mardi, novembre 28, 2023
Débats

Retour historique sur les réformes de l’enseignement en Tunisie (2ème partie). par Rabaa Ben Achour-Abdelkéfi*

L’histoire de l’enseignement en Tunisie, depuis le XIXe siècle, est celle d’une longue controverse sur la question du bilinguisme, de l’arabisation et de l’enseignement religieux. Si la nécessité de moderniser l’enseignement traditionnel religieux et millénaire dispensé dans les kouttab, puis à la Grande Mosquée-Université de la Zitouna s’est imposée en Tunisie avec la naissance du mouvement réformiste, au XIXe siècle, l’école de la République créée en 1958, s’est trouvée confrontée à l’inextricable problème de la consolidation de la « personnalité tunisienne», définie, à l’exclusion de la diversité tunisienne, par la langue arabe et la religion musulmane, et la modernité scientifique, véhiculée par la langue française, langue du colonisateur.

Cette série d’articles décrit les différentes réformes de l’enseignement et les contradictions qui les sous-tendent, avant même la conquête française, que l’indépendance du pays n’a pu résoudre dans la sérénité et qui persistent encore aujourd’hui et alimentent les passions.

2ème partie : L’enseignement dans la Tunisie précoloniale et coloniale

L’enseignement en Tunisie, depuis le XIXe siècle, se caractérise par une bipolarité qui constitue tout à la fois la richesse et les difficultés auxquelles se heurte, jusqu’à ce jour, toute tentative de réforme.

En effet, la nécessaire introduction des disciplines dites profanes, des langues étrangères, du français en particulier, et le maintien de l’enseignement tant de l’arabe que de la religion musulmane allaient certes donner à l’élite formée dans les établissements scolaires tunisiens une double culture et permettre la création de bon nombre d’établissements scolaires tunisiens, tels l’école polytechnique du Bardo, la Khaldounya et le collège Sadiki, mais allait enliser les différentes réformes, entreprises après l’indépendance du pays, dans d’inextricables questions politiques, la langue arabe et la religion étant, pour les Jeunes Tunisiens d’abord puis pour les Destouriens, constitutives de la personnalité tunisienne.

Outre l’exclusion des minorités non arabes et non musulmanes tunisiennes et le développement du panarabisme et de l’islamisme, le discours nationaliste a emprisonné la politique éducationnelle tunisienne dans le débat sur le bilinguisme, qui, né au XIXe siècle, demeure inchangé et a permis, hier comme aujourd’hui l’efflorescence de l’enseignement privé.

La Tunisie, à la différence des autres pays du Maghreb, a instauré, avant même l’établissement du protectorat, ses propres écoles modernes et bilingues. Devant faire face, cependant, à l’institution scolaire religieuse, la Zaytouna, qui comptait le plus d’étudiants, elle a posé les bases de la bipolarité en optant pour un enseignement où la religion aurait la part belle.

Le système éducatif précolonial

Avant la conquête française, la Tunisie disposait d’un système éducatif complexe. A côté de l’enseignement traditionnel et millénaire dispensé dans les kuttab, puis à la Grande Mosquée-Université de la Zaytouna, la Tunisie comptait un certain nombre d’écoles modernes.

L’enseignement dispensé à la Zaytouna

AU XIXe siècle, certains enseignants, oulémas, et politiques, tel Ahmed Bey (1843), conscients que les écoles modernes commençaient à prendre le pas sur l’enseignement traditionnel, ont tenté de repenser l’enseignement dispensé dans la Grande Mosquée de la Zaytouna. Mais leurs efforts se sont heurtés au courant conservateur et les réformes qu’ils se proposaient d’instaurer en introduisant les matières profanes dans les programmes, ainsi que de nouvelles méthodes d’apprentissage ont été timides. Avec l’installation du protectorat, des articles, produits par des oulémas et critiquant l’enseignement scolastique, le dogmatisme et un enseignement soucieux essentiellement de disciplines religieuses paraissent, suscitant des réactions qui iront crescendo.

