jeudi, novembre 30, 2023
Débats

Avons-nous besoin aujourd’hui des « critiques » d’Arkoun et de Jabri ? ( 3éme partie) Lahcen Oulhaj*

III- « Critique de la raison islamique » de M. Arkoun

Mohamed Arkoun publie, en 1984, chez Maisonneuve et Larose, son livre au titre marquant et provocateur « Pour une critique de la raison islamique ». Ce livre est en fait un recueil de 12 articles parus dans différents périodiques, entre 1976 et 1983.

Il faut d’emblée noter qu’Arkoun ne prétend pas que le livre qu’il présente à son public de lecteurs, en 1984, comprend la « critique de la raison islamique ». Le titre choisi pour le livre indique simplement que le contenu invite à une « critique de la raison islamique ». Cela veut dire que l’Auteur se pose, dans le livre, des questions sur cette « raison islamique », sur le caractère « rationnel » de la pensée islamique ou sur le rapport du « mode de penser » islamique à la raison humaine.

Toute personne normalement constituée est en effet logiquement amenée à se poser des questions sur les croyances héritées de ses parents, surtout lorsque ces croyances donnent lieu à des interprétations diverses, controversées et disputées entre des personnes revendiquant le même dogme central.

Une critique, c’est-à-dire une analyse approfondie, de la pensée ou du mode de penser islamique, nécessiterait néanmoins plusieurs volumes spécifiquement consacrés à ce propos. Le recueil d’articles de 1984 ne pouvait pas correspondre à cette « analyse critique ». Ce ne pouvait en être qu’une introduction ou un avant-propos. D’où le titre « pour une critique ».

 L’auteur s’attellera inlassablement d’ailleurs, depuis, à cette immense tâche durant toute sa vie. En réalité, le lancement de ce vaste « programme de recherche » avait commencé bien avant 1984.

La thèse de doctorat d’Arkoun, présentée dans la chronique du mois dernier, entamée depuis au moins le début des années 1960, était déjà une première « critique de la raison islamique », du « mode de penser » islamique.

Arkoun avait, en effet, découvert dans sa thèse de doctorat qu’il y avait au 10ème siècle une « pensée islamique » rationnelle, chez Miskawayh, Tawhidi et Ar-Razi (Fakhr Eddine), chez des penseurs chi’ites néoplatoniciens. Après ce court moment, il y a eu l’avènement de la domination sunnite qui avait décrété la fin de l’Ijtihad ou de l’exercice de la « pensée rationnelle ». Arkoun s’est demandé le pourquoi de ce déclin. Cette interrogation est au cœur du vaste programme de recherche portant sur la critique de la « raison islamique ». Arkoun ambitionne de bien clarifier le passé islamique pour mieux construire le futur.

Les neuf premiers articles rassemblés dans le livre d’Arkoun qui nous retient ici sont des approches diverses de la pensée islamique. Les trois derniers articles sont consacrés au Maghreb musulman. Nous présenterons successivement, dans cette chronique mensuelle, les 9 premiers articles traduits en arabe par Hachim Salih et publiés sous le titre « historicité de la pensée arabe islamique » à Casablanca et à Beyrouth, en 1996 pour la 2ème édition.

Dans la chronique de ce mois de juin 2023, nous présentons les deux premiers articles du recueil publié en 1984, lesquels nous semblent particulièrement important dans le travail de critique de la « raison islamique » de Mohamed Arkoun.

Le premier article porte sur l’objet d’ensemble de la recherche d’Arkoun. Il s’agit pour ce dernier d’étendre l’objet des études islamiques « orientalistes » à l’ensemble des aspects de la vie des Musulmans et d’étendre les méthodes philologique et historique de ces études classiques à toutes les méthodes modernes des sciences humaines. Le second article tente de cerner et délimiter le « concept de la raison islamique » que vise la critique d’Arkoun.

Le titre choisi pour la version arabe de « Pour une critique de la raison islamique », est justifié par Arkoun lui-même en disant que c’est parce que l’analyse approfondie ou la critique de la pensée islamique n’est pas achevée dans le livre et que ce dernier ne présente pas les résultats d’une analyse exhaustive et n’est donc que le début d’un vaste programme de recherche, c’est pour cette raison qu’il a préféré pour la version arabe ce nouveau titre qui abandonne donc l’expression de « critique de la raison ».

Par ailleurs, Arkoun rédige une introduction à l’édition en langue arabe, comme il avait rédigé une longue introduction à son édition originale des 12 articles publiés en 1984. Nous reviendrons à ces introductions après la présentation des 9 premiers articles relatifs à la pensée islamique.

Présentons ici les deux premiers articles ou chapitres du livre « Pour une critique de la raison islamique ». Les sept autres articles feront l’objet d’une future chronique. Commençons donc par le premier chapitre de l’œuvre d’Arkoun « pour une critique… »

Pour une islamologie appliquée

Le texte placé en tête du recueil de 1984 porte le titre ci-dessus (pour une islamologie appliquée). Il a été initialement publié en 1976, dans ‘’Le mal de voir’’ (Ethnologie et orientalisme…, Cahiers Jussieu/Université Paris VII, 10/18, pp.267-287).

Cet article long de 21 pages comporte les 3 sections suivantes :

  1. Aperçu de l’islamologie classique
  2. Concept d’islamologie appliquée
  3. Objectifs de l’islamologie appliquée

Ce plan en 3 sections montre le chemin de la réflexion de l’auteur. Ce dernier vient de l’islamologie classique où il a été formé et entend aller vers l’islamologie appliquée qu’il définit et à laquelle il assigne ses propres objectifs de recherche.

