jeudi, novembre 30, 2023
Débats

De la tolérance et du développement économique au Maroc. Par Lahcen Oulhaj*

Un colloque sur la tolérance est prévu à Marrakech en octobre. L’évènement a été précédé les 4 et 5 juillet par des journées organisées à Rabat et Tanger. Ces réunions invitent à réfléchir en amont de ce colloque sur ce que cette vertu cardinale veut dire et implique dans la cité d’aujourd’hui. Des élèves appartenant aux clubs de tolérance lancés à partir du lycée d’Essaouira, et qui rassemblent des milliers de jeunes, sont associés à ces rencontres
préparatoires où ils peuvent s’exprimer en arabe, amazigh, hébreu, anglais…
Lahcen Oulhaj qui intervient régulièrement dans ADN-Med a participé à l’une de ces séances où s’amorce le débat qui nourrira les résolutions de Marrakech. Une contribution dense et pédagogique où l’auteur, assumant ses convictions et sensibilités personnelles, convoque l’histoire, la religion, le pouvoir mais aussi le développement pour permettre à la raison de construire le rempart contre le sectarisme. Un contenu qui dit quelque chose des défis et mutations du Maroc actuel. Détails.

Le verbe « tolérer » est polysémique. On tolère ce qu’on n’aime pas, ou ce qui est négatif ou  pénible, jusqu’à un degré donné. Un synonyme de ce verbe est dans ce cas « supporter » au  sens français du terme. 

Le substantif « tolérance » a un sens légèrement différent du verbe « tolérer ». On parle de  tolérance de la part d’un pouvoir public lorsqu’il n’interdit pas ce qu’il considère tout de même  comme un mal qu’il aurait pu interdire. Cette « tolérance » là est intolérable. En revanche, la tolérance qui consiste à respecter la liberté et toute la liberté d’autrui,  respecter ses manières de penser et d’agir, respecter ses opinions politiques et religieuses  même si on ne les partage pas, c’est faire preuve de tolérance. C’est cette tolérance là que  nous aimons et dont nous entendons traiter dans le présent papier. 

La tolérance est, pour nous, à la fois une fin en soi et un moyen de développement  économique et social. Avant de tenter de le montrer dans la deuxième et la troisième sections, commençons par donner, dans la première, plus de précisions sur ce qu’est la tolérance et ce  qu’elle n’est pas. Dans une quatrième section, nous présenterons un exemple d’œuvre de  tolérance relative que nous devons à un ambassadeur du Maroc en France, au milieu du 19ème siècle. 

Ce qu’est la tolérance et ce qu’elle n’est pas 

L’Enquête de Hérodote qui décrit les peuples méditerranéens, leurs mœurs et les coutumes  sans porter de jugement est un exemple antique d’œuvre de tolérance. Plus proches de nous, sur le plan temporel, sont John Locke et Voltaire qui ont écrit des livres  explicites sur la tolérance. Locke a écrit « Letter concerning toleration », publié en 1689. Le  second a écrit, près d’un siècle plus tard, « Traité sur la tolérance », en 1763. Ces deux auteurs  font l’éloge de la tolérance religieuse, en Europe, à l’époque.  

L’Epistola de Tolerantia (en latin) de John Locke a été écrite à un moment où le catholicisme  menaçait de triompher au Royaume-Uni et après que le roi français Louis XIV a révoqué en  1685 l’Édit de Nantes (de Henri IV, avril 1598) qui instaurait la tolérance religieuse. Locke invite  donc, dans son ouvrage écrit à Amsterdam (en exil depuis 1683), à la tolérance religieuse  comme solution au problème des conflits religieux. 

Le « traité sur la tolérance » de Voltaire est consacré à l’affaire de Jean Calas, protestant,  faussement accusé d’avoir tué son fils pour l’empêcher de se convertir au catholicisme. Jean  Calas a été condamné par huit juges à Toulouse et exécuté. Voltaire invite à la tolérance  religieuse et attaque le fanatisme religieux et les superstitions liées aux croyances. Voltaire  oppose la tolérance au fanatisme religieux. 

C’est donc la religion qui est souvent de nature intolérante et exclusive, en Europe et ailleurs,  dans l’histoire. Chaque religion considère qu’elle est la seule vraie et que les autres religions  sont fausses. Lorsque les croyants sont fanatiques et qu’une religion revendique son  universalisme, cette dernière se heurte nécessairement aux autres religions.  

Les religions « universalistes » s’excluaient, ce qui a provoqué, comme chacun sait, des  guerres de religion sanglantes en Méditerranée, mais aussi au sein de l’Europe, après la  Réforme protestante.

