Avons-nous besoin aujourd’hui des « critiques » d’Arkoun et de Jabri ? Chronique de juillet. Par Lahcen Oulhaj*
IV- « Critique de la raison arabe » de MAJ (Mohamed Abed El Jabri)
La « critique de la raison arabe », publiée en 1984, comprend deux tomes. Dans le premier est exposée une sorte d’analyse diachronique de ce que MAJ appelle la « raison arabe » et dans le second est proposée une analyse synchronique de ce même « objet ». La première analyse se veut génétique (de genèse) et historique, tandis que la seconde se déclare structurale ou carrément structuraliste.
En ce mois de juillet de 2023, notre chronique présente le premier tome. Le second tome sera présenté après l’exposition de la suite du livre « pour une critique de la raison islamique » de M. Arkoun.
Le premier tome de MAJ portant le titre « formation de la raison arabe » comprend une introduction et deux titres ou parties. Le premier titre présente de « premières approches » sur le concept de « raison » en trois chapitres. Le premier chapitre est consacré au concept et à son rapport avec celui de « culture ». Le 2ème à la « temporalité culturelle arabe » et à la question du progrès. Le 3ème et dernier au « cadre de référence de la pensée arabe ».
Le second titre est consacré à la « formation de la raison arabe ou à l’épistémologique et l’idéologique dans la culture arabe ». Il comprend neuf chapitres dont l’agencement est quelque peu discutable, pour une analyse diachronique de la « raison arabe », en ce sens que l’auteur s’écarte de l’écoulement du temps naturel pour, soi-disant, adopter un « temps » propre à la « culture arabe ».
Une conclusion sur « science et politique dans la culture arabe » clôt ce premier tome.
L’introduction de son livre est une tentative de justification de sa « critique de la raison arabe ». Il affirme que la finalité de son projet est de provoquer ou contribuer à une véritable « Renaissance arabe ». Il souhaite mettre en place les conditions nécessaires à cette renaissance et à « la reprise de la vie en nous ». MAJ se prend ainsi pour le réanimateur d’un corps « inerte » et « sans âme » !
Mais cette Renaissance ne peut se faire correctement, dit-il, sans critique de la raison arabe, ni sans une raison révisant radicalement ses mécanismes, concepts, notions, catégories et positions.
MAJ rejette les lectures existantes de la « pensée arabe », celles des orientalistes comme celles des traditionnalistes, des pan-arabistes et des gauchistes, car elles sont guidées par des modèles préétablis ou par des préoccupations idéologiques ou conjoncturelles pressantes. La critique qu’il désire, lui, doit se libérer des lectures dominantes. Il s’agit pour lui de reconsidérer l’histoire de la culture arabe et islamique et de concevoir l’entité d’ensemble de la raison arabe et de ses mécanismes.
MAJ présente ensuite le plan de sa critique en le justifiant comme le font les linguistes selon les deux points de vue diachronique et synchronique (structuraliste) dans leurs études des langues. Il expose enfin le contenu de son premier tome avec ses deux parties déjà évoquées :
- Qu’est-ce que la « Raison » et quels sont ses rapports avec la culture ?
- Étude des composantes de la « culture arabe » et recherche des « ordres épistémiques » la fondant et s’y affrontant.
Cette seconde partie vise à retracer l’évolution de la « culture arabe » en tant que tout et en en considérant les différentes branches sans les analyser (objet du second tome).
MAJ affirme, sans aucune rigueur, que toute culture est fondamentalement une « opération politique » pour dire que les conflits et les contradictions qui se trouvent dans la culture exprimaient des conflits et rivalités politiques. Cela veut dire qu’il existe une « relation organique » entre « lutte épistémologique » et « lutte idéologique ». Il dit que si l’on néglige cette relation organique, l’analyse ne sera plus « diachronique » et sera sans « historicité ». C’est la prise en compte de cette relation qui permettra de s’écarter de l’histoire officielle de la culture arabe, celle de l’action de l’État.
MAJ précise ensuite qu’il ne peut pas laisser tomber « l’irrationnel » pour ne considérer que le « rationnel » dans cette histoire. Il ajoute qu’il ne considérera que la « culture savante » et qu’il écartera ainsi la « culture populaire », contrairement à ce que vise le concept d’islamologie appliquée de M. Arkoun.
La première partie du premier tome du projet de MAJ est consacrée à la signification de la « raison arabe » à travers de « premières approches ». Son premier chapitre est intitulé « raison… culture ». Le titre signifie vraisemblablement « qu’est-ce que la raison et quels sont ses rapports avec la culture ».
Ce premier chapitre comprend 4 sections : 1) Qu’est-ce que la « raison arabe » et en quoi elle est « arabe », 2) Raison constituante et raison constituée, 3) Comparaison des raisons ou cultures arabe, grecque et européenne contemporaine, 4) La « raison » dans la « culture arabe ».
- Pour MAJ, afin d’éviter les nombreuses questions que soulève l’expression « raison arabe », il aurait pu utiliser, dit-il, celle de « pensée arabe ». Cela, veut-il dire que « raison » est synonyme de « pensée » pour MAJ ? A vrai dire non, puisqu’il répond que la raison est incluse dans la pensée et que cette dernière est synonyme d’« idéologie ». Il ajoute que la « raison arabe » est l’outil qui produit la « pensée arabe ».
