jeudi, novembre 30, 2023
Débats

Avons-nous besoin aujourd’hui des « critiques » d’Arkoun et de Jabri ? Première partie. Par Lahcen Oulhaj*

La réponse que nous tenterons de justifier dans cette série de chroniques mensuelles est négative pour la « critique de la raison arabe » d’El Jabri et mitigée pour l’œuvre d’Arkoun « Pour une critique de la raison islamique ».

Dans la chronique de ce mois, nous présentons et comparons les deux penseurs Arkoun et Jabri, leurs formations, leurs backgrounds et les problématiques de leurs « projets critiques » ainsi que quelques éléments de leurs méthodes respectives.

1- Présentation des deux auteurs

Mohammed Arkoun est né à Taourirt Mimoun, en Kabylie (Algérie), en 1928, et est décédé en 2010 à Paris et inhumé à Casablanca. Mohammed Jabri est né à Figuig (Maroc) en 1935 et décédé en 2010 à Casablanca. Il y a donc beaucoup de points communs entre les deux penseurs : Ils s’appellent tous les deux Mohammed, sont tous les deux berbères (amazighs), et sont tous les deux décédés la même année et inhumés dans la même ville. Ils étaient tous les deux des penseurs travaillant sur le même patrimoine culturel islamique de langue arabe. Ils travaillaient sur les idées et tentaient d’en créer. Ils s’occupaient tous les deux de l’avenir collectif des « peuples » en analysant les structures de pensée, des « musulmans » pour le premier et des « arabes » pour le second.

Arkoun était islamologue professeur à la Sorbonne où il avait étudié, après l’université d’Alger. Il avait notamment écrit en 1984, « Pour une critique de la raison islamique », après des travaux importants d’islamologie, notamment sur Miskawayh, dès 1961.

Jabri était philosophe spécialiste de la « Pensée musulmane et arabe », professeur à l’université Mohammed V où il avait étudié après une première année universitaire en 1958 à Damas. Il avait notamment écrit « Critique de la raison arabe » dont le premier volume ( La formation de la raison arabe) est paru en 1984, après plusieurs travaux dont particulièrement sa thèse de doctorat sur « Al ‘asabiyya (esprit de corps tribal) et l’État chez Ibn Khaldoun » élaborée sous la direction du philosophe Aziz Lahbabi (ancien doyen de la faculté des lettres d’Alger) soutenue en 1970 et publiée l’année suivante.

On peut dire sans exagération que Arkoun s’était focalisé sur le modèle de Miskaway, tandis que le modèle de Jabri était Averroès. Le choix de l’un et de l’autre en dit long sur l’approche que chacun des deux auteurs adoptait en matière de philosophie de la connaissance. Miskawayh était adepte d’un Néoplatonisme idéaliste, tandis qu’Averroès était un fervent disciple d’un aristotélisme plutôt logiciste.

Ahmad b. Muhammad b. Ya’qûb, dit Abû ‘Alî, surtout connu sous le nom de Miskawayh ou Ibn Miskawayh est un homme d’État, philosophe et historien persan, né à Rayy en 932 et mort à Ispahan en 1030. Yaqut a dit que Miskawayh était un zoroastrien converti à l’islam. Les noms islamiques de ses parents contredit toutefois cette affirmation et signifient que c’était plutôt un ancêtre à Miskawayh qui avait embrassé l’islam. Miskawayh était au service des vizirs al-Muhallabi et surtout sous les Buyids (shi’ites). Il fréquenta les grandes figures de l’époque, comme al-Tawhidi, al-‘Amiri (isma’ili), Ibn Sa’dan, Badi’ al-Zaman al-Hamadani, al-Khawarizmi, al-Mantiqi… Il a été élève d’al-Tabari.

Sur le plan philosophique, Miskawayh a subi l’influence de l’école de Baghdad d’Abu Bishr Matta, al Farabi, Yahya b. ‘Adi et surtout de l’élève de ce dernier, Ibn Suwar. Mais c’est surtout le cercle d’al-Kindi (Abū Yūsuf Ya‛qūb b. Isḥāq, 801-873), Porphyre (234-305) et son « Introduction aux catégories d’Aristote » et la pensée de Plotin (205-270) à travers la « Théologie d’Aristote » (rédigée par Ibn Na’ima d’Émèse, Hims, et corrigée par al-Kindi) inspirée de l’éthique platonisée d’Aristote, et faussement attribuée à celui-ci, qui ont le plus marqué la pensée philosophique de Miskawayh. Ce dernier a, à son tour, influencé al-Ghazali (1058-1111), Nasir ad-Din al-Tusi (1201-1274) et les philosophes shi’ites comme Sohrawardi (1155-1191), Molla Sadra Shirazi (1571-1636)…