  • Islamologie classique

L’islamologie classique consiste à appliquer, de la part d’orientalistes « occidentaux », les méthodes classiques des sciences humaines du 19ème siècle aux textes traditionnels islamiques (Coran, Hadith, Biographie du Prophète ou Sîra, fiqh ou droit islamique, historiographie, théologie dialectique ou kalam…) Ces méthodes classiques sont la méthode philologique et la méthode historique. Ces méthodes n’étaient pas appliquées par les « études islamiques » des orientalistes du 19ème siècle qui se contentaient de reprendre les récits traditionnels des Musulmans. Arkoun propose de les appliquer aux textes islamiques, y compris le texte sacré, le Coran.

La critique philologique interroge d’abord l’unité des textes anciens en aboutissant très souvent à distinguer, dans un texte apparemment uni et cohérent, plusieurs parties relevant d’époques et d’auteurs différents. En effet, un texte écrit à l’antiquité où il n’y avait ni imprimerie, ni droits d’auteur, nous parvient souvent comme un manteau rapiécé, ou fait de plusieurs pièces de couleurs et de textures et origines diverses et différentes. Les pièces peuvent avoir été insérées, dans l’original écrit par l’auteur, par des copistes et par des lecteurs confrontés à des passages illisibles ou à des mots incompréhensibles pour le lecteur, car venant de langues autres que la langue de l’auteur principal réel ou supposé.

Analyser l’ensemble du texte en y distinguant des parties, chacune attribuée à un auteur et à une époque donnée, c’est faire de la critique philologique du texte. Cette critique fait appel à la comparaison de styles, de langues et de modes de pensée différents. Elle nécessite différentes disciplines comme la linguistique, la philosophie et la critique littéraire.

La critique philologique a été appliquée aux textes sacrés du Judaïsme et du Christianisme. Cela a donné des résultats appréciables. On sait maintenant grâce à cette critique que la bible, par exemple, n’a pas été écrite d’un seul coup et par un seul auteur.

D’un autre côté, les anciens historiographes n’avaient pas été formés à la rigueur, à l’objectivité, à la neutralité, à la cohérence des récits et à la confrontation des récits à la recherche de la vérité historique. Ils exagèrent souvent en minimisant les événements considérés négatifs pour eux et exagèrent leurs succès. Il leur arrive d’imaginer et de créer des événements allant dans le sens qu’ils désiraient. C’est ainsi que les adeptes du cousin et gendre du prophète lui prêtent des qualités surnaturelles, par exemple un glaive décimant d’un seul coup des dizaines de personnes à gauche et autant à droite ! La critique historique s’impose alors pour rétablir les faits historiques, démêler le vrai du faux, supprimer les exagérations, mettre en doute des événements imaginés et des circonstances impossibles.

Ainsi, pour établir une chaîne humaine prestigieuse, les historiographes, idéologues sans scrupules, recouraient au mensonge le plus éhonté, en prêtant, par exemple, un enfant à quelqu’un qui n’en a jamais eu, en créant la contemporanéité de personnes ayant vécu à des époques différentes, en prêtant à des acteurs des doctrines qui ne verront le jour que beaucoup plus tard…

La méthode historique vise à rétablir les faits historiques et leurs circonstances en procédant à une analyse historique rigoureuse faisant appel à la méthode philologique, à l’archéologie et à l’archéologie du savoir.

Dans les études islamiques classiques, les orientalistes évitaient d’appliquer la critique philologique et la méthode historique à l’histoire islamique pour ne pas fâcher les croyants musulmans. Arkoun, formé dans la pensée des Lumières, n’hésite pas à appliquer ces méthodes et d’autres plus récentes (sémiotique, sociologie, archéologie du savoir de M. Foucault, déconstruction de J. Derrida…) y compris au texte islamique le plus sacré, le Coran, dès la fin des années 1960.

Selon ce premier chapitre qui appelle à une islamologie appliquée, l’islamologie classique consiste en un discours occidental sur le monde islamique, un discours limité, non seulement par sa méthodologie non critique, mais aussi par son objet très réducteur du monde islamique.

La méthodologie de l’islamologie classique revient à transmettre dans la langue européenne de l’auteur, orientaliste, les textes officiels et sacralisés du patrimoine islamique traditionnel savant. Ce patrimoine correspondait exclusivement au patrimoine construit par les Oulémas du Pouvoir et agréé par l’empire islamique abbasside post-bouyide (à partir du 10ème siècle) et par l’empire ottoman héritier de l’empire abbasside Seljukide.

L’objet de l’islamologie classique écarte donc, selon Arkoun :

  1. La pratique et l’expression orale de l’islam, particulièrement chez les peuples privilégiant l’oralité, comme les Imazighen et les autres peuples Africains, et plus généralement chez les masses populaires ;
  2. Le patrimoine non écrit et non-dit, surtout dans les sociétés musulmanes contemporaines largement dominées par des pouvoirs autoritaires confisquant tout droit d’expression orale ou écrite ;
  3. Tout le vécu non écrit mais raconté oralement. Ce patrimoine oral est très riche et seule la sociologie peut en rendre compte. Cet islam exprimé oralement dans les rencontres de diverses formes (mosquées, conférences, congrès, cours universitaires …) porte un sens et une signification qui vont au-delà de l’islam écrit, souvent réduit par la censure. L’islamologie classique consacre trop de temps à des recherches et des études portant sur les œuvres écrites des réformistes traditionnels et néglige complètement les animateurs réels de la pensée islamique ;
  4. Les œuvres écrites relatives à l’islam considérées non représentatives. C’est ainsi que les orientalistes ne se sont intéressés avant les dernières années qu’à l’islam majoritaire dit « orthodoxe » ou sunnite. Cet islam n’est qu’une théorisation dogmatique postérieure d’œuvres historiques. Cet « islam sunnite est étroitement lié à l’idéologie officielle des autorités qui se sont imposées depuis 661 », selon Arkoun. En fait, on sait aujourd’hui que cet islam sunnite ne s’est imposé que beaucoup plus tard sous les Abbassides (d’obédience Seljukide post-bouyide) et non dès l’établissement des premiers Omeyyades (Soufyanides), dont on ne connait aujourd’hui aucun théologien, hormis Awza’i qu’il est d’ailleurs difficile de considérer comme théologien officiel des Omeyyades de Damas. Ce qui est vrai est que l’islam chi’ite a été persécuté par les Abbassides, dominés par les Seljukides à partir du 10ème siècle et ignoré par l’orientalisme souvent catholique, lequel orientalisme avait cru retrouver dans l’islam l’opposition catholique/protestant qui le préoccupe et qui lui fait prendre position en faveur du catholicisme-sunnisme (orthodoxie) et contre le protestantisme-chi’isme (hétérodoxie). En fait, la correspondance catholicisme-sunnisme n’est valide que sur le plan politique. Sur le plan ecclésiastique, voire théologique ce qui correspond le plus au catholicisme c’est plutôt l’islam chi’ite.
  5. Les systèmes sémiotiques non linguistiques, comme les mythologies, les rites, la musique et l’organisation spatio-temporelle, l’organisation urbaine, l’architecture, le dessin, la décoration, les vêtements, les structures de parenté et les structures sociales… L’islamologue classique a donc limité l’objet de ses études à la pensée logico-centrée (théologie, philosophie et fiqh ou droit) étudiée comme une partie de l’histoire des idées. La grande question des interactions entre l’islam en tant que phénomène religieux et tous les autres niveaux de l’existence humaine (économie, politique rapports sociaux…) n’a été étudiée jusqu’à présent qu’exceptionnellement et rapidement.
  • Concept d’islamologie appliquée

