Inertie de l’économie algérienne : trop peu, trop lent. Par Jaffar LAKHDARI*
Depuis l’indépendance de l’Algérie, deux modèles économiques se sont succédés, tous deux dans le cadre d’une économie administrée développant d’abord un capitalisme d’État, faisant émerger un important secteur public économique, jusqu’aux années 80, puis ce que certains économistes ont appelé un capitalisme de proximité ou de connivence, entendant par là une économie où l’accès aux ressources rares que sont le capital et le foncier, est d’abord réservé aux entrepreneurs cultivant un rapport de proximité avec les pouvoirs publics.
Transition perpétuelle
Un capitalisme relativement peu ouvert, coexistant avec un secteur public toujours très important. Ce qui fait dire à de nombreux observateurs que l’économie algérienne, sans secteur financier digne de ce nom, sans marché des capitaux, sans libre circulation des capitaux, sans monnaie librement convertible, est toujours en transition vers une économie de marché. Transition qui dure donc depuis au moins quatre décades…
L’un comme l’autre de ces «modèles» ont échoué à développer le pays qui, en dépit d’une manne pétrolière qui a permis d’investir ou plutôt de dépenser plusieurs centaines de milliards de dollars, dispose d’un revenu nominal per capita en 2022 de moins de 4000 dollars (source Banque Mondiale) .
Si dans les années 60, il pouvait exister une certaine crédulité sur l’efficacité d’une économie administrée, une économie où l’État est à la fois stratège et gérant, définissant les objectifs quantifiés, fixant l’allocation des ressources et contrôlant directement tous les leviers économiques et financiers pour ce faire; l’échec massif et avéré de ce modèle aux dysfonctionnements structurels innombrables, aboutissant à des situations économiques absurdes et dramatiques, a amené la quasi-totalité des pays qui l’avaient adopté, à y renoncer.
Un certain nombre de pays dont l’Algérie, ont opté pour une voie médiane, un régime hybride d’économie administrée maintenant sous perfusion un secteur public économique qui, après des décennies de restructurations et de recapitalisations répétées, ne parvient toujours pas à atteindre un niveau de rentabilité qui assurerait son autonomie financière.
Ce régime économique subsiste grâce à la rente qui permet un niveau de dépenses publiques élevé. Sans la rente, véritable locomotive de l’économie, ce modèle se serait depuis longtemps fracassé sur le mur de la réalité.
Du reste, les crises majeures qu’a connues l’Algérie sont toujours corrélées à la chute brutale de la rente qui ramène à la réalité.
Si la rente était éternelle on pourrait l’intégrer comme un paramètre de l’économie et bâtir sur cette base un modèle pérenne. Ce n’est pas le cas.
La responsabilité première des gestionnaires de l’économie algérienne et donc d’émanciper l’économie de cette dépendance en fondant la croissance sur d’autres ressorts que la rente et la dépense publique. C’est l’ambition affichée, depuis plus de 30 ans par tous les gouvernements qui se sont succédés de préparer l’après pétrole pour sortir l’économie algérienne de la dépendance à la rente hydrocarbure.
30 ans c’est plus qu’il n’en faut pour réaliser une telle transition, 30 ans c’est le laps de temps qu’il a fallu à la Chine pour sortir du sous-développement et bâtir la deuxième économie mondiale, 30 ans c’est le temps qu’il a fallu aux économies du monde pour mettre en place un modèle d’échange et de croissance celui de la mondialisation, de le développer puis sans doute atteindre aujourd’hui ses limites non sans avoir bouleversé définitivement la carte économique du monde ce que reflète, le nouveau classement des PIB par pays.
Nouveaux paradigmes
C’est aussi le temps pendant lequel de nouveaux paradigmes économiques ont émergé.
Celui de l’économie du savoir appuyé sur la révolution des TIC initié et dominé à ce jour par les USA que beaucoup croyaient sur le déclin dans les années 80 (« never sell America short »), celui de la nouvelle reconfiguration en cours des échanges internationaux, donnant lieu à un phénomène important de relocalisations et de constitution de blocs régionaux.