En réalité, s’il est possible d’admettre l’existence d’une « pensée arabe », c’est-à-dire d’une « pensée de langue arabe » avec toutes les approximations que cela suppose en ce sens qu’il est indéniable que cette « pensée » a été principalement l’œuvre de peuples non arabes (Persans, Imazighen, Ibériques… ), il est impossible d’accoler quelque adjectif du genre « arabe » ou « islamique » à la raison, à moins d’entendre par « raison » mentalité, mode de penser… Y a-t-il une raison espagnole, une raison française ou une raison chrétienne, une raison juive ? Avec MAJ, Farabi est évidemment « arabe » ! Il l’affirme. Pourtant ce philosophe persan savait sa langue le persan et le turc et pensait dans ces langues. Puis, les cultures populaires du monde musulman s’exprimaient dans des langues diverses. C’est peut-être là l’explication de son choix de ne considérer que la « culture savante ». MAJ ne retient dans la « pensée arabe » que la pensée des « Arabes » lorsqu’ils traitent des « questions et préoccupations arabes », lorsqu’ils réfléchissent sur la « situation arabe ». Il écarte ainsi les orientalistes comme les « Arabes » traitant des problèmes non arabes.
Une fois qu’on a accepté l’existence de la « pensée » ou de « l’idéologie arabe », MAJ nous dit que la « raison arabe » c’est l’« outil » qui a produit cette « pensée arabe ». La « raison », est-elle un « outil » de production ? C’est ce que croit MAJ. Se voulant « matérialiste » intransigeant, MAJ n’hésite pas à faire l’analogie absurde entre une pioche et la raison. Mais cette pioche qui creuse un « sillon arabe » est, elle-même de ce fait, « arabe ». Évidemment, MAJ répliquera que l’analogie s’arrête à l’opération de « creuser », analogue à celle de « produire ».
MAJ s’engage ensuite dans un raisonnement circulaire à propos de la « raison arabe » et de la pensée ou de la culture « arabe ».
Après avoir donné une « première définition » de ce qu’il appelle la « raison arabe », laquelle a façonné la « pensée et la civilisation arabes » et a été façonnée par l’histoire de la culture arabe, il affirme que cette première définition lui permet de passer de l’analyse « idéologique » à la recherche « épistémologique ». L’épistémologie est un terme qui revient trop souvent dans l’œuvre de MAJ. Ce dernier oppose l’épistémologie à l’idéologie, laquelle est assimilée à l’ensemble des idées, des opinions et des théories… Or l’épistémologie, comme son étymologie l’indique est la théorie ou la science des « épistémès » c’est-à-dire de « l’ensemble des connaissances permettant les diverses formes de sciences à une époque donnée », lorsqu’on accepte que l’évolution de la « science » est faite de « ruptures » et de « révolutions » et donc de succession de « sciences » ou de « paradigmes scientifiques » différents. L’épistémologie est la « branche de la philosophie qui fait une étude critique des sciences, ayant pour objet de déterminer leur origine logique, leur valeur et leur portée. » Or, dans l’œuvre de MAJ, il n’est point de science à moins d’assimiler « connaissance », « savoir » et « science », comme on fait dans le monde islamique, sunnite surtout.
Dans ce cas, en quoi consiste « l’idéologie » que MAJ oppose à sa « science » ? C’est ce qu’il considère comme « fausse science », un peu comme dans l’opposition que fait Engels entre la « science » de Karl Marx et l’« idéologie » de Jean Baptiste Say et des autres économistes classiques « bourgeois » ou entre le « socialisme scientifique » de Marx et le « socialisme utopique » de Proudhon, Fourier, Owen…
Il est vrai que Karl Popper distingue « science » et non science ou « idéologie », mais au sein de la science au sens des sciences naturelles. Il donne un critère clair de démarcation entre théories scientifiques et théories non scientifiques. C’est la réfutabilité des premières, leur falsifiabilité, en les mettant à l’épreuve des faits empiriques. La « science » est l’ensemble des lois de fonctionnement du monde physique ou de l’univers. Elle a un caractère universel et atemporel.
Cela ne veut absolument pas dire que la science est supérieure à, ou plus utile que, la « non-science » ou que les scientifiques sont supérieurs aux chercheurs dans les domaines humains et sociaux. Les études humaines et sociales sont tout simplement plus récentes. Elles sont nées au 19ème siècle. Leur objet et leur sujet se confondent. Devant la complexité de l’objet et la variabilité dans le temps et dans l’espace des situations humaines et sociales, les chercheurs du domaine n’ont pas encore accumulé suffisamment de connaissances permettant de dégager d’éventuelles lois universelles et immuables pouvant constituer une ou des « sciences humaines et sociales ».
Pour revenir à MAJ, acceptons son utilisation du terme « épistémologie » avec les réserves que nous venons d’exprimer. MAJ affirme que son analyse est « scientifique » en ce sens qu’elle écarte les « jugements de valeur ». Cela voudrait dire qu’il s’en tient aux faits, aux jugements constatatifs, et qu’il fait une science « positive » qui dit et décrit ce qui est et ne se préoccupe pas de l’idéal ou de ce qui devrait être. Mais, dès le départ, il nous dit que son travail est « engagé » et qu’il est animé par un idéal, celui de permettre une vraie « Renaissance arabe » !