La tolérance commence donc par la tolérance religieuse. C’est cela qui a poussé Locke et  Voltaire à célébrer la tolérance religieuse en Europe.  

Évidemment, lorsqu’on est tolérant sur le plan religieux, il n’y a pratiquement plus de raison  d’être intolérant, d’autant plus que les attitudes des croyants étaient exclusivement  déterminées par les enseignements religieux dans les sociétés traditionnelles. Néanmoins, une autre cause de l’intolérance est le chauvinisme ethnolinguistique qu’on  désigne par le nationalisme, depuis le 19ème siècle. On a vu les ravages causés par ce  nationalisme en Europe, mais aussi dans plusieurs autres régions du monde. A ce sujet,  j’adhère aux thèses de l’historien britannique d’origine irakienne, Elie Kedourie et soutient ses  critiques adressées au parangon sacré du Royaume-Uni, Arnold Toynbee au sujet de l’origine  des troubles au Moyen-Orient. 

La tolérance c’est le respect d’autrui, de son sexe et de ses tendances sexuelles, de sa religion,  sa langue, sa culture et de la couleur de sa peau. C’est le refus de toute discrimination sur le  territoire d’un pays, à l’égard des citoyens de ce pays, comme des ressortissants d’autres pays. 

La tolérance n’est pas le relativisme moral. Considérer que toutes les valeurs se valent est  inadmissible. Il y a bien des valeurs qui sont supérieures et qu’il faut enseigner et répandre  dans le monde. L’égalité stricte des femmes et des hommes est, par exemple, une valeur  supérieure à toutes autres valeurs relatives au rapport hommes-femmes. 

J’insiste là-dessus car le relativisme moral est répandu dans plusieurs milieux,  particulièrement dans les pays en développement. Ce relativisme moral provient d’un  relativisme culturel mal compris. En ce sens que la culture est comprise comme un ensemble  de pratiques observées et non pas comme ensemble de normes sociales à observer.  

Dans le passé lointain, on trouve ce relativisme culturel déjà chez Hérodote qui décrit  différents mœurs et coutumes sans porter de jugement. 

Au vingtième siècle, il se développe un relativisme culturel dit « scientifique » dans les travaux  des anthropologues et ethnologues. Un tel relativisme a son côté positif lorsqu’il consiste à  montrer que ce qu’on considérait naturel en partant de notre propre culture est en fait relatif  à cette dernière. Il permet de lutter contre « l’impérialisme culturel ». Mais lorsque ce  relativisme culturel refuse d’établir une hiérarchie entre les civilisations pour prétendre  qu’elles se valent, on atteint ses limites et son côté négatif. 

Ce relativisme culturel nous semble provenir d’une incompréhension, dans les sciences  humaines et sociales, du statut de la relativité d’Einstein et de la physique quantique. Pour résumer cette discussion, je rappelle que je suis favorable à la tolérance au sein de notre  peuple marocain comme à l’égard des autres peuples, des autres langues, cultures et religions.  En même temps, je suis totalement opposé au relativisme moral et au relativisme culturel.  D’aucuns ne manqueront pas de répliquer que cela est contradictoire, tolérance et opposition  au relativisme moral. J’ai une réponse à cela que m’inspire la distinction (que je considère  discutable) du philosophe André Lalande (1867-1963) entre la raison constituante, unique et  universelle, et la raison constituée variant d’une époque à l’autre. Je considère qu’il existe une  morale constituante faite de normes universelles supérieures et une morale constituée  devant être conforme à la première et variant d’une communauté à l’autre.

La tolérance est une fin en soi 

Le contraire de la tolérance est l’intolérance. Cette dernière consiste à refuser, voire interdire  la liberté d’autrui, sa pensée, sa culture et ses opinions politiques et religieuses.

A l’intérieur d’un pays, si chacun rejette l’autre, c’est soit la guerre civile, soit la mise en place  d’un pouvoir politique dictatorial et impitoyable qui agit pour sa seule culture et pour  l’identité qu’il se donne et qui écrase celles des autres groupes. 

A l’échelle internationale, un tel pouvoir dictatorial intolérant devra imposer l’autarcie au  pays. De telles situations existent et elles ne sont viables qu’en s’appuyant sur une puissance  mondiale autocratique et probablement en s’alliant avec de petits pays inoffensifs pour  combattre le reste du monde. 

La tolérance est souhaitable pour nous, aussi bien au niveau national qu’à l’échelle  internationale. 