Il est important de noter que la pensée philosophique de Miskawayh est associée à l’encyclopédie des Frères de la pureté, Ikhwan al-Safa (proches du Mu’tazilisme). Selon Arkoun, la vision globale de Miskawayh est celle de « l’éthique à Nicomaque » d’Aristote largement inspirée de la psychologie de Platon, mais cette vision globale a aussi été adaptée aux résultats des travaux du médecin stoïcien (Platonisme moyen) Galien de Pergame (121-201).

Miskawayh a combiné l’écriture en histoire et en philosophie. Dans ce dernier domaine, il a écrit Tahdhîb al-Akhlâq (Le raffinement du caractère), Tartîb al-sa’âdât wa manâzil al-‘ulûm (La hiérarchie des bonheurs), Kitâb al-fawz al-aṣghar (Le petit livre du succès), Kitâb al-ḥikmat al-khâlida (Le livre de la sagesse éternelle), Kitâb al-ḥawâmil wa l-shawâmil (Le livre des examens et des brèves réponses). Il a aussi laissé des épîtres, opuscules et fragments comme Risâla fi mâhiyyat al-‘adl wa bayân aqsâmi-hi (Traité sur la justice), de l’âme et de l’intellect et des plaisirs et des douleurs, Épître sur la substance de l’âme, Le Testament spirituel.

2- Conceptualisations modernisstes d’Arkoun et interprétations nationalistes de Jabri

Si Arkoun s’appuie sur les travaux de Miskawayh, proche des milieux shi’ites ismaïlites néoplatoniciens, Jabri, lui, a largement pris pour modèle Averroès, Ibn Rushd, né en 1126 à Cordoue en Espagne (almohade) et mort en 1198 dans la capitale des Almohades, Marrakech.

On sait qu’Averroès prend, à son tour, Aristote pour modèle qu’il qualifie de « divin » (rabbani).

Ibn Rushd est médecin à la cour almohade et plusieurs fois Qadi et donc Faqih et théologien.

En tant que théologien exerçant sous les Almohades dont la doctrine officielle est la pensée batiniste du Mahdi (Messie) ibn Tumert, Ibn Rushd ne peut pas s’éloigner du Mahdisme d’origine shi’ite, ni de la doctrine d’al-Ghazali l’ash’arite. Comme les Almohades, il rejette les furu’e (textes dérivés, des Oulémas et Imams) et s’attache aux ussul (origines), c’est-à-dire au seul texte coranique.

En 1166, Ibn Rushd est amené à la réflexion philosophique par Abu Yaqub Yussuf ibn Abdelmoumen al-Muahhidi qui lui demande de commenter l’œuvre d’Aristote. Il le fait sous l’influence d’Ibn Bajja, Avempace (1077-1138), né à Saragosse et mort à Fès, le commentateur de « l’Éthique à Nicomaque ». Mais c’est surtout le chapitre de la logique de l’œuvre d’Aristote qui va marquer la philosophie de la connaissance d’Averroès et de son disciple al-Jabri.

En philosophie, Ibn Rushd écrit Ce qui est nécessaire en logique, ou Petits commentaires (sur l’Organon et l’Isagogè) et plusieurs commentaires moyens sur les différentes œuvres d’Aristote (du ciel, la Physique, la Poétique, la Rhétorique, …) Il écrit « Tahāfut al-tahāfut » (contradiction de la contradiction), L’Intellect : Compendium du livre de l’âme, le Grand commentaire sur la Métaphysique d’Aristote, Commentaire de la République de Platon, La béatitude de l’âme…

En théologie (philosophique), il a écrit Commentaire de la profession de foi d’Ibn Toumert, Dévoilement des méthodes de démonstration des dogmes de la religion musulmane (Al Kashf ‘an manâhij al-adilla fi ‘aqa’id al-millah), Tahafut al-Tahafut et Fasl al-maqâl fîmâ bain ashsharî’ah wa al-hikmah min al-ittisâl.

