Avons-nous besoin aujourd’hui des « critiques » d’Arkoun et de Jabri ? ( suite) par Lahcen Oulhaj*
II- Travaux universitaires des deux auteurs Arkoun et Jabri
Introduction
Pour compléter la présentation des deux auteurs, faite dans la chronique du mois d’avril passé, nous consacrons la chronique de ce mois de mai 2023 à la présentation des thèses de doctorat des deux auteurs Mohamed Arkoun et Mohamed Jabri.
L’étude de la thèse de doctorat d’un auteur nous semble constituer un point de départ déterminant, à plus d’un égard, pour son parcours qui suit, même lorsque l’auteur considéré tourne le dos à, ou rompt complètement avec, son travail de recherche universitaire. C’est que l’auteur continuera toujours à définir et à situer son travail de recherche ultérieur par rapport à sa recherche universitaire. Il est difficile en effet de s’empêcher de devenir proche d’un auteur dont on a passé des années à étudier l’œuvre et la pensée. On en tombe parfois « amoureux » et l’on en est souvent marqué à vie.
Arkoun a soutenu sa thèse de doctorat sur le philosophe et historien Miskawayh (932-1030), en 1968, à l’université de la Sorbonne, tandis que Jabri a soutenu la sienne sur l’historien et « sociologue » Ibn Khaldoun (1332-1406), en 1970, à l’université de Rabat.
Miskawayh est une sorte de secrétaire d’État, persan, qui a vécu au 10ème siècle, sous la dynastie persane chi’ite des Bouyides (945-1055). Ibn Khaldoun est un hispano-maghrébin ayant vécu au 14ème siècle, sous la dynastie berbère des Mérinides (1245/69-1465) dont la confession comportant des éléments chi’ites (charifisme, culte d’Idriss…) est à dominante sunnite. Ibn Khaldoun a néanmoins rédigé ses travaux au Caire alors sous la domination des Mamelouks (1250-1517), lesquels Mamelouks étaient dans une première phase des Turcs et dans une seconde des Circassiens.
Dans les deux cas, les penseurs qui nous intéressent ici ont consacré leurs travaux de thèse de doctorat à l’étude de l’œuvre et de la pensée de deux historiens, l’un philosophe au sens plein et l’autre plutôt « sociologue » ou « philosophe social », tous les deux ayant été à un moment ou un autre proches des gouvernants et participé à la gestion de la chose publique. Miskawayh était persan chi’ite au service des Bouyides chi’ites tandis que Ibn Khaldoun était maghrébin sunnite au service de dynasties plutôt sunnites (Mérinides à Fès et Mamelouks au Caire).
Thèse de doctorat de Mohamed Arkoun
Arkoun a donc élaboré sa thèse sur le philosophe persan chi’ite Miskawayh (10ème siècle) à l’université de la Sorbonne, au sein de l’Institut d’Études Islamiques (fondé en 1931 par Maurice Gaudefroy-Demombynes, William Marçais et Louis Massignon), entre 1956, date de son agrégation en langue et littérature arabes et 1968, date de la soutenance de la thèse.
La thèse de Mohamed Arkoun a été publiée sous le titre « Contribution à l’étude de l’humanisme arabe au IVe/Xe siècle : Miskawayh, philosophe et historien », Vrin, Paris, en 1970.
Entre 1956 et 1968, Arkoun a enseigné et publié « deux épitres de Miskawayh » en 1961, « Aspects de la pensée islamique classique » en 1963 et une traduction de « Traité d’Éthique de Miskawayh » (Tahdhîb al-Akhlâq ) en 1969.
Nous avons précisé qu’Arkoun a d’abord passé son agrégation en langue et littérature arabes, puis il s’est inscrit en thèse de doctorat en islamologie ou histoire de la pensée islamique sous la direction du spécialiste du moyen-âge islamique, Claude Cahen (1909-1991), après avoir envisagé de s’inscrire pour une thèse en anthropologie sous la direction de Jacques Berque (1910-1995).
Claude Cahen était, selon Arkoun, « le fondateur de l’école historienne en France dans le domaine arabe et plus généralement islamique ».