Les êtres humains ont une tendance naturelle à évoluer dans leurs opinions et croyances dans  des directions divergentes. Pour faire société, et surtout société démocratique, la tolérance  est une nécessité absolue. La démocratie est donc la forme d’organisation politique de la  tolérance intérieure.  

Il est un grand motif de satisfaction pour nous que notre pays ait fait un pas de géant sur le  chemin d’une constitution caractérisée par la tolérance. Le caractère pluriel consacré de notre  identité nationale distingue notre pays dans la région et lui attire beaucoup de sympathie. Sur  le plan interne, toutes les composantes de la nation se doivent maintenant de participer à  l’effort collectif de développement économique et social du pays.  

Sur le plan international, notons que l’une des formes contemporaines de l’intolérance est  constituée par l’antisémitisme, déclaré et assumé ou masqué. Nous nous félicitons, à ce sujet, que notre pays ait entrepris une politique de coopération avec l’État d’Israël qui comprend  une importante diaspora d’origine marocaine. 

La tolérance comme moyen de développement économique et social

  • Pour les échanges commerciaux 

Aucun pays ne peut prétendre à l’autarcie ou même à une restriction de ses échanges  commerciaux. Il est trivial de rappeler que tous les pays ont besoin d’importer des biens dont  ils ne disposent pas sur leurs territoires, de technologies qu’ils ne savent pas ou ne peuvent  pas produire. Ils sont parfois contraints d’importer de la main d’œuvre et parfois des talents  et des « cerveaux ».  

Pour ce faire, il est nécessaire pour chaque pays d’exporter les biens et services qu’il produit  et pour lesquels il a un avantage comparatif.  

Or, les matières premières, les différentes technologies, les marchandises « bon marché », la  main d’œuvre abondante, les ressources énergétiques, les talents, les débouchés… ne sont  pas concentrés dans un seul pays, ni dans une seule région du monde. D’où l’intérêt pour  chaque pays de libéraliser son commerce extérieur et de s’ouvrir au monde. 

Pour s’ouvrir au monde, il est difficile de le faire tout en regardant les peuples de haut. Le  respect des autres, la tolérance, facilite beaucoup le commerce nécessaire à notre  développement économique et social. 

  • Pour attirer des IDE et de la technologie de pointe 

Il est évident que le développement économique des pays nécessite des IDE, l’entrée de  capitaux étrangers et la technologie de pointe.

Lorsque des investisseurs étrangers envisagent de s’installer dans un pays, ils étudient les  différentes dimensions du climat des affaires, mais ils tiennent aussi compte du climat social.  Ce « climat social » leur permet-il de séjourner en toute quiétude dans le pays d’accueil. Il est  évident que si la population est fanatique et intolérante, sa justice ne peut qu’être injuste à  l’égard des étrangers, et l’investisseur est plus que découragé. 

Pour que des capitaux étrangers entrent dans une économie, il faut que le rapatriement des  bénéfices et la sortie de ces capitaux soient possibles et aisés. Si l’administration et la justice  pratiquent des discriminations à l’égard des étrangers, cela ne tardera pas à mettre un terme  aux flux entrants de capitaux. La tolérance est une nécessité dans ce domaine. 

Pour bénéficier de la technologie de pointe, il ne suffit pas d’acheter des équipements, il faut  aussi envoyer aux pays pourvoyeurs des techniciens se former ou amener des ingénieurs de  ces pays. En tous cas, l’importation de technologie passe par des relations et des échanges  humains. Pour que le pays importateur profite entièrement de la technologie, les échanges  humains doivent être fructueux. Pour ce faire, la tolérance est un ingrédient indispensable.  

  • Pour le tourisme international 

L’encouragement du tourisme international est une nécessité pour des pays non dotés de  ressources énergétiques (fossiles), comme le Maroc. On sait que pour attirer des touristes  étrangers, il ne suffit pas d’avoir de beaux paysages et du soleil et qu’il ne suffit pas non plus  de disposer d’infrastructures hôtelières. La population doit aussi être serviable et accueillante.  Le premier facteur favorisant un tel comportement n’est autre que la culture de tolérance,  celui d’accepter et de respecter les êtres humains tels qu’ils sont avec leurs propres cultures,  leurs opinions et croyances. 

  • Pour conserver et attirer les talents 

L’un des grands défis que notre pays doit relever pour se développer sur les plans économique  et social, est celui du capital humain. Nous avons des déficits énormes en la matière. Le Maroc  manque pour son développement, de médecins, d’ingénieurs, de paramédicaux. En plus, le  peu de médecins et d’ingénieurs qu’il forme ont tendance à vouloir aller chercher fortune  ailleurs.  

