dimanche, décembre 3, 2023
Débats

Avril 1980 ou le fondement d’une reconstruction historique inclusive. Par Salem DJEBARA*

Véritable secousse tellurique dans l’histoire de l’Algérie indépendante, le Printemps berbère, par sa singularité, a ébranlé les assises d’un système que l’on pensait inamovible. Profondément convaincue qu’une « culture ne se meurt que de sa propre faiblesse » pour reprendre les mots d’A. Malraux, la société kabyle va, sans recours à la violence, reprendre l’initiative de son destin en posant la question de ce qu’est l’identité algérienne. Comment un tel événement a-t-il pu avoir lieu alors que l’on pensait la question définitivement envoyée aux cinq cents diables ?

Une maturation vertueuse

Aboutissement d’un long processus de conscientisation né de la volonté et de la détermination de jeunes Kabyles à lutter contre l’ostracisme affiché à l’encontre de leur langue, le Printemps berbère trouve son essence dans la conjonction de cinq paramètres :

  • idéologique, il est l’aboutissement d’un long travail de conscientisation pluridisciplinaire ;
  • conceptuel, il a été nourri par les travaux et les réflexions de celui que l’on peut considérer comme le père spirituel de la berbérité :  Mouloud Mammeri ;
  • social, il est porté par toute une région ;
  • psychologique, il a cassé le mur de la peur distillée dans le corps social par une police politique omniprésente qui régnait  “sur le réel et l’imaginaire” selon le mot de Nabil Farès ;
  • politique, il acte un divorce majeur d’avec le pouvoir central, divorce qui perdure encore à l’aune de la faiblesse abyssale de la participation aux élections et du climat de tension qui caractérise la nature du rapport de la région au régime  

Représentatif de toute la sociologie de la région où l’élément féminin fut loin d’être un simple appendice dans la participation, massif dans son expression publique et au diapason des aspirations collectives, le Printemps berbère de 1980 fut la première manifestation majeure d’une forme identitaire débarrassée des oripeaux folkloriques et émotionnels au profit d’une valeur politique. Il ne s’agissait ni plus ni moins que de dénoncer le déni identitaire (il suffisait pour cela d’une étincelle pour que la région s’enflamme) et de déconstruire le discours officiel tenant en suspicion toute tentative de penser autrement. Mais, plus que cela, au cœur de sa problématique comme de son action, le Printemps berbère a su éviter le piège de la singularité par la recherche de codes communs et partagés (pluralité linguistique, libertés individuelles et collectives, justice sociale, tels furent d’ailleurs ses principaux mots d’ordre) à même d’organiser la sortie de l’individu de son carcan ethnique et des ornières idéologiques.  En ce sens, il n’est pas du tout exagéré d’écrire que le Printemps berbère fut à la fois une boussole et un creuset pour les luttes démocratiques algériennes. 

Alors que les affidés de l’unicité ne cessaient de souffler sur les braises, qualifiant le mouvement “d’être au service des intérêts étrangers” (le fameux parti de la France : Hizb França), la presse aux ordres versait dans l’amalgame et la grossièreté1 et les commis locaux relayaient un discours provocateur (atteinte à l’unité nationale), rien n’a pu ébranler la détermination de l’action collective à faire aboutir ses revendications dans un cadre pacifique. Au plus fort de cette méprisable réponse aux aspirations légitimes de toute une région, aucun militant n’a émis l’idée absurde d’un quelconque séparatisme linguistique ou identitaire et encore moins d’un séparatisme territorial.

Assumer la complexité des luttes

 
 C’est incontestablement dans le domaine des idées et des perspectives que l’esprit d’avril 1980 marquera profondément les consciences par cette interrogation : comment être de son temps sans renoncer à son identité culturelle, ni compromettre l’impératif d’un destin commun ? Par le régime des libertés tout simplement : liberté pour l’individu de se donner le pouvoir de sa propre autonomie ; liberté pour le citoyen de penser librement ; libertés culturelles et linguistiques pour les minorités. Telle est la problématique pensée par Mouloud Mammeri et déclinée en actes au printemps 1980 et qui demeure plus que d’actualité aujourd’hui encore. Par cet acte, le Printemps berbère a su trouver les voies et moyens pour élever une revendication jusque-là affective au stade d’une revendication citoyenne.

