Retour historique sur les réformes de l’enseignement en Tunisie ( suite et fin )par Rabaa Ben Achour-Abdelkéfi *
L’histoire de l’enseignement en Tunisie, depuis le XIXe siècle, est celle d’une longue controverse sur la question du bilinguisme, de l’arabisation et de l’enseignement religieux. Si la nécessité de moderniser l’enseignement traditionnel religieux et millénaire dispensé dans les kouttab, puis à la Grande Mosquée-Université de la Zitouna s’est imposée en Tunisie avec la naissance du mouvement réformiste, au XIXe siècle, l’école de la République créée en 1958, s’est trouvée confrontée à l’inextricable problème de la consolidation de la « personnalité tunisienne», définie, à l’exclusion de la diversité tunisienne, par la langue arabe et la religion musulmane, et la modernité scientifique, véhiculée par la langue française, langue du colonisateur.
Cette série d’articles décrit les différentes réformes de l’enseignement et les contradictions qui les sous-tendent, avant même la conquête française, que l’indépendance du pays n’a pu résoudre dans la sérénité et qui persistent encore aujourd’hui et alimentent les passions.
3ème partie : Un projet d’envergure, les premiers pas de la réforme, 1955-1958
A la rentrée 1955, quelques mois après la signature des Conventions franco-tunisiennes (3 juin 1955), un mois seulement après la décolonisation de la Direction de l’instruction publique (17 septembre 1955), la Tunisie s’engage dans la réforme de l’enseignement, alors que « le régime d’autonomie interne n‘a pas la netteté tranchante de l’indépendance[1]», que le Néo-Destour est divisé par le conflit qui oppose avec violence Habib Bourguiba à Salah Ben Youssef, qui faisait cause avec le Vieux Destour, et que les fellagas n’avaient pas tous rendu les armes.
Cette division interne qui dresse les Bourguibiens, partisans de l’autonomie interne et de la politique des étapes, à ceux qui lui sont hostiles, c’est-à-dire les Yousséfistes, les fellagas et le Vieux Destour, a, de toute évidence, des répercussions sur le choix du système éducatif tunisien, car si les premiers sont favorables à une orientation vers la modernité occidentale ; les seconds, plus radicaux, optent pour un enseignement totalement arabisé qui serait ouvert à l’enseignement du français, aux sciences et aux technologies modernes comme à l’éducation religieuse.
Alors qu’elle s’orientait, en 1955, vers l’arabisation et que les écoles coraniques modernes et les annexes zeytouniennes avaient été intégrées à l’éducation nationale, la réforme s’engage, dès 1956, vers un autre choix. Lamine Chebbi, qui avait déclaré en mai 1956 : « l’enseignement doit tendre vers une tunisification poussée, laissant une large place au français, en tant que moyen d’échange direct avec les civilisations occidentales », allait affirmer, deux mois plus tard : « l’heure de l’arabisation n’a pas encore sonné ».
La modification du discours des responsables de l’éducation nationale, entre 1955 et 1956, révèle que la question de la langue d’enseignement et de la culture française constitue le point d’achoppement et un enjeu politique fondamental, mais qu’elle est tributaire du moment. Durant la période transitoire de l’autonomie interne, les grandes lignes de la réforme de 1955, qui se résument dans l’unification et l’arabisation de l’enseignement, s’inscrivent dans la logique des revendications nationalistes. La Tunisie pouvait-elle opter pour le bilinguisme, alors même que les Conventions franco-tunisiennes, qui maintenaient en vigueur le traité de Ksar Saïd du 12 mai 1881, conféraient à la langue arabe le statut de langue officielle ? Il aurait été impossible, en cette période transitoire, de donner au français l’importance qu’allait lui donner la réforme de 1958, sans déclencher une vague de contestation.
La République tunisienne, nouvellement instituée et dominée par le charismatique Habib Bourguiba pouvait, par contre, braver l’opinion et mettre en œuvre un projet qui, à bien des égards, peut être qualifié de révolutionnaire.