Mohamed Arkoun adopte, pour sa thèse sur Miskawayh, un plan en deux parties. La première traite des données spécifiques sur la biographie et la bibliographie de Miskawayh et sur les sources et références les concernant, en 3 chapitres :
- Chapitre 1 Valeur des références sur Miskawayh ;
- Chapitre 2 Essai d’établissement de la biographie de Miskawayh ;
- Chapitre 3 Travaux de Miskawayh.
La seconde partie, intitulée « le sage » ( « philosophe », s’entend) comporte 5 chapitres :
- Chapitre 4 Problème de sources et question de méthode ;
- Chapitre 5 Position philosophique de Miskawayh ;
- Chapitre 6 Composition de la connaissance et système des sciences ;
- Chapitre 7 Analyse de la philosophie de Miskawayh ;
- Chapitre 8 Philosophie et histoire.
Soit 11 chapitres en tout. Dans sa longue thèse ( publiée en 1970 ), Arkoun se concentre sur l’analyse de la biographie et sur l’œuvre de Miskawayh, à la fois philosophe et historien ayant servi, au 10ème siècle (4ème de l’Hégire), la dynastie chi’ite des persans Bouyides qui dominaient tout l’est de l’empire abbasside, y compris la capitale Baghdad, et mis sous protection les califes abbassides qui n’avaient conservé (sous les Bouyides) qu’un rôle symbolique.
Il semble que ce soit l’historien et géographe encyclopédiste Yaqut al-Roumi al-Hamaoui (né à Constantinople en 1179 et mort à Alep en 1229 ) qui a fait connaître Miskawayh. Le britannique D.S. Margouliouth a traduit en anglais à Calcutta ‘mu’jam al-udaba’ (dictionnaire des lettres) de Yaqut et l’a publié à Leyde en 6 volumes, entre 1907 et 1931. La version arabe originelle de ce Mu’jam a été publiée par l’éditeur « Maison de l’Occident Musulman », à Beyrouth, en 1993, en 3357 pages.
L’islamologue (philosophe et historien) français Georges Vajda (1908-1981), né à Budapest, présente la thèse d’Arkoun dans le n°1 de 1972 de la Revue de l’histoire des religions. Il commence cette présentation par le paragraphe suivant :
« Par son œuvre déjà importante, l’auteur de cette thèse, Musulman de souche kabyle, formé par l’université française au sein de laquelle il exerce les fonctions qui lui reviennent par ses titres, occupe une place bien marquée parmi les islamologues de sa génération : il n’est pas seulement un investigateur du passé, mais il fait de celui-ci l’objet d’une réflexion philosophique animée à la fois par son adhésion aux valeurs culturelles et spirituelles de sa religion ancestrale et par les mouvements les plus avancés de la pensée contemporaine de l’Occident ; particulièrement instructives à cet égard sont les pages intitulées ‘Comment lire le Coran’ qu’il a rédigées pour la réédition … du livre sacré de l’islam. »
Une note à caractère personnel : c’est par le biais de ces pages sur la lecture du Coran que j’avais découvert pour la première fois Mohamed Arkoun. Jeune élève-ingénieur à Casablanca, ne comprenant pas le Coran en arabe, j’en avais acheté un exemplaire en français (de l’édition de poche de Flammarion) aux anciennes Galeries Lafayette de Casablanca, en 1971, et je suis ainsi tombé sur le texte (long de 26 pages) d’Arkoun en guise d’introduction. Je dois avouer que j’étais intellectuellement complètement démuni pour en comprendre la profondeur.
Ce qui est aujourd’hui frappant, dans ces pages, est que Mohamed Arkoun avait mobilisé l’interdisciplinarité ou le recours à plusieurs méthodes dont l’approche linguistique et l’approche philologique. Il note que la langue du Coran a une structure mythique. Il montre les limites des exégèses traditionnelles et confronte le Coran à la pensée contemporaine.
Thomas Brisson (dans une étude sur « le savoir de l’autre » à l’université parisienne, durant la période 1955-1980), parle à propos de la thèse et de l’œuvre d’Arkoun de « néo-orientalisme ». Mohamed Arkoun serait ainsi parti de l’orientalisme de ses maîtres qu’il a néanmoins renouvelé.
