Avons-nous besoin aujourd’hui des « critiques » d’Arkoun et de Jabri ? (Partie 5). Par Lahcen Oulhaj*
Dans la seconde partie de la « formation de la raison arabe », intitulée « formation de la raison arabe, l’épistémologique et l’idéologique dans la culture arabe » et comprenant neuf chapitres, MAJ traite d’un grand nombre de thématiques et de multiples courants en relation avec la « culture arabe ». Ces Neuf chapitres sont :
- Le bédouin A’rabi est l’artisan du « monde » arabe ;
- Codification de l’opinion et la législation pour le passé ;
- L’analogie avec l’antécédent ;
- Le « rationnel » religieux et l’irrationnel de la « raison » ;
- La raison démissionnaire dans le patrimoine ancien ;
- La raison démissionnaire dans la culture arabo-islamique ;
- Redressement ou « installation » (tansîb, s emphatique) de la raison dans l’islam ;
- Crise des fondements… et institution de la crise ;
- Nouveau départ… mais.
Pour expliciter le contenu de ces neuf chapitres constituant l’exposé que fait MAJ sur la formation de la « raison arabe », nous pouvons proposer ces titres parlants :
- Grammaire et codification de la langue arabe
- Droit musulman (ou Fiqh)
- Théologie ash’arite
- Philosophies mystiques de la période pré-islmaique
- Origines préislamiques de l’occultisme et l’ésotérisme islamiques
- Chi’isme et ismaélisme
- Le premier aristotélisme musulman : al Kindi et al Farabi
- Avicenne et Ghazali
- Ibn Hazm, Ibn Tumart, Ibn Bajja et Averroès, un nouveau départ vite avorté
Selon MAJ, les trois premiers chapitres traitant de la langue, le droit et la théologie islamiques sunnites sont reliés par la même « méthodologie » de clarté, d’éloquence, de dialectique et d’analogie. MAJ considère que les œuvres arabes et islamiques sunnites qui en ont résulté relèvent d’un même « système épistémique » ou « ordre épistémique » qu’il appelle « al Bayan » et qu’on peut traduire par la « rhétorique ». Il tire cette appellation des titres des ouvrages fondateurs du « fiqh » sunnite de Chafi’i et de la théologie sunnite de Ash’ari.
Les trois chapitres suivants traitant de Mani, du mysticisme néoplatonicien, du néo-pythagorisme de Hermès et de la gnose ainsi que de l’occultisme chi’ite et fatimide ismaélite, sont, d’après MAJ, reliés par la théorie de l’illumination (ishraq de Sohrawardi) qui procure la connaissance supérieure (‘irfan), celle du cœur. MAJ considère donc que toute cette pensée relève d’un même « système épistémique » qu’il appelle « al ‘Irfan », c’est-à-dire « gnose » ou « connaissance du cœur venue de l’illumination »
Les trois derniers chapitres traitent de la philosophie en Espagne musulmane et au Maroc des Almohades, mais aussi des philosophes musulmans aristotéliciens, Al Kindi, al Farabi et Avicenne et de leur condamnation par le théologien ash’arite al Ghazali. MAJ considère que ces philosophes « aristotéliciens » relèvent d’un même champ épistémologique. Il appelle leur système (ou ordre) épistémique « al Burhan », c’est-à-dire la preuve et la démonstration.
MAJ en conclut que les composantes de la « raison arabe » sont les trois « ordres épistémiques » suivants :
- Al Bayan, l’éloquence et la rhétorique dans les études linguistiques, juridiques et théologiques sunnites ;
- Al ‘Irfan, la gnose et l’illumination (ishraq) dans la théologie chi’ite ;
- Al Burhan, la preuve et la démonstration dans la philosophie islamique « aristotélicienne ».
Lorsque MAJ parle de « raison arabe », il parle donc de la « raison » au pluriel, des différentes « raisons » qu’on peut identifier dans le patrimoine « arabe » qui s’est constitué durant la première phase de la dynastie abbasside, celle qui va de l’an 750 de la fondation de la dynastie à l’an 847 de l’intronisation du calife Mutawakkil (822-861). C’est cette période que MAJ appelle ère de « tadwin », transcription et codification de l’ensemble des connaissances islamiques de l’époque. On peut aussi considérer que la « raison arabe » indique pour MAJ la « raison collective des Arabes », l’« intellect arabe » avec ses composantes contradictoires et en lutte.
