Boualem Sansal : « Le pouvoir algérien saute d’une frénésie à l’autre »
Adn-med : Allons d’entrée aux faits. On assiste en Algérie à une campagne assumée d’éradication de la langue française. Le ministère de l’enseignement supérieur annonce son remplacement immédiat par l’anglais et le français est supprimé des frontons des édifices publics. Quel nom donne l’écrivain algérien francophone à cette nouvelle campagne ?
B.S : Je l’appelle Frénésie. Le pouvoir algérien a toujours fonctionné ainsi, depuis le premier jour de l’indépendance, il saute d’une frénésie à l’autre et peut en mener plusieurs de front. Comme il ne sait pas construire, il détruit à grands coups de marteau, c’est facile et ça lui permet de crier victoire devant les décombres. Eradiquer le français est une frénésie criminelle qui va coûter cher au pays, autant sinon plus que la politique d’arabisation des années 80 menée avec la frénésie et les résultats que l’on sait.
Au lendemain de l’indépendance Ben Bella qui ignorait ce que gouverner voulait dire, a opté pour le bricolage et la frénésie sur fond de chants patriotiques : nationaliser les hammams, enrôler les cireurs, interdire les motos, les couleurs bleu-blanc-rouge, les cheveux longs, soumettre les bourgeois à des cures d’amaigrissement sur la place publique. Le slogan de l’époque était « L’Algérien avance, le désert recule ». Si on cherche un slogan pour aujourd’hui, le voici : « L’Algérie recule, le désert avance ». Par une loi édictée dans la précipitation, portant rien moins que « Révolution agraire », et une application frénétique sur le terrain, Boumediene a détruit l’agriculture, la seule vraie grande richesse de l’Algérie. Du grenier à blé qu’elle était pour Rome et de cet immense verger qu’était la Mitidja pour les colons français, Boumediene a fait des terrains vagues, des cités-dortoirs inhumaines, et des complexes industriels rutilants qui ne produisaient que du bruit et de la fumée. Le bilan est terrifiant, en moins d’une soixantaine d’années et après six présidents, le régime algérien a fait du pays un enfer où tout manque, y compris le feu. Cela, ce sont des Algériens qui l’ont fait, pas la France, pas le Maroc, pas Israël, pas l’impérialisme américain. Et pas les Kabyles, qui avaient, autant qu’on sache, initié, conduit et mené à terme la guerre de libération contre la France, et qu’on a remerciés en assassinant leurs héros, nos héros.
Adn-med : Les trois pays d’Afrique du Nord, avec une tendance plus affirmée en Algérie, semblent déterminés à effacer toute trace de la période coloniale. Comment explique-t-on cette incapacité à se construire sereinement en intégrant l’ensemble des sédiments de notre histoire ? Les Vietnamiens qui ont vécu une colonisation française toute aussi brutale avancent sans être obsédés par l’entretien d’un passé victimaire et revanchard.
B.S : La relation colonisé-colonisateur est un océan de complexités. Albert Memmi et Hegel notamment l’avaient bien expliqué. D’une manière générale, le temps a fait son œuvre et les pays concernés ont fait leur travail de deuil et retrouvé des relations apaisées sinon normales, voire amicales. C’est le cas entre les Anglais et les Américains, les Irlandais, les Indiens, entre les Japonais et les Coréens, entre les Français et les Allemands, les Français et les Vietnamiens, c’est le cas de tous les pays européens entre eux qui ont réussi à dépasser ce que des siècles de guerres et d’occupations ont pu générer de traumas et de contentieux. Le cas de l’Algérie et de la France est plus que singulier. Les deux pays vont sans discontinuer d’une crise à l’autre, toujours plus grave. Sans exonérer les Français de leurs responsabilités et elles sont lourdes, je dirais que le mal vient principalement de deux sources bien algériennes : la nature mafieuse et répressive du régime algérien qui a fait de l’histoire et de la mémoire son fonds de commerce pour s’enrichir et se maintenir au pouvoir ; la montée de l’islam radical en Algérie et au sein de sa diaspora en France qui peu à peu a déplacé la relation entre les deux pays du champ historique et politique au champ religieux et sécuritaire. En France, on parle moins d’histoire coloniale et de l’Algérie française que du devenir de la France et de sa colonisation par l’Algérie. Les mots-clés ont changé : on parle de grand remplacement, de séparatisme, d’islamisation, de guerre civile, de revanche.