Pour revenir à la présentation de la thèse d’Arkoun par Vajda, voici l’évaluation que fait ce dernier de Miskawayh : « Miskawayh est un de ces personnages, assurément de second plan, mais éminemment représentatifs de la culture moyenne de leur époque, qui rendent un témoignage significatif de l’idéologie et des aspirations d’une intelligentsia férue de culture arabe et musulmane en même temps qu’imprégnée d’idéologie politique et philosophique héritée de l’hellénisme, en un siècle qualifié jadis, peut-être avec quelque exagération, de celui de la ‘Renaissance de l’Islam’, mais qui constitue, de toute manière, un des sommets dans l’histoire de la civilisation musulmane. »
L’œuvre de Miskawayh analysée par Arkoun est une sorte de synthèse de la philosophie grecque néoplatonicienne et de la doctrine musulmane.
Arkoun a rédigé une longue introduction à l’édition arabe de sa thèse, traduite en arabe par son ancien élève, Hachem Salih (syrien installé à Casablanca) et publiée par Dar al-Saqi (Beyrouth et Londres) en 1997. Dans cette introduction, intitulée « la question de l’humanisme en milieu musulman », Arkoun traite de beaucoup de points d’une très grande importance, dont l’expression « milieu, contexte, monde islamique ou musulman » et la question méthodologique.
Sur l’expression « milieu ou monde musulman », objet de ses recherches, Arkoun insiste sur la diversité qui le caractérise. Il affirme que ce monde musulman est loin d’être monolithique et statique, sur tous les plans, ethnique, social et culturel. Il précise que ce monde est vaste et qu’il n’est ni homogène, ni unifié, contrairement à ce que prétendent les discours idéologiques, musulmans et non musulmans. Ce monde est extrêmement diversifié et complexe sur les plans historique, social, anthropologique et géopolitique.
En dépit de la diversité et la complexité de ce monde, on se contente de le désigner par « l’Islam » comme s’il était monolithique. Or, ce vaste espace « qui s’étend de l’Indonésie au Maroc, et de l’Asie centrale au sud de l’Afrique, comprend des peuples, des langues et des us et coutumes très divers et très différents ». Les Musulmans continuent malgré cela à parler d’un « monde musulman » et les chercheurs occidentaux, ou les orientalistes, les imitent en cela.
Arkoun affirme ainsi qu’il désire « mettre un terme à cette généralisation idéologique inacceptable ». Il poursuit en disant que l’islam indonésien n’est pas l’islam arabe et que l’islam indien n’est pas l’islam de l’Afrique noire… C’est que l’islam implanté dans différentes contrées s’est mélangé avec les cultures, us et coutumes ante- islamiques de ces contrées. L’islam a influencé et a été influencé par ces cultures. Il faut donc cesser de parler d’ « islam » en général, dit-il.
Sur la question méthodologique, Arkoun précise qu’il a élaboré sa thèse de doctorat à la Sorbonne en utilisant les méthodes alors en cours à la Sorbonne. Or la Sorbonne des années 1950 et 1960 était une institution conservatrice sur le plan méthodologique, tellement imperméable aux courants méthodologiques en effervescence, en France, à l’extérieur de la Sorbonne. Il précise que le département le plus conservateur à la Sorbonne était précisément le département où il préparait sa thèse de doctorat : le département orientaliste spécialisé dans les « études arabes et islamiques ». La méthodologie orientaliste de la Sorbonne était à cette époque la même que celle élaborée au 19ème siècle. Pour elle, l’ « humanisme » et le « rationalisme » ne s’appliquaient qu’à l’Europe. Les orientalistes fondateurs étaient considérés comme « sacrés » et détenteurs de la méthode vraie. Il était ainsi interdit aux étudiants en doctorat de recourir aux nouvelles méthodes élaborées en dehors de la Sorbonne. Ils devaient utiliser les seules méthodes de critique historique et philologique classiques.
