Compte rendu de lecture. Saïd Sadi : Mémoires. La haine comme rivale. 1987-1997. Tome III. Paris : Editions Altava, janvier 2023. Par Jeanne Fouet*
Cet ouvrage imposant de 580 pages constitue la troisième livraison des Mémoires rédigées par Saïd Sadi, opposant historique au régime algérien. Le genre littéraire en est bien indiqué par la première de couverture : il s’agit d’un témoignage formulé par un acteur non négligeable de la décennie dont il souhaite traiter. Le sous-titre mérite qu’on s’y attarde : il semble indiquer comme autre acteur de la période envisagée une variable psycho-affective connue comme passion triste, dévastatrice sur le plan intime mais moteur irrationnel de bien des événements privés ou publics. Cette passion triste, le narrateur mémorialiste la mentionne fréquemment dans son livre comme une « rivale » féroce, apte à déstabiliser de fragiles équilibres, des décisions et des actions, mûrement réfléchies quant à elles, bloquant tout effort de raison. Or Saïd Sadi est un être épris de rationalité. En outre, il est médecin psychiatre, et sa présentation des années terribles qui endeuillèrent son pays emprunte beaucoup au vocabulaire de la clinique. Le pays était-il devenu fou ? Pour mieux comprendre le diagnostic, nous tenterons de cerner les forces haineuses évoquées dans ce livre, et ayant conduit l’Algérie dans une guerre civile particulièrement meurtrière dont l’horreur persiste dans les mémoires.
L’ouvrage s’ouvre sur le rappel des calamités antérieures : l’Algérie indépendante est mal gouvernée dès ses prémisses. La définition de la nation donnée par le nouveau pouvoir fige dans la Constitution une pseudo-identité arabo-islamique qui nie les sources plurielles de sa population : l’amazighité en est exclue, ainsi que la francité, alors que les valeurs fondatrices de la guerre de libération anti-coloniale prennent racine dans celles de la Révolution de 1789. C’est « le refus de toute forme d’équité et de perspective de liberté pour l’indigène (qui) fut l’une des raisons fondamentales de l’échec de la colonisation en Algérie » (15). Les concepts d’équité et de liberté font partie des emprunts faits à la France pour justifier la guerre d’indépendance, et s’en approprier les contenus. Ces concepts sont issus du travail de la raison en quête de la construction d’un contrat social destiné à créer un monde meilleur. Ce thème parcourt tout le programme du parti politique créé en 1989 par le mémorialiste. Le « charlatanisme » islamiste qui dévoie l’enseignement public lui semble insupportable. Défenseur intransigeant de la laïcité, le programme du parti exige l’abolition d’un Code de la Famille qui renvoie les femmes à leurs fonctions ménagères et au rôle de reproductrices. Il envisage une forme de confédération pour remédier à « la géhenne régionaliste » (178). Il souhaite aussi « l’ouverture du marché dans un pays où la vie économique était sous perfusion pétrolière » (18), source constante d’accaparements et prédations à l’encontre de l’intérêt public. Vaste programme donc, dont la mise en œuvre reste à effectuer : l’échec de ce rêve démocratique fait l’objet de l’ouvrage.
S’opposèrent en effet avec la dernière énergie à cette vision des rapports sociaux plusieurs types d’acteurs historiques : le pouvoir, le parti FFS d’Aït Ahmed, les islamistes, et…le parti socialiste français.