Arkoun est beaucoup plus modeste qu’El Jabri. Il ne prétend pas présenter au lecteur une critique de la raison islamique. Il se contente, selon le titre de son ouvrage, de simplement présenter des arguments pour entreprendre une critique de cette raison. En réalité, Arkoun s’intéresse davantage au mode islamique de pensée qu’à une « raison islamique ». Dans son article « Réflexions sur la notion de ‘raison islamique ‘»[1], il écrit ‘’the author reflects on the status of reasoning in an Islamic clime based on three sources of information and interpretation examined each in turn: classical Islamic literature, contemporary Islamic literature and Orientalist literature. He thus attempts to identify the type of reasoning which has produced literary works designed to satisfy specific tastes at specific times.”

Il explicite sa méthode en ajoutant : “the author suggests analyzing the major productions of Islamic reasoning from the relationship that could be established between the formation of each corpus and the socio-historic conditions surrounding it. He illustrates this point with three examples taken respectively from the Koran, the Classical Age and the Scholastic Age.”

Arkoun cherche donc à identifier le mode de penser qui a produit les littératures islamiques classique et contemporaine et la littérature orientaliste en analysant la relation entre le corpus produit et les conditions socio-historiques dans lesquelles il a été produit. Il s’agit donc d’une sociologie historique du patrimoine islamique.

Dans son introduction au livre I de la « Critique de la raison arabe » intitulé «La formation de la raison arabe », Jabri affirme que la « raison arabe » est celle qui s’est formée au sein de la culture arabe et a, en même temps, œuvré à la production et reproduction de cette culture. Il considère que la critique de cette raison, était nécessaire depuis un siècle, et qu’elle exige de se libérer des lectures antérieures dominantes de cette culture et de leurs carcans. Il s’agit pour lui de remettre en question la « raison arabe ». Il dit qu’il met en œuvre, dans ce livre I, la méthode « génétique » visant à faire la genèse de la « raison arabe ». Il le divise en deux parties. Dans la première, il fait une analyse des concepts de raison et de culture. Dans la seconde, il analyse les éléments constitutifs de la culture arabe, et de la raison arabe, dit-il comme si, pour Jabri, culture et raison étaient synonymes !

Dans cette seconde partie du Livre I de la critique de Jabri, l’auteur tente de dégager les « systèmes cognitifs » constitutifs de, et à l’œuvre dans la « culture arabe ». Jabri conçoit son travail critique comme une œuvre de libération en vue d’un « rationalisme arabe », synonyme pour lui de la logique aristotélicienne et de l’aristotélisme (Cf. chapitre 10 du Livre I).

Les points de départ des recherches d’Arkoun et de Jabri sont loin d’être similaires. Arkoun est un penseur formé dans l’école française et donc imprégné de la philosophie des Lumières et de l’humanisme de la Renaissance marquée par un retour à l’héritage gréco-romain loin de l’esprit « sémitique » centré sur le prophétisme et le messianisme. Le jeune Arkoun était, au cours des années 1950, membre de « l’association des étudiants musulmans de l’Afrique du Nord ». Cela a dû jouer un rôle important dans sa prise de conscience des problèmes de retard culturel islamique de l’Afrique du Nord.

Le projet d’Arkoun est antérieur à la défaite arabe de 1967 et n’a rien à voir avec l’échec du Nasserisme et du Baatisme. La finalité d’Arkoun est de libérer l’esprit des Nord-Africains du mode de pensée islamique qui les empêche d’adhérer à la modernité universelle. Arkoun est donc un moderniste universaliste qui nous invite à rompre avec le mode de pensée islamique archaïque et à adhérer pleinement aux sciences et à la modernité culturelle. Pour certains auteurs, la critique d’Arkoun fait partie des études orientalistes.

En revanche, Jabri a reçu des bribes de la culture française et a surtout été formé dans la littérature islamique ou nationaliste de langue arabe. Il adhère au nationalisme arabe et est un membre influent du Centre des études de l’unité arabe de Beyrouth. Au sein du patrimoine culturel de ce nationalisme, il distingue cependant un courant oriental « irrationnel » et un courant occidental « rationaliste » représenté par Averroès. Jabri estime que c’est ce courant qui est à l’origine de la Renaissance et des Lumières en Europe. Pour lui, il faut donc retourner à l’esprit d’Averroès pour nous conduire vers le progrès et le triomphe du nationalisme arabe. Jabri est donc un nationaliste arabe qui ignore tout du patrimoine culturel pré- islamique nord-africain. Il veut donc amputer cette région du monde de son patrimoine pour lui prêter le patrimoine construit pour l’essentiel sous les Abbassides et son avatar ou ramification almohade.