On peut vouloir chercher à les retenir au Maroc. Ce faisant, le Maroc se priverait de  l’expérience que ces cadres marocains pourraient acquérir à l’étranger. D’ailleurs, cela ne  permettrait pas de combler les déficits sociaux évoqués. Un autre moyen de le faire, serait  d’attirer des cadres étrangers au Maroc. Pour cela, il faudra leur offrir une qualité de vie et  une atmosphère sociale caractérisée par la tolérance. 

Une dernière remarque pour conclure est que je ne suis pas en train de dire que pour nous  développer économiquement et socialement, il nous faut être tolérants. Je dis que nous  devons être tolérants pour la tolérance : une fin en soi. Je dis aussi que la tolérance pourra  nous aider, nous marocains, dans notre développement économique et social. Tolérance et  développement, c’est comme démocratie et développement. Nous désirons les deux. 

Exemple de tolérance relative d’un ambassadeur marocain à Paris en 1845-46

Nous commençons cette section par la présentation du contexte historique de l’envoi de  l’ambassade à Paris. Nous présenterons ensuite le voyage Tétouan-Paris, aller et retour, de  l’ambassade. Dans le troisième et dernier § nous exposerons, à grands traits, le récit ou la  « relation de voyage » établie par le Fqih Mohammed ben Abdellah Es-Seffar à la demande  vraisemblable de l’ambassadeur Ash’a’.  

  • Contexte historique de l’envoi de l’ambassade 

Les troupes françaises d’Algérie conduites par le maréchal Bugeaud de la Piconnerie infligent  aux troupes marocaines composées pour l’essentiel de volontaires des tribus de Bni Znassen,  Ahl Angad et Bni Oukil, conduites par le prince Sidi Mohammed ben Abderrahmane ben  Hicham une défaite cuisante à Isly Lalla Maghnia, le 6 août 1844, soldée par 800 morts dans  le camp marocain.  

La cause de cette bataille, qui a mis fin à la puissance militaire marocaine, crainte par les  puissances européennes, a été le refuge au Maroc, en 1843, de Abdelkader ben Muhieddine  (connu par Émir Abdelkader) qui avait obtenu le soutien et l’appui du Sultan du Maroc Moulay  Abderrahmane, allant jusqu’à lui concéder le territoire se situant entre Oujda et Tafna, en  1839, avant de déclarer la guerre aux Français, malgré et en violation des accords que  Abdelkader avait signés avec le général Desmichels, en 1834, et, surtout, avec le général  Bugeaud, en 1837 (traité de Tafna).  

Après la déclaration de la guerre par Abdelkader en 1839, Bugeaud est nommé gouverneur  en 1840. Ce dernier lance alors sa guerre totale contre les troupes de Abdelkader et la  conquête systématique du pays qui deviendra l’Algérie. Il détruit la capitale Taguin de  Abdelkader, en 1843. Ce dernier fuit dans le désert avant de se réfugier au Maroc. Bugeaud  ordonne les bombardements de Tanger et Mogador par la Marine française. Moulay  Abderrahmane est alors contraint d’ordonner le repli des troupes marocaines. 

Sans protection du Maroc, Abdelkader continue sa guérilla durant 3 ans avant de se rendre à  Lamoricière, en 1847. 

Le prince Sidi Mohammed (ben Abderrahmane) signe le traité de Tanger, le 10 septembre  1844. Ce traité, en vertu duquel le Maroc reconnait la légitimité de la présence française en  Algérie, cesse tout soutien à l’Émir Abdelkader (déclaré hors la loi) et entérine le tracé des  frontières entre la France et le Maroc, constitue un revirement dans les relations politiques  entre les deux royaumes de France et du Maroc. 

Le tracé des frontières a été établi par le traité de Lalla Maghnia du 18 mars 1845. Lors des  négociations y ayant abouti, la partie française avait proposé à la partie marocaine, en vue  d’une réconciliation complète avec la France, d’envoyer un représentant du Sultan en France  pour déterminer les changements et réformes qu’imposaient les « nouvelles conditions » du  Maroc. La réconciliation et l’envoi d’une ambassade ont reçu l’aval du gouverneur du Sultan  à Tanger, Bousselham ben Ali Aztot et celui du Grand Vizir Mohammed ben Driss. Mais  l’empereur du Maroc mit quelques mois à se rallier à ce parti. 