La Grande Mosquée ne parvient pas à se débarrasser de la sclérose qui la menaçait et à vaincre son redoutable concurrent : l’enseignement prodigué dans les établissements modernes avant même l’instauration du protectorat.

Les écoles modernes tunisiennes précoloniales

L’école militaire du Bardo

En 1838, est créée par Ahmed Bey l’école militaire ou polytechnique du Bardo, Elle prend son essor en 1840 sous la direction de l’orientaliste et militaire italien, Calligaris. Cette école qui visait à dispenser un enseignement moderne, tel qu’il se pratiquait en Europe, avait introduit dans les programmes l’enseignement des matières scientifiques mais aussi de l’arabe et des sciences religieuses. Un travail de traduction des ouvrages militaires est élaboré grâce aux efforts conjugués du cheikh Mahmoud Al- Kabadou, de Calligaris et de Mohammed  Ben Hadj Amor.

« [Cet enseignement], écrit Mohamed Sraïeb, dans son ouvrage Le collège Sadiki de Tunis, 1875-1956, enseignement et nationalisme, (Paris, CNRS éditions, 1995, p. 15.) est à l’origine d’une nouvelle élite tunisienne formée pour un enseignement bilingue, [qui, ouverte aux idées occidentales, saura préserver sa culture d’origine], et constituera une collaboration avec le groupe réformiste de la Zaytouna. »

Le collège Sadiki

Le collège Sadiki est créé, en 1875, à l’initiative du grand Vizir de Sadok Bey, le général Kheireddine Pacha. Inspiré des programmes d’enseignement français, il dispense un enseignement moderne en arabe et en français : littérature, mathématiques, sciences, mais aussi étude du Coran et du fiqh. En instituant ce premier lycée moderne, Khéireddine visait à former des interprètes mais aussi des cadres dont la formation moderne serait « utile aux musulmans tout en n’étant pas contraire à leur foi » (préliminaires du décret).

Si le collège Sadiki forme une véritable intelligentsia occidentalisée et des interprètes, forts utiles aux autorités coloniales, il sera le creuset de la contestation nationaliste.

La Khaldounya (voir article précédent )

La fondation de la Khaldounia répond aux revendications des élèves du collège Sadiki, au mouvement Jeunes Tunisiens, qui, soucieux de répandre des connaissances scientifiques au sein de l’enseignement de la Grande Mosquée, jugé sclérosé et scolastique, appelle à la modernisation des systèmes pédagogique, judiciaire, et administratif du pays mais affirme son attachement à l’islam.

Ces trois institutions scolaires tunisiennes modernes avaient en commun le souci de prodiguer un enseignement bilingue, d’accorder leur importance aux matières dites profanes, tout en assurant un enseignement religieux.

Ce système éducatif moderne allait se diversifier davantage avec l’instauration du protectorat.

Le système éducatif sous le protectorat

L’école franco-arabe

En 1883, est créée la Direction de l’instruction publique. Elle est confiée à Louis Machuel, qui institue les écoles franco-arabes, destinées aux Tunisiens musulmans et aux enfants européens. Les cours s’y donnaient en français et en arabe. L’essentiel des programmes de ces écoles était calqué sur le modèle de l’enseignement primaire français, auquel venait s’ajouter un enseignement en arabe dialectal pour les enfants d’origine européenne. Les enfants tunisiens musulmans recevaient un enseignement du Coran et d’arabe classique.

A un système scolaire complexe, viennent s’ajouter des instituts supérieurs modernes, qui accentuent la bipolarité de l’enseignement en Tunisie.

Les instituts supérieurs modernes

Ainsi, à côte de  l’université de la Zaytouna et de l’association de la Khaldounya, sont créées, dès 1893, des écoles d’enseignement scientifique, d’agriculture, de langue et de littérature arabes, de droit  et des Beaux-Arts[1].

Après la Deuxième Guerre mondiale, est créé l’Institut des Hautes Études de Tunis.