Ces « ordres épistémiques », sont-ils vraiment des ordres épistémiques ? Pour être rigoureux, l’épistémologie concerne les sciences. Or les différents champs des connaissances dont traite le livre de MAJ et qui constituent la culture dans le monde islamique classique ne relèvent pas des sciences. Mais les philosophes Michel Foucault et Althusser avaient utilisé ces expressions dans les « humanités » et les avaient vulgarisées avant MAJ. Les « sciences humaines marxistes » les avaient intégrées et imposées. Il est ardu de combattre les « effets de mode » dans les « sciences humaines ». Lorsqu’un terme, une expression ou même une hypothèse ou une « théorie » apparaissent chez un auteur prestigieux, chez un « maître à penser », les gens qui cherchent à être à la page, ne peuvent que les répéter, comme « une prière en latin », ad nauseam.
Il reste qu’un même penseur du monde islamique classique, de l’aveu de MAJ lui-même, pouvait être tantôt « bayaniste », tantôt « burhaniste » et même tantôt « ‘irfaniste », selon le champ ou la discipline où il s’investit. L’argumentation recourant aux syllogismes aristotéliciens et à la démonstration et à la « preuve » n’était pas l’apanage des « philosophes ». Les grammairiens, les rhéteurs, comme les théologiens et les juristes pouvaient aussi mener des « raisonnements logiques ». Les penseurs chi’ites que MAJ rejette dans la « gnose » peuvent être aussi des logiciens confirmés. MAJ reconnaît cela et considère qu’on a affaire à une lutte des « ordres épistémiques » dans la culture « arabe ». MAJ fait ainsi de ces « ordres » des entités ontologiques, en tout cas des « réalités » séparées de ceux qui les adoptent ou qui les pratiquent.
Avant de faire quelques remarques critiques sur cette partie essentielle concernant la « formation de la raison arabe », passons en revue, successivement, les 9 chapitres qui la composent.
- Le chapitre 1er de la partie, chapitre 4 du livre, intitulé « le bédouin artisan du ‘’monde’’ arabe », est ahurissant. Il contient, sur la langue arabe, un grand nombre d’affirmations gratuites frisant le racisme. Il fait sienne toute l’idéologie anti chu’ubiyya d’Abu ‘Uthman al Jâhiz, sans aucun esprit critique.
MAJ affirme que la plus grande contribution des « Arabes » à l’islam est constituée par « la langue arabe et la religions islamique ». Il dit que l’Islam est arabe et le demeure grâce aux qualités intrinsèques exceptionnelles de la langue arabe. Il précise que le premier travail scientifique (!) effectué par la « raison arabe » a été la collecte du vocabulaire et l’établissement des règles grammaticales. Si la collecte du lexique est, en principe, une œuvre positive pouvant être qualifiée de « scientifique », l’établissement de la grammaire est un travail normatif ne pouvant point être considéré comme « scientifique ». La mise en place de normes, quelles qu’elles soient, ne relève pas de jugements constatatifs ou de faits, mais de jugements de valeur. Il s’agit de fixer des objectifs considérés comme des valeurs positives ou bonnes à atteindre.
Il considère que la langue arabe caractérisée par la « clarté » définit les « Arabes ». L’Arabe est opposé au ‘ajami (non arabe) qui manque d’éloquence et de clarté. La langue arabe a la priorité dans l’étude des composantes de la « raison arabe », selon l’auteur.
Il affirme que la codification et la standardisation de la langue arabe visaient à combattre les déviations par rapport à la langue « correcte et parfaite » du texte coranique. La validation de cette affirmation, sur le plan historique, ou juste de l’antériorité du Livre dans sa forme actuelle par rapport à cette standardisation, n’est pas établie de manière irréfutable.
La « langue arabe » semble être, pour MAJ, quelque chose qui « existe » réellement en dehors de ses locuteurs et quelque chose d’immuable et d’éternel depuis sa « création », car il admet, tout de même, que la codification opérée a été une « création » linguistique. Pour lui, on dispose toujours du même lexique et de la même syntaxe. Ce qui n’est pas tout à fait vrai. Le vocabulaire a été considérablement enrichi à partir du 19ème siècle, et la « langue arabe » aujourd’hui pratiquée par les médias et même dans la littérature a intégré beaucoup de constructions et d’expressions d’origines diverses, anglaise et française surtout.
MAJ établit une relation mécanique et univoque entre la langue et la culture ou la pensée : « On pense comme on parle », dit-il. Il oublie, à ce sujet, ce que dit justement le linguiste français, Patrick Charaudeau, à savoir que « ce ne sont ni les mots dans leur morphologie ni les règles de syntaxe qui sont porteurs de culturel, mais les manières de parler de chaque communauté, les façons d’employer les mots, les manières de raisonner, de raconter, d’argumenter pour blaguer, pour expliquer, pour persuader, pour séduire ». Sinon, comment comprendre que les « Arabes » et les Israéliens qui parlent aujourd’hui deux langues très voisines l’une de l’autre et très similaires, l’arabe et l’hébreu, ont des cultures différentes.
