Les mutations politiques et constitutionnelles récentes au Maghreb. par Ahmed MAHIOU*
Introduction
Cette étude se limite aux trois pays du Maghreb central (Algérie, Maroc et Tunisie), puisque deux autres pays (Lybie et Mauritanie) sont venus rejoindre les trois autres, en 1989, lors de la création de l’Union du Maghreb arabe. Il est vrai que les trois premiers pays présentent beaucoup plus d’éléments d’unité entre eux, tant sur le plan géographique que sociologique, humain et culturel qu’il y a incontestablement une réelle uniformité de cette région. Ces éléments d’unité sont forts du fait d’un triple héritage : d’une part, l’héritage berbère très marquant en Algérie et au Maroc, plus atténué en Tunisie ; d’autre part l’héritage de la civilisation arabe, avec la langue, la religion et le droit musulman de l’école malékite qui constituent un socle commun solide, notamment dans le domaine du statut personnel ; enfin, l’héritage colonial puisque les trois pays ont eu le même occupant qui a imprégné très fortement leurs institutions, leur système de gouvernance et de construction de l’Etat, avec la prédominance du droit français – notamment le droit public – qui a été translaté chez chacun d’entre eux .Cette unité ne doit pas cependant occulter les différences ou divergences qui font que chaque Etat s’identifie dans un espace national et développe une vision nationaliste qui l’incite à se distinguent des voisins avec, parfois, des revendications politiques et idéologiques, culturelles et frontalières qui les opposent.
Ce rappel étant fait, il convient à présent de donner une précision méthodologique concernant la façon d’aborder cette étude des systèmes constitutionnels de ces trois pays. Tout en étant juridique, elle tient compte d’autres aspects liés à l’histoire, la science politique et la sociologie. En effet, si on limite l’étude au contenu formel des constitutions, à l’analyse des textes, on ne fera qu’examiner superficiellement des superstructures et mécanismes abstraits ou désincarnés qui, non seulement ne rendent pas compte du fonctionnement réel des institutions, mais l’occultent.
De manière générale et pendant une longue période (années 1960 à 1990), les rouages constitutionnels ont été des apparences ou des ombres, derrière lesquelles se sont mis en place des systèmes pour lesquels le droit est, sinon, une fiction, du moins un paravent qui cache souvent le fonctionnement autoritaire réel du système. Il est loisible de faire le constat que c’est seulement après les changements intervenus par la suite, que l’analyse de droit constitutionnel est devenue plus pertinente ; les règles et les mécanismes institutionnels prennent plus d’effectivité et expriment davantage de corrélation entre ce que dit le texte et la pratique.
Par ailleurs, il ne s’agit pas d’une véritable comparaison des systèmes constitutionnels des trois pays point par point, mais plutôt d’une mise en perspective parallèle en présentant successivement et séparément les mécanismes constitutionnels de chacun des trois Etats pour en éclairer le fonctionnement et la portée. En conclusion, on essayera d’évaluer plus succinctement les perspectives de la démocratie dans le Maghreb central.
Notons que le paysage politique maghrébin est resté assez figé pendant la période allant de l’indépendance de chaque Etat jusqu’aux années 1980 ou des signes d’impatience se font jour, notamment à travers des manifestations qui montrent que l’opinion publique n’est plus satisfaite du bilan de chacun des régimes en place. Ces manifestations régulières et d’ampleur variable ont lieu dans chacun des pays pour exprimer le mécontentement populaire, entraînant une forte répression qui a empêché leur extension et évité qu’elles ne menacent les régimes en place. A partir des années 1980, elles vont avoir une autre résonnance en raison de trois autres événements aussi notables qu’imprévus qui vont également influer sur l’évolution politique de la région.
Le premier est de nature internationale, avec la chute du mur de Berlin qui marque l’échec du communisme et le début du processus de mondialisation politique et économique dont il est encore prématuré d’identifier toutes les conséquences. Les deux autres sont de nature régionale même s’ils ont des implications internationales. Le second concerne le monde arabe, où l’on voit des revendications et manifestations se produire dans plusieurs pays, au Maghreb comme au Machrek, donnant naissance au « printemps arabe » pour demander du changement. Il en fût ainsi au Maghreb notamment avec les émeutes algériennes d’octobre 1988 qui sont à l’origine de la décennie de violences et atrocités des années 1990. Le troisième concerne le monde islamique qui entre en effervescence avec les trois guerres du Moyen-Orient (les deux agressions de l’Irak contre l’Iran et le Koweït puis l’agression des Etats-Unis et leurs alliés contre l’Irak) en suscitant une expansion de mouvements extrémistes revendiquant l’instauration et la généralisation d’Etats islamistes, non seulement dans cette zone, mais à travers le monde.