Les méthodes en vogue avant 1968, à l’extérieur de la Sorbonne, étaient bien entendu liées au structuralisme élaboré notamment par l’anthropologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009), le linguiste Ferdinand de Saussure (1857-1913), le philosophe, sémiologue et critique littéraire Roland Barthes (1915-1980) et le philosophe Louis Althusser (1918-1990).
Louis Althusser est marxiste structuraliste. Il a beaucoup insisté sur le concept de « reproduction » et sur les « appareils idéologiques » étatiques dont la fonction est d’assurer cette reproduction. Le philosophe Michel Foucault (1926-1984), assez proche d’Althusser, est connu dans le monde entier par ses critiques des institutions sociales, par ses théories générales sur le pouvoir et sur les relations de ce dernier avec la connaissance et par ses théories sur l’histoire des « systèmes de pensée ».
Dans le prolongement d’Althusser insistant sur la reproduction et sur l’histoire faite par les « structures », Foucault conclut sa célèbre œuvre sur « les mots et les choses », publiée en 1966, par la déclaration de la « mort de l’homme » et donc de l’humanisme, en suivant ainsi Friedrich Nietzsche (1844-1900) qui avait déclaré la « mort de Dieu » dans son « Gai savoir » de 1882.
Le structuralisme avait atteint son apogée et assuré sa domination intellectuelle en dehors de la Sorbonne, en 1966, avec cette œuvre de Foucault, selon un historien de cette école de pensée française – François Dosse.
Michel Foucault, parti du structuralisme, est allé au-delà, dans le sens de ce qui est appelé aujourd’hui la « french theory », faite de « déconstruction » dérridienne (relative à Jacques Derrida, 1930-2004), de post-modernité et de post-structuralisme.
Les discussions autour de ces théories étaient alors interdites aux étudiants de la Sorbonne. Arkoun avoue que le seul professeur avec qui il a pu en discuter était Gustave von Grunebaum (1909-1972).
Dans la conclusion de sa thèse de doctorat sur Miskawayh, Arkoun précise les trois principaux résultats auxquels sa recherche a abouti et que voici :
- Il y a bel et bien une pensée « humaniste arabe » dans l’espace arabe et musulman du 10ème siècle/4ème de l’Hégire. Cette pensée s’occupe de l’Homme et non exclusivement de Dieu. Toute pensée « anthropocentriste et rationnelle » et « laïque » est bien humaniste, précise Arkoun. Il ajoute que cet « humanisme » est comparable à l’humanisme de la Renaissance. Mais il s’agit d’un humanisme limité et de courte durée. Il s’est vite effondré avec les conditions favorables qui l’avaient engendré. Le développement civilisationnel de l’aire musulmane s’est ainsi arrêté, alors que celui de l’Europe s’est poursuivi ;
- Les leaders de ce courant musulman humaniste n’étaient pas que de grands philosophes comme Farabi, Avicenne, Averroès, al Kindi et al-Razi… Ils étaient aussi des penseurs moins célèbres comme Miskawayh. Tous étaient une génération entière et un courant homogène et non seulement de « grandes personnalités isolées » ;
- La pensée intellectuelle est liée dans le monde musulman plus à la pensée mythique qu’à la pensée rationnelle positive ou concrète.
Thèse de doctorat de Mohamed Jabri
Jabri a poursuivi le cursus normal de licence, DES puis doctorat d’État en vigueur à l’époque à la « faculté des lettres et des sciences humaines » de la première et unique université moderne, l’université Mohammed V de Rabat. Il obtient sa licence en philosophie en 1961. Il consacre son mémoire de DES en philosophie, soutenu en 1967, à « Points de vue d’Ibn Khaldoun sur l’écriture de l’histoire », titre imposé par son directeur Mohamed Aziz Lahbabi (1922-1993). Il soutient sa thèse de doctorat d’État en philosophie en 1970. L’objet de sa thèse est « Esprit de corps (‘Asabiyya) et État : Traits d’une théorie khaldounienne sur l’histoire islamique ». Cette thèse de Jabri a été la première à être soutenue au Maroc en philosophie. La thèse, comme toute l’œuvre de Jabri, a été écrite en langue arabe.