MAJ se précipite, en fait, d’ajouter à son affirmation qu’il vise une « analyse scientifique », qu’il ne prétend pas que son analyse est scientifique au même degré que « les mathématiques et la physique » ! Mais la physique n’est pas scientifique au même sens que les mathématiques le sont. Les sciences physiques prouvent leur scientificité dans la mise à l’épreuve empirique, dans leur réfutabilité par des faits empiriques, tandis que les mathématiques sont « scientifiques » dans un tout autre sens : celui de la preuve et de la démonstration de ses théorèmes. Il ne s’agit pas de « preuve empirique », mais d’une démonstration logique. Selon le critère poppérien de démarcation, les mathématiques ne font pas partie des sciences. On les appelle « sciences formelles ». On sait, depuis Kurt Gödel, que les théories mathématiques sont caractérisées par l’incomplétude et que ces théories (axiomatiques) ne sont pas à l’abri de contradictions.
Pour les sciences physiques, les théories ne sont jamais définitivement vérifiées et validées. L’expérience ne peut que les infirmer ou les confirmer et donc les corroborer. C’est par leur « réfutabilité » par les faits empiriques, par l’expérience, qu’elles acquièrent leur caractère « scientifique ». Elles ne peuvent qu’être « scientifiques » c’est-à-dire réfutables, ou non scientifiques, non réfutables. Il n’y a point de degré de scientificité. Cette dernière est soit vraie, soit fausse.
- MAJ dit qu’il écarte l’idéologique pour traiter exclusivement de l’épistémologique. Il entend traiter « la pensée arabe comme outil de production théorique et non comme produit ». Il reprend la distinction faite, vers 1910, par le philosophe français, André Lalande (1867-1963), entre « raison constituante » et « raison constituée ». Il traduit ces expressions par « ‘aql mukawwin » et « ‘aql mukawwan », d’où à mon sens son erreur aux malheureuses conséquences. MAJ ignore ou fait semblant d’ignorer que la « raison » pour Lalande est un ensemble de prescriptions de l’esprit humain et que la raison comme ses deux dimensions « constituante » et « constituée » sont normatives et non des constatations.
D’ailleurs, le titre même du livre de Lalande de 1949, « la raison et les normes », le rappelle, comme le souligne le livre. Parler de « raison », c’est parler de « normes » ou de règles du raisonnement. Comme pour le Droit, Lalande distingue pour la raison deux niveaux, le niveau de la « constitution », le niveau constituant, celui de la loi fondamentale et le niveau « constitué », en-dessous, des lois. Les lois sont censées être conformes à la constitution. Il n’est point question de « formant » et de « formé » au sens de « produisant » et « produit ».
Nous verrons d’ailleurs, ci-dessous, pourquoi Lalande fait cette distinction qui nous semble très discutable.
Pour MAJ comme pour Lalande, la raison constituante est humaine, universelle et unique, la raison constituée est variable (dans le temps et, pour MAJ, d’un individu à l’autre), donc multiple. Toutes les deux « raisons » sont des ensembles de concepts et de principes. MAJ ajoute à cet ensemble, pour la raison constituante, « les rapports entre les choses !». La raison
Constituée est, pour MAJ, l’ensemble des concepts et principes que nous utilisons lorsque nous faisons une démonstration.
La raison constituée exercée par les « Arabes » a créé la « culture arabe », elle est donc « arabe », selon MAJ. Ce dernier utilise ainsi pour désigner cette raison constituée l’expression de « raison dominante » (sâ id), pour l’opposer à la « raison active » (fâ’il). MAJ finit son étude en confondant pratiquement « raison constituée arabe » et « culture arabe » et donc « raison constituée » en général et « culture ».
C’est la raison active ou constituante qui « crée et façonne la « culture constituée » ou dominante, insiste MAJ qui cite Claude Lévi-Strauss, lequel affirme que la raison active a besoin d’une raison dominante pour s’exercer. MAJ en tire que l’arabité de cette dernière implique l’arabité de la première, après avoir affirmé que la « raison constituante » est une caractéristique commune des humains les distinguant des animaux. Les deux raisons, constituante et constituée, étant arabes chez les « Arabes », il ne sera plus question que de la « raison arabe » et de sa « critique » dans la suite du livre.
Revenons maintenant à Lalande et à sa distinction entre « raison constituante » et « raison constituée ». Lalande veut ainsi concilier « deux aspects apparemment incompatibles » des faits rationnels, d’un côté, les normes logiques et morales qui sont immuables et constituent « une seule entité » ; de l’autre côté, les connaissances scientifiques qui sont variables et multiples. Cette distinction est, à notre sens, le produit de son époque. La relativité générale d’Einstein a été généralement perçue comme une « nouvelle science » radicalement opposée à l’ancienne, la mécanique de Newton, alors que la théorie d’Einstein ne fait qu’envelopper cette dernière. Elle ne l’annule pas. Elle en fait un cas particulier.
Ce sentiment erroné de rupture a été renforcé par le développement de la physique quantique dont les « principes » défendus par Bohr ont été rejetés par Einstein. Peut-on dire qu’il existe une raison d’Einstein différente de celle de Bohr ? Absolument pas. C’est la même raison humaine et universelle qui est à l’œuvre aussi bien chez Einstein que chez Bohr. Ce qui distingue les deux physiciens ne relève pas de la « raison », mais des postulats, en-deçà, relevant peut-être de la culture ou de l’éducation ou simplement de l’habitude de chacun d’eux, des postulats que les deux physiciens peuvent discuter et argumenter en utilisant la même « raison » commune.
