat et une dualité idéologique qui se basaient sur l’arabité et l’islamité, niant ainsi toute dimension amazighe. L’arabisation s’est beaucoup accélérée et a été soutenue à travers les maillons partisans et les institutions de l’Etat. Les différentes constitutions l’ayant consacrée, elle se traduisit mécaniquement à l’école, l’administration, les medias…

La pouvoir sur la qui-vive

Au lendemain des événements de Printemps Amazigh de 1980, il y eut une conférence de presse tenue au  Palais royal de Casablanca. Un journaliste français posa une question à Hassan II sur la problématique amazighe en demandant si le Maroc ne risquait-il pas de vivre des manifestations à la kabyle. La réponse du monarque était que ce genre d’événements sont impensables au Maroc car, expliqua-t-il, les Marocains arabophones et berbérophones étaient soudés et qu’ils ont acquis leur immunité contre ce genre de réaction depuis le dahir de 16 mai 1930 (appelé abusivement Dahir Berbère). Le Roi évoqua ensuite l’« origine yéménite » des Amazighes, ce qui, ajouta-t-il était prouvé  « grâce aux livres d’Histoire contemporaines » . ( voir la revue Renaissance d’d’une Nation, Tome XXV, 1980). Le même argument sera d’ailleurs utilisé par Chadli Bendjedid une année plus tard. La revue Tafsut, publiée par le Mouvement Culturel Berbère, le MCB, dont certains exemplaires parvenaient au Maroc via la diaspora notamment, répondit sur un ton ironique mais documenté à ces arguties. La réplique de Tafsut qui éteint la polémique eut un certain écho au Maroc. 

Il faut savoir que le fait amazighe a toujours été vu d’un mauvais œil aussi bien par Rabat que par Alger. L’amazighophobie de Hassan II est ancienne et n’a point besoin d’être démontrée, beaucoup d’écrits existent sur ce sujet. Plus tard, l’amazighité sera pour lui un cauchemar puisqu’elle sera intimement liée aux deux tentatives de coup d’Etat de 1971 et de 1972, lesquels durent menées par des militaires, tous Amazighes originaires du Rif et du Moyen Atlas.

Décennie 1980 : années de plomb

Dans le parcours historique du Mouvement Amazighe au Maroc, ce fait culturel et identitaire a été criminalisé et considéré comme suspect durant les années 1980. C’est pendant cette décennie que la revue Amazigh, lancée par Ouzzine Aherdan, fils du célèbre Mahjoubi Aherdane, l’un des rares homme politique à avoir assumé son amazighité, fut interdite.  L’historien et poète Ali Sadki Azaykou, auteur d’un article intitulé «  Pour une vraie définition  de notre culture nationale »  publié dans un numéro de cette  revue, fut arrêté le 9 juin 1982 et  condamné  à une année de prison. Dans cet article il présentait une lecture de l’Histoire du Maroc jugée iconoclaste. D’autres personnes furent également interpelées dans « l’affaire amazigh ». Ce fut le cas du docteur Ousadden Abdelmalek, du sociologue Ahmed Bouskoul, de Messaadi Boukhalef…Ils seront relâchés après des jours d’interrogatoire.  L’avocat Hassan Id Belqacen, un vieux routier de combat amazighe, a été emprisonné, lui aussi, en 1982 pendant une semaine pour avoir  écrit son nom en tifinagh sur la plaque de son cabinet. Le 19 avril 1981, l’universitaire linguiste amazighe  Boujamâa Habbaz fut enlevé. Son sort demeure inconnu  jusqu’à présent.

Toujours au début des années 80, et dans la ville d’Agadir, quatre hôtels ont été sermonnés et punis de fermeture pour avoir accroché des plaques en tifinagh sur leur devanture. La seule association amazighe activant dans le Souss pendant cette période, à savoir l’Université d’Eté d’Agadir, s’est vue interdire sa session annuelle dédiée à la culture amazighe. 

Sortie du tunnel

Au début des années 1990 c’est lendemain de la chute de mur de Berlin. La période est marquée par la sortie de l’hibernation des acteurs de mouvement amazighe et l’encadrement de la société par un tissu associatif qui connaitra un ancrage dense et un rapide enracinement au niveau national, notamment après la signature de la charte d’Agadir en 1991 où furent consignées les revendications linguistiques et culturelles du mouvement amazigh marocain.

