jeudi, novembre 30, 2023
Débats

Gaz algérien, le grand jeu. Par Jaffar Lakhdari*

Lors des précédentes grandes crises géopolitiques de l’énergie, 1973 guerre du Kippour et 1979 guerre Iran-Irak, le pétrole était au cœur du problème, faisant des pays du Golfe et particulièrement de l’Arabie Saoudite qui dispose, à ce jour, des plus grandes réserves prouvées de pétrole conventionnel, les arbitres de ces crises.

Aujourd’hui, c’est le gaz qui occupe cette place stratégique, parmi les énergies fossiles.

Une énergie de transition prisée

D’abord parce que le choix des économies industrialisées de sortir le plus rapidement possible de l’économie carbonée est désormais acquis, entraînant d’immenses investissements en R&D, en infrastructure et en nouvelles lignes de production.

Les véhicules électriques sont ainsi désormais majoritaires dans les catalogues des grands producteurs automobiles et la législation européenne proscrit dès 2035 la production de véhicule à moteur thermique.

Cet immense défi industriel, sans précédent dans l’histoire, nécessite un plan de transition permettant de migrer dans des délais réalistes vers une économie décarbonée, c’est-à-dire produisant le moins possible de dioxyde de carbone (CO2) et reposant majoritairement sur la consommation d’énergie renouvelable.

La plupart des énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz..) produisent du CO2, mais parmi ces énergies fossiles, le gaz est de loin le moins polluant.

De ce fait le gaz figure au côté de l’atome au rang des sources d’énergies, considérées comme énergie de transition vers le tout renouvelable. Pour certains pays majeurs, comme l’Allemagne, le gaz est même la seule énergie de transition du fait du refus de ce pays de recourir à l’atome.

Le gaz a donc pris une importance considérable dans le mix énergétique des pays industrialisés ces dernières années.

En outre, sa disponibilité, son prix relativement bas, moins fluctuant que celui du pétrole, lui ont conféré le statut d’énergie fossile majeure du futur proche.

Dans ce contexte, on assiste depuis quelques décennies à des conflits et tensions qui ont pour enjeu, le tracé des gazoducs, car le gaz contrairement au pétrole, nécessite des tubes pour être livré au consommateur, sauf à faire l’objet d’un processus coûteux de liquéfaction. La rivalité algéro-marocaine autour du projet du gazoduc nigérien en est une illustration.

Ainsi la guerre d’Ukraine apparaît d’une certaine manière, comme la première guerre du gaz, à l’instar de ce qu’a été la guerre du Kippour de 1973 pour le pétrole.

Cette guerre en effet oppose le premier fournisseur de gaz de l’Europe, la Russie à l’Ukraine soutenue par l’OTAN c’est-à-dire l’Europe plus les Etats-Unis. L’effet presqu’immédiat du conflit a été la réduction puis l’arrêt des exportations de gaz russe vers les plus grands pays européens et…le sabotage du gazoduc russe Northstream2, intervenu dans les premières semaines du conflit au moment où l’Allemagne fortement dépendante du gaz russe, s’interrogeait sur son niveau d’engagement dans ce conflit.

Des informations récentes et fiables, exonèrent la Russie de la responsabilité de ce sabotage. En outre l’Union européenne a acté l’arrêt définitif des importations de gaz russe à compter de 2025. Quelques soit l’issue du conflit, la Russie ne fournira plus l’Europe en gaz.

Et revoilà le gaz de schiste

7éme exportateur mondial, disposant de 2400 milliards de m3 de réserves de gaz conventionnel, prouvées mais aussi de 22 000 milliards de m3 de gaz de schiste (3éme rang mondial en termes de réserves), l’Algérie est surtout un acteur majeur de ce marché, du fait de sa proximité immédiate du principal marché concerné, l’Europe.

L’Algérie se trouve ainsi au centre de ce nouveau grand jeu. L’Europe a dû, dans l’urgence, remplacer le gaz russe par du gaz de schiste américain liquéfié, du gaz qatari liquéfié, tous deux très coûteux, mais aussi du gaz norvégien et britannique.