Pour MAJ, la langue arabe est excellente, mais elle est incapable d’exprimer les choses de la modernité. Les dialectes de la langue arabe, les darija, sont plus souples face à la modernité scientifique et technologique, mais elles ne permettent pas de réfléchir.
Il affirme que le travail des linguistes du 2ème siècle de l’Hégire, Farahidi et Khalil ont fait de la langue arabe une « langue scientifique » alors qu’elle était auparavant une « langue non scientifique ». Il précise qu’il entend par langue scientifique, une langue qu’on peut apprendre avec des « méthodes scientifiques ». Peut-on dire d’une méthode d’apprentissage qu’elle est scientifique ou non ? Décidément, ce qualificatif de « scientifique » a un sens chez MAJ qui lui est propre et que je ne peux que deviner, mais en dehors de ce contexte linguistique. Nous reviendrons plus loin à cette question.
MAJ évoque certaines théories qui parlent de la dette des grammairiens « arabes » par rapport à la logique grecque. Il affirme, péremptoirement, que la grammaire arabe vient de la langue arabe tandis que la logique grecque est le produit de la langue grecque. Il ajoute que la dérivation en arabe va du signifiant au signifié et qu’on part de l’infinitif sans temps du verbe. Il ignore peut-être que le verbe est aspectuel en arabe et non temporel, bien que l’on parle de « passé » (mais pas de présent et de futur) en l’assimilant à l’accompli.
Il dit que les rhéteurs arabes ont travaillé de la même manière que les linguistes, si bien qu’il considère qu’ils appartiennent au même « ordre épistémique », ce qui est discutable, puisque, normalement, la rhétorique est un art alors que l’étude de la langue est une discipline qui se veut positive et objective. L’esthétique ne s’adresse pas à la raison rationnelle.
Toute cette collecte historiographique des travaux linguistiques des Musulmans, comme celle des travaux juridiques et théologiques des 2ème et 3ème chapitres suivants, a déjà été bien accomplie par Ahmed Amine (ibn Attabbakh), dans une œuvre monumentale, préfacée par Taha Hussein, en 3 volumes (aube, matinée et midi de l’islam), publiés successivement en 1928, 1933 et 1945. MAJ s’en est beaucoup inspiré et son seul apport à ce niveau a été l’introduction d’un certain nombre de termes, notions et concepts indirectement inspirés par des travaux de Claude Lévi-Strauss, de Georges Gusdorf et surtout par Michel Foucault.
- Le chapitre 2 intitulé « codification de l’ ‘’opinion’’ et législation pour le passé » relate l’histoire du droit musulman, fiqh. Dans ce chapitre comme dans le précédent, MAJ est excessif en affirmant que la « civilisation islamique » est une « civilisation du fiqh », du droit, comme la civilisation grecque a été la « civilisation de la philosophie » et la civilisation européenne contemporaine est la civilisation de la science et de la technologie. Il est pourtant connu que le principal apport de Rome était certes militaire et administratif, mais aussi le « droit romain » ou latin.
MAJ affirme que ce droit musulman a été un pur produit arabe et islamique. Le grand penseur, lauréat d’al Azhar, Abd al Karim Khalil (1930-2002) montre pourtant, dans son livre « Les racines historiques de la chari’a islamique » (Ed. Dar Masr al Mahrusa, Le Caire, 1990), que le droit musulman (Chari’a islamique) trouve ses racines dans la société arabe préislamique appelée Jahiliyya (par les théologiens musulmans).
MAJ affirme que le point de départ du droit musulman est le Coran et ce dernier est, évidemment, divin. Il dit, en s’appuyant sur Ibn Khaldoun, que la « culture arabe » est une culture focalisée sur le fiqh (droit). Il distingue entre le fiqh et les fondements ou la théorie du fiqh. Il précise que le fiqh est une législation faite pour la société, tandis que les « fondements du fiqh » sont une législation à l’intention du législateur, le faqih. Pour lui, c’est Chafi’i qui a été ce législateur de la « raison arabe », celle des législateurs (les Faqih). Il compare le rôle de Chafi’i, dans la « raison arabe », au rôle joué par Descartes dans la pensée française et dans le « rationalisme européen moderne ».
Ce rôle accordé par MAJ à Chafi’i dans la « raison arabe » n’est pas sans rappeler le rôle que lui a accordé Arkoun dans la « raison islamique ». Le papier d’Arkoun sur cette dernière avait été publié en 1981 (dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord). MAJ s’en est-il inspiré ? Il ne le dit pas. Il est plus vraisemblable que la source commune des deux penseurs (Arkoun et MAJ) ait été l’œuvre précitée de Ahmed Amin.