En 1958, le ministre de l’Education nationale, Lamine Chebbi, est démis de ses fonctions et remplacé par Mahmoud Messadi, directeur de l’enseignement secondaire, parce qu’il aurait été, affirme Mahmoud Abdelmoula, « favorable à l’arabisation de l’enseignement et néfaste à l’application du projet de réforme de l’enseignement en Tunisie. »[2]
Quel est ce projet de réforme et quelles en sont les orientations?
2.2. Les orientations générales de la réforme de 1958
Selon Mokhtar Ayachi, « la réforme de 1958 trouve ses sources dans le projet élaboré par l’UGTT, en 1948, comme alternative au projet de Lucien Paye, dernier directeur de l’Instruction publique » mais aussi dans le projet élaboré en janvier 1958 par Jean Debiesse[3], qui croit « nécessaire de continuer à enseigner les sciences et techniques en français au cours des prochaines décennies ». Pour lui, « La Tunisie, charnière de l’Occident et de l’Orient, a une sorte de vocation au bilinguisme. »
Que la réforme Messadi ait puisé ses sources dans des travaux élaborés par des commissions syndicales ou par des experts, même étrangers, ne lui enlève rien de son envergure.
Il s’agissait pour le jeune Etat de résorber la masse énorme de près de 500 000 non scolarisés[4], de faire face à l’accroissement démographique au taux régulier de 2% par an et au peu de moyens financiers dont il dispose pour monter un édifice scolaire unifié et cohérent. Le gouvernement s’était fixé aussi l’objectif de réaliser une expansion horizontale et verticale, par la scolarisation obligatoire pour tous, de s’adapter à l’évolution et à la variété des besoins sociaux, économiques, techniques et culturel de la nation, de substituer au chaos juridique et réglementaire en matière d’enseignement, un ensemble de lois et de règlements nationaux fixant, aussi bien dans son architecture générale que dans ses détails, l’édifice conçu.[5]
Ces objectifs pour le moins ambitieux relèvent de la gageure en raison du peu de moyens dont dispose l’Etat et de la quasi-inexistence de l’infrastructure scolaire, écoles, transport, cantines. Pour pallier ces difficultés, les décideurs optent pour une réorganisation du système scolaire.
2.3. La réorganisation du système scolaire
La réforme Messadi introduite par la loi du 4 novembre 1958 est entrée en vigueur, dès la rentrée 1958-1959. Nous ne reviendrons pas sur les détails de la réforme, sur les cycles d’étude et les programmes, mais sur ce que les responsables considèrent comme des innovations, les prises de décisions qui heurtent l’opinion, tels que l’enseignement moyen et la scolarisation des filles.
2.3.1. L’enseignement moyen
Le 25 juin 1958, au collège Sadiki, lors de la cérémonie de remise des prix, le président de la République expose les principaux aspects de la réforme. Plutôt que de féliciter les lauréats, il valorise les élèves moyens et même médiocres et va jusqu’à présenter l’échec comme un tremplin à la découverte de soi et de ses aptitudes.