La prise de conscience identitaire commence alors à  se poser  avec  plus d’acuité dans la mesure où elle était vraiment portée par des élites qui étaient en phase avec leur société. Dans les locaux des associations amazighes, il y avait régulièrement des conférences et des débats sur la trajectoire militante du combat amazighe mené en Kabylie depuis le printemps 1980. Des figures artistiques (Idir, Ferhat Imazighen Imula, Lounes Matoub, Lounis Ayt Menguellat, Majid Soula, Djurjura, Malika Doumrane …)  sont admirées et écoutées par une jeunesse marocaine assoiffée de sa culture et de son identité.  Des écrivains et intellectuels kabyles de renommée comme  Mouloud Mammeri,  Mouloud  Feraoun, Salem Chaker, Saïd Sadi, Taher Djaout, Tassadit Yacine, Remdane Achab et d’autres sont lus partout. J’ai rappelé auparavant que des revues clandestines comme Tafsut circulaient massivement grâce à la  photocopie.  Les émissions de la radio chaîne II  en kabyle sont suivies notamment au Sud-est du Maroc. Autant d’exemples, parmi d’autres, qui attestent que la prise de conscience identitaire amazighe au Maroc doit beaucoup au flambeau allumé et porté par le Mouvement Amazighe de Kabylie.

Au début de la décennie 90, et avec la naissance de mouvement amazighe estudiantin dans les universités  de Meknès, Fès, Oujda, Agadir, Marrakech …, les semaines culturelles organisées dans les campus universitaires relayaient la littérature militante  amazighe à travers les expositions des livres venus de Kabylie, des photos des chanteurs kabyles sont affichées dans les bibliothèques ou les chambres des étudiants,  leurs cassettes atteignent le monde rural…. Les étudiants militants de la ville d’Er-Rachidia sont allés même jusqu’à rebaptiser leur université en l’appelant « Université Mouloud Mammeri ». Les jeunes artistes marocains revisitent et reprennent les répertoires musicaux de beaucoup de leurs idoles kabyles pendant les soirées musicales organisées dans les campus universitaires. Chaque 20 avril est célébré dans par des expositions ou des galas un peu partout dans le pays. Des manifestations sont organisées pour commémorer cette date symbolique fondatrice perçue comme un moment de renaissance de la modernité du monde amazigh.

Commémoration de 20 Avril sur le campus de l'université de Fés 1993
Commémoration du 20 Avril sur le campus de l’université de Fés 1993

Besoin de connexion supra national

Le brassage culturel et les contacts directs avec cette terre rebelle seront effectués aussi au début des années 1990 avec les visites de beaucoup d’acteurs de Mouvement amazighe marocain en Kabylie.  La région du sud-est d’où on pouvait capter la radio kabyle connaitra une influence plus intense des luttes menées dans cette région. L’anthropologue américain Paul Silverstein a d’ailleurs consacré une étude sur cette influence. Elle est publiée dans « The journal of North Africa Studies ».

C’est par solidarité avec cette Kabylie inspirante qu’un groupe de militants(es) ont organisé un sit in devant l’ambassade d’Algérie à Rabat pendant les événements du Printemps Noir de 2001 au cours duquel 127 jeunes furent assassinés et plus de 3000 autres furent blessés par les forces de sécurité du régime d’Alger. Ce sit in fut d’ailleurs violemment réprimé par la police marocaine. Et c’est aussi par solidarité que le MCB avait observé un sit-in devant l’ambassade du Maroc à Alger en 1994 pour réclamer la libération des détenus politiques amazighes ;un groupe resté dans les annales du mouvement cultuel amazighe marocain sous la dénomination de  « détenus de l’ associations  Tilelli de Goulmima ».

Le mouvement Amazighe en Kabylie en général et les événements du 20 avril 1980 en particulier sont des actes politiques essentiels qui ont contribué à l’accélération de l’émergence puis de l’affirmation du Mouvement Amazighe au Maroc. C’est pourquoi, certaines voix, proches du pouvoir, que la renaissance amazighe dérange, se sont levées pour appeler  à « dékabyliser » le Mouvement Amazigh du Maroc. Ces niches ont compris que « lorsque la Kabylie est arrosée, c’est toute Tamazgha qui moissonne ».

Oui, la Kabylie, aujourd’hui malmenée, fut le théâtre d’un éveil intellectuel, culturel et politique qui a inspiré et nourrit le débat autour du projet démocratique d’une l’Afrique du nord qui peut et doit se ressourcer à son socle amazighe.

Militants marocains observant une grève de la faim en soutien à la Kabylie lors du Printemps noir de 2001
Militants marocains observant une grève de la faim en soutien à la Kabylie lors du Printemps noir de 2001

*Mounir KEJJI, militant de la cause amazigh.

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