L’institut des Hautes études

Rattaché à l’académie de Paris, l’Institut des Hautes Etudes absorbe les formations de l’École Supérieure de langue et littérature arabes et du Centre d’Etudes juridiques, il les développe, crée des publications et parraine Les Cahiers de Tunisie et la Revue Tunisienne à partir de 1953.

L’institution assure des formations de licence et de certificats jusqu’à 1960.

L’ensemble de cet héritage éducationnel, qui a posé les bases de la future université tunisienne et qui a formé une élite et une classe politique bilingue, ne pouvait être rejeté d’un bloc par la réforme de 1958, même si elle s’en démarquait par certains aspects. La généralisation de l’école franco-arabe et de l’école coranique moderne n’est-elle pas une des revendications des Jeunes Tunisiens ?

Déjà en 1908, lors du congrès colonial de Paris, le Jeune Tunisien Khayrallah Ben Mustapha préconisait, dans son rapport sur l’enseignement, la nécessité du bilinguisme franco-arabe, destiné aux Tunisiens musulmans et aux Européens dans le cadre d’une même école. Il revendiquait la nécessité de l’instruction primaire gratuite et obligatoire dans toute la Régence, l’encouragement des indigènes à l’enseignement secondaire et supérieur et le développement de l’enseignement professionnel agricole.

Khayrallah Ben Mustapha prônait, par ailleurs, pour les régions rurales une réforme de l’enseignement du kuttab, où le Coran serait enseigné et où l’on étudierait la langue arabe selon des méthodes modernes.

Les revendications des Jeunes Tunisiens puis celle des Néo-destourien révèlent que, si la réforme de l’enseignement se présente comme une priorité nationale dès 1955, elle devait tenir compte des différentes tendances politiques qui s’opposaient violemment.

Héritière d’un système éducatif complexe qui, outre l’enseignement religieux zaytounien, comptait le collège Sadiki et le collège de filles de la rue du Pacha, où l’on dispensait un enseignement bilingue, mais aussi les institutions scolaires françaises, italiennes, comme les institutions congréganistes et les écoles de l’Alliance israélite, la réforme engagée en 1958, au lendemain de l’indépendance, n’avait d’autre choix, dans son désir politique d’unification nationale, que celui de créer une seule et même école. Mais si le nouveau système éducatif, qui allait intégrer en son sein les élèves formés dans des établissements aussi différents que la Grande mosquée de la Zaytouna, les écoles françaises et franco-arabes, et les écoles tunisiennes bilingues, ne s’est-il pas enfermé, en raison même des concessions qu’il a dû faire, dans un immobilisme dont nous constatons aujourd’hui les fâcheuses conséquences ?

* Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi est agrégée et docteur en lettres et civilisation françaises. Aujourd’hui retraitée, elle a enseigné à l’université de Tunis et est l’auteure de nombreuses publications notamment sur les littératures maghrébines d’expression française. Ecrivaine, elle a publié trois romans : « Bordj Louzir», «Ghandi avait raison » et «Quelques jours de la vie d’un couple ». Elle est également fondatrice et présidente de l’association « Nous tous » consacrée au pluralisme des mémoires de la Tunisie.


[1]L’Institut Pasteur  est fondé en 1893 ; l’École coloniale d’agriculture qui allait devenir en  1947 l’École Supérieure d’Agriculture puis l’École Nationale Supérieure d’Agriculture de Tunis en 1955 ; en 1911 est créée l’École Supérieure de langue et littérature arabes.  Cette école prépare fonctionnaires, tunisiens et français, au brevet et diplôme d’arabe et aux certificats de la licence d’arabe organisés par l’université d’Alger ; en 1930 est créée l’école des Beaux-Arts

* Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi est agrégée et docteur en lettres et civilisation françaises. Aujourd’hui retraitée, elle a enseigné à l’université de Tunis et est l’auteure de nombreuses publications notamment sur les littératures maghrébines d’expression française. Ecrivaine, elle a publié trois romans : « Bordj Louzir», «Ghandi avait raison » et «Quelques jours de la vie d’un couple ». Elle est également fondatrice et présidente de l’association « Nous tous » consacrée au pluralisme des mémoires de la Tunisie

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