Dans cette section, Arkoun annonce dès le départ qu’il se réfère au sociologue et anthropologue français, spécialiste du Brésil, Roger Bastide (1898-1974) qui avait construit, en théorie de développement, le concept d’« anthropologie appliquée » (titre du livre publié, éd. Payot, en 1971), comme lieu de rencontre entre la recherche pure et la pratique sociale. Arkoun cite explicitement Bastide à la tête de la section.

Pour Arkoun, l’islamologie classique correspondrait en anthropologie à la « recherche pure », à l’ « anthropologie classique ». Cette dernière s’inscrit dans le cadre du « discours de la méthode » de Descartes, lequel considérait que la connaissance d’un objet était synonyme de sa domination, mais pour dominer, il faut commencer par connaître.

Arkoun considère que depuis les Indépendances (des anciennes colonies africaines et asiatiques), il faut se libérer de l’obsession de domination. C’est ce qui explique que l’objectif pratique de l’« orientalisme » tend à disparaitre. C’est ainsi que les recherches des spécialistes tendent à multiplier les « monographies » et à l’accumulation des faits et données sans s’occuper du travail de théorisation et de réflexion sur la méthodologie. Cela explique que l’école « orientaliste » française se concentre davantage sur le passé que sur le présent, contrairement à l’école américaine.

L’« islamologie appliquée» d’Arkoun ambitionne de corriger cette situation en tenant compte de toutes les implications des considérations suivantes de l’auteur.

La première considération consiste à relever que l’islamologie classique est restée théorique et loin du vécu des Musulmans et des pratiques sociales concrètes. L’islamologie classique est restée « neutre et descriptive ». Il convient donc, selon l’auteur, de réorienter l’islamologie vers la pratique concrète de l’islam pour traiter des questions concrètes que se posent les Musulmans dans leur vie quotidienne.

La deuxième considération est que l’interrogation pratique centrale de l’islamologie appliquée est relative aux conditions théoriques permettant de passer de postulats épistémologiques médiévaux aux postulats épistémologiques de la pensée moderne. Les premiers postulats confondent l’histoire et le mythe. Ils sacralisent les valeurs morales et religieuses de manière dogmatique. Ils affirment théologiquement la suprématie du Musulman par rapport au non-Musulman et du croyant par rapport au non-croyant. Ils sacralisent la langue. Ils insistent sur la sacralité du sens « révélé » par Dieu, sur son unicité et son caractère éternel et a-historique.

La troisième considération est que l’islamologie appliquée étudie l’islam des deux points de vue complémentaires que sont 1) la religion comparée visant à démolir toutes les vieilles connaissances erronées mais bien ancrées, 2) l’anthropologie religieuse mobilisant toutes les méthodes modernes des sciences humaines à appliquer à l’islam : critique historique comparée, l’analyse linguistique déconstructiviste, la réflexion philosophique relative à la production du sens, à ses extensions, mutations et démolition.

La quatrième considération est qu’il s’agit pour l’islamologie appliquée d’appliquer ces méthodes au phénomène du Livre sacré lui-même. C’est que l’islamologie classique a évité de poser la question décisive relative à la critique de la raison théologique au sens kantien du terme « critique ». Jusques là, les trois religions « monothéistes » constituaient chacune, selon Arkoun, un système culturel rejetant les deux autres. Il s’agit en fait, dans les trois cas, de pensées idéologiques.

Arkoun conçoit l’islamologie appliquée comme une pratique « scientifique » pluridisciplinaire. Le problématique adjectif qualificatif de « scientifique » peut être considéré comme synonyme de rigoureux, académique, objectif et sérieux et non comme relatif aux « sciences naturelles ». C’est qu’en France, la plupart des chercheurs adhèrent au monisme méthodologique et croient en « l’unité de la science ». Ils ne font pratiquement aucune distinction, sur le plan méthodologique, entre « sciences naturelles » et « sciences humaines et sociales », contrairement à l’héritage allemand de Dilthey qui adopte le dualisme méthodologique et qui distingue donc les « sciences de l’esprit » des sciences naturelles, les seules à être invitées à appliquer la « méthode scientifique » de l’explication, basée sur l’expérience ou la mise à l’épreuve empirique.

L’islamologie appliquée d’Arkoun vise à « moderniser l’islam » et à l’éloigner de son attitude la plus constante à travers les siècles et qui consiste à le considérer comme « théologie et droit » à la fois. L’islam est, pour les penseurs traditionnels, un système divin et temporel intégré.