Pour plus de clarté dans l’analyse de l’évolution des pays du Maghreb, on examinera la situation en suivant l’ordre chronologique des évènements, ce qui conduit à envisager successivement les prémisses de la rupture algérienne, les promesses du printemps tunisien et la réforme conservatrice marocaine.
1. Les prémisses de la rupture algérienne
- Vers le pluralisme
- Dès son indépendance en juillet 1962, l’Algérie opte pour le système du parti unique à option socialiste qui a prévalu jusqu’en 1988. Certes, elle a connu des contestations, mais celles-ci sont restées limitées à l’exception de la révolte de Kabylie et elles n’ont pas menacé la stabilité du régime. Il faut attendre les émeutes précitées d’octobre 1988 pour que le système s’engage sur la voie de la réforme, tout en contrôlant et au besoin en réprimant toute opposition à la ligne officielle.
Le changement intervient avec l’adoption d’une nouvelle Constitution, le 23 février 1989, qui met fin au parti unique en même temps qu’il y a une renonciation aux options idéologiques socialistes, libérant ainsi la vie politique, économique et sociale et ouvrant la voie pour l’instauration d’un régime pluraliste classique base d’un régime démocratique. Mais, à peine entrée en vigueur, elle est rapidement confrontée à une situation nouvelle, difficile et même dramatique à partir de 1990. En effet, un nouveau parti politique, le Front islamique du salut (FIS) émerge et annonce sa volonté de conquérir le pouvoir ; ayant gagné les premières élections locales pluralistes et s’apprêtant à remporter les élections législatives, il annonce que la démocratie n’est pas un système politique légitime et qu’il convient de revenir aux sources du pouvoir islamiste. L’armée, ayant décidé de s’opposer à une telle issue, empêche le déroulement du second tour ; elle obtient la démission de chef de l’Etat, suspend le fonctionnement normal des organes constitutionnels et met en place un pouvoir provisoire avec un Haut Comité d’Etat, qui fait office d’organe collégial gouvernemental, en attendant le retour des institutions normales. L’Algérie entre alors dans la décennie tourmentée des années 1990, appelée « décennie noire » pendant laquelle les forces islamistes ont tenté de réaliser, par le recours aux armes, leur objectif d’un pouvoir islamiste qu’ils n’ont pu instaurer par la voie électorale, entraînant un très grave déchainement de violences.
Révisions constitutionnelles
Le retour à la normale s’amorce à partir de novembre 1996 avec une révision de la Constitution de 1989 pour aboutir, en réalité, à une nouvelle Constitution qui est adoptée par référendum. Sur le plan institutionnel, les éléments majeurs sont les suivants :
- la reconnaissance du pluralisme politique (fin du parti unique FLN), syndical (de nouveaux syndicats apparaissent à côté de l’UGTA affiliée au FLN) et économique ou idéologique (renonciation au socialisme).
- l’introduction du bicaméralisme en prévoyant, à côté de l’Assemblée populaire nationale, un Conseil de la Nation dont la composition et les attributions sont fixées de telle manière qu’il constitue un garde-fou contre les emportements de l’assemblée populaire ;
- une sorte de répartition et d’équilibre des pouvoirs par un dualisme du pouvoir exécutif auquel s’ajoute la restauration du dualisme juridictionnel de la période coloniale Il était alors permis de penser l’évolution est achevée, mais il n’en est rien car cette cinquième constitution va être révisée trois fois.
Après la décennie noire ayant opposé les forces de sécurité aux islamistes, la constitution subit une première révision (10 avril 2002), de portée politique et symbolique forte, dans la mesure où elle se limite à reconnaître et constitutionnaliser la langue berbère (tamazight) comme langue nationale. Une seconde révision du 15 novembre 2008 porte essentiellement sur l’aménagement des pouvoirs ; bien que présentée comme un ajustement technique, elle dépasse en réalité cet objectif pour transformer le système de gouvernance politique du pays. Apparemment, il y a seulement un changement de dénomination du chef de gouvernement qui devient premier ministre. En fait, on a mis fin à la tentative volontaire de la Constitution de 1996 d’instaurer un dualisme à la fois du pouvoir législatif (Conseil de la Nation et Assemblée populaire nationale) et du pouvoir exécutif (Président de la République et Chef du gouvernement).