Pour MAJ, c’est donc Chafi’i qui définit al Bayan en codifiant l’opinion contre Abou Hanifa considéré comme le législateur privilégiant la raison. Chafi’i définit donc les fondements de la « raison arabe » que sont le Livre sacré, al Sunna et l’Ijma’ ou le consensus des juristes.
- Le chapitre 3, intitulé « législation pour le passé : l’analogie », traite de la théologie spéculative ou dialectique. Au centre de la théologie qui va l’emporter et dominer dans l’islam sunnite, se trouve Abou al Hassan al Ash’ari (873-935) qui était mu’tazilite avant de s’opposer à ce courant et consacrer son œuvre à développer ses arguments et à retourner la dialectique mu’tazilite contre les Mu’tazilites et les Chi’ites (sur le plan de l’imamat).
Chafi’i avait écrit « kayfa al Bayan » où il avait élaboré les fondements du Droit (fiqh), tandis que al Ash’ari a écrit « al ibana ‘an usul ad Diyana » (éclairage sur les fondements de la théologie islamique) en insistant sur l’unicité de Dieu (tawhid) pour présenter les fondements de la théologie islamique sunnite.
MAJ regrette que les écrits des premiers Mu’tazilites aient été perdus. Il les considère comme l’autre face du rationalisme arabe et islamique. Il s’attarde un peu sur les écrits découverts récemment au Yémen qui concernent le courant zaydite chi’ite et mu’tazilite ancien et, en particulier, « les fondements de la justice et du tawhid » d’al Qasim ibn Ibrahim ibn Ismaël al Rassi (169-246 H).
La méthode au cœur de la théologie ash’arite est l’analogie, la même qui a façonné la grammaire arabe à travers les travaux de ‘Abdallah b. Abi Ishaq al Hadrami (m. en 117H), al Khalil b. Ahmad (m. en 175) et Sibawayh (m. en 180). MAJ inverse l’antériorité et dit que cette influence du discours grammatical par le discours théologique « kalamiste » s’est poursuivie durant les siècles de l’essor du kalam. En fait, il parle de l’influence du « premier kalam » sur la grammaire. Mais il a dit que les travaux de ce « premier kalam » ne nous sont pas parvenus, sauf des bribes des travaux de Hassan al Basri (642-728) et de Wasil ibn ‘Ata (700-748).
En tous cas, MAJ insiste sur l’interpénétration et la complémentarité entre la grammaire arabe, le fiqh et la théologie spéculative (kalam) sur le plan méthodologique et sur le plan de la construction du cadre normatif de la raison. L’analogie est pour ces disciplines (fiqh, kalam et nahw) ce qu’est la métaphore pour la rhétorique et la poésie.
- Le chapitre 4 traite du « rationalisme islamique » et de la représentation de « l’irrationalisme » pour la théologie islamique sunnite. A ce niveau, MAJ semble perdre son sens critique pour accepter sans réserve aucune le récit historiographique et le dogme islamique sunnites.
S’appuyant sur Chahrastani, il expose les théologies préislamiques (les religions de Mani et des Sâbi in…) et distingue entre « al shirk » (polythéisme) et « al tawhid » ou le monothéisme strict. Le premier représente l’irrationalisme pour l’islam et le second représente la raison pour cette religion.
MAJ considère que les racines de cet irrationalisme dans l’islam se trouvent dans l’œuvre attribuée à Hermès Trismégiste (3 fois le plus grand) qui remonte à l’antiquité grecque, mais aussi à l’antiquité égyptienne (tue par MAJ) et appelée Hermetica ainsi que dans les œuvres de Pythagore et de Platon ou, plus directement, dans les travaux des néopythagoriciens et des néoplatoniciens.
- Les chapitres 5 et 6 sont intitulés « la raison démissionnaire ». Le chapitre 5 concerne la « démission » de la raison dans le « patrimoine arabe préislamique » et le chapitre 6 concerne cette « démission » dans la « culture arabe et islamique ».
Dans le chapitre 5, MAJ critique l’ « européocentrisme » de l’histoire de la philosophie qui, selon lui, présente de grandes lacunes « orientales » qu’il entend combler en exposant les apports des écoles philosophiques de Palestine, de Harran, d’Antioche, de Perse qu’il appelle « Iran » et de Khorasan ainsi que d’Alexandrie d’Égypte.