Dans cette même période, il y a eu plus d’avancées technologiques et de découvertes scientifiques que depuis le début de l’histoire de l’humanité. C’est ce que les historiens nomment l’accélération du temps. En quelques décades nous vivons des transformations qui dans les temps anciens auraient pris des siècles.
Pendant ce temps donc, l’inertie d’un système de gouvernance et de gestion de l’économie fait que la transition d’une économie administrée à une économie moins contrainte, dure toujours, ce que d’ailleurs déplorent les autorités en fustigeant, en vain, la « bureaucratie » comme s’il s’agissait d’un phénomène sui generis.
Quelle est la raison de cette inertie, source d’un gaspillage insensé de ressources, sans doute l’un des plus importants au monde ?
La rente qui dispenserait de l’effort de développement et canaliserait les meilleures ressources, le trop fameux «syndrome hollandais» ?
Non, si l’on juge l’évolution des pays du Golfe qui ont constitué de puissants fonds souverains chacun doté d’actifs évalués à plusieurs centaines de milliards de dollars (Qatar, Arabie saoudite, Emirats Arabes Unis ) et dont le plus important, l’Arabie Saoudite a un plus du tiers de ses recettes d’exportation, constitué de produits hors hydrocarbure. L’Arabie Saoudite a développé en particulier l’un des 10 premiers groupes chimiques au monde SABIC fortement exportateur.
Pourtant, disposant des premières réserves pétrolières prouvées au monde et d’un fonds souverain doté de 620 milliards de dollars d’actifs en 2022 avec une population significativement moins importante que l’Algérie (35 M versus 45M) l’Arabie Saoudite fait face à un avenir moins préoccupant.
Les raisons qui font que l’Algérie reste captive d’une économie de rente en dépit de la faiblesse relative de celle-ci, tiennent avant tout à son système de gouvernance caractérisé par l’immobilisme et l’opacité, propres aux polyarchies qui se renouvellent par cooptation.
Sur le plan économique l’Algérie a ainsi les défauts des régimes autoritaires, l’arbitraire, le biais idéologique, la corruption, sans en avoir l’avantage relatif, une ligne directrice claire et un état suffisamment fort pour pouvoir l’appliquer.
On le sait, à travers l’exemple des pays du su- est asiatique (Corée du Sud, Taiwan, Singapour) et de la Chine, le caractère autoritaire d’un régime peut être compatible avec une phase de décollage économique et industriel rapide. Il en va autrement lorsqu’un certain seuil est atteint que l’économie devient complexe et qu’une concertation permanente avec les agents économiques devient nécessaire.
Constatant que l’économie algérienne est encore en phase de développement, certains sont tentés cependant de prendre exemple sur ces modèles oubliant qu’en Algérie, ce système particulier de gouvernance opère depuis plus de six décennies avec un bilan économique déplorable si on l’évalue à l’aune des sommes dépensées et des moyens et potentiels dont dispose le pays.
IDE, l’arlésienne
Plus que tout, c’est la fermeture au monde, la lenteur des prises de décision, leur caractère incertain (propre aux polyarchies), l’insécurité juridique qui on fait, font et feront l’inefficacité de ce système de gouvernance.
Qu’on songe aux décrets et règlements maintes fois émis, ne respectant ni le principe universel de non rétroactivité des lois ni celui de la hiérarchie des normes juridiques.
Ainsi par exemple, on entend depuis peu un discours favorable à la promotion des exportations là où le credo officiel a été, pendant des décennies, la politique de substitution aux importations.
Il était temps ! Aucun pays au monde n’a jamais pu assurer son développement économique par une politique de substitution aux importations. Aujourd’hui plus que jamais, compte tenu des évolutions technologiques rapides et des interdépendances qu’elles génèrent.
Le résultat sur le long terme de cette politique absurde, est le retard pris dans tous les domaines en particulier en matière de numérisation, la chute de la part relative de l’industrie dans le PIB, les dépenses astronomiques pour maintenir à flot un secteur public économique moribond, et paradoxalement la hausse exponentielle de la facture des importations.