En effet, le changement de dénomination s’accompagne d’une restriction des attributions et du rôle du premier ministre et on passe d’une forme de régime présidentiel à coloration parlementaire à une forme présidentialiste, avec une concentration du pouvoir aux seules mains du chef de l’Etat. Celui-ci est le seul vrai détenteur du pouvoir, surtout que l’Assemblée nationale est restée dans un rôle de chambre d’enregistrement, comme au temps du parti unique.
Le blocage du système
Finalement, le système politique apparaît bloqué et ce blocage est aggravé par l’affaiblissement physique et intellectuel du Président, alors que celui-ci est la clef de voûte du système. Avec un tel bilan, le président impotent annonce qu’il va se présenter pour un cinquième mandat et cela va déclencher un mouvement populaire de refus. C’est le fameux « Hirak » qui démarre en février 2019, pour s’opposer au cinquième mandat et, comme l’armée ne soutient plus le président, celle-ci l’oblige à démissionner. Le système politique et les institutions ne fonctionnent plus conformément aux exigences d’un Etat de droit, notamment en ce qui concerne le pluralisme et le contrôle juridictionnel. Si le déroulement des élections est régulier, il n’est pas réellement libre ni transparent ; il n’y a pas une confrontation loyale des partis, des programmes et des hommes devant les citoyens dont l’opinion majoritaire doit déterminer ceux qui ont pour mission de gouverner, tout en tenant compte des principes républicains, des droits de la minorité et des droits de l’homme ainsi que du respect de l’opposition. Il est notamment important d’avoir une ouverture effective du champ politique en levant les multiples entraves aux activités des partis.
A cet égard, il n’est pas normal que toutes les possibilités de manifestation extérieures des activités partisanes soient entravées. Il n’est ni démocratique ni équitable que les moyens audio-visuels (télévision et radio) soient restés un monopole au service des seuls gouvernants comme au temps du parti unique. L’opposition n’y a pas accès, sauf à l’occasion des élections mais dans des conditions tellement restrictives que cela a empêché tout véritable débat politique dans le pays ; elle doit se contenter des seuls relais constitués par la presse privée dont l’audience reste très limitée et dont l’accès aux ressources publicitaires publiques est très contrôlé par l’Etat. Enfin, il n’y a pas de contrôle sérieux du processus électoral car les organes mis en place pour l’assurer ne sont pas crédibles ; d’une part, leur composition ne garantit pas leur indépendance et, d’autre part, leur fonctionnement et leurs décisions ont pour souci principal de contribuer au soutien du pouvoir en place, plutôt qu’au respect du droit et de la promotion de la démocratie.
Cela n’empêche pas le pouvoir d’opérer une sorte de fuite en avant, pour contourner le Hirak, en organisant dans la foulée pas moins de quatre scrutins (élection présidentielle de 2020, referendum constitutionnel, élections législatives puis communales et départementales de 2021). Le problème de ces scrutins est qu’ils ont été massivement boycottés par les électeurs, ce qui pose le problème de leur légitimité.
La nouvelle constitution opère un ravalement de façade, en concédant une petite ouverture, avec un retour à l’exécutif bicéphale introduit en 1996, en réintroduisant notamment une distinction entre premier ministre et chef de gouvernement. Désormais, on parle de « premier ministre » lorsque le second chef de l’exécutif est issu de la majorité présidentielle et de « chef du gouvernement » lorsque celui-ci est issu de l’opposition. Il s’agit apparemment d’une ouverture intéressante, dans la mesure où elle atténue l’omnipotence du président, sans toutefois remettre en cause sa prééminence dans l’équilibre des pouvoirs. Cette concession veut tenir compte d’une éventuelle cohabitation, entre un président issu d’un courant politique et un premier ministre issu d’une majorité parlementaire détenue par l’opposition. En tout cas, l’instauration de la démocratie en Algérie est pour le moins devenue problématique, car le régime autoritaire est maintenu sous une façade d’apparence démocratique ; en effet, les différents et puissants services de sécurité, sous le contrôle étroit de l’armée, continuent de structurer la vie politique du pays et de contrôler, d’une manière ou d’une autre, toutes les autres institutions.
2. L’incertain printemps tunisien
Protestation populaire
L’expérience tunisienne de changement politique mérite d’être examinée en raison de son aspect original et intéressant. En effet, un mouvement de protestation né dans un village d’une province agricole a entraîné, d’abord, une manifestation de colère chez les habitants d’un village de la région, ; puis, sous l’effet de l’émotion et surtout de ses répercussions dans les réseaux sociaux, il s’est rapidement étendu à l’ensemble du gouvernorat pour affecter, ensuite, d’autres villes du pays et toucher la capitale Tunis avec toutes les répercussions qui vont s’ensuivre. La répression, les menaces et les promesses du pouvoir n’ont pas atténué l’exaspération des manifestants et l’enchaînement rapide des événements débouchent sur la fuite du chef de l’Etat le 14 janvier 2011, la mise sur pied d’un gouvernement d’union nationale, la suspension du parti gouvernemental et le lancement d’un mandat d’arrêt contre l’ancien chef de l’Etat.
