jeudi, novembre 30, 2023
Débats

Interview de Nazim Mekbel*

Naziml Mekbel anime l’association «  Ajwad, Algérie-mémoires ». Avec son équipe de bénévoles, le fils du célèbre billettiste Said Mekbel, assassiné en 1994, récence patiemment les victimes du terrorisme pour leur redonner identité et visage. Au moment où des carriéristes politiques font la promotion de la périlleuse « négation des clivages idéologiques », cette entreprise salutaire ramène le débat sur le passé récent de l’Algérie qui, s’il est occulté ou falsifié, condamnera la reconstruction de son avenir. Entretien.

1-Vous aviez 28 ans quand votre père Said Mekbel, célèbre billetiste d’Alger Républicain et du Matin, fut assassiné en 1994. La tragédie qui vous a frappé n’a pas échappé aux polémiques qui spéculent sur l’identité et les motivations des assassins. Comment avez-vous vécu cette situation ?

N.M : Il est vrai que, tout comme l’a été celui de Tahar Djaout, l’assassinat de Saïd Mekbel a très vite été sujet à polémique. C’était difficile à vivre d’autant plus que c’était un homme public et un journaliste reconnu. Il a fallu user de patience et se concentrer sur ce qu’il a laissé comme œuvre au lieu de répondre à la polémique.

2-Avez-vous rapidement compris que le destin de votre père allait fatalement conditionner le vôtre ?

N.M : Un jour, mon père m’avait dit qu’à partir d’un certain âge, ce n’est plus le nom qui compte mais le prénom. C’est ce qui m’a quelque peu sauvé, parce qu’avoir un père qui vous laisse un tel héritage intellectuel, moral avec cet idéal du combat pour la démocratie et la république est très difficile à porter. La question principale était de savoir comment faire pour honorer sa mémoire et continuer son combat tout en étant Nazim Mekbel, fils de Saïd et non pas Nazim, fils de Saïd Mekbel ?  

3- A partir de quand et pourquoi avez-vous décidé d’entreprendre le travail de mémoire qui consiste à recenser les victimes de la décennie noire avec votre association « Adjouad – Algérie Mémoires » ?

N.M : C’est venu involontairement ; lorsque j’ai quitté l’Algérie en 1994 ( suite à plusieurs menaces de mort ) et donc mon arrivée en France. Sans trop comprendre pourquoi, je me suis mis à découper tous les articles de presse qui mentionnaient le terrorisme en Algérie, puis j’ai tout saisi sur PC. En 2010, en intégrant Facebook, j’ai commencé à chercher ceux qui avaient la même histoire que moi en me disant, si les Klarsfield ont pu rassembler l’identité des victimes de la Shoah, pourquoi je ne pourrais pas trouver celles des victimes de la décennie noire ? D’autant plus qu’une polémique prenait forme depuis quelques années, sur le nombre de morts et surtout sur les auteurs de ces crimes. Puis avec des amis, nous avons commencé à enrichir la base de données à partir de diverses sources (livres, sites, presse, témoignages).

4- Vous avez entamé un travail colossal. Avez-vous une méthodologue particulière ?  Combien de dossiers avez-vous pu documenter à ce jour ?

N.M : Je ne sais pas si je peux parler de dossier, je dirais plutôt d’identité. Le travail d’Ajouad consiste à reprendre tous les cas de notre base de données pour tenter de trouver l’identité de chaque personne afin de mettre un visage sur chaque nom ; cela afin de faire revivre la victime.

Nous enrichissons cette base en permanence avec de nouvelles informations ; le plus souvent fournies par les familles des victimes qui nous contactent sur la page Facebook d’Ajouad Algérie Mémoires.

A l’heure actuelle, notre corpus est encore bien loin des 60 000 morts, mais plus de 40 % des victimes référencées sont nommément identifiées.

5- A qui destinez-vous vos travaux ?

N.M : Dans l’immédiat à rappeler, quotidiennement, ce qui s’est passé durant ces années de sang.  A moyen terme, cela servirait de socle pour l’édification d’une stèle nationale en la mémoire de toutes les victimes de la barbarie islamiste et la création d’une journée nationale de la mémoire en leur honneur. Et enfin , à plus longue échéance, ce corpus servira aux générations futures pour les travaux de recherches en sciences sociales et humaines. Pour les chercheurs qui aimeraient étudier, analyser, décortiquer cette période. D’ailleurs, plusieurs étudiants se sont déjà adressés à nous dans ce sens.