Arkoun ne critique pas une « raison islamique » a-historique, mais un mode de penser qu’instaure le texte coranique, mais aussi une grande partie de la littérature islamique classique et ce qu’on appelle le « renouveau » islamique incarné par les Frères musulmans.

El Jabri croit qu’il existe une « raison arabe » a-historique dont il faut exposer la formation et dégager les structures et les mécanismes. El Jabri est un structuraliste (Livre II) qui prend toute une période faite de plusieurs siècles comme un moment statique. Dans ce moment, il « découvre » trois structures cognitives ou systèmes épistémiques à l’œuvre dans ce patrimoine et que sont « al Bayan », « al-Irfan » et « al-Burhan ».

Arkoun est un rationaliste platonicien, tandis que Jabri est un averroïste aristotélicien. On sait qu’Aristote est un défenseur de la connaissance sensible et qu’il s’est opposé à l’idéalisme rationaliste de son maître, Platon. Arkoun propose une critique approfondie « quasi-externe » du mode de penser islamique à la lumière de l’esprit scientifique des Lumières, tandis qu’Al Jabri propose un critique interne au « patrimoine arabe » où il considère qu’il existe un courant positif, celui de la « démonstration » d’Averroès-Aristote, qu’il faut promouvoir pour « nous » sortir du sous-développement et du statut de dominé afin de triompher et de dominer à nouveau le monde. Dans ce patrimoine, il relève aussi, bien évidemment, des courants qu’il juge négatifs, ceux de la « rhétorique » dont Al Jahiz et de la gnose représentée dans le patrimoine islamique par Avicenne, Sohrawardi, Mulla Sadra et toute la pensée occultiste et gnostique des Shi’ites et notamment des Ismaïlites.

Jabri ambitionne d’imiter Kant qui le premier a procédé à la critique d’une « raison pure », la raison en général. Kant analyse de manière approfondie les conditions mêmes de l’exercice de la raison en dehors de l’expérience, les conditions mêmes de la métaphysique. Il montre que les conclusions de cette dernière sont incertaines et leurs arguments sont faibles. Pourtant, on reconnait à la logique et aux mathématiques un certain degré de certitude, remise en cause, il est vrai, depuis le théorème d’incomplétude de Kurt Gödel de 1931. Kant voulait faire de la métaphysique une science « comme la logique et les mathématiques », c’est-à-dire un savoir certain. Pour ce faire, il revient à Thalès et à Galilée pour dire que les mathématiques existent grâce à des principes a priori. Kant prône donc le passage d’une méthode empirique à une méthode rationnelle, alors qu’Aristote est inconscient de l’existence de ces principes a priori et de la nécessité de la méthode rationnelle, tant avant qu’après l’observation et l’expérience.

Il est vrai qu’Aristote défenseur de la méthode empirique en sciences en s’opposant à la théorie des Idées de Platon, a aussi introduit et développé (après Pythagore ?) un chapitre important dans son œuvre, la logique permettant de faire des démonstrations. Mais la logique n’est pas destinée, dans son esprit, aux sciences naturelles. La logique n’est pas la science, loin de là. Elle n’est qu’une branche des mathématiques, lesquelles ne se confondent pas avec la science. C’est précisément ceci que Jabri ignore. La logique, fait-elle partie de la philosophie ? Il est difficile de l’admettre. On sait que la démonstration logique même rigoureuse ne permet pas de découvrir la vérité. Elle permet simplement de découvrir ce qui découle d’une vérité supposée. Or Jabri semble réduire la philosophie et les sciences à la démonstration logique, rudimentaire en plus, chez Aristote. Jabri ignore tout de la philosophie contemporaine des sciences et du rapport des sciences naturelles aux mathématiques. Le rationalisme n’est pas du côté d’Aristote, mais de celui de Platon. C’est ce que nous apprend la science contemporaine, notamment depuis l’émergence de la physique quantique (Cf. les travaux de Roger Penrose, né en 1931), les nouvelles logiques à partir des travaux de Gottlob Frege (1848-1925) et surtout depuis le travail révolutionnaire du mathématicien Kurt Gödel (1906-1978).

                                                                                                                                                   A suivre….

*Intellectuel marocain, professeur en sciences économiques, ancien doyen de la faculté de sciences économiques de Rabat.


[1] Cf. Arch. Sc. Soc. Des Rel., 1987, 63/1 (janvier-mars), 125-132.

Partager avec

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Advertisment ad adsense adlogger