C’est à partir de là que la Tunisie va connaître un processus aussi complexe qu’original d’élaboration de nouvelles institutions, car celles-ci sont le fruit d’un consensus entre les différents courants politiques qui semble prometteur pour l’avènement d’un système démocratique. Des autorités provisoires sont mises sur pied qui créent une institution appelée « Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique » qui va effectuer un énorme travail préparatoire des nouvelles institutions. Une assemblée constituante est élue le 23 octobre 2011 qui s’attribue les pleins pouvoirs constituants, en attendant l’adoption d’une constitution dans un délai d’une année. Mais du fait de la recherche d’un consensus, l’élaboration de la nouvelle Constitution a duré une année de plus et, par ailleurs, son adoption n’a pas été soumise à referendum, mais au vote de l’Assemblée constituante elle-même, le 26 janvier 2014, à une majorité qui frôle l’unanimité (200 voix contre 12 et 4 abstentions).
Il convient de noter que de profonds désaccords ont divisé l’Assemblée constituante, notamment entre le parti majoritaire de tendance islamiste (Ennahda) et les partis dits démocratiques. Il a fallu que d’autres forces démocratiques se manifestent dans la société (Union générale des travailleurs tunisiens, Ligue tunisienne des droits de l’homme, Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat, Ordre national des avocats), avec l’appui et le relais des réseaux sociaux, pour faire pression, soutenir les avancées politiques et accélérer le consensus parmi les partis politiques et l’Assemblée constituante. C’est incontestablement la première fois que l’on voit, dans un pays arabe, la société civile jouer un rôle aussi important dans le processus d’élaboration constitutionnel, en arbitrant les divergences et en indiquant ses préférences pour l’avenir et c’est cela qui fait toute l’originalité de la démarche tunisienne.
Le résultat est un délicat compromis entre les partisans de la religion et de la laïcité puisque, tout en indiquant l’attachement du peuple tunisien aux enseignements de l’islam (préambule) qui est la religion dominante en Tunisie (art. 1), la constitution insiste sur « ses enseignements et finalités caractérisés par l’ouverture et la tolérance » ainsi que sur les valeurs humaines et les principes universels et supérieurs des droits de l’Homme ». Elle ajoute surtout que « la Tunisie est un État civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit » (art. 2). C’est la première fois qu’un pays arabo-musulman propose une sorte de conciliation entre la religion et la laïcité, alors que partout ailleurs la laïcité, parfois revendiquée par les courants réformistes, est refusée car elle est assimilée à l’athéisme
L’espoir d’un système démocratique…
S’agissant des points essentiels de cette loi fondamentale et de l’organisation des pouvoirs, il est utile de souligner quelques-uns d’entre eux visant à rendre effective la démocratisation du système et l’instauration d’un Etat de droit. Le premier point est la garantie du pluralisme politique. Pour marquer la rupture avec le parti unique ou dominant qui avait prévalu jusque-là, la constitution introduit les mesures suivantes : la liberté de constituer des partis, syndicats et associations (art. 35) ainsi que les autres droits et libertés inhérents comme la liberté d’opinion, de pensée, d’expression, d’information et de publication (art. 31), le droit de voter, d’élire et de se porter candidat (art. 34), la liberté de se réunir et de manifester (art.37), le droit de recourir aux juridictions pour la défense des droits et libertés (art. 49) ainsi que celui de saisir les instances constitutionnelles indépendantes (art. 126). La Constitution va même plus loin en établissant un statut de l’opposition puisque l’article 60 dispose que « l’opposition est une composante principale de l’Assemblée des représentants du peuple et qu’elle jouit des droits lui permettant de mener à bien ses fonctions dans le cadre de l’action parlementaire et lui garantissant la représentativité adéquate et effective dans tous les organes de l’Assemblée ainsi que dans ses activités internes et externes ».
Le deuxième point est la séparation des pouvoirs, avec surtout de réelles limitations du pouvoir présidentiel pour tenir compte de l’expérience passée pendant laquelle les pouvoirs, déjà très importants, du chef de l’Etat ont dérivé progressivement vers une forme de dictature, relativement débonnaire du temps de Bourguiba et beaucoup plus dure et répressive du temps de Ben Ali. Le principal changement a consisté à instituer un vrai chef de gouvernement ayant les pouvoirs appropriés, en diminuant d’autant ceux du Président et en instaurant une véritable dyarchie au sein de l’exécutif.