6-Vous faites la démonstration que la violence islamiste était antérieure à l’arrêt du processus électoral pendant que des puissances médiatiques et des cercles d’influence martelaient l’inverse. Où avez-vous puisé la foi et l’énergie pour affronter tant d’adversités ?

N.M : Il est vrai que les islamistes et leurs alliés ne cessent de dire que la violence armée a débuté après l’arrêt du processus électoral en janvier 1992. Ils peuvent raconter ce qu’ils veulent, mais ils ne peuvent taire l’histoire. A travers les publications d’Ajouad A-M, je reprends les faits que j’oppose en preuves irréfutables à ceux qui veulent falsifier le passé. Mon énergie je la puise à travers la lecture des réactions des familles heureuses et fières de voir apparaitre le nom de leurs proches assassinés. C’est eux ma force.

7- Vous expliquez, et on peut vous entendre, que la violence est la conséquence d’une identité nationale non définie et encore moins assumée. Mais sur la question identitaire, le pouvoir et les islamistes sont en phase. Comment expliquez-vous dès lors le conflit qui déchire les deux parties ?

N.M : Mais deux faits importants marquent la différence entre ce pouvoir et les islamistes. Après leur victoire aux municipales de 1990, les militants du FIS se sont attelés à démonter des frontons des mairies la devise nationale «  par le peuple et pour le peuple » pour la remplacer par «  mairie islamique ». Puis, lors de plusieurs manifestations du FIS, un drapeau est apparu, similaire à celui de l’Arabie Saoudite, la rumeur disait que c’était le futur drapeau algérien.

A travers ces deux faits, on comprend qu’à la différence du pouvoir qui représente la nation algérienne, l’Etat algérien, les islamistes ne s’embarrassent pas de ce qui fait une identité nationale ( drapeau, devise et hymne national ). Leur seule préoccupation est la nation musulmane. Il suffit, pour s’en convaincre, d’écouter les propos d’Abdelkader Hachani, alors dirigeant du FIS qui, lors de son discours à Tizi Ouzou en décembre 91, revendiquait la nation musulmane dont Alger devait être la capitale.   

8-On observe une puissante offensive négationniste lancée par l’organisation Rachad, avatar du FIS qui vise à disculper ce parti des dérives meurtrières qui ont endeuillé l’Algérie. Comment est perçue cette propagande par les familles qui se confient à vous ?

N.M : Ce n’est pas nouveau. Depuis plus de dix ans, les pro FIS tentent de disculper le parti islamiste et ses différentes tendances. Rachad n’a fait que prendre le relais, avec une démarche non pas de rédemption mais de déculpabilisation. Les familles de victimes ne comprennent pas le volte-face de ces islamistes qui nient toute implication dans les crimes qu’eux-mêmes revendiquaient il y a vingt-cinq ans. Ces familles sont révoltées, certaines résignées, face à ce négationnisme ; pire encore, révisionnisme.  

9-Ne craignez-vous pas que le discrédit du pouvoir, qui reste d’ailleurs étrangement silencieux sur ce dossier, ne finisse par valider les thèses de Rachad ?

N.M : Ce silence est lié à la loi d’amnistie de 2005. A partir de là, le pouvoir considère que l’horreur de la « décennie noire » est close, en débattre équivaut à réouvrir ce dossier.

Rachad œuvre dans le négationnisme et la surenchère permanente. Dès le début du Hirak, ce mouvement a repris à son compte le cas des disparus, ces personnes enlevées par les services de sécurité et jamais retrouvées. Leurs dirigeants n’ont eu cesse de gonfler les chiffres pour arriver à 20 000 disparus. Pour ma part, je considère que prêter le flanc à de telles allégations c’est accepter le débat. Or, on ne peut débattre avec un mouvement négationniste, qui vous dit que le FIS, ses dirigeants et ses différentes branches ne sont que des victimes de manipulation de la part des services algériens.