 Le rédacteur en chef du journal El Moudjahid, organe officiel, du 20 mars 1980, dans un article intitulé « les donneurs de leçon » s’en est pris d’une manière ignominieuse et délirante à la communauté universitaire et à Mouloud Mammeri sans le citer évidemment : « Au moment où la Direction politique, à l’écoute des masses prend en charge tous les problèmes des citoyens, afin de les résoudre de manière globale et juste, notre peuple n’a que faire des donneurs de leçons et particulièrement de gens qui n’ont rien donné ni à leur peuple ni à la révolution, à des moments où la contribution de chaque Algérien à la cause nationale était symbole de sacrifice et d’amour de la patrie ». Évidemment, le droit de réponse n’a jamais été publié. Laissons quand même le lecteur apprécier la réponse de Mammeri : « un journaliste digne (et il en est beaucoup, je vous assure) considère que l’honnêteté intellectuelle, cela existe, et que c’est un des beaux attributs de la fonction même et surtout quand on écrit dans un organe national, là, moins qu’ailleurs, on ne peut se permettre de batifoler avec la vérité. Je parle de la vérité des faits, car pour celle des idées, il faut une dose solide d’outrecuidance pour prétendre qu’on la détient. Mais visiblement pareil scrupule ne vous étouffe pas. Avec une superbe assurance et dans une confusion extrême, vous légiférez mieux, vous donnez des leçons ».

Il aura pourtant manqué au mouvement un élan de solidarité nationale et d’élever la charge émotionnelle au rang d’une pensée politique pour transformer l’essai. Des lignes de fracture ne tarderont pas  à apparaitre pour plonger  le mouvement dans un état de léthargie, au moment même où la société en avait le plus besoin. 

Puisque, “le pire n’est pas toujours certain » nous dit Calderon de la Barca et que “l’espérance fait naître les raisons d’espérer surenchérit” Alain, voilà qu’en dépit de la faiblesse relative d’une opinion publique berbère, agrégée, homogène, en capacité d’imposer dans le débat ses propres idées, les choses prirent  néanmoins un tournant  positif non seulement en Algérie, mais à l’échelle de l’Afrique du Nord.

La chape de plomb dans laquelle les Amazighs avaient été poussés finissait par sauter.

Depuis près d’un demi-siècle, nous comptons les avancées. Elles étaient inimaginables dans les années 70. Par la force des choses, la question berbère est devenue la clé de voûte d’une nouvelle espérance autour d’une ligne transcendant le ghetto d’une identité figée et essentialisée au profit d’une approche dynamique d’une identité construite. Une identité, jamais à l’abri des accidents de l’histoire, ni complètement déconnectée des pesanteurs et  de l’illusion du passé.

Aussi, pour avoir saisi la pertinence de l’identité métamorphosée et de sa complexité, le Printemps berbère a su éviter le piège du déterminisme ethnique et ouvrir au citoyen la perspective de se définir par ce qu’il pense et par les choix qu’il est appelé à faire démocratiquement et en conscience. Tel est le message d’avril 1980. Un message plus que jamais d’actualité, dont il convient de réamorcer l’esprit pour une alternative crédible et souhaitable à la refondation de l’identité nord-africaine dans le cadre d’un projet collectif, libéré des fables de l’histoire édulcorée et inscrit dans les impératifs du présent et les enjeux du futur. Une telle ambition est-elle désirable et réalisable ? Désirable, oui, elle l’est encore et se vérifie, chaque jour, dans  l’attachement  des populations à parler leur langue, et ce, en dépit d’un processus de déculturation de plusieurs siècles!   . Réalisable, cela dépend de la volonté des berbérophones à ne plus être “subalternes” de leur histoire. Il leur revient donc :

  • d’imposer dans les débats la centralité de la question berbère dans toute œuvre de refondation, tout en assumant un processus d’historicisation non adjectivé.  “Comme un compas, il faut d’abord piquer la pointe, qui est celle de son identité, pour ensuite pouvoir s’ouvrir à l’autre » pour reprendre cette image de la philosophe tunisienne S. Mestiri.  C’est un préalable à l’affirmation d’une doctrine inclusive, citoyenne, libérée des rets de l’histoire arrangée ; 
  • d’opérer un processus de rupture avec le nihilisme et le sophisme de l’arabo-islamisme. Véritable  construction idéologique exclusiviste et a-historique, bâtie sur une référence tronquée à l’histoire, l’arabo-islamisme rend inintelligible la possibilité de penser, de juger et d’agir librement. Principale victime de cette idéologie : la langue amazigh qui, par sa sortie de l’histoire officielle, a rendu impossible tout récit historique dans sa diversité et sa complexité. Au-delà d’être un outil de communication, une langue est d’abord une mémoire ! En dépossédant son être, c’est non seulement le principe de l’égalité des droits qu’on lui refuse, mais aussi son incapacité à avoir prise sur le réel qu’on organise. Il devient de ce fait comme une jeune fille victime d’un viol à qui on a coupé la langue pour qu’elle ne puisse rien dire de ce qu’elle a subi.

Quelles perspectives ?