La Tunisie va très loin dans cette perspective, par comparaison avec l’Algérie ou le Maroc et même la France dont on sait que le modèle juridique a exercé et exerce encore une forte influence dans les pays qu’elle a colonisés. Le chef du gouvernement a, en effet, une large marge de manœuvre. C’est ainsi qu’il est le titulaire normal d’un pouvoir réglementaire et de nomination, en ne laissant au président qu’un pouvoir résiduel (art. 71, 92 et 94). Il choisit librement les membres du gouvernement, à l’exception des ministres des affaires étrangères et de la défense nationale où il y a une concertation avec le Président. Il préside normalement le conseil des ministres, sauf lorsqu’y sont débattus les problèmes concernant la défense, les relations extérieures et la sécurité nationale ou que le Président use de sa possibilité d’y assister (art. 93). En cas de conflit sur les champs de compétence respective des deux chefs de l’exécutif, il incombe à la Cour constitutionnelle de trancher.
La nouvelle Constitution instaure un meilleur équilibre des rapports entre le Président et l’assemblée législative. En effet, si le Président dispose du pouvoir de dissoudre l’Assemblée nationale dans certaines conditions (art. 89 al. 4 et 99, al. 2), les membres de l’assemblée peuvent demander sa destitution à la Cour constitutionnelle, en cas de violation grave de la Constitution et que la motion est votée à la majorité des deux-tiers.
Le troisième point est la limitation du mandat présidentiel à deux seuls mandats, en réaction contre la présidence à vie instaurée en faveur du Président Bourguiba et la présidence indéfinie de Ben Ali qui en était à son cinquième mandat en 2011 ; celui-ci s’apprêtait encore à être candidat malgré un obstacle constitutionnel limitant à 75 ans l’âge maximal d’un candidat à la présidence et qu’il allait atteindre cette limite.
Le quatrième point est l’importance accordée aux droits de l’homme qui ont été longuement et sérieusement maltraités, alors même que la Tunisie a souscrit à leur protection aussi bien dans la constitution de 1959 que par l’adhésion à plusieurs conventions internationales universelles ou régionales. La nouvelle Constitution consacre un chapitre substantiel aux droits et libertés (art. 21 à 49), en mettant un accent particulier sur la non-discrimination et spécialement l’égalité entre les hommes et les femmes qui apparaît à plusieurs reprises.
…Un espoir bloqué
Pour toutes ces raisons, la Constitution a été saluée par de nombreux observateurs ou médias dans le monde, surtout que la Tunisie est le seul pays où le printemps arabe a débouché sur de réelles et importantes avancées. Il reste que ces avancées sont actuellement gravement remises en cause par le contexte régional ainsi que l’évolution politique interne du pays. L’environnement régional tunisien est devenu une inquiétante menace avec la déstabilisation de la Lybie et de toute la zone du Sahel devenue une zone d’implantation du terrorisme islamiste qui obscurcit le destin de la fragile démocratie tunisienne. A ce contexte international défavorable, est venu s’ajouter une évolution interne désordonnée, puisque depuis 2011 le pays a déjà connu huit premiers ministres dont six après la récente constitution de 2014. Un conflit entre le parlement et le chef de l’Etat a créé une situation institutionnelle et politique particulièrement grave, ce qui a conduit le chef de l’Etat à successivement démettre le premier ministre, suspendre le Parlement, lever l’immunité parlementaire des députés. Il a fini par s’octroyer tous les pouvoirs, organiser des élections législatives dont la légalité et la légitimité sont plus que douteuses, créant ainsi une situation d’impasse politique et institutionnelle dont il est difficile de savoir comment en sortir. Comme la crise s’aggrave et suscite des résistances et manifestations, le chef de l’Etat a pris de nouvelles mesures pour réprimer toute voix discordante dénonçant l’instauration d’un régime dictatorial. Il est urgent, pour les protagonistes de cette confrontation politique tunisienne, de retrouver la raison pour reprendre le processus démocratique permettant le retour à l’Etat de droit, surtout que le pays connaît en même temps que la crise politique une double crise sanitaire et économique. L’échec de la Tunisie, seul Etat du monde arabe réellement engagé dans l’instauration d’un Etat de droit, serait une bien triste conclusion pour cette région du monde où les régimes autoritaires continuent de prédominer et refusent d’ouvrir des voies crédibles pour un avenir démocratique.