L’affaire part de loin. « Le ventre de nos femmes nous donnera la victoire », avait trouvé à dire le destructeur Boumediene. L’immaturité et l’incompétence crasse du personnel politique et administratif algérien n’autorisent aucun optimisme.
Entre la France, le Maroc et la Tunisie, les relations semblent encore maitrisées par les deux parties mais la tendance est inquiétante, la frénésie algérienne s’étend à toute l’Afrique du nord et arrive sur la rive nord espagnole, française et italienne.
Adn-med : Il y a pourtant comme une dissociation dans le pays. Pendant que l’Etat et une partie de l’opinion structurent leur doxa sur une francophobie sans nuance, des familles se saignent aux quatre veines pour payer des cours de français à leurs enfants avec l’intention non dissimulée de les faire partir vers des pays francophones, comme la France, la Belgique ou le Québec. Au Salon international du livre d’Alger, SILA, le livre francophone est largement en tête des ventes…
B.S : Il y a deux salons, l’arabophone et le francophone, parce qu’il y a deux Algérie, ou deux peuples en Algérie. Si on reste sur la fiction d’un pays ou d’un peuple un et indivisible, on va vers de nouvelles déconvenues. Tahar Djaout parlait à raison de « la famille qui avance et de la famille qui recule ». Une part importante de la population algérienne est dans la sphère d’influence du pouvoir. Cette famille traditionnaliste a ses frénésies et on a vu avant, pendant et après la décennie noire, combien elles pouvaient être violentes. Elle occupe le terrain et le transforme selon ses attendus salafistes, affairistes ou autres. L’autre famille a toujours vécu comme vivent les otages, dans l’inquiétude, dans le rêve de recouvrer un jour sa liberté, et survit, au jour le jour, dans un entre soi qu’elle sait stérilisant à terme.
Avec le temps, ces deux populations se sont éloignées l’une de l’autre et n’ont rien à se dire. L’une vit dans un Orient fantasmé qui, avec Daech, les dictatures, la persécution des chrétiens d’Orient et le triste sort fait aux femmes, est au dernier stade de la régression, et l’autre vers un Occident rêvé qui n’est plus ce qu’il était, qui est menacé dans son unité, voire son existence. Les repères se brouillent, des Algériens de la diaspora fuient l’Occident (le Québec, la France) pour aller vivre à Dubaï. Et des Algériens proches des mosquées salafistes, des milieux affairistes et du grand banditisme courent les remplacer en France et au Québec, où ils s’empressent de reconstituer l’Algérie qu’ils ont fuie.
Adn-med : La vie culturelle périclite avec ce monolinguisme. On est loin du foisonnement des années 70/80 où le théâtre de Kateb Yacine, les écrits d’un Mammeri ou l’art pictural de Kada et d’Issiakhem irriguaient une scène nationale qui allait accoucher d’une génération de chanteurs amazighs de talent et annonçaient des auteurs comme Mimouni, Tahar Djaout, vous-même, Anouar Benmalek et plus tard d’autres plumes comme Khadra, Daoud…. Comment analysez et vivez-vous cette désertification ?
B.S : Faute d’oxygène le feu s’éteint ou va là il trouve carburant et comburant. Etouffé par l’islamisme, l’ultranationalisme, le monolinguisme, le dirigisme, la censure et la bureaucratie, la culture algérienne a fui à l’étranger où elle a réussi à s’implanter, à prospérer même. Il y a une culture algérienne au Québec, en France, aux Etats-Unis, en Allemagne. Le paradoxe est que l’Algérie importe de l’étranger la culture qu’hier elle avait interdit chez elle et poussée à l’exil ; sa littérature et sa musique viennent de France, ses sciences et ses innovations technologiques des Etats-Unis. Rien d’étonnant, elle importe de l’étranger son pain et ses légumes, pourquoi pas la charrue et sa notice d’emploi.
Adn-med : Est-il réducteur de dire qu’en Algérie, plus que partout ailleurs, l’arabisation a été l’un des vecteurs de la régression culturelle avec son corollaire : l’islamisme?