Cependant il ne suffit pas de décréter une orientation nouvelle pour que celle-ci s’applique aussitôt, surtout après des décennies de politique officielle de substitution des importations dans le cadre d’une économie administrée.
Les IDE sont la condition sine qua non d’une politique conséquente de promotion des exportations, si l’on en juge par ce qui s’est fait dans les pays qui ont réussi cette politique (pays du sud est asiatique, Chine et plus généralement tous les nouveaux pays émergents).
Or les conditions minimales pour que les IDE et les flux commerciaux qu’ils génèrent, arrivent en flux significatifs ne sont toujours pas réunies. Il ne suffit plus en effet de faire valoir des avantages comparatifs (réels) importants ou des avantages fiscaux pour que ceux-ci modifient leur comportement frileux vis-à-vis de l’Algérie. Les investisseurs, nationaux ou étrangers, ont besoin de règles claires et stables et refusent d’être soumis à l’arbitraire d’une bureaucratie omnipotente. Les IDE ont en outre, besoin d’une garantie de libre circulation des capitaux et d’un régime de change approprié qui les mettent à l’abri du risque de change, important en Algérie.
Tiers-mondisme suranné
L’inertie et l’opacité de la gouvernance en Algérie font que celle-ci évolue peu ou très lentement, dans ses options fondamentales, ce qu’elle revendique avec fierté du reste. Or durant les trois dernières décennies des mutations fondamentales ont eu lieu et continuent d’avoir lieu, changements qui affectent lourdement l’environnement économique et pourraient impacter les fondamentaux de l’économie algérienne.
Ainsi, la révolution des TIC qui fait entrer dans un nouveau cycle long économique et remet en cause à terme les fondamentaux de l’économie telle qu’on l’a connue jusque-là (économie du coût marginal nul), et que ne comprennent pas d’ailleurs de nombreux économiste (paradoxe de Gordon).
La révolution libérale qui dans les années 80 aboutissait à un recul de l’Etat dans ses fonctions sociales et de régulateur ce qui a permis l’essor fulgurant du secteur des TIC aux USA après une longue période atone (fin du quasi-monopole d’ATT)
La mondialisation des échanges et des chaînes de production liée à ce nouveau cours libéral et rendue possible par la révolution des TIC et des transports qui rétrécissent la planète.
Conséquence de la mondialisation des échanges et de l’intégration croissante des économies, l’apparition des pays émergents dont le PIB cumulé en ppa est d’ores et déjà supérieur à celui des pays du G7 ! Modification qui frappe d’obsolescence le paradigme du « Tiers Monde » qui avait été structurant dans les années 60/70.
Autre conséquence majeure de ce cycle de croissance mondial dont l’Algérie a été totalement absente, l’industrialisation rapide de ces mêmes pays qui favorise l’accélération alarmante du réchauffement planétaire. Le risque avéré d’effondrement environnemental devient désormais une contrainte majeure pour toutes les politiques économiques à venir. Elle entraine d’ores et déjà l’abandon programmé des énergies fossiles et des transitions technologiques rapides notamment dans le domaine du transport (arrêt de la production des moteurs thermiques dés 2035) impactant directement à terme l’économie algérienne.
Enfin les chocs que nous connaissons aujourd’hui qui entrainent de nombreuses conséquences économiques telles que la fin probable du cycle de croissance entamé dans les années 80/90 au lendemain de la guerre froide, la reconfiguration des échanges autour de pôles régionaux sur fond de rivalité pouvant aller jusqu’au conflit, la remise en cause de l’hégémonie du dollar comme monnaie d’échange internationale dominante.
Trop peu, trop lente, c’est ce qu’on peut dire de la gouvernance économique en Algérie qui condamne le pays à être en éternel phase de rattrapage, gaspillant de précieuses ressources qui ne se renouvelleront pas, en particulier avec l’exil des compétences qui ne trouvent pas en Algérie les débouchés qu’elles méritent. Pendant ce temps, le monde change et même les pays de notre environnement immédiat, arabe et africain, creusent l’écart.
*Jaffar LAKHDARI, Expert