L’empereur finit par nommer Abdelkader Ash’a’ ( عاعشأ( , son gouverneur à Tétouan, à la tête  de l’ambassade à envoyer en France, en adressant une lettre à son gouverneur Aztot à Tanger,  le 20 octobre 1845, pour l’en informer.  

La délégation ayant accompagné l’ambassadeur Abdelkader Ash’a’ est composée de 3 proches  de ce dernier que sont Mohamed El-Labbadi, Lhaj Larbi al ‘Attar et le Fqih Mohammed Es Seffar Titouani Andalousi, de son « majordome », Ahmed al ‘Ayyat, ainsi que de neuf agents  mokhaznis de sécurité, mis au service de la mission.

  • Voyage (Tétouan-Paris-Tétouan) de l’ambassade 

Le voyage en mer, aller Tétouan-Marseille et retour, s’est effectué à bord du bateau Le  Météore commandé par le lieutenant de vaisseau M. Geoffroy. Le bateau a été parmi les  premiers bâtiments à propulsion à vapeur, construit à Rochefort, par l’ingénieur Jean-Baptiste  Hubert, en 1833. Il était de 45 mètres de long, soit une taille modeste. 

Le Météore avait été décoré pour la circonstance. Il a été chargé par l’équipage de beaucoup  de provisions « françaises » pour le voyage. En plus, l’ambassadeur Ash’a’, y a fait charger,  comme provisions pour la cuisine marocaine, 2 taureaux, 4 moutons, 600 poules et de grandes  quantités d’œufs, de fruits (raisons et pommes) et de légumes.  

La délégation française qui a été du voyage a été dirigée par Léon Roche et comprenait  notamment Auguste Beaumier (qui parlait plusieurs langues). Son vis-à-vis côté marocain était  Lhaj Larbi al ‘Attar qui savait plus d’une langue européenne. 

La bateau est arrivé à Tanger, pour la mission, au tout début de novembre 1845. Le 6  décembre, le Météore quitte Tanger pour Tétouan (Martil). Le vent soufflait ces jours-là et  n’avait permis le départ de Tétouan en direction de Marseille que le 13 décembre 1845. Le Météore arrive à Marseille le 19 décembre. Les deux délégations prennent du repos dans  la ville, mais l’ambassadeur Ash’a’ refuse de la visiter, pressé qu’il était de se rendre à Paris.  Le 21 décembre, les deux délégations quittent à bord de voitures (à chevaux) Marseille. Elles  arrivent à Orléans, le 27 décembre. Le lendemain, l’ensemble des voyageurs quittent Orléans  à bord de train (à vapeur). C’était le premier ambassadeur marocain à prendre un train à  vapeur.  

Arrivée à Paris le 28 décembre 1845, l’ambassade marocaine est installée au 66, avenue des  Champs-Élysées. Le 30 décembre, l’ambassadeur est reçu, au palais des Tuileries, par le roi  français Louis-Philippe. Ash’a’ présente ainsi au roi ses lettres de créance et une lettre de  l’empereur du Maroc, Moulay Abderrahmane.  

L’ambassade séjourne à Paris, reçoit des officiels et est reçue par beaucoup de responsables.  Elle assiste à des cérémonies, et à des spectacles. Elle effectue des visites à différentes  institutions publiques. Le 27 février 1846, la mission quitte Paris et se rend à Toulon, sur  insistance de la partie française, pour y découvrir la force de la Marine française. Elle arrive à  Marseille qu’elle quitte à bord du Météore le 2 mars 1846. Elle arrive enfin à Tétouan le 7  mars.  

Après une courte visite de sa ville natale Tétouan, l’ambassadeur Ash’a’ prend la route de  Marrakech pour aller rendre compte de sa mission à Paris au Sultan du Maroc, Moulay  Abderrahmane. 

Selon le Consul britannique Drusmond Hay qui l’a rencontré à Rabat le 22 mars, de retour de  Marrakech, la mission à Paris avait transformé l’ambassadeur Ash’a’ en un homme beaucoup  moins fanatique qu’auparavant. Il semble que les Français aient pu acheter beaucoup de  responsables marocains de l’époque, au nord (du Maroc).  

De retour à Tétouan, l’ambassadeur Ash’a’ reprend ses fonctions de pacha de la ville. Peu de  temps après, le Fqih Mohamed Es-Seffar commence la rédaction de sa relation de voyage qui  sera traduite et éditée par Susan Gilson Miller sous le titre « Disorienting Encounters : Travels  of a Maroccan Scholar in France in 1845-1846 », University of California Press, 1992. 

Cette édition de Susan Gilson Miller a été traduite en arabe par Khalid ben Sghir et a été éditée  par la Faculté des Lettres de l’Université Mohammed V de Rabat, en 1995.