10-Dans toutes les insurrections armées, les services spéciaux infiltrent des groupes insurgés. Des opérations qui peuvent faciliter voire encourager des actes illégaux qui demandent investigation et, le cas échéant, réparation. Avez-vous pu identifier ce genre de cas ?

N.M : Identifier des cas de groupes infiltrés par les services spéciaux, non ! Pour la simple raison que nous recensons les victimes des groupes islamistes dont on nie le martyre.

Par-contre, nous avons des cas où les terroristes avaient infiltré des groupes de patriotes, voire même des forces de l’ordre. Nous avons aussi des informations concernant plusieurs casernes qui ont été attaquées grâce à des complicités internes. Il y a un fait très connu, celui de la prison de Tazoult, à Batna, d’où se sont échappés plus de 1000 détenus, dont la plupart étaient des terroristes condamnés.

Pas plus tard que la semaine passée on m’a raconté l’histoire d’un terroriste qui a infiltré un groupe de patriotes. Et lors d’une garde, il en a égorgé deux. Ce terroriste profite actuellement de la grâce de l’amnistie de 2005. 

11-Le nombre de victimes de la décennie noire demeure aléatoire. Certaines sources parlent de 60 000 morts, d’autres du double, du triple voire plus. Pensez-vous qu’on pourra un jour approcher la vérité ?

N.M :  Tout le monde parle de 200 000 morts sans que cette donnée n’ait jamais été  documentée.  Le corpus d’Ajouad que nous avons en partie analysé se rapproche plus de 60 000, au plus large 80 000 ( terroristes compris ). Les Etats-Unis parlaient de 60 à 70 000 victimes. A la même époque, Ouyahia, premier ministre, avançait la même information. Ce qui est déjà énorme.

Je pense qu’on ne pourra jamais atteindre le chiffre « vérité » et cela pour deux raisons : la première est que le nombre de terroristes tués dans les maquis lors de règlements de compte entre factions armées, et dont personne ne parle, est impossible à établir ; la seconde raison concerne les femmes enlevées et tuées par les groupes terroristes. Bien que nous ayons une étude qui confirme 2500 cas référencés, nous n’aurons probablement jamais la totalité de ces disparitions pour des considérations complexes. Et n’oublions pas les hommes kidnappés par ces mêmes groupes et dont le nombre réel risque malheureusement de rester inconnu.

12-Comment expliquez-vous l’aveuglement de la gauche française qui a activement participé à l’exonération de la responsabilité des islamistes dans les massacres en Algérie alors qu’elle accuse sans hésiter l’islamisme dans les autres pays ?

N.M :  Effectivement, il est important de rappeler qu’à cette période-là, le président français et la gauche au pouvoir, sous couvert du respect de la démocratie, avaient soutenu les islamistes jusqu’à exiger la reprise des élections législatives. Pour comprendre ce choix politique, Il faut se replacer dans les positions historiques des socialistes sur l’Algérie avant et après l’indépendance. La gauche socialiste avait une volonté de peser les grandes orientations du pays. De plus, dans les années 90, le gouvernement algérien avait revu ses contrats de pétrole et de gaz et les nouveaux bénéficiaires étaient les Américains. Cela a aussi joué. Ce n’est qu’après les attentats de 2015 qui ont ciblé la France que ces centres de décision et d’information ont un peu mis en sourdine leur propagande.

13-Vous êtes sociologue et acteur du corps médical. Croyez-vous que l’Algérie peut faire l’économie d’un débat global et transparent sur cette tragédie ?   

N.M : Avant tout il faut reprendre l’appellation de guerre civile qui n’en était pas une, puisqu’elle opposait des groupes armés à l’Etat algérien. C’est plutôt une guerre contre les civils, car c’est eux qui ont en payé le prix fort.

Ensuite, la situation est bien trop complexe pour permettre un débat national, pour la simple raison que dans de nombreuses familles, il y avait un membre dans chaque camp, et nous avons constaté que la majorité des assassinats ciblés ont été réalisés avec la complicité du voisinage proche, voire de la famille.  D’ailleurs l’expression la plus entendue est « Laisse le puit avec son couvercle ».

  

*Nazim MEKBEL  président fondateur d’Ajouad Algérie Mémoires

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