Remarquons, ce qui est très important, que la raison constituée est, pour Lalande, l’ensemble des « connaissances scientifiques » et qu’il n’est point question de culture ou de littérature. MAJ ne veut pas le voir, souffrant d’un complexe d’infériorité injustifié à l’égard des « sciences exactes ». Alors que la « raison constituante » formée de « normes logiques et morales » fait une place aux « sciences morales » et permet aux études humaines et sociales d’invoquer la rationalité et de s’en réclamer. Évidemment, il serait difficile de parler de « morale arabe ». Or, ce qui intéresse MAJ c’est d’afficher « la raison arabe » dans le titre, pour signifier que les « Arabes » avaient une « raison » à eux et qu’ils sont comme les autres grands peuples, sinon supérieurs à eux.
MAJ aurait pu nous épargner cette discussion en intitulant son livre « analyse de la pensée de langue arabe » ou de pensée islamique ou même de pensée arabe-et-islamique. Mais cela n’aurait pas satisfait le « nationaliste arabe » qu’il était. En plus, « analyse » ne lui suffit pas. Il avait besoin d’afficher « critique de la raison arabe » pour se hisser au niveau d’Immanuel Kant avec sa célèbre « critique de la raison » pure puis pratique. Seulement avec Kant, il n’a point été question d’ethnie ou de « nation ».
- Dans la troisième section, MAJ présente les autres « raisons » existantes qu’il entend comparer, dans la section 4, avec la « raison arabe ». Il affirme qu’il n’a existé dans l’histoire que trois « raisons » : celles des anciens Grecs, des Européens contemporains et des « Arabes ». Il signale l’existence d’autres grandes civilisations, l’égyptienne ancienne, la chinoise, l’indienne et la babylonienne. Mais il précise que ces cultures étaient fondamentalement « magiques et mythologiques » et que les seules civilisations à avoir développé « la philosophie et la science » et qui sont donc « rationnelles » ont été les cultures grecque, arabe et européenne.
Voilà qui constitue une affirmation grave et qui témoigne d’une impardonnable ignorance et d’un « arabo »-centrisme injustifiable.
Les anciennes civilisations égyptienne (ancienne), indienne, chinoise, judéo-hébraïque, et moins ancienne, comme la civilisation aztèque, ont beaucoup apporté à l’humanité sur les plans intellectuel, technique et « scientifique » au sens traditionnel. Prétendre que ces civilisations étaient non rationnelles est une insulte à l’intelligence des peuples. Les inventions de la poudre noire (à canon), du papier, des produits chimiques de momification, ou du nombre zéro, par ces civilisations méprisées par MAJ, supposent bien un exercice de la raison humaine. Ces inventions techniques supposent bien un sens de la causalité rationnelle qui a souvent fait défaut dans le monde musulman.
Chacun sait, sauf l’auteur (!), que la civilisation universelle d’aujourd’hui, née en Europe de la Renaissance et des Lumières, prend ses racines dans la grande civilisation égyptienne ancienne, dont la civilisation grecque était un prolongement, laquelle civilisation grecque avait plus ou moins enfanté la civilisation latine, d’un côté. De l’autre côté, sur le plan théologique, le christianisme et l’islam sont directement dérivés du judaïsme. Or, il est impossible de considérer que la civilisation « européenne » ne doit pas beaucoup au christianisme et, plus particulièrement, à la doctrine catholique élaborée au 5ème siècle par les pères nord-africains de l’église (dont surtout Saint Augustin). Il est plus qu’impossible de considérer qu’une civilisation « arabe » aurait été possible sans l’Islam dont le Livre sacré déclare ouvertement qu’il s’inscrivait dans la continuité par rapport aux « religions du Livre ». Évidemment, pour MAJ, le Judaïsme et les Juifs ont disparu sans laisser de traces. En parler aujourd’hui c’est être un valet du « sionisme » et de « l’impérialisme » qui bloquent la « renaissance arabe » que MAJ appelle de ses vœux.
MAJ veut ignorer que la philosophie dans le monde islamique a été pour l’essentiel l’œuvre de Persans et non d’Arabes et, surtout, que cette « philosophie » islamique découle directement des Grecs et qu’elle n’a consisté, pour l’essentiel, qu’en commentaires de la philosophie grecque. D’ailleurs, même la philosophie « européenne », elle n’est selon le mathématicien et philosophe britannique Alfred N. Whitehead (1861-1947) que des notes à la marge de la philosophie de Platon.
Prétendre que seuls les Grecs, les Arabes et les Européens contemporains ont élaboré la « science », c’est ne pas savoir ce qu’est la « science ». La Grèce n’a développé pour l’essentiel que la géométrie dans la continuité de l’Égypte ancienne. On sait maintenant que Thalès avait développé « sa science » en, et par rapport à, l’Égypte des pyramides. La « science des Arabes » a surtout été l’œuvre de Persans, en algèbre, sous l’influence culturelle directe du monde indien. Les connaissances algébriques relatives aux quatre opérations élémentaires de calcul assez développées à l’époque almohade ne relèvent pas de la « science », mais de « techniques » dont les origines non lointaines remontent jusqu’à l’Inde.
La véritable science, la science moderne, en tant que « lois de l’univers », n’a d’ailleurs vu le jour dans sa forme mathématique qu’au 17ème siècle, avec Galilée (1564-1642) principalement, bien après la Renaissance et l’extinction de la « culture arabe » classique des « ancêtres de MAJ » (c’est lui qui les revendique !). La science moderne ne pouvait pas apparaitre et se développer dans une culture théo-centrée comme l’était le monde méditerranéen avant la Renaissance et le développement de son humanisme et de son anthropocentrisme. Seul un moment court dans l’histoire de l’islam, avant le 10ème siècle, a connu, de par sa proximité avec l’hellénisme, une pensée quelque peu rationnelle. Mais, cette parenthèse a été vite fermée et le sunnisme triomphant a imposé « annaql » ou la tradition (contre « al ‘aql » ou la raison) et un théocentrisme étouffant selon lequel l’unique cause des évènements et des faits naturels est la volonté de Dieu.