  • Résumé du récit de voyage de Mohamed Es-Seffar 

Le Fqih Mohamed ben ‘Abdellah Es-Seffar Titouani Andalousi devait être âgé à l’époque de la  mission de 35 ans environ. Il disposait de cahiers lui ayant servi pour prendre des notes et  tenir ainsi son journal tout au long du voyage. La rédaction du journal a visiblement été le fruit  d’une intention préalable. Sa tenue a été nécessairement autorisée par le chef de la mission.  Elle a très probablement été ordonnée par lui.  

Le Fqih Es-Seffar était descendant d’une famille de musulmans refoulés d’Espagne (de Jaén)  et installés à Tétouan, à la fin du 15ème siècle. Une partie de cette famille s’était installée à Fès.  Le récit de voyage d’Es-Seffar comprend les 6 chapitres suivants : 

– Avant-propos (sur les circonstances matérielles et métaphysiques du voyage et sur le  trajet en mer de Tétouan à Marseille) ; 

– Le voyage terrestre de Marseille à Paris ; 

– La ville de Paris : le théâtre, les journaux ; 

– Leurs habitudes alimentaires ; 

– Notre séjour à Paris : librairies, imprimeries, la Maison de Physique, le Parlement, une  école ; 

– Le budget général de l’État français.  

Le récit de Mohamed Seffar est très intéressant, mais ce n’est pas le lieu ici de le présenter  dans ses détails. Nous nous contentons ici de synthétiser l’attitude de Seffar à l’égard de la  France dans toutes ses dimensions et des Français dans leurs comportements les plus anodins.  La question à laquelle nous tentons de répondre ici est de savoir si le récit de Seffar peut ou  non être qualifié d’œuvre de tolérance.  

Évidemment, on ne doit pas s’attendre à ce qu’un homme marocain du milieu du 19ème siècle  soit complètement tolérant. Mais, entre complètement tolérant et absolument intolérant, il  existe plusieurs situations intermédiaires.  

Mohamed Seffar relève de ces situations intermédiaires. Sur le plan religieux, il continue à  considérer que sa religion, l’Islam, est la seule vraie, la meilleure. Mais, tout en pensant cela,  il agit de manière respectueuse à l’égard du catholicisme de ses hôtes. Il peut donc être  considéré assez tolérant sur le plan religieux même. Disons qu’il ne prône pas le Jihad contre  les infidèles, attitude des Marocains musulmans jusqu’en 1844.  

Concernant son attitude à l’égard du catholicisme, l’ambassade du Maroc y a été confrontée  dès leur arrivée à Aix, le 21 décembre 1845. Aix est présentée comme une ville plus petite que  Marseille ayant une spécificité relative à la connaissance juridique dont elle est spécialisée (le  rôle de la Faculté de Droit d’Aix).  

Dans cette ville, la délégation marocaine découvre, dans une place publique, une statue de  Jésus-Christ crucifié et reçoit de la partie française l’explication la concernant. Seffar  commente l’information en précisant que les Français adorent ce Jésus qui est divin pour eux,  comme le précise le Coran. Seffar considère évidemment que ces croyances sont fausses et  mensongères. Il cite le Coran à ce sujet. Après avoir rappelé que c’est cette statue qu’on  trouve dans toutes leurs églises, il fait un commentaire qui parle « d’impiété, d’ignorance et  de stupidité » des Français. 

Mais le fait que ce jugement sévère est isolé dans le récit de voyage de Seffar et que le reste  de ce récit ne tarit pas d’éloges sur les Français, permet de douter de la sincérité de ce  jugement. C’est que Seffar ne pouvait pas se permettre de manifester quelque mollesse à  l’égard des autres religions que l’Islam.

Cette attitude affichée par Seffar à l’égard des autres religions est d’ailleurs la même que  tiennent toujours, de nos jours, les Musulmans croyants même quand ils sont « instruits ». La  tolérance religieuse ne concerne en réalité que les actes. Pour la pensée et les croyances exprimées, Seffar comme les croyants d’aujourd’hui ne sont pas perméables au doute, lequel  est nécessaire à la tolérance. 

En dehors de la religion, Seffar était beaucoup plus tolérant. Non seulement il considère que  la gouvernance et l’organisation sociale et administrative en France étaient respectables, mais  il les présente comme des modèles à suivre pour le Maroc. Ce faisant, il témoigne d’un sens  aigu d’observation et de beaucoup de respect et d’admiration même pour ce qu’il observe en  France.  