Pour la thèse de doctorat d’État, Jabri raconte qu’il avait écrit un livre sur Ibn Khaldoun pour rattraper son mémoire de DES qui ne l’avait pas satisfait sur le plan méthodologique. Lorsqu’il l’a présenté, fin 1968, à son directeur de thèse Naguib Baladi, celui-ci a été très enthousiaste et a proposé à Jabri de l’inscrire comme sujet de thèse de doctorat d’État. Jabri soutiendra ainsi ce livre sur Ibn Khaldoun comme thèse de doctorat d’État en 1970.
Les sujets, sur Ibn Khaldoun, des deux travaux universitaires ont été choisis par Jabri lui-même qui affirme avoir rencontré Ibn Khaldoun en terminale du lycée (en 1957), puis en Syrie où il avait commencé des études de philosophie après avoir abandonné l’idée de poursuivre des études de mathématique et de sciences pour lesquelles il se sentait préparé (Jabri explique la raison de cette abandon par le fait qu’il ne pouvait pas passer de chiffres universels adoptés au Maroc aux chiffres indiens utilisés en Syrie) et après avoir essayé des études de droit (qui recourraient à la seule mémorisation, toujours selon Jabri). Le penseur avait fait un exposé remarqué sur Ibn Khaldoun, en première année de philosophie à Damas. De là vint son engouement pour l’historien et sociologue andalou et maghrébin du 14ème siècle.
Parallèlement à ses études, à partir de 1958, Jabri travaille au journal « al alam », puis au journal « al tahrir » et milite à l’UNFP dont il a été élu membre du conseil national au congrès de Casablanca de 1962. Il contribue à la création de revues et du syndicat de l’enseignement proches de ce parti transformé en janvier 1975 en USFP, et dont Jabri a été élu membre du bureau politique. En 1981, Jabri démissionne du bureau politique pour se consacrer à ses recherches sur le patrimoine culturel et intellectuel islamique.
La thèse de doctorat d’État de Jabri, consacrée à la pensée d’Ibn Khaldoun, est composée de deux parties. La première, intitulée « l’homme et sa nouvelle science », comprend 8 chapitres ; et la seconde, intitulée « Société humaine (‘umran bashari’) et dynamique de l’histoire : Esprit de corps (‘asabiyya’) et État », comprend également 8 chapitres. Les 16 chapitres de la thèse sont comme suit :
- Ere de recul et de déclin ;
- Entre science et politique ;
- De la catastrophe à l’avancement ;
- Entre rationalisme et irrationalisme ;
- De l’histoire à la sociologie (science du ‘umran’) ;
- La sociologie, objet et méthode ;
- Structure pyramidale de la nouvelle science du ‘umran’ ;
- Identité de la sociologie khaldounienne, synthèse et discussion ;
- Géographie sociale, genres de vie et inégalités individuelles et sociales ;
- Théorie de l’esprit de corps : esprit de corps et lutte clanique ou tribale ;
- Théorie de l’esprit de corps : esprit de corps et souveraineté ;
- Théorie de l’esprit de corps : types de royauté et de régimes politiques ;
- L’État et son évolution : cycle clanique ou tribal
- L’État et son évolution : de la rudesse de la bédouinité au raffinement de la civilisation ;
- L’État et son évolution : la civilisation qui pourrit la société ;
- Unité de la pensée khaldounienne.
La conclusion générale de la thèse présente « les grands traits de la théorie khaldounienne sur l’histoire islamique ».
L’insatisfaction qu’éprouve Jabri par rapport à son mémoire de DES et qu’il pensait devoir rattraper dans sa thèse de doctorat d’État, telle qu’exprimée par Jabri lui-même, est qu’il devrait traiter la pensée d’Ibn Khaldoun pour elle-même, ou « en soi », sans se préoccuper de ce que d’autres ont dit d’elle.