Cette « critique » relève de la mauvaise foi ; car, pour faire son exposé visant à combler « les lacunes » de l’histoire « européo-centrée » de la philosophie, MAJ s’appuie sur des auteurs européens comme le Père Fustigière (André-Jean, 1898-1982) qui a beaucoup travaillé sur les courants philosophiques et religieux de l’époque hellénistique. La vérité est que les auteurs européens contemporains ont abondamment traité cette période hellénistique dont les courants philosophiques ont été groupés sous l’appellation générale de « néoplatonisme » avec ses trois mouvements de paléo-platonisme développé par les disciples immédiats de Platon, de platonisme moyen ou médio-platonisme dont le précurseur n’est autre que Philon d’Alexandrie, vers l’an 40 ap. J.-C. et divers néoplatonismes dont le néoplatonisme chrétien développé notamment en Afrique du Nord, et que MAJ a décidé d’ignorer complètement, pour des raisons qui relèvent plutôt de la psychanalyse, mais aussi relevant d’une vision erronée de l’histoire concernant sa prétendue « table rase » effectuée par l’islam.
Ce sont ces mêmes raisons qui ont fait qu’il a passé sous silence l’école de Cyrène ou de Cyrénaïque pour ne parler que de l’hypothétique école de Palestine. C’est que dans son imaginaire, « l’école philosophique de Palestine » ne pouvait qu’exister puisque la « Palestine arabe » est centrale aujourd’hui dans son imaginaire « pan-arabiste » Ce à quoi il fait probablement allusion, c’est le néoplatonicien « phénicien » Porphyre de Tyr (234-305) auquel on doit une édition des Ennéades de Plotin et sa célèbre introduction aux catégories d’Aristote ainsi qu’un pamphlet « contre les chrétiens ».
MAJ parle aussi de Plotin, né en 205, en Égypte et mort en 270 en Italie. Il est le fondateur du néoplatonisme. Il parle également du néoplatonicien Jamblique (250-330), originaire de Syrie, et ancien étudiant à l’école de Plotin à Rome…
Évidemment, il a existé dans toutes les grandes cités du Moyen-Orient sous domination romaine (d’Orient surtout) des courants philosophiques appartenant au hellénisme qui s’était développé à l’extérieur de la Grèce, depuis les conquêtes d’Alexandre le Grand, au 4ème siècle av. J.-C. Les courants ayant vu le jour après l’an 40 après J.-C. étaient plus ou moins néoplatoniciens. Les historiens de la philosophie, de l’ère hellénistique particulièrement, ne manquent jamais de citer ces villes (Alexandrie, Gaza, Damas, Antioche, Apamée en Syrie, Harran ou Carrhae ou Carrhes en Turquie actuelle, la Chaldée…), comme ils ne manquent jamais de citer les philosophes de ces villes, dont ceux déjà cités et d’autres comme Isidore de Gaza, Damascios de Damas, Eulamios, Hermias…
MAJ fait ainsi un procès injustifié à l’histoire « officielle » de la philosophie, l’accusant d’avoir fait l’impasse sur 10 siècles de développement au Moyen Orient, de 323 av. J.-C. (date de décès d’Alexandre de Macédoine) jusqu’à l’ère du « tadwin » au 8ème siècle.
Il insiste sur les écoles de Harran et de Gundishapur (capitale des Sassanides de l’antiquité tardive, centre culturel du Mazdéisme), à côté de Mani (né en 216, dans l’autre capitale des Sassanides, Ctésiphon ) et de sa religion ( Manichéisme) fondée au 3ème siècle ap. J.-C. et de l’école d’Alexandrie connue pour sa Gnose et par ses courants néoplatoniciens et néopythagoriciens influencés par l’ésotérisme hermétique, la pensée magique ou mystique, l’alchimie et l’astrologie.
Il considère que c’est là où se situe l’origine de l’irrationalisme (ou de la démission de la raison) qui va persister dans l’islam, pour dominer durant l’ère du « déclin de la civilisation arabe et islamique » (représenté par la montée du soufisme et du maraboutisme).
Dans le chapitre 6, MAJ traite de ce qu’il appelle la « raison démissionnaire » dans la culture arabe et islamique, en s’appuyant sur Ibn Khaldoun et Louis Massignon. Il entend par « l’irrationalisme islamique » la pensée chi’ite, la pensée des Frères de la pureté (Ikhwan al Safa), la pensée fatimide ismaélite de Kirmani, le soufisme « sunnite » de Hallaj et l’ishraq ou l’illumination de Sohrawardi (Shihab al Din, 1155-1191). Il est vrai qu’on peut être tenté d’établir des liens entre toute cette pensée islamique (rejetée par MAJ dans l’irrationalisme) et le néoplatonisme synthétisant plusieurs courants dont, surtout le platonisme et l’aristotélisme (logique). Seulement, il est difficile de soutenir que le platonisme correspond à l’irrationalisme. Nous reviendrons à cette remarque.