Seffar remarque et note au long du trajet Aix-Paris tout ce qui mérite d’être remarqué et noté :  l’importance de la ville d’Avignon ; le caractère industriel de Lyon ; la ville d’Orléans, la taille  de sa population, la beauté unique de son église, l’immensité du pont sur la Loire, la statue  équestre de Jeanne d’Arc de la place du Martroi ; la voie ferrée ; la rapidité du train ; la bonne  organisation de la circulation des trains ; les tunnels empruntés ; les chemins de fer publics et  les chemins de fer privés, l’actionnariat, la société anonyme ; le capitalisme populaire ; la Gare  (ferroviaire) de Lyon, terminus, atteinte le 28 décembre 1845. 

Sur le chemin du retour, Seffar décrit la ville de Toulon, la Marine française et son organisation.  Il découvre avec stupéfaction la désalinisation de l’eau de mer à Toulon et en reçoit les  explications. L’interprète « maîtrisant peu l’arabe» leur dit que la nature fait déjà de la désalinisation à travers l’évaporation sous l’effet de la chaleur du soleil et l’obtention de l’eau  de pluie débarrassée du sel. L’interprète leur dit que ce qu’ils font à Toulon, à travers le  dessalement de l’eau de mer, consiste à substituer la chaleur du feu à celle du soleil. Seffar dit  que l’interprète n’a pas dit comment cela fonctionne, mais il conclut qu’il faut l’expérimenter,  parce que « la science des vérités réside dans l’expérience », une conclusion digne d’un  scientifique rationnel. 

Au chapitre suivant, Seffar décrit la ville de Paris qu’il compare à Constantinople. Par la taille  de sa population et son grouillement, Seffar dit qu’elle rappelle le jour du souk hebdomadaire  au Maroc. L’auteur évoque la fiscalité locale et l’emploi local fait de ses recettes (éclairage  public, hôpitaux et écoles publiques…) Il évoque les casernes qui entourent la ville. Il  dénombre et décrit les multiples ponts sur la Seine (il en comptait 17, contre 37 aujourd’hui).  Il parle de la Cité et de Notre Dame de Paris, des bains publics et des salles de bain des maisons  et appartements, du nombre impressionnant des taxis (13 mille) de l’époque (carrosses,  coches, fiacres). Il décrit le mécanisme de la chasse d’eau des toilettes. Il parle des bus qui  sillonnent la ville. Il décrit le palais du Louvre, le palais royal, Montmartre… Il remarque que  les prix des marchandises sont affichés partout. Ils sont élevés parce que les gens sont riches,  précise-t-il. Il évoque la publicité ou la réclame et sa fonction. Il décrit avec minutie les  maisons, les promenades, les jardins des plantes, la faune et la flore françaises… Il parle des  spectacles parisiens et s’attarde sur l’Opéra, la Comédie ou le Théâtre et sur le déroulement  d’une pièce de théâtre. Il insiste sur la fonction du rire chez les Français et la compare avec ce  qu’elle est chez les Musulmans.  

Seffar insiste ensuite sur la liberté de presse pratiquée en France et décrit les journaux  parisiens et leur fonctionnement : ce qu’il y est écrit (opinions et mensonges, publicité…),  comment on s’y abonne… Il parle de la loi de la liberté d’expression due à Louis XVIII (1814- 1824), de la liberté de critiquer le Roi, la censure de Charles X et son renversement, en 1830,  à cause de cela et son remplacement par le Roi Louis-Philippe (1830-1850), plus libéral. Seffar  précise que les Français ne supportaient pas la pauvreté. Il évoque les activités commerciales, bancaires et d’assurances. Il ne manque pas de relever que l’intérêt était pratiqué. Il précise  que la banque d’État est supérieure et plus sure que les banques commerciales privées, car  elle ne tombe pas en faillite. 

Seffar s’attarde aussi sur les activités commerciales et industrielles des Parisiens qu’il décrit  comme « des gens intelligents, rationnels et précis. Des gens qui ne se fient pas aux  connaissances transmises, ils analysent les choses, en cherchent les causes, en acceptent des  aspects et en réfutent d’autres à la recherche des preuves démontrées. Ils sont tous  alphabétisés et instruits. Ils notent tout dans des cahiers. Même les artisans, ils doivent savoir  lire et écrire pour maitriser leurs métiers, innover et créer du nouveau. » Les formations aux  métiers sont organisées à Paris. 