Jabri écrit ainsi que « l’objectif poursuivi dans sa thèse de doctorat est, avant tout, de présenter les opinions d’Ibn Khaldoun telles quelles, ou telles que ce dernier les a conçues lui-même en partant d’une vue d’ensemble ( ou holiste ) qui tient à insérer les parties dans le tout et à les considérer à la lumière de préoccupations personnelles et de l’expérience sociale d’Ibn Khaldoun lui-même, tout en considérant que ces préoccupations d’Ibn Khaldoun sont un prolongement des luttes ayant marqué la « pensée arabe politique et sociale ».
Jabri précise ensuite qu’il ne considère pas que la pensée d’Ibn Khaldoun est morte ou séparée de « nos préoccupations contemporaines ». Car, selon lui, la pensée d’Ibn Khaldoun est philosophique et la pensée philosophique authentique dépasse, selon Jabri, l’époque qui l’a engendrée. Jabri considère ainsi que tout le monde accepte que la pensée d’Ibn Khaldoun est un patrimoine humain de valeur. Cette pensée a toujours besoin de davantage d’études et d’analyses, car elle reflète toujours « notre situation arabe contemporaine » [sic]. Cette situation est selon Jabri complexe, composée de structures médiévales et de structures nouvelles engendrées par le monde d’aujourd’hui.
Jabri considère que la pensée d’Ibn Khaldoun est une pensée philosophique « authentique » et que cette pensée est éternelle « a-historique » en ce sens qu’elle est toujours pertinente pour expliquer « notre situation » présente. Il est difficile de considérer qu’Ibn Khaldoun était un philosophe tout court, quant à parler de « philosophie authentique » au sujet de sa pensée, c’est ignorer ce qu’est la philosophie générale de Platon, Kant ou Hegel. On peut tout au plus parler de « philosophie sociale » concernant Ibn Khaldoun, comme cela a été fait par Taha Hussein, longtemps avant Jabri.
Considérer que cette pensée est toujours pertinente pour notre période contemporaine, c’est ignorer que justement après Ibn Khaldoun, l’Europe avait fait sa révolution multidimensionnelle, culturelle, philosophique et technique et qu’elle a fait suffisamment de progrès pour intervenir et occuper des territoires chez nous, constituant une menace sérieuse pour les dynasties en place.
Ce réveil de l’Europe et son avancement civilisationnel a plongé l’Afrique du Nord dans le maraboutisme et le charifisme appelés au secours pour résister aux puissances européennes. L’installation des dynasties Sa’adienne et Alaouie et l’effondrement des Sa’adiens ne s’expliquent plus par l’esprit de corps clanique ou tribal, mais par les incursions européennes et les nécessités du Jihad et de la résistance. Les analyses d’Ibn Khaldoun, assez pertinentes pour la succession des Almoravides, Almohades, Mérinides et leurs cousins Wattassides, ne sont d’aucun secours pour expliquer la montée et la disparition des Chorfas Sa’adiens, ni la montée des Chorfas Filaliens.
Jabri qui fera plus tard, dans ses recherches sur la critique de la « raison arabe », du concept de « rupture ou coupure épistémologique » l’un de ces concepts magiques clés, n’avait pas vu cette coupure historique qu’a constituée la Renaissance et l’émergence du progrès technique en Europe et le creusement de l’écart en faveur de la rive nord de la méditerranée. Cette coupure historique évidente aurait dû inspirer une « coupure épistémologique » chez Jabri pour l’empêcher de considérer que l’œuvre d’Ibn Khaldoun est toujours pertinente.
Pour revenir à la démarche de Jabri qui consiste à étudier la pensée d’Ibn Khaldoun « en soi », force est de remarquer que cette démarche a été la ligne méthodologique directrice de son directeur de thèse, lui-même, l’égyptien Naguib Baladi (1907-1978).
Baladi était un professeur de philosophie à la faculté des lettres de Rabat. Il a formé toute une génération de philosophes marocains et a écrit (en français) beaucoup de livres de philosophie sur Pascal (1956), Descartes (1959), Plotin (1970), les constantes de la pensée française (PUF, 1948) …
Le directeur de thèse de Jabri, le professeur (chrétien) Naguib Baladi, est venu enseigner à Rabat au début de l’année 1962-1963 après avoir été écarté de l’université d’Alexandrie et que ses biens ont été mis sous séquestre à cause de « l’intransigeance religieuse » du régime de Nasser, à son retour des États-Unis où il occupait un poste de professeur visiteur à Vermont, depuis 1956. Baladi n’a pas eu la reconnaissance académique méritée à la faculté des lettres de Rabat. C’est ce qui a probablement poussé son compatriote Albert Nader qui l’avait rejoint à Rabat en 1966 à aller s’installer aux États-Unis d’Amérique.