3. La réforme conservatrice marocaine
La singularité marocaine
Dans ce paysage politique maghrébin et même arabe, le Maroc semble faire exception dans la mesure où le Maroc a instauré le pluralisme politique dès lendemain de l’indépendance. Il y a ensuite une période d’alternance au pouvoir concernant le premier ministre (ou chef de gouvernement) choisi par le Roi au sein du parti de droite (Istiqlal), de gauche (parti socialiste) ou parmi les proches du Roi. En outre, il y avait une certaine tolérance pour les manifestations populaires, notamment syndicales qui étaient surveillées encadrées ; elles n’étaient réprimées violemment qu’en cas de sérieux débordements.
Tout en étant autoritaire du temps du roi Hassan II, le Maroc ne pouvait pas rester insensible à ce qui se passe ailleurs, notamment dans les pays arabes et surtout au Maghreb. Ainsi, pour faire écho au printemps tunisien, la société civile marocaine a commencé à manifester et à réclamer des changements au début de l’année 2011, tout en s’organisant à travers les réseaux sociaux avec le Mouvement du 20 février 2011 qui exige des réformes politiques, économiques et sociales. Pour éviter d’entrer dans le cycle incertain de contestations et de répressions, susceptible de prendre une tournure incontrôlable, le nouveau roi intervient le 9 mars 2011 pour annoncer qu’il engage son pays dans la voie de la réforme. Le geste est suivi d’effet en entraînant l’élaboration et l’adoption d’une nouvelle Constitution le 1er juillet 2011, l’organisation des élections législatives du 25 novembre 2011. A la surprise générale, celles-ci sont remportées par un nouveau parti islamique de tendance modérée, le Parti de la justice et de la démocratie (PJD), avec toutefois un score limité lui permettant d’être dominant mais sans avoir la majorité des sièges et une abstention d’environ la moitié des électeurs
Conformément aux nouvelles dispositions de la Constitution, c’est le leader de ce parti qui est nommé, non comme premier ministre, mais comme chef d’un gouvernement de coalition. La dénomination « chef de gouvernement » n’est pas seulement une affaire formelle, car elle vient accentuer la tendance apparue précédemment, de manière très timide, pour introduire un peu de bicéphalisme dans le pouvoir exécutif détenu jusque-là par le seul roi. Désormais, celui-ci doit composer avec l’existence d’un parti dominant et échappant plus ou moins à la mainmise totale qui a caractérisé toute la période antérieure. Certes, le Roi a déjà gouverné avec l’Union nationale des forces populaires, dans les années 1990, et a dû parfois pendant cette période tenir compte de certaines positions de cette ancienne opposition de gauche, devenue une instance de collaboration. Mais cela était simplement une concession pour un compromis politique et non une exigence institutionnelle.
Une tentative de limitation du pouvoir royal
Avec la nouvelle constitution et plus précisément l’article 47 de la Constitution, il est dit clairement que le Roi n’a plus la liberté totale de choix du Chef du Gouvernement qui doit être désigné parmi les membres du parti politique arrivé en tête des élections. Il y a également l’article 1 qui pose les bases du système politique le marocain en le qualifiant de monarchie constitutionnelle, démocratique et sociale, « parlementaire ». Il est même précisé que « le régime constitutionnel du Royaume est fondé sur la séparation, l’équilibre et la collaboration des pouvoirs, ainsi que sur la démocratie citoyenne et participative, et les principes de bonne gouvernance et de la corrélation entre la responsabilité et la reddition des comptes ». C’est donc une nouvelle conception de l’exercice du pouvoir qui entend reconnaître plus d’autonomie aux autres organes de l’Etat, ce qui constitue autant de limites claires au pouvoir royal qu’il convient de rappeler succinctement.
- Un accroissement substantiel des pouvoirs du chef du gouvernement qui assure le contreseing des dahirs royaux (art. 42), est habilité à interférer dans le domaine de la loi (art. 70 et 81), peut dissoudre la chambre des représentants par décret pris en Conseil des ministres, après avoir consulté le Roi, le Président de cette Chambre et le Président de la cour constitutionnelle (art. 104).
- Un statut de l’opposition est esquissé en lui conférant certains droits, notamment l’accès aux médias officiels, au financement public, une représentation appropriée au Parlement, la présidence de la Commission en charge de la législation dans la chambre basse;
- Un droit de pétition est reconnu aux citoyens ;
- Une interdiction de suspendre ou de dissoudre les partis politiques et les associations sans une décision de justice ;
- Une reconnaissance de l’indépendance de la justice est confortée et le droit des justiciables de contester devant les tribunaux l’inconstitutionnalité d’une disposition invoquée devant eux, ce qui entraîne la saisine éventuelle de la cour constitutionnelle;
– Une relative autonomie des collectivités locales apparaît, avec notamment la reconnaissance de compétences propres (art 135 et sui.).