« Il arrive, dit-il, que beaucoup de grands hommes et de génie trébuchent et que la réussite leur échappe. J’ai connu pour ma part les mauvaises places et j’ai raté des examens. »[6] Loin d’être anodine, cette entrée en matière inhabituelle dans ce type de circonstance, vise à convaincre les Tunisiens de l’importance du cycle d’étude court, appelé enseignement moyen, enseignement destiné à remplacer l’enseignement professionnel. « La réforme, déclare le président de la République, apporte une innovation : la création de l’enseignement moyen. Cet enseignement vise à la formation rapide des cadres de base pour différentes branches d’activités : libérales, commerciales et industrielles, condition du renouveau économique et social. »
Dans son souci de lutter contre le mépris du travail manuel, Bourguiba ne cesse d’affirmer, dans son langage imagé et sur un mode narratif, voire anecdotique, la valeur de l’enseignement moyen. Il le met sur le même pied d’égalité que l’enseignement secondaire. Dans une allocution qu’il donne à Radio-Tunis, le 15 octobre 1959, Bourguiba affirme sans ambages :
« Au lieu de la syntaxe, de la morphologie, du droit religieux, des flexions grammaticales et des modes de poésie, il faut apprendre aux gens à faire œuvre utile pour leur pays […]. Il y a des pays qui initient l’enfant, dès sa prime jeunesse aux travaux manuels ; chez nous, en revanche, on ignore la valeur du bricolage et du travail manuel pour l’enfant. Dans son ignorance, la mère frappe son fils quand elle le voit jouer avec des bouts de bois ou des morceaux de tôle ; elle les lui prend et les jette dans un puits : ʺ Va apprendre tes leçons ʺ, dit-elle. Eh bien ! Il fallait le laisser faire : ce bricolage lui sera peut-être plus utile que tout ce que vous appelez leçon et enseignement. »[7]
Réformer, pour Bourguiba, c’est réformer les esprits, c’est entreprendre de changer les mentalités, c’est dit-il, le 7 avril 1958, « un élément indissociable de la lutte contre le colonialisme. »[8] La vraie réforme, celle qui heurte le plus la société tunisienne est la scolarisation des filles. Bourguiba en fait son cheval de bataille.
2.3.2. La scolarisation des filles
D’après les statistiques établies entre 1955 et 1960[9], on remarque une sensible progression de la scolarisation des filles. L’effectif féminin a doublé en six ans, passant de 60 314 filles en 1955 à 113 769 en 1960, mais il constitue la moitié de l’effectif masculin.
« La résistance des familles à la scolarisation des filles est grande, regrette Bourguiba. Il m’a été signalé des résistances à Sfax, Sousse et Kairouan, notamment. J’en ai constaté moi-même à Tunis. Le gouvernement ne saurait rester indéfiniment passif devant ce mauvais vouloir qui se dresse comme un obstacle sur la voie de la réforme. »[10]
L’ambition réformiste de Bourguiba et du gouvernement nécessite cependant des moyens dont l’Etat ne dispose pas. La solution apportée consiste à réduire la durée totale des cycles d’étude ainsi que des horaires hebdomadaires d’enseignement primaire comme dans le secondaire.
2.3.1. La réduction du temps scolaire
Le projet de réorganisation fixe pour les études primaires une durée maximum de 6 ans, avec un horaire hebdomadaire de 15 heures pour les deux premières années et de 25 heures pour les quatre dernières années. Les études secondaires sont ramenées de 7 à 6 ans. Cette réduction du temps scolaire n’a d’autre objectif que de permettre au plus grand nombre d’élèves de fréquenter l’école. Un même établissement dédouble ses effectifs et un enseignant le nombre des classes dont il a la charge.[11]
La réduction du temps imparti à la formation et la surcharge de travail à laquelle font face les enseignants pouvant engendrer une chute du niveau d’instruction des élèves, le gouvernement a introduit des critères qui fixent l’orientation de l’élève.
2.3.2. L’orientation scolaire, critères retenus
L’enseignement doit répondre, comme le souligne l’exposé des motifs de la loi 58-118 du 4 novembre 1958, à une stricte et triple adaptation :
- une adaptation à toute la diversité des virtualités et aptitudes intellectuelles et pratiques des enfants,
- une adaptation aux réalités tunisiennes,
- et une adaptation à l’évolution de la science, ainsi qu’aux réalités et exigences du monde moderne.
La réforme se caractérise par un pragmatisme patent : l’adaptation à la réalité en est le maître mot. Mais si la formation des élèves doit répondre aux besoins du pays, elle doit répondre à l’impératif de « renationalisation ». « L’adaptation de l’enseignement à la variété des aptitudes individuelles resterait vaine, lit-on dans l’exposé des motifs, et n’aurait, somme toute, qu’un caractère pédagogique et une portée morale, si elle ne s’accompagnait d’une autre préoccupation fondamentale : celle de la « renationalisation […].