Évidemment, MAJ se plait à croire que la civilisation européenne n’est qu’un rejeton de la « grande civilisation arabe ». C’est aussi ce que laissent entendre beaucoup d’orientalistes victimes d’un sentiment de culpabilité par rapport aux troubles connus par le monde islamique au 20ème siècle. La civilisation européenne n’a été possible qu’avec l’émergence de l’anthropocentrime, l’humanisme et l’individualisme contraires à la théologie sunnite dominante dans le monde islamique. La science moderne ne pouvait voir le jour dans le monde islamique sunnite, dominé, en Espagne, dans les milieux culturels les plus avancés, par l’aristotélisme qui ne proposait qu’un raisonnement logique qui guide la déduction. Mais, la science nécessite en premier lieu l’induction et l’expérience pour mettre à l’épreuve les hypothèses provenant de l’induction. La Renaissance a donc nécessité de renouer, en Europe, avec le rationalisme platonicien totalement absent en Espagne musulmane.
Qui plus est, MAJ prétend que les « Arabes » ont non seulement pensé « avec la raison », mais aussi pensé ou réfléchi « sur la raison ». Et cette dernière pensée (sur la raison) est supérieure à la première (avec la raison). Penser avec sa raison, c’est bien cela qu’on appelle « penser ». Tous les êtres humains en sont capables et ils le font constamment. Quant à « penser sur la raison », MAJ fait peut-être allusion aux travaux de Farabi, Avicenne et Averroès sur l’« âme ». Ces travaux islamiques sur l’âme sont un prolongement du travail d’Aristote sur le même sujet et sont très confus et loin d’être une « réflexion sur la raison ». Aristote lui-même n’était pas un philosophe rationaliste. Il était un empiriste partisan de la connaissance sensible, connaissance jugée impossible par le grand philosophe rationaliste allemand Immanuel Kant (1724-1804).
La seule branche en relation avec la « science » développée, en tant que nouvelle branche de philosophie, par Aristote est sa logique binaire classique qu’on a longtemps hésité à compter parmi les branches de la philosophie. C’est cette logique aristotélicienne que MAJ considère comme étant la science. La logique comme les mathématiques sont essentielles à la science, mais elles ne constituent pas « la science ». La logique fait partie des normes qui constituent la raison dont les êtres humains sont dotés et qu’ils utilisent dans la science et en dehors de la science (littérature, arts, … )
La « physique » d’Aristote n’est pas, non plus, la science, loin de là. Elle est marquée par beaucoup d’erreurs et par une « pensée pré- scientifique » qui consiste à prêter le sentiment d’amour aux objets matériels. On sait aussi que la logique classique d’Aristote a été profondément révisée aux 19 et 20ème siècle et que la science d’aujourd’hui ne peut pas s’en contenter.
- En quoi consiste la « raison constituée » grecque que MAJ confond avec la « culture grecque ? MAJ ira chercher la culture grecque chez Anaxagore et chez Héraclès avec leur concept de « logos » et de « raison universelle ». Il affirme que ce sont ces deux philosophes qui ont inspiré ce qu’il appelle la « révolution socratique ». Il ajoute que la philosophie d’Aristote constitue le sommet de la philosophie grecque. Il veut ignorer que le sommet de la philosophie grecque a été atteint au 4ème siècle av. J.-C. avec l’école socratique comprenant Socrate, son élève Platon et l’élève de ce dernier, Aristote. Il veut ignorer que ce que nous savons de Socrate, nous le devons à Platon et que c’est Platon qui a porté la philosophie grecque à son sommet.
En tous cas, MAJ considère qu’il peut résumer la culture grecque par l’idée que, dans cette culture, la « raison gouverne le monde », selon Anaxagore.
MAJ ignore complètement les grands philosophes grecs, comme Parménide, Pythagore, et beaucoup d’autres. Il ne considère d’ailleurs que la pensée philosophique comme si la culture se réduisait à la philosophie. Il oublie la littérature et la mythologie grecques.
En fait, cet oubli vient de la définition de la culture qu’il adopte. Il l’emprunte au philosophe français Georges Gusdorf (1912-2000). Dans son livre encyclopédique « les sciences humaines et la pensée occidendale », Payot, Paris, 1966-1988, comportant 14 tomes, Gusdorf définit dans son tome 2, intitulé « les origines des sciences humaines », un ordre de culture par la conception que se fait cette culture de Dieu, l’homme et le monde et par sa conception des rapports entre ces trois « niveaux ».
Cette définition de Gusdorf joue un rôle décisif dans l’analyse de MAJ, surtout lorsqu’il va proposer une comparaison des trois cultures. MAJ assimile en fait la culture européenne moderne à la culture grecque antique et combine les deux cultures en une seule, la culture gréco-européenne qu’il qualifie de culture « occidentale ». Il ne fera donc qu’une comparaison entre cette « culture occidentale » et la « culture arabe ». Pour résumer, disons que la culture pour MAJ se réduit à la culture philosophique.