L’auteur a une haute idée des Parisiens. Il affirme qu’ils « aiment la discussion et la  controverse. Ils ne sont jamais d’accord entre eux. Chacun tente d’expérimenter les choses et  ne se contente jamais de ce qu’on lui rapporte. Ils sont joyeux et ils se racontent des blagues  et des anecdotes. Mais ils sont aussi sévères, fiers et se livrent pour un oui et pour un non à  des duels. Pourtant, ils sont courtois, respectueux et tolérants. » Il affirme qu’ils sont sérieux  et ne trichent pas « comme les Juifs ». Il déclare que leurs femmes sont blanches, belles et  d’assez forte corpulence. Le seul défaut qu’il relève chez les Parisiens est qu’ils « urinaient au  pied des murs ».  

L’auteur dit que les hommes Français ne désirent (sexuellement) ni les enfants ni les autres  hommes. Ils ne désirent, courtisent et respectent que les femmes qui détiennent d’ailleurs un  grand pouvoir sur eux. Il dit que si l’on veut régler une affaire avec un homme, il vaut mieux  s’adresser à son épouse.  

L’auteur consacre le chapitre suivant aux habitudes des Français en matière de nourriture. Il  parle longuement de l’art de la table et de la politesse des convives vis-à-vis des serviteurs et  des hôtes, des formules de politesse, de la propreté et de l’hygiène. Il dit qu’il ne comprenait  pas se qui se disait à table et que souvent leur nourriture ne lui convenait pas, que les Français  restaient trop longtemps à table et que c’était fatigant pour lui. Il dit tout de même que leurs  gâteaux et fruits sont délicieux. Il décrit abondamment les aliments qu’on leur servait. Il évoque sans commentaire le vin et le champagne modérément consommés par leurs hôtes. Il  parle du pain qui n’est pas fait maison, de l’étranglement et non de l’égorgement des animaux  consommés. Il affirme que l’offre des marchandises est abondante sur le marché et que les queues des acheteurs sont inexistantes à Paris. Il donne des statistiques sur le nombre de  bovins tués et consommés chaque mois à Paris, sur les prix pratiqués et sur les bougies  utilisées pour l’éclairage. 

Le chapitre suivant est consacré aux activités de l’ambassade à Paris et aux institutions visitées  pendant son séjour qui a duré deux mois, du 27 décembre 1845 au 27 février 1846.  Seffar y décrit la vie mondaine à Paris et l’organisation et le fonctionnement de la Bibliothèque  royale, du Palais du Louvre et du Palais royal, de la Maison de la Physique, du Télégraphe, de  l’imprimerie et de la machine à écrire, des deux chambres du Parlement (Assemblée nationale  et Sénat), de l’école Polytechnique, d’une Maternelle et d’une école élémentaire.  Parmi les choses qui ont le plus impressionné l’auteur, notons le défilé militaire ordonné par  le Roi en l’honneur de l’ambassade marocaine. La description détaillée du défilé a été conclue  par une appréciation d’une grande lucidité sur la faiblesse du Maroc et la puissance militaire  de la France due, selon Seffar, non au moral des troupes françaises mais à leur organisation  impeccable, leur ordre fantastique et l’observance stricte de leurs lois et règlements. Le dernier chapitre est une conclusion sur le budget général de l’État. Il s’agit d’un document  historique important sur les finances publiques de la France de 1846. Seffar y donne des statistiques sur les recettes et les dépenses publiques ainsi que sur l’organisation de l’État, des  ministères, des comptables publics et sur la transparence qui caractérise les finances  publiques. Il s’arrête un moment sur le budget du ministère de l’enseignement et prend le  temps de définir le « savant » en France en le comparant avec le « ‘alem » au Maroc qui n’est  « savant » que dans les questions religieuses. Le savant français, dit-il, est « celui qui peut  découvrir des choses précises pour en déduire de nouvelles utilisations, établir des preuves  irréfutables et répondre aux critiques ». Le savant, dit-il, est le savant des « sciences  rationnelles précises » et non le théologien chrétien qui n’a pas une grande importance en  France. 

La rédaction du récit de voyage a été achevée le 2 septembre 1846.  

Le document de Seffar est non seulement une œuvre de tolérance sur les questions non  théologiques, mais il consiste en la proposition, au Maroc, d’un nouveau modèle  d’organisation sociale et de l’État, en 1846. Aller chercher un modèle pour le Maroc dans un  pays d’« infidèles » est, au milieu du 19ème siècle, assurément au-delà de la tolérance. 

*Intellectuel marocain, professeur en sciences économiques, ancien doyen de la faculté de sciences économiques de Rabat.

Partager avec

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Advertisment ad adsense adlogger