2.3.3. La « renationalisation » de l’enseignement
La notion de renationalisation, implique, d’abord, de redonner à la langue arabe la place prééminente qui lui revient de droit. La réforme Messadi a effectivement amorcé un processus d’arabisation puisque les deux premières années du cycle primaire étaient arabisées. « Dans l’enseignement secondaire, l’arabe, rapporte l’exposé des motifs de la loi de 1958, retrouve le rôle de langue de culture et de formation dévolu sous l’ancien régime à la langue française. »
Mais, ajoute le même document, « la moindre considération de la réalité (position géographique de la Tunisie, rapports anciens et actuellement étroits avec la France, usage encore très répandu de la langue française sur toute l’aire de l’Afrique du Nord, pénurie de personnel enseignant qualifié de formation purement arabe, etc.) impose de garder au français, pendant une période transitoire de quelques années encore, une place de choix dans notre enseignement. »
La « renationalisation », c’est aussi l’intégration de l’enseignement religieux dans les programmes scolaires de la 1ere année primaire à la 6ème année secondaire.
2.3.4. L’éducation religieuse
En rattachant, dès avril 1956, les annexes de l’enseignement zeytounien, dispensant un enseignement du 1er et 2ème cycles secondaires au Service de l’enseignement secondaire, et en dotant l’université de la Zitouna du statut d’établissement public, de la personnalité civile et en la plaçant sous l’autorité d’un cheikh recteur nommé par décret et relevant directement du Ministère de l’éducation, les autorités au pouvoir ont donné sa place à l’enseignement religieux, au sein de la future école de la République.
Que ce choix soit déterminé par le souci de modernisation de l’enseignement et des mentalités ou par la volonté politique d’en découdre avec le foyer de contestation qu’était la Grande Mosquée, la réforme Messadi a mis en place un enseignement tout à la fois moderne et religieux. Chedli Klibi écrit à ce propos dans son livre, Bourguiba, radioscopie d’un règne : « Bourguiba va entreprendre, gageure redoutable, d’allier le positivisme aux principes directeurs de l’islam. Il va nouer avec l’inspiration des grands docteurs de la loi, en poussant l’Ijtihad le plus loin possible. Contrairement à Attaturk, poursuit-il, Bourguiba avait compris que le ressort de la modernité résidait dans la libération de la raison et non dans l’imitation mécanique des sociétés étrangères. »[12]
La conception bourguibienne de l’Ijtihad est originale parce qu’elle s’appuie sur une libre interprétation des textes sacrés. Influencé par l’humanisme et par les idées des Lumières, Bourguiba, comme l’écrit Lotfi Hajji, dans son livre Bourguiba et l’islam, « s’était refusé d’étudier l’islam sous le prisme des interprétations jurisprudentielles […]. Contrairement aux méthodes du corps professoral zeytounien, qui se fondait sur la répétition des formes littérales des questions historiques et bannissait l’apport des autres peuples et civilisation, la nouvelle conception de Bourguiba mit à mal cette lecture jugée constante et imprescriptible par ses adeptes.»[13]
Bourguiba avait l’ambition d’affranchir la société tunisienne de la décadence par le seul usage de la raison. L’introduction de l’enseignement religieux semble être plus un moyen d’introduire une lecture innovante et rationnelle de la religion qu’un recul stratégique censé mettre fin au mécontentement des conservateurs et des partisans de l’enseignement traditionnel. La tâche que s’était fixée le Zaïm était de former de futurs citoyens, dotés de la faculté de penser, et aspirant non au bonheur éternel mais au bonheur sur terre. Peut-être avait-il l’ambition d’imposer un nouveau rapport à la religion ?