Cette définition de Gusdorf adoptée par MAJ réduit la culture à la culture philosophique générale, à la conception des rapports entre Dieu, l’homme et la nature. Cette culture-là n’a pas de sens social pratique. Elle écarte les rapports entre les hommes, les uns avec les autres. Elle écarte les rapports entre l’homme et la femme, entre l’individu et le groupe auquel il appartient, entre le moi et autrui… Il s’agit donc d’une définition intéressante, mais très réductrice de la culture « qui façonne et qui est façonnée » par la raison.
- En quoi consiste la culture européenne « moderne » chez MAJ ? Ce dernier, conformément à « sa » définition réductrice de la culture, ne s’intéressera qu’à Malebranche, Cournot, Descartes, Spinoza, Galilée, Bacon, Kant et Hegel, puis à la physique quantique. Il s’arrête un peu sur les idées de chacun de ces philosophes dans le domaine de la « philosophie des sciences ». Il affirme qu’avec la physique quantique, il y a eu un « changement radical des concepts et des principes de la raison ». Il dit que les concepts de déterminisme, du temps et de l’espace à l’aide desquels la raison organise l’expérience ont changé. La raison a donc été contrainte de changer, car elle n’est en définitive que ses propres outils et ses concepts ! Il dit que cela constitue une révolution épistémologique, une nouvelle révolution scientifique qu’il ne peut pas traiter de manière exhaustive. Il se contente d’indiquer les éléments suivants.
- Cette révolution épistémologique nécessite une révision du concept de « raison ». Cette dernière était considérée auparavant comme un « contenu ». Elle doit désormais être conçue comme un outil, une efficace (une « force agissante ») ou une « activité organisée » selon des règles.
Pour « la science », selon MAJ, ces règles ne peuvent provenir que de la « réalité ». MAJ est décidément un empiriste incorrigible qui prétend parler au nom de la science (!). Où est la réalité en physique quantique ? Et où est la « réalité » dans une société de millions d’individus ? MAJ cherche les règles selon lesquelles la raison agit dans la « réalité sociale ». Et comme cette réalité sociale a changé à travers les époques, les règles régissant l’activité de la raison ont changé. La raison a changé. Il n’est plus question de la révolution de la physique quantique ?
- La deuxième conséquence de cette « révolution épistémologique » est que la raison est un ensemble de règles induites de quelque objet. La logique serait alors « la physique de tout objet ». De là découle le fait que la logique est multiple conformément au pluralisme des système de règles qui fondent l’activité scientifique. MAJ en conclut (ce qui est stupéfiant) que c’est cela qui constitue le courant hypothético-déductif ! Le lecteur est ici confronté à un paragraphe peu clair, puisqu’il aligne des affirmations sans lien logique entre elles. L’auteur tient à y introduire la méthode hypothético-déductive (qu’il augmente !) et veut faire allusion aux développements du 19ème siècle concernant les logiques non aristotéliciennes (Frege …) et aux principes contre-intuitifs de la physique quantique… Il évoque tout cela dans un seul paragraphe qui ne peut être que décousu et indigeste.
MAJ dit que ce « courant axiomo-hypothético-déductif » envahit maintenant (en 1984) les sciences ! Il n’a visiblement pas entendu parler du philosophe des sciences Karl Popper (1902-1994) qui a remis en question, dans « logique de la découverte scientifique » écrit en 1934, le vérificationnisme que suppose cette méthode « hypothético-déductive » pour proposer son falsificationnisme. Cette méthode hypothético-déductive n’a pas commencé en mathématiques, comme le prétend MAJ. Elle ne concerne que les sciences naturelles (physiques en premier lieu). Elle est au point de départ de la démarche expérimentale. Elle remonte à Bacon. Sa critique par Popper trouve ses origines dans la critique de l’induction faite par Hume, lequel avait réveillé Kant de son sommeil, selon l’expression même de ce dernier.
MAJ considère que la culture européenne moderne est un prolongement de la culture grecque. Le moyen-âge européen n’a donc pas existé pour MAJ. L’après Renaissance fait suite à l’Antiquité et la formation du christianisme et son façonnement de la « raison » de la Chrétienté n’ont été qu’une parenthèse nulle ! Admettons.
MAJ affirme ainsi que cette culture « gréco-européenne » est caractérisée par deux constantes dans la longue histoire allant du 7ème siècle av. J.-C. à aujourd’hui :
- Cette culture conçoit la relation entre la raison et la nature comme relation directe ;
- Elle croit en la capacité de la raison à expliquer cette relation et à en dévoiler les secrets.
MAJ nous dit que le premier principe constant est du domaine de l’ontologie (sic !), tandis que le second appartient au domaine de la connaissance. Les deux sont liés et constituent une seule structure constante de la raison, un seul axe : « raison-nature ».
Il dit que Dieu est absent dans cette structure de la culture gréco-européenne et ce, depuis la Grèce antique jusqu’à aujourd’hui. Que fait MAJ de la culture judéo-chrétienne avec son Dieu créateur, cette culture qui n’a pas toujours adopté le libre-arbitre ? MAJ fait une allusion imprécise à la théologie chrétienne avec « Dieu incarné par Jésus » ! Il tente de montrer que c’est bien cette structure « raison-nature » que l’on trouve chez Platon, comme chez Aristote, mais aussi chez Galilée, Descartes… Dans cette structure, il y a correspondance entre la raison et la nature.
Concernant la « raison arabe », les rapports s’articulent, en son sein, autour de trois pôles : Dieu, l’homme et le monde. Il dit de manière quelque peu désinvolte que pour condenser ces trois pôles en deux seulement, il en retiendra les deux que sont Dieu et l’homme. Pourquoi condenser ? Il dit parce qu’il l’a fait pour la culture occidentale ! Admettons.