Cependant le vrai problème se pose à moyen terme, du fait de la sortie en cours de l’économie carbonée qui fait du gaz une énergie de transition, ayant donc vocation à être plus demandée que par le passé, et de la crise conjoncturelle causée par la guerre d’Ukraine qui exclue définitivement la Russie du marché européen, dont elle fournissait peu ou prou plus de 50% de ses besoins (170 milliards de m3 en 2021).

Pour l’Algérie le gaz est un enjeu énergétique, économique, politique et géopolitique.

Energétique car toute l’électricité produite en Algérie provient du gaz dont la moitié est ainsi consommée localement entraînant un coût d’opportunité considérable du fait que ce gaz est cédé sur le marché domestique à un prix subventionné au lieu d’être vendu à l’export au prix fort. Depuis des années la question est posée de la nécessité d’un nouveau mix énergétique, le modèle actuel n’étant pas soutenable.

Economique car en dépit des efforts récents de réduire la dépendance aux hydrocarbures en favorisant des exportations autres, les hydrocarbures, le gaz en particulier, continuent de représenter plus de 90% des recettes d’exportation. La fiscalité des hydrocarbures couvre en outre, la majeure partie des besoins budgétaires de l’Etat qui, en dépit des conjonctures économiques difficiles, ne cessent de croître représentant en 2023 plus de 50% du PIB estimé.

Politique car la rente hydrocarbure est au cœur du fonctionnement et de la résilience qui étonne souvent les observateurs, de ce qu’on appelle communément le « système ». Sans elle pas de « système ». Toutes les crises du « système » sont à ce jour étroitement corrélées à une chute de la rente (1986/1988, 2014/2019). La rente hydrocarbure permet de réduire à minima le poids politique de la société civile. L’Etat peut ainsi distribuer plus qu’il ne prélève, inversant ainsi le rapport de dépendance, le rapport à l’impôt qui est au cœur du pacte démocratique.

Géopolitique enfin car comme le pétrole hier, le gaz est devenu une arme dans les jeux d’influence et de pouvoir à l’échelle internationale. Les capacités d’exportation de gaz conventionnels sont, on le sait, limitées, de l’ordre de 60 milliards de m3 (avant la guerre d’Ukraine, la Russie exportait environ 240 milliards de m3 de gaz).

Sans être dans le secret des Dieux, on comprend que le deal proposé par certains pays européens mais aussi les Etats-Unis au travers des compagnies Exxon et Chevron, soit d’exploiter le gaz de schiste algérien pour fournir significativement l’Europe en gaz pour les décennies à venir à un coût acceptable, moyennant des garanties d’autant plus nécessaires aux yeux des occidentaux qu’outre le tropisme russe, réaffirmé du régime, celui-ci s’est illustré récemment par l’usage de l’arme du gaz à l’égard du Maroc puis de l’Espagne en réduisant ses livraisons pour des raisons politiques.

Rappelons que la Russie a, pour sa part, continué à approvisionner l’Europe en gaz après le début de l’invasion de l’Ukraine, y compris au travers du gazoduc traversant l’Ukraine moyennant le paiement de royalties à celle-ci. Ce sont les sanctions qui l’ont amené à réduire ses livraisons puis à prendre acte de la décision européenne d’arrêter à terme toute importation de gaz russe. C’est l’Europe qui in fine a refusé de financer par ses achats de gaz russe, la « guerre de Poutine ».

La question du gaz est aujourd’hui, en Europe, plus une question de sécurité énergétique qu’un problème économique ou écologique.

En Algérie la question du gaz de schiste ne fait pas l’unanimité du fait de son coût environnemental, même si parmi les experts du secteur, une majorité se dégage aujourd’hui en faveur de son exploitation.

C’est donc une question politique essentielle qui a bien des égards engage l’avenir de l’Algérie. L’absence de débat sur ce sujet et de décision démocratique en Algérie s’en fait d’autant plus ressentir.

*Expert

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