jeudi, novembre 30, 2023
Éditorial

Editorial. Rente mémorielle en Algérie : on ne creuse plus, on fore

Le journal El Moudjahid, organe officiel du pouvoir algérien, et le conseiller du chef de l’Etat chargé des archives et de la mémoire nationale viennent de commettre deux attentats moraux dont on ne saurait dire s’ils participent d’une nouvelle provocation ou d’une déchéance mentale systémique irréversible. Peut-être les deux.

A l’occasion de la commémoration du 78éme anniversaire des massacres du 8 mai 45, le quotidien gouvernemental, pourtant coutumier des raccourcis et des caricatures, franchissait un autre palier dans l’outrance morale et les outrages à la raison. Il publiait une photo des camps de concentration nazis pour établir une analogie avec le crime colonial exécuté au lendemain de la seconde guerre mondiale à Sétif, Guelma et Kherrata. L’horreur de cette abomination est suffisamment révoltante en elle-même pour ne pas avoir à être amalgamée avec d’autres drames de l’Histoire. Mais voilà, l’Algérie officielle ne peut exister sans la démesure des concurrences victimaires. Cette inclination remonte aux premiers jours de l’indépendance. Le million et demi de martyrs offert aux Algériens par Ben Bella contre toute vérité historique voire le simple bon sens – un chiffre qui piège une nation condamnée à intégrer ad vitam aeternam une galéjade dans ses référents symboliques – se décline depuis dans une surenchère mortifère permanente. Effarant départ politique où la conquête du pouvoir se méritait par la fringale de la mort. Au point d’en devenir une marque de fabrique nationale. Nous ne sommes plus dans la construction des mythes fondateurs de la nation qui exaltent les luttes émancipatrices mais dans l’affabulation revancharde qui décrédibilise toute mise en perspective d’un destin collectif.

Ces inflations sont généralement le fait de ceux qui n’ont pas vécu de près les horreurs de la guerre qu’ils se plaisent à fantasmer. Or, à trop vouloir multiplier les martyrs, on en vient à banaliser et donc démonétiser leur combat. On est alors en droit et en devoir de dire à ces négociants de la mort que s’ils ont décidé de jouer des âmes des disparus ; ils pourraient au moins faire l’effort d’épargner aux générations futures les méfaits de leur propagande. Un jour des historiens, des démographes ou des diplomates renverront leurs lubies à la figure de nos enfants qui découvriront alors que leur pays est bâti sur des mensonges. Terrible héritage. Terrible responsabilité. 

Les 45000  ou les 7000 victimes, ( les sources divergent ) de 1945 furent le fait d’un crime que nul ne peut et ne doit ignorer. Une répression aveugle avait causé l’élimination massive d’Algériens, souvent des paysans sans armes. Lourde et révoltante, cette cruauté n’a pas besoin d’effets spéciaux en soulignant la barbarie. Il reste que si dramatique que fut cette abomination, elle ne fut pas une entreprise d’extermination générale et systématique des autochtones qui serait identique à celle que programma le régime nazi contre les Juifs. Mais pour les rentiers de la mort, l’ennemi sioniste ne doit pas avoir la primeur du sacrifice dès lors que les régimes despotiques étalonnent leur légitimité à l’aune du nombre de tombes et non de places d’écoles, de lits d’hôpitaux, de logements ou même de calories qu’ils peinent à mettre à la disposition de leur peuple.

Concomitamment à cette macabre comparaison, le protecteur de notre mémoire débitait devant une assemblée nationale sans sève ni relief une démentielle histoire de cigognes que l’armée coloniale aurait jugée pendant la guerre de libération nationale. Le seul traitement que l’on puisse réserver à cette outrecuidance est de laisser le lecteur en découvrir l’insanité dans la vidéo montrant les péroraisons débilitantes de celui que le pouvoir a désigné représentant algérien dans l’improbable commission algéro-française chargée de démêler les tragédies mémorielles de l’époque coloniale.

Ces deux épisodes sont les expressions puériles et toxiques d’une politique d’Etat qui instrumentalise jusqu’à l’extravagance l’occupation française pour occulter le débat sur les brumes du présent et le brouillard du futur. Cette manipulation a toujours fait partie de l’ADN du système algérien. Et rien ne dit que le cynisme de plus en plus délirant qui l’inspire va être un jour, sinon oublié du moins relativisé.

Le problème est qu’au moment où nous écrivons ces lignes – et hormis quelques internautes écœurés et/ou révoltés – aucun ancien maquisard, aucun responsable politique de l’opposition, aucun historien ni universitaire en général, aucun intellectuel ne s’est exprimé sur ce qu’un jeune a fort justement décrit comme un attentat à la santé mentale du pays. On peut cependant comprendre que l’énergie qui nourrit l’indignation puisse manquer quand ce sont les institutions qui font de l’investissement de la contre-vérité un fondement de la nation. Il arrive alors que l’humiliation permanente épuise et soumette plus que la violence.

L’humoriste Fellag disait que quand il arrive au fond, l’Algérien ne remonte pas , il creuse; espérant ainsi conjurer la folie destructrice par l’exagération. Il est détrôné par le réel : dans la course à la fascination de la mort, l’Algérie des abysses ne creuse pas ; elle fore.

intervention d’Abdelmadjid Chikhi devant les députés
Partager avec

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Advertisment ad adsense adlogger