Dans cette structure de la raison arabe, la nature est absente, comme Dieu l’est dans la structure de la raison occidentale. Dans le monde de MAJ, il y a l’occident et il y a les « Arabes ». La Chine, l’Inde, … n’existent pas. C’est un peu comme pour Poutine, il y a la Grande Russie et il y a l’Amérique (au centre de l’OTAN) !
Dans la structure de la raison arabe, la nature n’est qu’un « pont » ou un intermédiaire. Dieu a ce rôle dans la structure de la raison occidentale « raison-nature ».
- La « raison » dans la « culture arabe ». Après cette étonnante analyse de la structure de la raison arabe, MAJ déclare que c’est là la structure « métaphysique » de la raison et que ce qui l’intéresse dans la « raison arabe », c’est de découvrir cette « raison en tant qu’outil de production théorique », c’est-à-dire comme « ensemble de règles ».
Mais la conception de Lalande de la raison est justement un ensemble de normes ou de prescriptions que la pensée est tenue de respecter pour être rationnelle. C’est parce que MAJ a confondu la raison avec la culture et qu’il a retenu cette définition métaphysique de la culture de Gusdorf, qu’il se sent maintenant obligé d’abandonner Gusdorf pour renouer avec Lalande, mais réinterprété par MAJ.
Il dit en analysant la sémantique du mot « ‘aql » (raison) en se référant au dictionnaire Lisan al-Arab (écrit par un Berbère kharidjite ibâdhite de l’île de Jarba, Ibn Mandhur l’Africain) puis au Coran qu’il qualifie de « livre arabe clair ». Il affirme que la « raison arabe » est gouvernée par l’optique normative des choses, par la morale, car le terme renvoie à la conduite et à la morale. Il dit que la raison arabe réduit les choses à leurs « valeurs ».
En revanche, la raison gréco-européenne est, dit-il, objective.Elle est analytique et synthétique et vise à dégager l’essence des choses.
Il s’agit là de généralisations abusives. La culture, plus exactement, les nombreuses cultures « européennes », ne peuvent pas être ainsi essentialisées. A la limite, ce que MAJ appelle la raison occidentale peut au maximum correspondre à la pensée scientifique moderne et encore. Ce qu’il appelle la « raison arabe » ne peut s’appliquer qu’à une certaine « pensée sunnite » dite « savante ».
Pour appuyer son propos sur la « raison arabe, normative », MAJ s’appuie sur les écrits de l’écrivain mu’tazilite Abu Uthman al-Jahiz (d’origine éthiopienne) et de l’historien et théologien ash’arite Muhammad al-Shahrastani (1086-1153) du Tadjikistan.
Ces deux penseurs avaient procédé à des comparaisons entre les « Arabes » et al ‘ajam (non arabes). Les non-arabes pour eux ne pouvaient être que les peuples voisins des « Arabes » de Mésopotamie et du Cham (Grecs et Perses). Ce qui préoccupait al Jahiz était de glorifier les « Arabes » et de répondre aux attaques du mouvement persan dit « chu’ubiyya ».
Ce mouvement remettait en cause la domination « arabe » en cherchant des arguments dans le Coran même, lorsque ce Livre dit que l’humanité a été créée par Dieu en y distinguant des « tribus » (qabâ-il) et des peuples (chu’ub). Les Persans chu’ubites disaient que le mot « tribus » désignait les Arabes et le mot « chu’ub » les peuples non-arabes dont surtout les Persans. Le Coran n’établit pas de hiérarchie entre les tribus et les peuples et, donc, il ne devrait pas y avoir de hiérarchie entre les Arabes et les Persans. D’autres versets du Coran vont dans le sens d’absence de discrimination au sein de la communauté musulmane.
Ce mouvement de « chu’ubiyya » se développera plus tard en Espagne musulmane, parmi les Imazighen et les Basques surtout.
MAJ relève que la pensée d’al-Jahiz et de al-Chahrastani était une pensée normative. Ce qui est vrai pour « al bayan wa tabyin » de Jahiz. Est-ce aussi le cas de son livre sur les animaux ? Ce n’est pas sûr.
Pour une critique sérieuse et rigoureuse de « al bayan wa tabyin » d’al Jâhiz dans lequel ce dernier prétend que la qualité propre aux Arabes, leur apanage, est la rhétorique, le lecteur pourra consulter l’article écrit en français par Taha Hussein (1889-1973) sous le titre « Sur la rhétorique arabe, d’al-Gâhiz à ‘abd al-Qâhir » (traduit en arabe par Abd al Hamid al Abbadi sous le titre « al bayan al ‘arabi » et publié comme préface du livre Naqd al Nathr de Kodama, édité par Taha Hussein et son traducteur, au Caire, en 1933). Cet article a été communiqué par l’auteur au 18ème Congrès International des Orientalistes, tenu à Leiden, Pays-Bas, en 1931. Il est utile, pour le lecteur, de préciser qu’à côté de Hussein, ont participé à ce congrès, de grandes figures égyptiennes comme Ahmad Amine Ibrahim, Abd al Razik et Sélim Hassan.
Nous avons été à dessein très long sur le premier chapitre du tome 1 « la formation de la raison arabe » du livre « critique de la raison arabe » de MAJ, car, nous semble-t-il, ce chapitre est d’une importance décisive dans l’œuvre de celui-ci. La présentation des autres deux chapitres de la 1ère partie du livre « la formation de la raison arabe » sera beaucoup plus courte.