A quand une monarchie parlementaire ?
Par conséquent, la nouvelle Constitution marocaine n’est pas seulement un trompe-l’œil. En effet, la réforme de 2011 tend incontestablement vers un certain équilibre des pouvoirs en renforçant le rôle du chef du gouvernement et du Parlement, ainsi qu’en encadrant les pouvoirs du Roi, même si cela ne remet pas en cause la prééminence royale dans l’exercice du pouvoir. Beaucoup d’aspects autoritaires des anciennes constitutions ont été gommés, tandis que des clarifications sont apportées sur les attributions du roi, notamment en ce qui concerne sa fonction religieuse et ses relations avec la fonction de chef de l’Etat qui étaient jusque-là sous le contrôle du seul Roi. L’espace politique s’est effectivement ouvert et la monarchie a dû faire des concessions, mais, ce faisant, elle a réussi à éteindre l’étincelle de la contestation et surtout à contenir la menace que représentait le mouvement profond de la société qui a rassemblé divers courants politiques et idéologiques pour revendiquer des changements. Le Mouvement du 20 février n’a pas encore réussi à devenir une vraie force pouvant s’installer durablement dans le champ politique en vue non seulement d’influencer réellement la politique à mettre en œuvre pour gérer le pays, mais éventuellement de participer activement à l’exercice du pouvoir. Si le mouvement ne s’institutionnalise pas, il incombera aux partis politiques traditionnels d’agir pour rendre effective l’instauration d’une monarchie parlementaire, avec un meilleur équilibre des pouvoirs, une volonté sincère d’assurer un Etat de droit, avec notamment des élections libres et honnêtes ainsi que le respect des droits et libertés, autant d’éléments qui restent les instruments crédibles de mesure du niveau de démocratisation d’un pays.
Toutefois, les élections législatives intervenues en septembre 2021 ont créé une énorme surprise, avec l’effondrement du parti islamiste qui est au pouvoir depuis dix ans. Certes, on savait que celui-ci risquait d’être affaibli, mais personne ne pensait que sa chute serait aussi spectaculaire. En effet, alors qu’il avait plus d’une centaine de députés lors de chacune des deux précédentes élections, ce qui en faisait le premier parti, il est tombé à peine à plus d’une dizaine de députés. Cet étonnant résultat a deux conséquences importantes :
- d’une part, l’échec du parti islamiste modéré et, sans doute, la fin de la parenthèse gouvernementale islamiste qui, dans le meilleur des cas, pourra tout au plus être associé très modestement à un éventuel exécutif ;
- d’autre part, le retour en force des partis très proches du Roi, lequel retrouve ainsi l’entier contrôle du pouvoir exécutif.
Le parti islamiste a sans doute payé les compromis qu’il a acceptés avec la monarchie, que beaucoup d’observateurs qualifient de compromissions qui ont ainsi entraîné une large désaffection de sa base populaire initiale. Il s’agit là d’une nouvelle donne dont on peut se demander si elle va stopper l’esquisse amorcée d’une monarchie parlementaire, si le Roi va jouer le jeu du respect effectif des attributions du second chef de l’exécutif ou si l’autoritarisme royal va reprendre le dessus et empêcher une évolution pour l’instauration d’une monarchie parlementaire, à l’instar de celles quint existé ou existent encore dans quelques pays européens.