La cinquième considération est qu’il n’existe pas, d’un point de vue épistémologique, de discours ou de méthode innocents. L’« approche négative » s’impose, selon l’auteur, pour étudier le « non-pensé » dans la pensée islamique. C’est qu’il s’est produit une rupture entre la pensée islamique d’aujourd’hui et l’époque islamique classique. La première est couverte par des idéologie modernes nées en dehors de l’islam. Celui-ci utilise ces idéologies pour lutter contre le colonialisme. Mais les idéologies non critiques ne peuvent pas servir pour la libération, en ce sens qu’elles substituent de nouvelles aliénations aux anciennes.

  • Objectifs et missions de l’islamologie appliquée

Le but final de l’islamologie appliquée est, selon l’auteur, de créer les conditions adéquates pour pratiquer une pensée islamique libérée des tabous, des mythes archaïques et des idéologies nées récemment. Pour ce faire, l’auteur juge qu’il faut partir de la distinction entre deux pôles. Le premier est appelé par les Arabes et les Musulmans, avec une grande nostalgie, « patrimoine islamique et arabe ». Ils l’appellent aussi l’époque de formation, une époque remplie de « modèles à suivre », de « Révélation divine » et des temps « anciens parfaits ». Le second pôle est la modernité.

L’islamologie appliquée doit appliquer la critique historique, sociologique, ethnologique, linguistique et philosophique pour déterminer et cerner, à la fois, le patrimoine et la modernité.

Ce premier papier de 1976 repris dans le livre « Pour une critique de la raison islamique » de 1984 est placé à la tête des chapitres du livre car il est central dans l’ensemble du projet de Mohamed Arkoun de critique de l’islam traditionnel, savant et populaire, qui a imposé sa domination dans le monde musulman, utilisant toutes les méthodes modernes des sciences humaines.

Arkoun a appelé la recherche qu’il propose « islamologie appliquée » pour l’opposer à l’islamologie « classique » qu’il considère donc comme « non appliquée », c’est-à-dire « théorique », influencé qu’il était par Bastide et son « anthropologie appliquée », ainsi que, parait-il, par le « rationalisme » appliqué de Gaston Bachelard. Il entend corriger les défauts majeurs de l’islamologie classique, tant sur le plan de l’objet de l’analyse que sur la méthodologie à appliquer à cet objet.

Il s’agit, sur le plan de l’objet d’étude, d’étendre ce dernier à tous les aspects de l’islam, pensée et pratiques, savant et populaire, écrit et non écrit, « orthodoxe » et « hétérodoxe », passé et présent, textes sacrés et textes moins sacrés, islam d’expression arabe ou non…

Sur le plan méthodologique, il s’agit d’appliquer toutes les méthodes modernes des sciences humaines, de rejeter la « neutralité » et l’approche descriptive du chercheur pour adopter une approche engagée en faveur des Lumières et de la Modernité. Il ne s’agit pas de faire découvrir l’islam, dans sa variante savante et dominante, aux non-Musulmans, mais de critiquer la pensée islamique dans son ensemble à la lumière des apports de la Modernité. Il s’agit de séparer le mythe de l’histoire.

Arkoun s’inscrit dans la tendance française à élaborer de nouveaux « concepts » dans le cadre d’une « science unie » et unique appliquant le terme de « science » tant aux sciences naturelles qu’aux « sciences » humaines. Le risque de cette tendance est de déplacer les nécessaires discussions et controverses sur les pratiques et les idées de l’islam traditionnel de l’objet de l’étude, l’islam, vers les concepts et outils théoriques utilisés par les chercheurs pour le connaître et montrer ses contradictions.

L’une des limites évidentes de ce projet de recherche d’Arkoun, est de ne pas s’attaquer à La religion, quelle qu’elle soit, elle-même. Il est vrai qu’il évoque de temps à autre ce qui se passe dans le christianisme, mais cela reste secondaire et tout son effort reste concentré sur la critique de la pensée islamique. Cela lui a valu le rejet de pans entiers du monde islamique, mais aussi des Européens et des Modernistes. Il était à la fois « athée » pour les Musulmans et « islamiste » pour les autres, dans la mesure où il cherchait à ménager « le chou et la chèvre » à la fois. C’est là la principale critique que nous pouvons, à ce niveau, adresser au concept d’islamologie appliquée proposé par Arkoun.

Le concept de raison islamique  

Le deuxième chapitre du livre « pour une critique de la raison islamique » reprend l’article « le concept de la raison islamique » publié dans « l’Annuaire de l’Afrique du Nord », volume XVIII de 1979, publié par le CNRS en 1981 (pp. 305-339).

Ce texte, long de 35 pages, comprend 3 sections :

  • La Raison islamique classique.
  • Islam(s), Raison orthodoxe et sens pratique.
  • Discours arabes contemporains et Raison Islamique.

La 3ème section n’a pas été reprise dans l’AAN parce que l’article a été jugé trop long par l’éditeur. Contentons-nous donc de présenter les deux premières sections dont nous disposons.

Notons auparavant, qu’en guise d’introduction du chapitre, Arkoun rappelle que la pensée islamique, comme d’ailleurs le Judaïsme et le Christianisme, considère qu’il existe une raison éternelle et commune et que la foi guide la raison humaine, laquelle ne peut qu’errer sans la foi. Cette manière de voir est exprimée par le hadith, jugé apocryphe par Ibn Taymiyya et par d’autres penseurs islamiques, qui dit que « la première créature que Dieu a créée fut l’intellect » obéissant à son créateur : « Dieu ordonne à l’intellect de venir et il vient, puis il lui ordonne de s’en aller et il s’en va ». Il est vrai qu’il existe plusieurs hadiths concurrents sur la première créature de Dieu : la plume (à écrire), la lumière du Prophète, l’eau…

La référence à ce « hadith » exprime l’idée que c’est Dieu qui gouverne l’intellect humain. Cela veut dire que la raison est soumise à la croyance et qu’il n’y a donc pas lieu d’opposer les deux. Voilà un aspect important de la pensée ou de la « raison islamique ». C’est la même idée qu’exprime Massignon en affirmant que « chaque nom coranique confère à la chose sa réalité intrinsèque selon la science de Dieu… ». Arkoun en conclut que « toute la pensée islamique s’est développée sur la base d’une croyance : origine et soutien divins de la raison ». Cette croyance est concrétisée par le Coran. Chafi’i y ajouta la Sunna.