B.S : C’est la chose la plus vraie qu’on puisse dire, l’arabisation telle qu’elle a été décidée et mise en œuvre sur fond de nationalisme et d’islamisme exacerbés, et de crétinisme administratif, a été un cancer foudroyant qu’on a sciemment inoculé à la société algérienne, pour briser en elle les ressorts qui la poussaient vers une transition démocratique imminente. La décennie noire en est la terrible métastase. Ce n’est pas fini, jointe à l’islamisme qui se nourrit de la haine de l’autre, l’arabisation est en train de produire la culture nationale de demain. La Nouvelle Algérie de M. Tebboune en donne un aperçu, elle a installé le vide sidéral, le pays n’a plus de partis politiques, plus de presse, ni d’administration, ni de justice, ni d’armée, ni de capitaines d’industrie, ni d’artistes. Le désert n’a jamais été aussi vide, où donc l’espoir peut-il pousser ?
Adn-med : De plus en plus de voix se lèvent pour dire que les élites algériennes ont failli à leur mission en refusant d’assumer la langue et la culture françaises, comme des éléments consubstantiels de notre personnalité. Ont-elles tort ?
B.S : Je leur ai moi-même fait maintes fois ce reproche. Leur devoir était de veiller sur ce trésor comme sur la prunelle de leurs yeux. Elles n’ont pas seulement failli, par ignorance ou lâcheté, elles se sont mises au service du pouvoir pour combattre la francophonie et installer un climat de haine envers les francophones, et à travers eux envers la France comme si la Guerre d’Algérie n’était pas finie, comme si les morts étaient morts pour rien. Ils étaient des lâches et des planqués durant la guerre de libération, ils veulent aujourd’hui être les héros d’une guerre de chiens qui aboient contre le vent. Les élites arabophones ont été plus cohérentes, elles ont défendu bec et ongles la langue arabe et son patrimoine culturel lorsqu’elles ont pu sentir qu’ils étaient menacés par l’hégémonie du français et l’ouverture du pays sur le monde, conséquence de la libéralisation économique et l’avènement du pluralisme politique des années 80.
Adn-med : A qui écrit aujourd’hui un écrivain algérien d’expression française ?
B.S : Il n’écrit pour personne, il jette des bouteilles à la mer. Exception faite de Yasmina Khadra qui a un immense public en Algérie et dont la voix est écoutée, et Kamel Daoud qui a conquis une place de choix dans le débat national en France, en tant que citoyen français et journaliste dans un magazine important, Le Point, les autres écrivains n’ont pas d’audience en Algérie, leurs livres ne parviennent pas au public, et ne participent donc pas au débat national, si débat il y avait. En France et en Europe, ils peuvent avoir un public mais ne participent que marginalement au débat national, parce que étrangers et parce que la littérature francophone, notamment africaine, reste un produit exotique même quand elle est validée par de grands prix (Goncourt, Renaudot, Académie française, Nobel,…). Il y a une hiérarchie en France dans le monde des arts et des lettres. La littérature maghrébine arrive à la quatrième position dans la hiérarchie, après la littérature française, la littérature européenne, la littérature occidentale.
Adn-med : Votre dernier roman Abraham, qui a reçu plusieurs distinctions, est paru en 2021. Y a-t-il un autre projet. Si oui, pourriez-vous nous en dire un mot et surtout nous informer de son éventuelle disponibilité en librairie ?
B.S : En 2022, j’ai publié chez Gallimard un petit essai sous forme d’une lettre adressée au monde sous le couvert du SG de l’ONU, ayant pour titre « Lettre d’amitié, de respect et de mise en garde aux peuples et aux nations de la terre », dans laquelle je les appelle à se rebeller et se libérer des chaînes qu’ils se sont souvent eux-mêmes mis au cou.
À la fin de cette année 2023, je publie deux livres : un essai aux éditions du Cerf sur le français, langue des Français et langues des Francophones, dans lequel je me questionne sur l’origine de ces langues et leur évolution possible ; et un roman chez Gallimard qui a pour titre « Vivre ». La vie n’a de signification pour l’homme qu’à l’échelle des espaces et des temps qu’il peut intellectuellement concevoir. Quel sens aurait-elle à l’échelle de l’infini de l’espace et du temps ? Quel sens aurait-elle à l’échelle subatomique où les durées de vie des particules sont infiniment infimes et les distances qui les séparent infiniment grandes. C’est à cette question, qui évidemment pose la question de Dieu, que je tente d’apporter, à travers une fiction, quelque éclairage possible.