Dans le chapitre 2, MAJ traite du « temps culturel arabe et de la question du progrès ». Ce chapitre, comme la plupart des chapitres de MAJ, est un exemple de logomachie dont il est difficile de saisir le sens. Il revient à la définition de la « raison arabe » en précisant que c’est au sens de « raison constituée » de Lalande qu’il utilise ce concept, c’est donc au sens de « ordre ou système épistémique ». Il affirme que ce chapitre a pour objet des questions de méthode et de conception. Il s’arrête sur le concept d’épistémè et dit qu’il entend faire de l’épistémologie de la culture, ce qui nous semble être un oxymore. Il pose la question des constantes dans la « pensée arabe » depuis « al jahiliyya ». Puis il remplace cette question des constantes par celle des variations, c’est-à-dire ce qui a changé ou varié dans cette culture.
Dans son long traitement de la « Jahiliyya », MAJ se garde bien de soutenir la position de Taha Hussein, de 1926, sur la poésie arabe « préislamique », car il sait ce que cela avait coûté à Taha Hussein.
Pour répondre, il affirme que tous les auteurs de la « culture arabe », de la Jahiliyya au vingtième siècle, sont contemporains et qu’ils expriment tous les mêmes problématiques et les mêmes préoccupations qu’aujourd’hui. Il en déduit que le « temps de la culture » n’est pas le temps naturel. Dans le premier, il n’y a pas de linéarité, ni d’avant ni d’après. Il s’arrête sur le « temps culturel arabe » en disant qu’il ne connait pas de changement, ni de mouvement et qu’il est stagnant. Il en conclut qu’il faut réécrire l’histoire culturelle et l’histoire tout court des « Arabes », car cette histoire est selon lui une histoire de dynasties.
Il affirme que le temps de la « culture arabe » connaît une interpénétration et un chevauchement des différents « temps culturels », qu’il est caractérisé par un dualisme et que le temps et l’espace y sont inarticulés. Il pose la question du point de départ du temps de la « culture arabe » et renvoie au chapitre suivant.
Dans le chapitre 3, MAJ traite de « l’ère de la codification, le cadre de référence de la pensée arabe ». L’auteur considère que la « pensée arabe » s’est formée durant l’ère de la transcription et de la codification des connaissances et des « sciences » des « Arabes ». Ces connaissances et « sciences » englobent i) les « sciences arabes » relatives à la langue arabe, à la poésie et à la généalogie ; ii) les « sciences » des biographies, des « conquêtes » ou « maghazi » et l’historiographie islamique ; iii) les « sciences religieuses » comprenant le Hadith, le tafsir ou l’exégèse coranique, les fetwas des compagnons du prophète et de leurs disciples, le droit musulman…
L’ensemble transcrit aux premiers siècles de l’islam s’appelle le « patrimoine arabe et islamique ». C’est ce patrimoine qui constitue, pour MAJ, le cadre de référence de la culture et de la raison « arabe ».
On sait maintenant que ce « patrimoine » ne signifie pas une culture, une pensée ou un ensemble de connaissances existantes et qu’on n’a fait que le transcrire pour le préserver sous forme écrite. Le processus n’a pas été qu’une transcription de l’existant, sa « codification ». Le « tadwin » a également été un processus d’écriture, de réécriture et de construction. Ce processus avait été engagé depuis la seconde phase des Omeyyades (celle de Marwanides, avec Abd al Malik, surtout) et s’est poursuivi jusqu’au 10ème siècle. Ce processus a construit la « Jahiliyya » avec sa connotation négative d’aujourd’hui et le récit sunnite officiel sur les débuts de l’islam.
Pour situer cette « ère » de codification de la pensée « arabe », MAJ se réfère à l’imam Shams Eddine Dhahabi (1274-1348), contemporain et compagnon d’Ibn Taymiyya (1263-1328). Dhahabi affirme que les Oulémas musulmans ont commencé à transcrire les connaissances et les sciences des musulmans en l’an 143 de l’Hégire (autour de 765 ap. J.-C.), c’est-à-dire au début de la dynastie abbasside, sous le règne de Mansour.
MAJ adresse néanmoins quelques critiques au texte de Dhahabi (Histoire de l’Islam). Il lui reproche d’ignorer la codification de 1) la pensée chi’ite, 2) du « kalam » ou de la théologie spéculative ou dialectique, 3) la « science administrative » concernant l’arabisation des registres…, 4) la « science et l’action politiques ».
MAJ signale enfin que c’était à la même époque que les « sciences étrangères », persanes et, surtout, byzantines ont été traduites en arabe.
Le « patrimoine culturel » ainsi obtenu constitue ce que MAJ appelle le cadre de référence de la « pensée arabe » auquel les « arabes » doivent retourner à chaque fois qu’ils sont confrontés à quelque problème ou à une question à résoudre, un peu comme l’astronaute se trouvant dans l’espace retourne à chaque fois à son vaisseau spatial qui constitue son cadre de référence. Il s’agit là d’une analogie trop rapide et trop matérielle.
Nous pouvons relever que MAJ reprend l’essentiel du récit islamique officiel sur l’ère de la codification du « patrimoine islamique » et se réfère à une source conservatrice (Dhahabi), bien qu’il lui adresse des « critiques » qui sont loin de remettre en question ce récit officiel dont on sait aujourd’hui qu’il a consisté en une construction tardive qui s’écarte beaucoup de l’histoire « effective ». Nous ne sommes pas obligés de croire MAJ lorsqu’il prétend faire de la « science » et de « l’épistémologie ».