Commençons donc par ce qu’Arkoun considère comme la « Raison islamique classique ».

  1. La Raison islamique classique

Cette expression de « raison islamique classique » adoptée par Arkoun pose au moins trois interrogations. La première est de savoir si l’on peut parler de « raison islamique ». La raison, n’est-elle pas universelle ? Cette question est de la même nature que celle concernant la « science arabe », les « mathématiques arabes ». On peut entendre par « science arabe » les études scientifiques qui ont été élaborées par des « Arabes ». Cela ne pose pas de problème. Le qualificatif « arabe » porte ainsi sur les mathématiciens considérés et non sur une quelconque « mathématique » d’essence « arabe ». Mais si l’on veut insinuer qu’il y aurait des « mathématiques arabes » en sous-entendant que c’est les mathématiques elles-mêmes qui sont arabes, cela pose problème. Les mathématiques sont universelles et lorsque un mathématicien « arabe » fait des mathématiques, il fait des mathématiques universelles que n’importe quel être humain peut comprendre et discuter.

Évidemment, les circonstances historiques concrètes peuvent faire que les mathématiciens d’un pays donné travaillent davantage sur une branche spécifique des mathématiques, comme les Grecs ont davantage fait de la géométrie, mais cela ne fait pas de la géométrie une science exclusivement grecque. De nombreux mathématiciens de différentes contrées ont contribué au développement de la géométrie. Il n’y a donc pas de mathématiques qui soient grecques comme il n’y en a pas qui soient « arabes ».

Donc, il n’y a pas de « raison islamique » comme il n’y a pas de raison juive ou de raison chrétienne. Il y a peut-être une manière de raisonner spécifique aux Musulmans, c’est cela que Arkoun semble désigner par « raison islamique ». Cela est explicite dans un texte en anglais où il utilise « raisonner » plutôt que « raison » ; penser ou mode de penser, plutôt que pensée.

La deuxième interrogation est qu’il n’y a pas une « raison islamique » éternelle et atemporelle. Arkoun lui-même affirme cela. Il y a, en effet, une raison chi’ite, une raison kharidjite, une raison sunnite… Et au sein même du Chi’isme, il y aurait une raison ismaélite, une raison zaïdite, une raison imamite ou duodécimale… Puis, pour l’islam sunnite seul, il est difficile de considérer qu’il existerait une seule et même raison immuable depuis les origines. La raison islamique qui a régné à l’époque des Ayyoubides ne semble pas pouvoir être confondue avec la « raison » qui constitue la doctrine des Frères Musulmans du 20ème siècle.

La troisième interrogation porte justement sur le qualificatif de « classique ». Que signifie-t-il ? Il signifie, en général, ce qui est enseigné et présenté aux élèves des écoles islamiques comme doctrine officielle, « droite » et orthodoxe. Mais l’adjectif « classique » est relatif à l’époque de celui qui définit et parle de « classique ». On peut donc considérer que la « pensée islamique classique » signifie, pour nous autres gens du 20ème siècle, la pensée islamique prédominante avant le « renouveau islamique » du dernier quart du 20ème siècle et d’aujourd’hui.

Il reste à préciser le lieu où cette pensée islamique est dominante, car chacun sait que ce qui était dominant en Égypte ne l’était pas en Iran, par exemple. Chacun sait que c’est le sunnisme qui domine et qui est prédominant dans l’islam, depuis le 11ème siècle. On ne peut donc chercher la « raison islamique classique » qu’au sein de l’islam sunnite. Chacun sait aussi que le centre de l’islam se situe au Moyen-Orient et qu’il n’y a pas lieu de chercher la pensée islamique dominante en Afrique du Nord, par exemple. Mais Arkoun aurait pu aller chercher cette « raison islamique classique » au cœur de l’empire Ottoman qui a dominé ce Moyen Orient, une grande partie de l’Afrique du Nord et une partie de l’Europe orientale, de 1453 jusqu’à la première guerre mondiale, pour l’essentiel de ses territoires.

Manifestement, Arkoun considère qu’il faut chercher la « raison islamique classique » dans les « fondements » qui se sont imposés depuis les origines jusqu’au vingtième siècle. Ces fondements se sont constitués durant les quatre premiers siècles de l’Islam. Il y a eu le Coran, puis la théologie dialectique ou le « Kalam » et la philosophie ainsi que le « Fiqh ». L’Islam sunnite rejeta la philosophie, laquelle déboucha avec Avicenne et même Farabi sur l’hérésie et l’impiété. Il rejeta aussi la théologie dialectique des Mu’tazilites qui osaient considérer que le Coran fut créé. La « raison islamique sunnite » ne peut donc être cherchée ni dans la théologie (d’un Ach’ari par exemple ), ni en philosophie (Avicenne et Farabi), même lorsque cette dernière cherche sa propre défense dans la Révélation, avec Averroès par exemple.

La « raison islamique classique » ne peut donc être située que dans les œuvres des fondateurs des quatre écoles juridiques du sunnisme.