Cette pensée relevant de l’ « ordre épistémique » appelé al ‘Irfan (la gnose) par MAJ était présent à l’ère du « tadwin ». MAJ précise qu’elle ne s’était pas développée en réaction à al Bayan (sunnite). Il ajoute que c’est même le rationalisme arabe et islamique qui a été une réaction à la gnose manichéenne et chi’ite, ce qui est historiquement vrai puisque l’ash’arisme de Ghazali s’est développé en réaction aux « déviations » d’Avicenne qu’on peut rattacher à l’ismaélisme, comme la théologie ash’arienne elle-même est venue contrattaquer les tendances « hérétiques » des Mu’tazilites.
- Le chapitre 7, intitulé « redressement de la raison » dans la culture arabe et islamique traite essentiellement de la philosophie islamique d’avant la condamnation retentissante prononcée par Abou Hamid al Ghazali (1058-1111), c’est-à-dire d’al Kindi et d’al Farabi et de manière secondaire d’Avicenne.
MAJ oppose au départ de ce chapitre les Sophistes (les sept sages) grecs aux péripatéticiens et identifie le rationalisme à la logique aristotélicienne qu’il oppose au platonisme, au néo-pythagorisme et à la prophétologie orientale. Il dit qu’Aristote avait été introduit tardivement dans l’islam. Ce qui n’est pas vrai.
Les traductions du patrimoine philosophique du grec au syriaque avaient commencé avant l’islam dans le monde hellénistique, chrétien et sassanide. Sous l’islam, des traductions, soit du syriaque à l’arabe, soit du grec directement à l’arabe, ont commencé dès le califat d’Abou Ja’far Mansour (né en 754-775) qui fonda Baghdad en 765, créa une école de médecine et demanda à des chrétiens de traduire les œuvres philosophiques grecques du syriaque à l’arabe. Cet effort de traduction continua sous Haroun al Rashid (calife durant 786-809). C’est sous al Mamoun (durant 813-833) et dans le cadre de Bayt al Hikma qu’il fonda, qu’il y a eu un travail intense de traduction. Certaines œuvres de Platon et surtout d’Aristote (traité de l’âme et son organon ou sa logique) ont été traduites par Yahya ibn al Bitriq, Yahya ibn Massouyeh et Hunayn b. Ishaq. On sait aussi qu’Abou Bishr Matta b. Yunus (mort en 940) et son élève Yahya ibn ‘Adi avaient traduit les œuvres d’Aristote.
MAJ affirme que l’aristotélisme qu’il appelle « al Burhan » était en lutte avec les autres « ordres épistémiques » rivaux que sont « al Bayan » de l’analogie des Sunnites et l’’irfan des Chi’ites et que la logique aristotélicienne avait donc des difficultés à établir sa domination.
Il est vrai que la prophétologie est aussi présente que la logique aristotélicienne dans les œuvres de ces philosophes islamiques de l’époque abbasside. Mais la logique aristotélicienne n’est qu’une « science formelle » qui peut guider le raisonnement dans n’importe quel domaine des sciences naturelles ou des sciences humaines ou même en art. Al Ghazali, comme d’ailleurs al Ash’ari étaient des logiciens (burhani selon MAJ) en théologie relevant, pour lui, de al Bayan.
- Le chapitre 8, intitulé « crise des fondements et… institutionnalisation de la crise », traite des chocs provoqués par les Frères de la pureté et, surtout, par al Ghazali. Il commence par résumer sa théorie qui a consisté à dégager dans la raison arabe et islamique trois ordres épistémiques que sont al Bayan, al ‘Irfan et al Burhan. Ce dernier ordre est incarné par « l’école de logique de Baghdad », puis ibn Hazm, ibn Bajja et ibn Rushd.
Pour MAJ, al Bayan correspond à la grammaire arabe, au fiqh ou Droit et à la théologie ou science d’al ‘Aqida. Ce champ est caractérisé par la recherche de la rhétorique et de l’éloquence comme moyen de persuasion. Et pour ces trois, les fondements indépassables sont le Coran, le Hadith et l’ijma’. On est là dans le sunnisme avec la théologie ash’arite et les quatre rites juridiques (Malik, Abu Hanifa, Ibn Hanbal et Chafi’i).