Naguib Baladi était parmi sept étudiants, pouvant être considérés comme fondateurs de la section de philosophie moderne de langue arabe nouvellement créée en 1925, à l’université du Caire devenue publique cette même année.
Dans ses « constantes de la pensée française », Naguib Baladi écrit ce qui suit :
« La philosophie française est souvent étudiée du point de vue de l’influence qu’elle a exercée en France et surtout à l’étranger. Une autre étude l’envisagerait en elle-même, un peu en dehors de tout contact avec les autres philosophies européennes, peut-être même en dehors de toute préoccupation d’influence : étude rendue éminemment possible par le fait que cette philosophie est exprimée en une langue qui a sa littérature, son style et même ses styles. (…)
« Déjà, il nous a semblé que la nécessité imposée à ceux qui étudient les philosophes français, de les étudier en historiens, était factice. Il nous a semblé possible et préférable d’éviter l’histoire. »
Cette position méthodologique de Baladi, adoptée par son élève Jabri, se retrouve affirmée avec force par l’historien et critique littéraire Ibrahim Madkour (1902-1995). Ce dernier qui avait suivi l’itinéraire de son ainé Taha Hussein (1889-1973), d’Al Azhar aux études en France où il avait soutenu sous la direction de Lalande, en 1934, une thèse de doctorat d’État en philosophie publiée chez Vrin, à Paris, en 1935, sous le titre « L’Organon d’Aristote dans le monde arabe », a publié en arabe au Caire, en 1947, « La pensée musulmane, une méthode et son application ».
Dans ce dernier livre, dès les premières pages où il évoque les études européennes du 18ème et du 19ème siècles sur la pensée islamique, il affirme que leurs auteurs ne disposaient pas de sources arabes suffisantes, ni de connaissance suffisante de la langue arabe.
Pour combler ces insuffisances, I. Madkour considère que le seul moyen est « d’étudier la pensée musulmane en soi ». Il ajoute ceci :
« C’est comme cela que cette pensée musulmane sera étudiée de manière réaliste à la lumière des idées étrangères parvenues aux Musulmans et sur la base des recherches et discussions produites par la société musulmane elle-même. C’est comme cela que la pensée musulmane sera découverte à travers ceux qui l’ont produite et qui y croient, afin de la saisir complètement et de la comprendre réellement pour ensuite suivre les étapes de sa formation : de sa naissance et sa croissance à sa maturité et complétude, et montrer enfin à quel degré elle a influencé les écoles et auteurs postérieurs. »
N’est-ce pas là tout le programme de recherche de Jabri ? Nous y reviendrons.
Madkour insiste sur l’étude des textes, documents et sources historiques. Il défend la méthode historique ainsi que la méthode comparative.
Si l’on considère la thèse de doctorat (d’Université) soutenue auparavant, en 1917, par Taha Hussein, sous la direction de Paul Casanova (1861-1926) et de Émile Durkheim (1858-1917) décédé juste avant la soutenance, et qui a porté sur « Étude analytique et critique de la philosophie sociale d’Ibn Khaldoun » (thèse publiée à Paris la même année chez A. Pedone), on relève que T. Hussein avait traité le même Ibn Khaldoun que Jabri, qu’il avait traité les mêmes sujets que Jabri, en 10 chapitres :
1- Ibn Khaldoun, sa vie, son caractère et son œuvre ;
2- Conception de l’histoire chez Ibn Khaldoun ;
3- Les Prolégomènes ;
4- Les phénomènes extra-sociaux ;
5- Les phénomènes sociaux de la vie nomade ;
6- Les phénomènes sociaux de la vie sédentaire – la politique ;
7- Le khalifat ;
8- Caractères généraux de la vie sédentaire ;
9- Les moyens d’acquérir (il s’agit en fait des différents secteurs d’activité économique) ;
10- Les sciences.