C’est, à notre sens, cela qui a amené Arkoun, cherchant à cerner la « raison islamique classique », à choisir Kitab ar-Risāla fī Uṣūl al-Fiqh (épître sur les fondements du droit et de la jurisprudence) de l’Imam des Imams, Muhammad ibn Idriss Al Chafi’i, né à Gaza (ou à Ashkelon, en Israël présent, selon certaines sources) en 767 et mort en 820 à Fustat en Égypte.

Chafi’i est considéré comme le plus grand parmi les quatre fondateurs des rites sunnites : le persan Abu Hanifa ( Nu’man b. Thabit b. Zuta b. Marzban, né à Kufa en 696 et mort à Baghdad en 767), le médinois Malik ibn Anas (711-796, né et mort à Médine), le gazaoui ou égyptien Chafi’i (767-820) et Ahmad ibn Hanbal (né à Baghdad, 780-855).

Chafi’i est donc né  en 767, année de la mort d’Abu Hanifa et année de naissance de Harun Al Rashid (né à Rey et décédé en 809 à Tus en Iran). Chafi’i serait hachimite par son père et yéménite par sa mère. Il a donc un grand prestige, supposé ou réel, que les autres Imams n’ont pas. Il a séjourné à Baghdad où dominait la doctrine d’Abu Hanifa qui est connu comme l’Imam qui a le plus privilégié Ar-rayy et l’ijtihad  comme source de la vérité juridique. Il a également séjourné à Médine où il a reçu l’enseignement de l’Imam Malik qui était opposé à Abu Hanifa et qui privilégiait as-Suna contre ar-Rayy. Chafi’i qui deviendra Imam en Égypte tentera de se frayer une voie au milieu, entre Abu Hanifa et Malik.

Chafi’i a rencontré Harun Al-Rashid qui, selon son propre fils al-Mamun, était d’obédience chi’ite. La mort de ce grand Calife abbasside, en 809, a été suivie de troubles politiques et théologiques qui ont abouti à l’intronisation, en 813, de son fils Al Mamun (786-833), lequel a succédé à son frère Al Amine (787-813) qu’il avait tué. Al Mamun décrète le Mu’tazilisme doctrine officielle. Il proclame la doctrine du « Coran créé » en 827. En 833, il décrète que seuls ceux qui croyaient en cette doctrine pouvaient être Qadis. Ibn Hanbal, qui s’était opposé au Mu’tazilisme et avait adopté une sorte de littéralisme (Zahiriyya) menant à l’anthropomorphisme, a été emprisonné et torturé par le pouvoir d’Al Mamun.

Chafi’i quitte Baghdad en 814, comme pour fuir la politique et les Mu’tazilites qui abusaient du « takfir », lui qui avait un certain moment sympathisé avec les Chi’ites, et s’installe à Fustat (le Caire ne sera construite par les Fatimides venus d’Afrique du Nord qu’en 969), en Égypte, loin du pouvoir politique pour se concentrer sur la jurisprudence et le droit musulmans.

En Égypte, Chafi’i fonde une nouvelle école juridique « al madhab al jadid » et rédige ce corpus de Risala choisi par Arkoun comme le texte représentatif du mode de penser dominant en Islam classique ou « raison islamique classique ».

Arkoun choisit donc la pensée juridique plutôt que la théologie spéculative ou kalam, car c’est cette pensée juridique qui détermine le mode de penser des Musulmans dans leur vie pratique. Pourtant, si vraiment on veut cerner les fondements de la manière des Musulmans de voir le monde, il fallait les chercher dans la philosophie, mais cette dernière a été condamnée par l’ash’arite Abou Hamid al Ghazali.

Le choix d’Arkoun peut s’expliquer par sa propre formation qui n’était ni philosophique ni anthropologique. Elle peut aussi s’expliquer par le fait que dans la « philosophie islamique », l’auteur risque de ne pas trouver des éléments vraiment « islamiques ». Il risque de tomber sur la « raison grecque ». En plus, n’oublions pas que Arkoun propose de substituer à l’islamologie classique théorique une « islamologie appliquée ». La théologie dialectique relèverait donc de l’islamologie classique et c’est le « Fiqh » et ses fondements qui intéresseraient cette islamologie appliquée que l’auteur préfère.

L’introduction du traducteur en anglais de la Risala de Chafi’i, Khaddouri (Majid, né en 1909 à Mossul et mort en 2007 à Patomac aux États-Unis d’Amérique) insiste sur l’importance de ce livre dans l’évolution de la pensée « juridique » islamique. Il affirme que La Risala a été adoptée comme manuel de Fiqh pour les étudiants et que Ahmed Ibn Hanbal, fondateur lui-même de l’école juridique qui porte son nom, l’a prescrite à ses propres disciples.

Chafi’i et ses enseignements que comporte la Rissala ont été mis de côté, en Égypte, sous les Fatimides installés au Caire (969-1171). L’époque de Salah Eddin al-Ayyoubi et de ses successeurs opère un retour à Chafi’i. Les Ottomans imposèrent Hanafi, mais le rite de Chafi’i demeure prédominant en Égypte, en Syrie, au Hijaz, dans le sud de la Péninsule arabique,  dans le Golfe persique, en Afrique de l’est, dans l’Archipel de Malaisie, au Daguistan et dans certains parties de l’Asie centrale.  