Al ‘Irfan est le deuxième « ordre épistémique » représenté par la pensée « hermétique », mystique et magique d’illumination et de prophétologie. Le principal représentant de cet « ordre » semble être Kirmani. Mais l’analyse de MAJ concernant cette pensée reste peu structurée et peu systématisée. Al ‘Irfan est, pour lui, de manière générale, synonyme de l’ « occultisme » et de l’ « ésotérisme » qu’il situe dans les courants « hérétiques » de l’islam (chi’isme duodécimain, ismaélisme des Fatimides et ismaélisme réformé d’Alamut des nombreux courants contemporains, Nizari, Alawi, Druze …)
Al Burhan de MAJ renvoie surtout à la logique aristotélicienne et aux « sciences rationnelles » ainsi qu’à la philosophie. Y a-t-il des sciences irrationnelles ? L’astrologie et l’alchimie, dira MAJ. Mais ces pratiques ne sont pas des « sciences » ! Peut-être que si pour l’auteur.
- Le dernier chapitre, le chapitre 12 du tome 1 de MAJ, intitulé « un nouveau commencement… mais », traite de la pensée « philosophique » (médiévale) au Maroc et en Espagne musulmane en insistant sur le « zahirisme » ou l’exotérisme, d’Ibn Hazm qui rejette l’occultisme.
Mais le projet d’Ibn Hazm ne disposait pas d’un pouvoir politique pour lui assurer l’hégémonie. MAJ considère que l’avènement d’ibn Tumart et la fondation de l’État almohade étaient justement là pour fournir un pouvoir politique au projet d’Ibn Hazm et renverser la domination traditionnaliste des Almoravides. Il expose ensuite la pensée d’ibn Bajja qu’il considère comme une pensée se situant à la fois dans al Bayan et dans al Burhan.
Pour MAJ, c’est Averroès qui est venu écarter l’ésotérisme (al ‘Irfan) et trancher en faveur du Burhan contre al Bayan. Mais, semble-t-il, après Averroès, ce sera le retour de l’ésotérisme que MAJ voit dans le maraboutisme et le soufisme sunnite. Et c’est la crise de la raison « arabe » qui est toujours là.
MAJ prend Averroès pour le sommet du rationalisme, le véritable représentant de l’ « ordre épistémique » du Burhan (la preuve et la démonstration). La première raison de cette admiration sans bornes d’Averroès est que ce dernier a eu, à son tour, une admiration religieuse pour Aristote qu’il qualifiait de « rabbani », divin. La seconde est qu’Averroès avait répondu à la condamnation de la philosophie par Ghazali en tentant de défendre la philosophie. Or, Averroès n’a été qu’un commentateur de l’œuvre d’Aristote sur la demande du prince puis calife almohade Ya’qub al Mansur. Puis, sa défense de la philosophie est tout à fait de l’ordre du Bayan et non du Burhan : l’argument en faveur de la philosophie est un verset du Coran qui incite à méditer sur le chameau et sur le comment de sa création par Dieu. Averroès semble ainsi se situer plutôt dans « l’ordre épistémique d’al Bayan ».
Pour clore cette longue chronique sur la « formation de la raison arabe » de Jabri, faisons les 7 remarques critiques partielles suivantes :
- Il est illusoire de croire, comme MAJ, que la « culture savante » normative est suffisante pour saisir la complexité du fait religieux musulman. La culture savante n’a pas déterminé les croyances populaires avec leurs « déviations » plus ou moins grandes par rapport à la « norme sunnite » et avec leurs interactions plus ou moins importantes avec les autres religions ;
- Il est illusoire de prétendre avec MAJ que les conquêtes « arabes » ont fait « table rase » dans les sociétés conquises. C’est que les croyances et les coutumes de ces sociétés d’avant les conquêtes ont continué sous d’autres formes à peine voilées. Cela a été le cas en Perse, comme en Afrique du Nord, pour ne citer que ces deux régions importantes du monde « islamique ». Le mazdéisme a continué en Perse à déterminer le mode de penser des populations, de même que le néoplatonisme chrétien a continué à déterminer l’islam de l’Afrique du Nord. Sinon, comment comprendre l’essor du kharidjisme, du Fatimisme, du mahdisme, du maraboutisme et du confrérisme dans cette région ?
- Réduire la science à la logique aristotélicienne est plus que fâcheux. La démonstration et la preuve sont nécessaires aux mathématiques, mais les mathématiques ne sont pas « la science ». La philosophie n’est pas, non plus, la science. Il est vrai que l’on peut placer la philosophie des sciences au-dessus des sciences quant à sa rigueur et à ses exigences, mais la philosophie des sciences ne peut être pratiquée que par de grands scientifiques des sciences de la nature. L’ « ordre épistémique » d’al Burhan, désignant la logique aristotélicienne n’en est pas un. En tous cas, il n’est pas spécifique à la « culture arabe ».