La reconnaissance officielle de l’idiome berbère en Algérie et au Maroc, sa tolérance en Libye et son affirmation au sein de l’intelligentsia tunisienne sont-elles annonciatrices d’une réparation historique ? La réponse appartient au temps. Mais à ce stade, il est permis de dire que cette décrispation est bien la preuve que la cause berbère a réussi à se faire entendre et à s’imposer dans le débat malgré les tentatives de marginalisation. Fruit d’un long combat, la cause est désormais ancrée dans les consciences au Maroc comme en Algérie, en Tunisie comme en Libye ou au Mali. Néanmoins, il serait toutefois une regrettable erreur de conclure à l’irréversibilité ou de se satisfaire uniquement de la rupture avec les artifices de l’arabo-islamisme pour que tout s’arrange. Des ruptures encore beaucoup plus profondes sont à opérer dans le camp des berbérophones :

  • d’abord, avec la fantasmagorie de l’antériorité qui véhicule un discours essentialiste en contradiction totale avec la sociologie du peuplement nord-africain et de son histoire. Or, façonnée par une histoire toujours en mouvement, l’identité d’un peuple ne saurait être indéfiniment la même à travers les temps et les espaces, même si on peut convenir de l’invariabilité de sa substance. Une continuité historique ne saurait exister en l’absence de la prise en considération de tous les héritages que l’État, dans son expression moderne, a le devoir (c’est sa raison d’être) de pétrir pour en faire un projet collectif. Dans l’espace nord-africain, cohabitent des cultures et des ethnies différentes que toutes les épreuves de l’histoire condamnent à faire cohésion pour préserver l’héritage d’hier et ne point compromettre l’espérance de demain. Qu’importe qui prie ou ne prie pas, qu’importe qui parle telle ou telle langue ; ce qui compte aujourd’hui, c’est de lever le voile sur l’histoire, de se reconnaître dans des valeurs et de tracer un chemin pour espérer le passage d’une conception étriquée de l’identité à une conception humainement pensée afin que « le pays vienne enfin à la rencontre de ses enfants » pour reprendre une expression empruntée à un politique français. Si l’antériorité, comme fait historique, est un constitutif de la mémoire collective, encore faut-il l’entretenir et l’enseigner tel quel, mais de là à l’ériger en droit exclusif peut à tout moment contrevenir au principe de l’égalité des droits et d’un destin commun. Le principe de la préséance et du sang supplanterait alors celui du sol, faisant peser des tensions sur la cohésion sociale. Ce qui revient à dire que l’espace public n’est pas ce lieu de la délibération collective censée réaliser le projet commun, mais un espace de confrontation des mémoires et des légitimités historiques, religieuses ou linguistiques.  Ne soyons pas cruels quand même envers les tenants de la primauté de l’antériorité. Souvent, l’attraction pour le passé participe d’une technique d’élucidation de l’angoisse du présent, qui viendrait atténuer les injustices et les frustrations nées de l’exclusion et du rejet.
  • ensuite, avec les postures victimaires. Comme les personnages d’Héraclite, les Berbères, tout en étant “éveillés, ils dorment”. Éveillés dans leur capacité à saisir le réel, ils dorment lorsqu’il s’agit de le traduire en actes politiques et citoyens. Révélateur de l’absence d’une pensée critique, ce paradoxe ne peut qu’amplifier le phénomène de déculturation explicatif pour une bonne partie des postures victimaires. Il est vrai, comme le disait, Jean Daniel (1920-2020) : “Quand on n’a pas de prise sur les choses, on se venge sur l’autre ». À moins que ce ne soit là l’indice révélateur d’une vie culturelle peu créatrice et donc finalement de l’absence d’une mémoire historique.

Ces ruptures ne peuvent se concevoir en l’absence d’une culture moderne et démocratique. Il appartient aux uns comme aux autres d’assumer une histoire plurielle faite de plusieurs mémoires et de se revendiquer du postulat de la philosophie des droits humains tout en nourrissant l’ambition d’un destin commun fondé sur la solidarité et l’altérité.

Utopie ? Certainement pas ! Des situations historiques tragiques nous ont édifiés de la volonté des sociétés de retrouver le sens de l’histoire, de l’éthique, de l’humanité à la condition de ne pas aliéner leur autonomie de pensée critique et de se réapproprier leur capacité de concevoir un modèle de valeurs et de principes où le doute prendrait la place des certitudes, la raison celle de la vulgate religieuse, la liberté celle des tentations totalitaires, la solidarité celle de la vilenie… Sinon, il restera le remords baudelairien, «  qui rit, s’agite, et se tortille et se nourrit de nous comme le ver des morts ». Nous méritons mieux.

*Enseignant universitaire à la retraite, animateur du Mouvement culturel berbère.

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