Éditorial. Abdelkader, mythe, héritage et légitimité.
Ce mercredi, Abdelmadjid Tebboune inaugurait à Moscou une place dédiée à l’émir Abdelkader. Les Russes répondent ainsi à la volonté du régime algérien de faire d’Abdelkader Ben Mahieddine la figure tutélaire du nationalisme algérien. Ce choix fut dicté par Boumediène dont l’équipe qui dirige actuellement le pays célèbre la rigueur, l’autoritarisme et les options tiers-mondistes qui veulent qu’un dirigeant a vocation à donner à manger au peuple quitte à le priver de sa liberté.
Une campagne défiant la raison et l’histoire
Avant la consécration moscovite, diverses autorités algériennes avaient annoncé la construction d’une statue pharaonique qui devait être réalisée à coups de milliards et dont l’objectif était autant d’imposer dans l’imaginaire algérien un Abdelkader résistant permanent et éternel que de supplanter le fort de Santa Cruz avec son église, un édifice vécu par les tenants du panarabisme comme une balafre de la capitale de l’ouest algérien.
La légende d’Abdelkader que s’évertuent à entretenir les héritiers de Boumediène est historiquement frelaté et politiquement dangereuse. De plus, et c’est l’aspect moral qui est le plus problématique dans cette assignation à la représentation algérienne perpétuelle, cette narration n’est fidèle ni aux actes ni aux volontés du premier concerné : Abdelkader.
Du point de vue militaire, le combat que livra Abdelkader contre les Français ne fut pas linéaire ou univoque. Après avoir lancé une insurrection frontale, le jeune chef de guerre tenta de fédérer autour de son pouvoir, sinon l’ensemble du moins le maximum de tribus algériennes. Il dut se plier à la supériorité d’une France du XIXéme en plein essor industriel et technologique. La parenthèse du controversé traité de la Tafna ne fut qu’une péripétie dans un affrontement où la puissance militaire conjuguée au bon vouloir du vainqueur eurent raison des accords censés engager les parties contractantes. Abdelkader a hérité de collectivités nationales minées par les divisions et pressurisées par une tutelle ottomane que les Algériens devront tôt ou tard s’obliger à lire de façon lucide et adulte ; mais c’est là un autre sujet.
Après son arrangement avec le général Bugeaud en 1837 à la Tafna, Abdelkader combattit des tribus adverses avec le soutien français. A Ain el Madhi, la confrérie de la Tidjania résista plusieurs mois au siège d’Abdelkader. Il aura fallu les canons et les obus acheminés par le gouverneur général pour que la forteresse soit investie. Aujourd’hui encore, ces évènements sont strictement occultés par la propagande officielle. Pourtant, Abdelkader a bel et bien été utilisé, il est vrai à son corps défendant, par l’armée coloniale pour réduire les irrédentismes tribaux en attendant de le neutraliser ; ce qui arriva avec sa reddition le 18 décembre 1847.
Rupture avec le pays
Epuisé, déçu par les siens et trompé par les Français, Abdelkader exilé se réfugia dans la mystique où sa spiritualité put trouver matière à élévation. Avec quelques vertueuses actions comme son intercession en faveur des Chrétiens de Damas. Cette retraite ne put cependant s’accomplir qu’avec la confortable pension octroyée par Napoléon III, pension que se dispute aujourd’hui encore sa descendance. Il n’est pas question ici de porter un jugement a posteriori sur une prise en charge qui permit à l’Emir de devenir l’un des plus grands propriétaires terriens damascènes. Il suffit simplement de constater et d’admettre qu’après avoir rendu les armes, Abdelkader avait fait le choix existentiel de rompre avec l’Algérie et d’honorer sa fidélité à la France. Une fidélité qui se vérifiera à chaque fois que la nation française sera menacée ou attaquée. Sa réponse à Bismarck et la condamnation qu’il prononça contre l’insurrection de 1871 sont actées même si des thuriféraires s’emploient à entretenir le doute sur la réalité de ces positions ; de même que ces derniers cultivent la confusion sur son adhésion à la franc-maçonnerie – une conviction que tout un chacun se doit de respecter – et le sens et la portée des médailles que les nations européennes lui ont décernées et que les faussaires ont soigneusement gommées des portraits qui le représentent.
Les Occidentaux ont construit une biographie cristalline à Abdelkader. En politique, cela est de bonne pratique. Il représentait une belle prise de guerre qui plus est admettait la supériorité de ses anciens adversaires. Abdelkader lui-même a pu, au-delà du confort qu’il tirait de son nouveau statut, sincèrement croire qu’il fallait sacrifier l’idéal nationaliste à une entente globale où l’ensemble chrétien, plus organisé et mieux équipé, devait conduire les affaires du monde pour peu qu’il respectât les autres religions révélées. La position de l’époque ne doit pas être évaluée à l’aune des enjeux du vingtième siècle. Mais elle ne doit pas, non plus, être maquillée par des postures que n’a ni souhaitées ni adoptées un homme qui a décidé de se donner d’autres centres d’intérêt pour atteindre des horizons qui avaient peu de rapport avec l’idée algérienne.
Pour de multiples raisons, Abdelkader a fait le choix d’une mise en distance définitive de son pays de naissance pour plonger dans de nouvelles introspections. C’est là une attitude lourde et importante qu’il faut entendre et accepter car elle est inspirée par ce qu’il y a de plus intime chez l’homme.
Il demeure que la vie de tous les hommes politiques vaut plus par leur fin que leur début. Il peut y avoir là une forme d’injustice mais ce qui a valu pour le Dey Hussein, Messali, Petain ou Chamberlain vaut aussi pour Abdelkader. Il restera de l’homme la détermination irrévocable de divorcer avec ce qui deviendra l’Algérie.
Faire d’un homme qui a récusé son appartenance à un pays – et une fois de plus, il faut enregistrer cette décision comme un fait historique et non un jugement – la figure emblématique d’un peuple est plus qu’une erreur : c’est une faute.
Le système algérien a fait de l’histoire du pays un immense brouillard. Quand il s’accumulent trop, les nuages se terminent toujours par des orages pourvoyeurs de foudres qui peuvent engendrer les pires des catastrophes.