Les hommes au pouvoir, qu’il faut bien parfois rencontrer quand on est président d’un parti politique d’opposition, présentent des caractéristiques peu engageantes. Saïd Sadi brosse le portrait d’un personnel issu de la guerre d’indépendance occupé désormais à gérer à son profit la rente pétrolière et à se partager les bonnes places. Le pouvoir fonctionne en outre de façon souvent occulte, les responsables officiels servant de paravents aux affrontements claniques. L’arrogance de ce personnel est confortée par la légende : tout ancien combattant héroïque « ne pouvait pas être responsable de mauvais coups » (27). Les aînés, parés des vertus glorieuses de la lutte victorieuse contre le colonialisme, occupent donc le champ politique et économique, et leur police secrète veille au grain. Le FLN s’est attribué un immense « patrimoine immobilier et financier » (106) dont il n’a aucun désir de se séparer, tandis que dans ce prétendu paradis du socialisme spécifique des millions de personnes vivent dans la misère d’une ruralité abandonnée à son sort ou, chassés des villages par la faim, s’entassent dans des quartiers urbains sordides. Qu’espérer de cette caste en cas de gros temps ? Saïd Sadi rend compte de toutes sortes de manœuvres obscures : création ex nihilo de partis politiques d’occasion afin que quelques civils donnent l’illusion que les vieux militaires lâchent un peu de lest, bourrage éhonté des urnes lorsqu’enfin des élections permettent aux opposants de s’exprimer publiquement, par exemple. Il n’est pas toujours simple au lecteur de suivre le cours détaillé de ces manigances et la valse des chefs de gouvernements au gré des arrangements entre amis. Que penser par exemple de l’assassinat du président Boudiaf ? L’auteur semble convaincu que le meurtrier, jeune soldat endoctriné par l’islamisme et qui aurait opéré seul, n’était pas si seul que cela : « On ne peut pas exclure qu’un des camps du pouvoir ait pu repérer le profil de Boumaarafi, dont il aurait plus ou moins renforcé la structure délirante par des allusions ou simplement des propos elliptiques qui suffisent dans ces cas à provoquer le passage à l’acte. Évidemment, faire la démonstration de cette éventualité n’était pas chose aisée » (306). Nous relèverons au sujet de cet épisode tragique l’usage de formules fréquentes dans l’analyse psychiatrique. Informé par un expert chargé de déterminer l’état mental du meurtrier qu’il s’agit « d’un paranoïaque idéaliste passionné » (305), Saïd Sadi soulève des objections qui se fondent sur le diagnostic même de son collègue, et font l’hypothèse d’une responsabilité autre : comment un tel profil aurait-il pu demeurer aux côtés de Boudiaf, alors que ce type de paranoïa est incompatible avec la discipline militaire ? Qui donc avait choisi de le maintenir dans le service de sécurité du président qu’il tua à Annaba ?
Le pouvoir ne rêve que de durer. Il fait alterner des personnalités incarnant la rapacité concurrente de divers clans, tantôt civils, tantôt militaires. L’armée algérienne présente des particularités sur lesquelles l’auteur s’attarde : « Chez nous, l’armée est un agrégat de personnes issues de la paysannerie que les hasards de la guerre ont projeté au-devant de la scène politique. Les cadres qui ont pu avoir une formation technique de qualité ne sont pas forcément ceux qui détiennent l’autorité pour décider » (524). En d’autres termes : la carrière militaire n’est pas fondée sur l’expertise, mais dépendante de jeux de placement au gré des intérêts antagonistes des divers clans. Pour autant, le mémorialiste juge avec sévérité les commentateurs étrangers, surtout français, qui répandirent la rumeur de massacres perpétrés tout aussi bien par les islamistes que par l’armée lors des effroyables attaques contre les civils qui marquèrent les années suivantes. Il est en ce domaine extrêmement sévère envers les journaux Le Monde et Libération qui renvoyèrent à égalité de responsabilité les tueurs en série s’acharnant contre les intellectuels, les artistes, les scientifiques, les passants, les femmes enlevées et violées. Pour Saïd Sadi, c’est l’islamisme le bourreau. Il en vient à parler d’une « addiction » (541) à la mise à mort d’ampleur. Le pouvoir avait cru manipuler les colères et frustrations populaires en soutenant en catimini le FIS afin de se présenter en seul garant de la paix publique. Sa créature lui a échappé. Les commentateurs français ont réduit le champ d’analyse des événements tragiques des années 1990 à une opposition FLN (ou autre parti créé pour l’occasion) /FIS, pour ne pas s’intéresser à la troisième voie proposée par le RCD. Saïd Sadi y voit la persistance d’une culpabilité du parti de François Miterrand, connu pour avoir voté les pouvoirs spéciaux en Algérie encore française et n’avoir jamais gracié un condamné à mort algérien. Longtemps, la critique d’Alger fut un tabou. Et puis, selon lui, demeurait une « condescendance » (28) de l’ancien colonisateur, peu préparé à penser l’Algérien en citoyen avide d’un État de droit. Il fallut les attentats perpétrés en France par le GIA pour qu’enfin les politiciens et journalistes français prennent la mesure du danger islamiste.