La Risalah traite des points suivants :

  1. Introduction
  2. De « al-Bayān » (Déclaration ou discours clair, manifeste)
  3. De la connaissance juridique
  4. De le Livre de Dieu
  5. De l’obligation de l’homme d’accepter l’autorité du Prophète
  6. De l’abrogation de la législation divine
  7. Des devoirs
  8. De la nature des commandements divins de prohibition et sur les ordres du Prophète de prohibition
  9. Des traditions
  10. Des traditions d’un seul individu
  11. Du Consensus de la communauté (Ijmā‘)
  12. De l’Analogie (Qiyās)
  13. Du Raisonnement Personnel (Ijtihād)
  14. De la Préférence Juridique et de l’appréciation du mieux (Istiḥsān)
  15. De la Divergence ou du Désaccord (Ikhtilaf)

Elle expose les 10 articles de foi définissant l’orthodoxie islamique, ou la « raison islamique classique », c’est-à-dire les éléments fondamentaux de la conviction islamique ou « les limites et les directions dans lesquelles s’exercera la raison » tout au long de la Risala. Ces éléments sont :

  1. Dieu a enseigné au Prophète et aux hommes la « Fatiha » (la Sourate qui ouvre le Livre) pour dire et vivre la relation ontologique fondatrice de toutes les autres relations avec Dieu, les êtres, le monde et l’histoire ;
  2. Dieu a envoyé Muhammad alors que les hommes étaient divisés en gens du Livre ayant modifié et falsifié les enseignements divins d’un côté, et en peuples idolâtres de l’autre côté ;
  3. Avant que Dieu envoie Muhammad pour sauver les infidèles, c’était le règne de l’infidélité ou kufr, celui des hommes qui suscitaient, en vie, la colère de Dieu par leurs actions et subissaient le tourment dans l’au-delà ;
  4. Lorsque le kufr atteint son comble, Dieu applique son décret en manifestant sa religion préférée ;
  5. Pour transmettre son message aux hommes, Dieu a choisi sa plus éminente créature, Muhammad, doté des meilleures qualités sur tous les plans. Dieu distingue ainsi le peuple et les proches de Muhammad en leur adressant à eux les premiers, puis aux autres hommes son Avertissement ;
  6. Dieu a adressé à son Envoyé le Livre définissant le licite (halal) et l’illicite (haram) pour tester l’obéissance des créatures en leur faisant l’obligation de lui rendre un culte par leurs paroles et par leurs œuvres ;
  7. Son Livre révélé manifeste Sa miséricorde et la preuve de Son Existence. Celui qui connait le Livre le sait et celui qui ne le connait pas l’ignore ;
  8. Pour atteindre la vertu dans la vie religieuse et profane, il fait pouvoir parler et agir selon la science des qualifications fixées par Dieu dans Son Livre. Celui qui le peut accède à l’imama ou statut de guide en religion ;
  9. Seule l’intelligence profonde du Livre et de la Sunna permet de rendre grâce à Dieu pour Ses bienfaits d’avoir inclus ces hommes élus dans la meilleure communauté des hommes, la Umma islamique ;
  10.  Aucun croyant en Islam, la religion de Dieu, ne peut se trouver dans la situation pour laquelle le Livre ne contienne une indication (dalil) sur la bonne conduite correspondante.

Ces articles de foi définissent ce qu’Arkoun considère comme la « raison islamique classique ». Ils déterminent, guident et encadrent l’exercice de la raison chez les Musulmans, depuis le 11ème jusqu’au 20ème siècle. Dans la suite de la section 1 du chapitre, Arkoun procède à une critique approfondie de cette « raison », selon le plan suivant :

  1. Langue, vérité et droit
    1. Vérité et histoire
    1. Discours historiographique et discours théologique
    1. Les raisons concurrentes

Sur le premier point, Arkoun rappelle que Chafi’i précise dans sa Risala « qu’il a tenu à appeler l’attention du commun peuple, de ‘amma, sur le fait que le Coran est révélé en langue arabe ».

Ce principe s’oppose radicalement à la thèse mu’tazilite du Coran créé, Coran œuvre humaine. Pour les Mu’tazilites, le Coran divin n’est, dans la Révélation, dans aucune langue humaine spécifique, mais le Coran créé par les hommes arabes est évidemment en langue arabe. C’est là une grande divergence entre les « Arabes » qui prétendaient, en quelque sorte que « Dieu était un humain avec une langue humaine », ou, sans aller jusqu’à cet extrême, qu’il avait choisi de révéler le Coran en langue arabe, c’est-à-dire que le Coran est arabe depuis son origine divine, et les penseurs des peuples non arabes qui considèrent que le Coran, à l’origine divine, n’est ni arabe, ni persan… et que ce sont les humains qui l’ont transcrit dans leur propre langue. A l’appui de cette manière de voir des Mu’tazilites, se trouve le verset qui parle d’un « Coran originel sauvegardé », auprès de Dieu.  

Si le Coran est révélé en langue arabe, il ne peut être compris et étudié qu’en langue arabe. Il ne peut être traduit en d’autres langues. Les conséquences sociales de cette thèse sont considérables et cela n’a pas manqué de causer des troubles et conflits politiques autour du mouvement des « Chu’ubiyya » en Orient, comme, plus tard, en Espagne musulmane.

Ce postulat que le « Coran arabe » est la « parole de Dieu » suffit à lui seul pour en déduire les 10 articles de foi cités par Chafi’i dans la mesure où c’est Dieu, lui-même, qui les énonce dans le Coran. Ces articles sont aussi confirmés par le Hadith. C’est ce qui explique que Chafi’i a canonisé le Hadith à côté du Coran pour faire des deux des « canons » de la « foi islamique orthodoxe ».

Concernant le 3ème point, vérité et histoire, Arkoun appelle à séparer la dimension mythique et la dimension historique qui sont confondues dans le cœur du dogme islamique incarné par les dix articles de foi ci-dessus. Ce dogme érige « le Livre révélé en Canon, c’est-à-dire en norme transcendante, intangible de toute initiative humaine, ontologiquement valide. » Ainsi, la Risala a contribué « à enfermer la raison islamique dans une méthodologie qui va fonctionner comme une stratégie d’annulation de l’historicité. » Chafi’i écarte ar-Ray et al Istihsan, ou tous raisonnements personnels : « l’histoire humaine importe peu puisqu’elle est trouble, errante, négative » avant la Révélation, et après cette dernière, elle a besoin d’être purifiée.