Les principes qui fondent la réforme de 1958 ont totalement modifié le paysage urbain et rural, ils ont rendu possible la mobilité sociale et le croisement des milieux sociaux comme la mixité. Mais cet enseignement, mis en œuvre en 1958, et qui a donné les preuves de sa réussite, ne porte-t-il pas en lui les germes de son futur échec ? Le flou des notions de « modernisation » de « renationalisation », de « tunisification », comme le choix de l’unification de l’enseignement pouvaient-ils résister au temps, aux crises politiques, sociales et la montée de l’idéologie islamiste.
3. Les germes de l’échec de la politique éducationnelle
La réforme de 1958 s’est fixé l’objectif de parvenir au terme d’un temps, qui n’a pas été défini, à une arabisation totale de l’enseignement ; le français ne serait plus à terme qu’une langue étrangère.
Un tel projet pouvait-il réussir quand la formation des enseignants des matières scientifiques et les traductions piétinaient. A défaut d’arabiser les matières scientifiques, on a arabisé, par calcul politique, semble-t-il, les sciences humaines et la philosophie. Si l’arabisation de l’histoire, de la géographie et de la philosophie dans les collèges et les lycées ont été un prétexte à la suppression de chapitres entiers des programmes, soupçonnés d’insuffler l’esprit critique et donc la contestation politique dans un pays sous le joug d’un régime autoritaire, l’enseignement de la littérature française à carrément été supprimé.
Le bilinguisme, qui devait disparaître, si l’on en croit le plan décennal, survit, et le français, au demeurant langue mal maîtrisée, est la langue véhiculaire des matières scientifiques dans les lycées et les universités. N’ayant pas la maîtrise de leur langue de travail, le lycéen et l’étudiant inscrits dans les sections scientifiques ne peuvent acquérir la faculté de raisonner et de communiquer.
L’école, qui a fonctionné comme un ascenseur social et qui a permis un formidable brassage social dans les universités et sur les bancs des écoles, ne joue plus son rôle, les familles, qui en ont les moyens, optant pour les écoles, les instituts privés ou étrangers. L’enseignement public actuel, héritier de la réforme de 1958, n’est plus performant. Il en découle une énorme injustice sociale.
L’unification de l’enseignement, qui a permis, d’intégrer dans un ensemble homogène les divers modèles d’enseignement ainsi que les élèves exclusivement arabophones et francophones deux sections différentes appelées respectivement A et C, et de veiller à pallier leurs carences, dispense, à l’inverse du projet bourguibien initial, un enseignement peu soucieux du profil des élèves, de leurs aptitudes et de leurs talents.
Il est bizarre de constater qu’alors que l’école bilingue, instituée en 1958, revendiquait l’arabisation et qu’elle en faisait une finalité sur le moyen terme ; l’école publique aujourd’hui, et plus encore les établissements privés, ne semblent pas aller dans le sens de l’arabisation et s’installent dans un dangereux statu quo.
4. Conclusion
La Tunisie est aujourd’hui bel et bien arabisée, même si bon nombre d’enfants appartenant à des milieux aisés maîtrisent le français, même si notre dialecte est devenu un insupportable sabir où se mélangent, faisant fi de toutes règles grammaticales, un semblant de français et un semblant d’arabe, même si les septuagénaires, sexagénaires et parfois les quinquagénaires sont rompus à l’exercice de la langue française.
Les élèves ne comprennent plus le français, les étudiants ne sont plus capables de lire un livre écrit en français, les enseignants mêmes, mêmes ceux qui sont censés communiquer avec leurs élèves en français, ont une connaissance approximative de cette langue. L’arabisation s’est imposée et le processus est aujourd’hui irréversible.