- Il est tout à fait erroné de réduire le rationalisme à la logique aristotélicienne et à la « philosophie » d’Aristote. La philosophie de la connaissance exposée par Platon à travers l’allégorie de la caverne, dans la République, nous semble être représentative du rationalisme grec, le plus connu et reconnu par les plus grands scientifiques contemporains. Aristote le rejette et lui oppose sa philosophie de la connaissance « sensible » (directement à travers les sens). Nous avons déjà vu que Kant réfute cette philosophie et rejoint plutôt Platon. C’est le monde des idées qui est intelligible et non celui du monde physique, visible et palpable. Socrate disait que celui qui ne regardait qu’avec ses yeux était aveugle. La connaissance ne peut pas être sensible, elle ne peut être que l’œuvre de la raison dans le monde des idées, invisible mais bien intelligible.
- Ce rationalisme platonicien n’est pas très différent de l’ «ésotérisme » chi’ite qui est effectivement platonicien. Rejeter la pensée riche d’un Avicenne, Sohrawardi, Mullah Sadra (chirazi) dans l’irrationalisme ne se justifie pas, à moins d’être aveuglé par l’idéologie née de la conjoncture politique. De même, trouver du rationalisme chez l’exotériste (zahiri) Ibn Hazm qui était dans une lutte « raciale » contre les « complots des Persans », c’est prendre un parti pris idéologique inconditionnel pour « l’occident musulman » d’aujourd’hui.
- L’auteur n’écrit que pour les « intellectuels arabes » et il ne cherche qu’à leur plaire. Le monde « arabe et islamique » est d’abord « arabe » et rien qu’arabe, pour lui. La « culture arabe », c’est la culture écrite des Musulmans de langue arabe. Les peuples musulmans « non arabes » n’existent pas, leurs langues n’existent pas ou il faut même les « éradiquer », leur passé antérieur à l’islam est effacé et il n’a plus aucune influence. Les autres religions n’ont aucune existence sur la « terre arabe et islamique ». C’est cela le « choix » de l’auteur. Mais un tel choix est idéologique et aveuglant. Aller après parler de « science ». Oui, on peut continuer à parler de logique ou même à faire des mathématiques, puisque MAJ cite un auteur qui dit que la logique est « la physique de n’importe quel objet ». Mais « la physique de n’importe quel objet » n’est déjà plus de la physique, puisque cette dernière est justement la physique de quelque objet précis, particulier, empirique.
- Pour l’auteur, la « raison arabe » est éternelle et immuable. Elle est autonome et est à l’abri des influences extérieures. Depuis Averroès, elle est « en crise » (comme en assoupissement ), mais elle est toujours là et il appartient à des « militants » comme l’auteur de la réveiller pour qu’elle renaisse et fonctionne à nouveau. La domination des Ottomans sur les « Arabes », durant des siècles, n’a pas affecté la « raison arabe » qui est toujours là, intacte. La colonisation des pays européens, la campagne d’Égypte de Bonaparte, les mandats internationaux et la fondation de l’État d’Israël, n’ont pas eu d’impact sur cette « raison arabe ». Et, pourtant, les instruments d’analyse mobilisés par Jabri, lui-même, viennent de l’école française, introduite et installée au Maroc depuis le protectorat. Sa « raison arabe » d’analyse, est-elle toujours la même que celle d’Abou Hanifa et de Chafi’i ? Il semble le penser. C’est toujours la même « raison arabe » qui est toujours là ; une « raison » constituant une entité ontologique séparée de l’individu qui la porte et, surtout, étanche et sourde au monde extérieur. Cette « raison arabe » ne correspond donc pas à la « raison constituée » annoncée par MAJ, laquelle raison, de par sa définition donnée par Lalande, varie d’une époque à l’autre.
Un dernier mot pour finir. Lorsque je lis et relis l’ouvrage de MAJ, je ne peux pas m’empêcher de me rappeler le titre « Social Sciences as Sorcery » (traduit par « Les sciences sociales, sorcellerie des temps modernes ?») du livre publié, en anglais, par Stanislav Andreski, en Allemagne, en 1972, dans lequel ce dernier dénonce « le verre fumé du jargon » et les distorsions sous couverts d’objectivité et de scientificité caractérisant ces « sciences ». Je pense que le fort retentissement du livre de MAJ ne peut ainsi s’expliquer que par le « terrorisme intellectuel » qui y est opéré à travers un jargon qui vise à paralyser la « raison » du lecteur pour obtenir sa ‘’crainte respectueuse’’ et sa « reddition ».
*Intellectuel marocain, professeur en sciences économiques, ancien doyen de la faculté de sciences économiques de Rabat.