4. Conclusion
La Constitution est à la fois un pacte politique et un engagement juridique au niveau le plus élevé entre la plus grande majorité possible des citoyens d’un pays qui y ont adhéré, lors d’un débat libre et d’élections honnêtes et transparentes, conformément aux principes et règles internationalement reconnus. Autrement dit le processus d’élaboration, de discussion et d’adoption doit obéir, de bout en bout, à un processus démocratique où pouvoir et opposition doivent occuper chacun la place qui lui revient. Faute de quoi, et quelles que soient les procédures auxquelles on a recours, on sera toujours en présence d’une constitution octroyée et frappée d’un vice de nature à empêcher l’avènement d’un Etat de droit. La démocratie n’est plus seulement la loi de la majorité, car la majorité peut devenir autoritaire, voire tyrannique. De plus en plus, elle est devenue, d’une part, le respect de la minorité, avec même l’octroi d’un statut pour l’opposition en vue de lui garantir un minimum de participation à la vie politique et, d’autre part, la prééminence des droits de l’homme, notamment en matière de droits civils et politiques. C’est cela l’Etat de droit que l’on invoque trop souvent, que l’on promet sans cesse alors que les comportements sont loin d’aller dans ce sens
Un pays ne peut connaître de vie politique, économique, sociale et culturelle véritable que s’il existe une compétition politique avec des règles du jeu bien établies et respectées par tous les acteurs, à commencer par les détenteurs du pouvoir, les partis politiques, les associations et les citoyens eux-mêmes. Pour parvenir à un tel résultat, il faudrait que le pouvoir et l’opposition fassent preuve de responsabilité, de pragmatisme et d’esprit de compromis en vue de parvenir au consensus le plus large possible et à un accord minimum, ce qui concerne tant la démarche d’adoption d’une constitution que les aspects essentiels de son contenu. Ce qui veut dire qu’il y a des conditions à remplir et qui doivent être au cœur de discussions loyales entre toutes les parties concernées.
Quelles que soient les faiblesses des partis, il ne peut exister de pluralisme et donc de démocratie sans eux, car il faut qu’ils concourent et s’opposent, librement et pacifiquement, pour la conquête du pouvoir. Il est de l’intérêt de tout pouvoir d’avoir des partis d’opposition exprimant et relayant les revendications de la société avec les différences et les divergences qu’elle recèle ; faute de quoi celles-ci s’exprimeront dans la rue de façon incontrôlée et violente, comme le montrent l’histoire et l’actualité maghrébines Il vaut mieux discuter avec des militants incommodes et encadrer des manifestations houleuses mais pacifiques, plutôt que d’affronter régulièrement des émeutes plus ou moins violentes et incontrôlables.
Du côté de chaque gouvernement maghrébin, il y a la nécessité d’un dialogue avec les partis de l’opposition, aussi indociles et incommodes qu’ils puissent être. Dans toutes les démocraties effectives, le chef de l’Etat consulte les leaders de l’opposition sur les projets importants concernant le pays pour ensuite prendre librement sa décision. Cela est à la fois un symbole de fonctionnement démocratique, un exemple d’ouverture politique et un témoignage de respect de l’opposition. Il y a également le fonctionnement normal de la justice, lorsqu’elle est saisie de conflits concernant les partis politiques, pour assumer sa mission de façon objective (impartiale) et l’absence d’interférences abusives des services de sécurité, dans les affaires intérieures des partis politiques en vue de les diviser, les affaiblir ; en effet ce jeu aboutit inévitablement à déstabiliser les partis, y compris parfois ceux de la majorité et, par conséquent, à les décrédibiliser aux yeux de l’opinion publique. Or, la dépolitisation d’un peuple n’est jamais une bonne chose pour la démocratie et l’Etat de droit.
Du côté des partis eux-mêmes, la première condition est une organisation et un fonctionnement sur des bases claires, avec des programmes sérieux dignes de la compétition politique pour la conquête pacifique du pouvoir (notamment lors des différentes échéances électorales à l’échelon national ou local). Ensuite, il ne suffit pas de critiquer ou de dénigrer le programme et l’action de ceux qui gouvernent ; encore faut-il aussi présenter aux citoyens des alternatives crédibles et convaincantes.
Il faut également le respect des règles démocratiques dans le fonctionnement interne des partis eux-mêmes. Or, cela est loin d’être le cas puisque la plupart d’entre eux sont tenus fermement par un chef qui ne tolère pas la contestation de son pouvoir, suscitant ainsi des scissions, des exclusions ou des départs qui affaiblissent les partis et les privent souvent de leurs meilleurs éléments, ce qui ne contribue guère à leur crédibilité auprès des citoyens non plus que des pouvoirs en place. Enfin, les partis doivent non seulement accepter, mais savoir préparer la relève du personnel politique car celui-ci a souvent vieilli ; dans des pays où la majeure partie de la population a moins de dix-huit ans, on est frappé par l’absence de nouveaux et jeunes leaders, capables d’être en phase avec les nouvelles générations pour les attirer et les mobiliser dans de nouveaux projets politiques. Cette évolution souhaitable ne peut se produire que si les chefs d’Etat et de gouvernent eux-mêmes donnent l’exemple en évitant de se maintenir à tout prix au pouvoir.
*Ancien Doyen de la Faculté de droit d’Alger, ancien Directeur de l’IREMAM (Aix en Provence), ancien président de la Commission du droit international de l’ONU, ancien juge ad hoc à la Cour internationale de Justice