Les islamistes, parfois nommés « derviches » ou « charlatans » par le mémorialiste, forment un bloc de haine absolue contre le désir démocratique. Saïd Sadi leur reconnaît une réelle intelligence politique dans la construction de leur parti et la gestion de leur influence croissante : « le courant islamo-conservateur (…) eut une vision stratégiquement cohérente », il développa « une analyse fine du régime dont il étudia les arcanes, les hommes qui l’animaient et leurs failles, qu’il exploita adroitement ». Ils avaient en effet compris l’absence totale de vision d’avenir des dirigeants, imperméables aux questions ou aux désarrois de leur société. Aussi firent-ils « de l’entrisme, et squattèrent les institutions construisant les mentalités » (29). Leurs premières proies furent l’Éducation et la Culture. « Les sources de recrutement du radicalisme islamiste étaient immenses » (326). Leur projet, très clair, séduisit en effet une partie de la jeunesse algérienne condamnée à végéter sous les Patriarches héroïques officiels, sorte de Sainte Famille occupée à se partager les prébendes. Et nul doute que le psychiatre n’ait vu juste quand il signale cette « addiction » au meurtre que nous évoquions plus haut. Récupérer le droit de vie et de mort sur autrui quand on n’est rien, c’est beaucoup ; assouvir sa sexualité ensauvagée par le manque de vie intime et les interdictions sociétales en violant des prisonnières au nom d’Allah, c’est satisfaisant. Que faire de ces hommes une fois leur violence contenue, c’est un problème. Le quatrième tome des Mémoires nous permettra certainement de connaître les pensées de l’auteur à ce sujet.
Il est un autre porteur de haine totalement inclus dans la rivalité politique, et qui n’aida pas l’Algérie à aller mieux. Le FFS d’Aït Ahmed, acteur historique de la guerre d’indépendance, en exil et qui revint dans son pays en 1991, fut en effet un concurrent direct du RCD de Saïd Sadi, et refusa à de multiples reprises une union nécessaire en temps de crise. Selon Saïd Sadi, Aït Ahmed « obsédé par une kabylité dont il n’eut de cesse d‘essayer de se déculpabiliser », en vint à « s’afficher (…) avec « des étalons de la nomenklatura » pour concrétiser « un rêve de reconnaissance nationale » (202). Les préoccupations personnelles et le tableau psychologique du personnage ont donc concouru à l’échec du projet démocratique. Or, tout profondément kabyle qu’il soit, Saïd Sadi aspire à construire une nation débarrassée des errements identitaires. Les deux hommes ont donc entretenu une relation détestable et préjudiciable au bien public, ce dont se désole le mémorialiste.
Pour finir, venons-en à ce dernier. Son écriture, parfois submergée par la masse d’informations et d’analyses dont il veut faire part, demeure toujours précise, marquée par ce langage clinique dont nous avons souligné la persistance. L’homme qui se dessine au fil des mots narrant les grands affrontements auxquels il eut à participer, s’avère parfois désemparé et capable d’autocritique. Il ne fit pas toujours les bons choix et ne le cache pas. Il ne sut pas toujours gérer les dérives de ses partisans, et ne parvint pas à « cureter l’infestation » (544) d’une « pandémie planétaire », l’islamisme. Le lecteur est sensible à la sincérité de celui qui dit avoir été parfois naïf ou orgueilleux. La vie privée de Saïd Sadi n’apparaît que peu à peu et parcimonieusement dans ce texte. Retenons qu’elle fut sans cesse contrariée par sa vie publique, et qu’il en souffrit, mais préféra toujours maintenir le cap de son engagement. Ainsi en fut-il lors du décès de sa mère, qu’il n’eut pas le temps d’accompagner dans son agonie, ou lorsqu’il s’aperçut qu’il ne pouvait vraiment tenir le rôle d’un père présent auprès d’un fils dont il note, toujours bon clinicien, « les atrophies affectives » développées par un enfant dont « les désirs étaient des interférences malvenues voire des interdits » (143). A ses propres questions dérangeantes sur les conséquences de son engagement politique sur la qualité de vie de son épouse et ses enfants, et sur les risques létaux auxquels il les exposa, il donne cependant une réponse imparable : « Chez nous l’intégrisme c’est comme la mort, on n’en fait l’expérience qu’une fois » (228).
*Jeanne Fouet-Fauvernier est professeure agrégée de Lettres retraitée et Docteur ès-Lettres. Elle est également titulaire d’une licence d’histoire et d’une maîtrise de psychologie. Elle a été présidente de la Coordination Internationale des Chercheurs sur les Littératures Maghrébines (CICLIM)