Après les 10 chapitres, on trouve une conclusion générale, puis un appendice consacré à l’origine de la forme du nom « khaldoun », en « oun » (origine erronée, à notre avis).
Il est frappant de relever que Taha Hussein a adopté, dans sa thèse, la même démarche que Madkour, Baladi et Jabri : étudier l’œuvre d’Ibn Khaldoun directement et en soi. Taha Hussein, comme Madkour, plus tard, reproche aux orientalistes qui ont étudié Ibn Khaldoun depuis qu’il a été découvert en Europe au 18ème siècle et traduit, au 19ème, par le baron de Slane (1801-1878), de ne l’avoir pas toujours compris et étudié dans son contexte.
Dans sa conclusion, Taha Hussein explique le déclin de la civilisation musulmane, en Égypte, par la conquête et la domination ottomanes (turques), idée reprise, sans insistance, il est vrai, par Jabri.
Ce dernier voit, comme Taha Hussein, que le déclin du monde musulman est survenu après Ibn Khaldoun. Il écrit ainsi que « le monde arabe est entré après Ibn Khaldoun dans un labyrinthe sombre qui constitue un obstacle pour les forces d’innovation et de création et qui a imposé la stagnation et le recul. C’est ce qui explique que le monde arabe a manqué l’ère de la renaissance ». Jabri pose la question du pourquoi de « l’effondrement de la civilisation arabe et islamique » après avoir atteint le sommet de la grandeur et de la gloire. Il répond que cette question est le cadre général des réflexions et des recherches d’Ibn Khaldoun et qu’elle constitue un des aspects importants de la pensée historique et philosophique contemporaine. Jabri considère que c’est cela qui confère une importance extrême aux opinions d’Ibn Khaldoun. Ces opinions constituent pour Jabri un témoignage indispensable pour celui qui travaille sur les facteurs explicatifs de l’évolution de la « civilisation arabe et islamique ».
Dans l’explication khaldounienne de l’évolution politique du monde musulman, le concept d’esprit de corps (‘asabiyya) constitue un concept clé expliquant l’émergence, le déclin et l’effondrement des dynasties. Ce concept explique le mouvement cyclique de l’histoire musulmane.
Jabri personnifie le « labyrinthe sombre », évoqué ci-dessus, et en fait le facteur explicatif, alors qu’il s’agit d’expliquer pourquoi « le monde musulman est tombé dans ce labyrinthe sombre », si l’on accepte cette idée de labyrinthe et de déclin absolu du monde musulman.
Conclusion de la partie II
Les deux auteurs, Arkoun et Jabri, ont une admirable et remarquable maîtrise de leur langue de travail, le français pour le premier et l’arabe pour le second. Le premier est parfaitement bilingue, tandis que le second ne semblait pas être à l’aise en langue française.
Les deux ont travaillé, dans le cadre de leur recherche universitaire, sur un homme politique et philosophe. Arkoun a cependant travaillé sur un auteur du 10ème siècle, de « l’âge d’or » du monde musulman, alors que le second a travaillé sur un monde islamique « en déclin », au 14ème siècle. Un âge d’or chi’ite et une période de déclin ou de stagnation plutôt sunnite.
Miskawayh est néoplatonicien, tandis qu’Ibn Khaldoun est davantage aristotélicien. Le premier appartient à un monde chi’ite vaincu et presque oublié ou ignoré dans le monde sunnite, tandis que le second, sunnite, appartient à la grande partie du monde islamique qui l’a emporté sur l’autre. C’est ce qui explique qu’Ibn Khaldoun est toujours célébré, jusqu’à nos jours, du moins au Maghreb.
Chacun des deux auteurs qui nous intéressent ici élargira le champ de sa recherche universitaire pour concevoir un projet de recherche ambitieux dont il sera question dans les prochaines chroniques.
(A suivre)
*Economiste marocain, ancien doyen de la faculté de sciences économiques, juridiques et sociales de Rabat.