Dans le 3ème point, Arkoun insiste sur le fait que les auteurs de la théologie islamique étaient en même temps des acteurs politiques. Cela fait que les positions théologiques étaient déterminées par les calculs politiques. On sait que les conflits politiques avaient façonné les courants théologiques et les doctrines juridiques élaborés par les unes et les autres parties des conflits. C’est pour cette raison que Arkoun pose la question de la pluralité ou non de la « raison islamique classique », en ce sens que la « raison » d’un Miskawayh ou de la dynastie des Bouyides en général, ne peut en aucun cas se confondre avec la « raison » d’un Chafi’i. Arkoun admet donc qu’il existe des « raisons concurrentes » par rapport à la « raison islamique orthodoxe ».

Dans le 5ème et dernier point, Arkoun traite justement de ces « raisons concurrentes ». Il cite Abu al Hassan al Ash’ari (874-936) qui affirme, dans son « maqalat ai islamiyyin wa ikhtilaf al musallin » que les musulmans se sont divisés en dix groupes que sont les Chi’a,  Khawaridj, Murji’ites, Mu’tazilites, Jahmites, Dirariya, Husayniya, Bakriya, gens du Hadith et de la Sunna, gens du peuple, Kullabiya…

Arkoun considère que tous ces groupes appartiennent néanmoins à un « même espace mental » caractérisé par la profession de foi et la pratique de la prière rituelle. Leurs différentes positions sont contingentes. Les articles de foi exposés précédemment définissent cet espace mental islamique. En transgresser un seul fait sortir de cet espace. Et donc tous les groupes islamiques cités par  Ash’ari exercent leur raison dans cet espace et n’en transgressent aucun article de foi.

Cette section centrale du deuxième chapitre du livre « pour une critique de la raison islamique » est beaucoup plus riche que ce que nous en avons exposé. Notre principale critique est que Arkoun a minimisé les divergences théologiques entre les multiples Islams et notamment entre les courants extrêmes des deux grands courants chi’ite et sunnite, entre les Hanbalites ou même les Malikites et Chafi’ites d’un côté et les ismaélites (les chi’ites septimains, Fatimides et courants dérivés de l’ismaélisme réformé) de l’autre côté. Nous pensons que la « raison islamique sunnite » (à l’exception d’Abu Hanifa) est tout de même différente de la « raison islamique ismaélite ». Nous pensons que les différences, concernant le dogme même, entre les deux parties ne sont pas moins importantes que celles qui existent entre le Judaïsme et le Catholicisme.

Islam(s), Raison orthodoxe et sens pratique

Dans cette seconde section beaucoup plus courte que la première, Arkoun traite de l’exercice en pratique de cette « raison orthodoxe » définie dans la première section. Il se concentre sur l’expérience d’ibn Tumert (1080-1130) comme porteur de la Raison Islamique orthodoxe.

Il est difficile de suivre l’auteur sur ce terrain. Nous pensons que la doctrine d’ibn Tumert est composite et qu’elle a évolué du vivant du Mahdi même sans parler des différentes interprétations qui en ont été élaborées après sa mort.

Le Mahdi ibn Tumert est né à Iguiliz n Warghen et mort à Tinmel, dans l’Anti-Atlas. Il a voyagé en Espagne où il a reçu une première formation islamique, principalement orthodoxe, de Turtushi et des écrits d’Ibn Hazm et en Orient et notamment à Baghdad où il aurait reçu un enseignement islamique orthodoxe de Ghazali Abu Hamid (1058-1111) ou, plus probablement, de son frère Ahmad.

Ibn Tumert retourne au Maroc à partir de l’Orient en passant par l’Égypte, la Tunisie actuelle, Bougie et Tlemcen où il recrute son lieutenant Abdelmumen, le premier véritable chef politique des Almohades.

La doctrine d’Ibn Tumert, élaborée en arabe et prêchée en amazigh, est un mélange des doctrines ash’arite, mu’tazilite, chi’ite mahdite… C’est qu’il devait se distinguer des Almoravides musulmans orthodoxes et tenir compte des/ et exploiter les croyances des paysans amazighes ignorants de la langue arabe et des subtilités de la « raison islamique classique », porteurs en fait de plusieurs couches théologiques contradictoires déposées dans leurs âmes par les nombreuses confessions qui s’étaient succédé dans l’histoire de l’Afrique du Nord.

La doctrine du Mahdi ne peut donc pas être assimilée ou réduite à la « raison islamique orthodoxe ». Ibn Taymiyya (né en 1263 à Harran et mort en 1328 à Damas) qu’on peut considérer comme théologien représentatif de cette raison islamique orthodoxe ne s’y était pas trompé. C’est ainsi qu’il avait lancé une « fetwa » contre la doctrine « tumartiya », comme il dit, incarnée par la « ‘aquida al murshida » d’Ibn Tumert (voir à ce sujet Henri Laoust, une fetwa d’ibn Taymiyya sur ibn Tumart, Bulletin de l’Institut Français de l’Archéologie Orientale, N° 59, 1960).

Curieusement, maintenant que Arkoun doit traiter du sens pratique de la « raison islamique classique » comme le titre de la seconde section l’annonce, il choisit de traiter de la doctrine de Ibn Tumert qui se situe au niveau théorique, au niveau théologique et non au niveau du Fiqh ou du droit. En fait, la doctrine du Mahdi a été aussi celle d’un acteur politique. Elle a donc été traduite dans la pratique. D’un autre côté, l’exercice de la raison islamique mène, en pratique, à l’émergence de plusieurs islams différents. C’est ce que suggère le titre de cette seconde section et c’est un exemple de ces islams « pratiques », celui des Almohades, qui y est traité.

Le mois prochain, nous consacrerons notre chronique à la « formation de la raison arabe » de Jabri, avant de revenir à Arkoun le mois suivant pour compléter la présentation de son œuvre centrale « pour une critique de la raison islamique ».

*Lahcen Oulhaj. Economiste, ancien doyen de la faculté de Sciences économiques de Rabat.

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