Mais le problème n’est pas tant l’arabisation que le statut de la langue arabe. Dès lors que le pays a été colonisé, la langue arabe a été porteuse d’un projet idéologique. C’était de bonne guerre. Mais, voilà des décennies que l’on prend prétexte de l’arabisation pour réduire le champ de la connaissance et dispenser un enseignement au rabais. Aujourd’hui, les islamistes s’approprient la langue, en font leur cheval de bataille, l’annexent à la religion musulmane, en tâchant de faire oublier que l’arabe est une langue parlée par les Arabes musulmans, chrétiens et juifs et que de nombreux musulmans parlent d’autres langues que l’arabe.
Le pays est arabisé, bien arabisé, il ne s’agit donc pas de combattre l’arabisation mais de redonner à la langue arabe son statut de langue. En acceptant l’idée que l’arabisation est nécessairement réductrice, on condamne la langue, on lui impute une responsabilité qui revient aux décideurs et on offre un champ d’action infinie aux ennemis de la modernité et de l’ouverture sur le monde.
Le travail des pédagogues consiste à débarrasser la langue arabe de la gangue qui l’enserre et à ne pas l’opposer aux autres langues, en particulier au français qui, tel qu’enseigné dans nos écoles, n’est nullement une voie d’ouverture vers le reste du monde.
Le vrai problème est idéologique, il est identitaire et seul un travail sur les mentalités, comme le préconisait Bourguiba en 1958, pourrait redonner leurs véritables fonctions aux langues, à l’arabe mais aux autres langues, et permettre aux élèves et aux étudiants d’accéder à une connaissance universelle. Traduire en arabe les livres qui se publient en Europe, aux USA, au Canada, en Amérique latine, au Japon, en Chine et ailleurs; former les maîtres, les professeurs à leurs métiers d’enseignants stricto sensu ; discuter le contenu des programmes et imposer leur respect ; multiplier les espaces de débats au sein des établissements scolaires et ailleurs ; apprendre aux jeunes à réfléchir par eux-mêmes ; les aider à concevoir les différences de culture comme une richesse ; c’est cela qui a fondé l’école en 1958. L’Arabe doit faire sa révolution et devenir une langue à part entière, une langue porteuse d’une culture séculaire mais sécularisée, apte à véhiculer les arts, les sciences expérimentales et les sciences exactes, la littérature, la philosophie, la sociologie, l’histoire, l’anthropologie, l’ethnologie et la psychanalyse ; bref, tous les domaines de la connaissance. Et cela, seuls les Arabes peuvent le faire.
Le débat sur le bilinguisme est d’un autre temps ; nous n’avons pas su le poser et l’imposer quand il était encore temps. Au lieu de regretter, sans pouvoir y remédier, la perte du français, essayons de dépoussiérer la langue arabe, de lui donner une jeunesse et une ouverture nouvelles.
* Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi est agrégée et docteur en lettres et civilisation françaises. Aujourd’hui retraitée, elle a enseigné à l’université de Tunis et est l’auteure de nombreuses publications notamment sur les littératures maghrébines d’expression française. Ecrivaine, elle a publié trois romans : « Bordj Louzir», «Ghandi avait raison » et «Quelques jours de la vie d’un couple ». Elle est également fondatrice et présidente de l’association « Nous tous » consacrée au pluralisme des mémoires de la Tunisie.
[1]Histoire générale de la Tunisie, tome IV, l’Epoque contemporaine (1881-1956), Tunis, Sud Edition, 2010, p. 533.
[2] L’Université zaytounienne, thèse de 3éme cycle en sociologie, Tunis, ouvrage publié avec le concours du Centre national de la recherche scientifique, 1971, p.206.
[3] « En 1956, le Ministère tunisien de l’éducation nationale dépêche au cours de l’année 1956, quatre enseignants tunisiens pour participer à un stage de formateurs devant superviser à l’utilisation des moyens audio-visuels dans l’enseignement des adultes. Deux experts, en technique et enseignement rural devaient collaborer avec le service des programmes de l’éducation, dont Jean Debiesse. » Mokhtar Ayachi, Ecoles et société en Tunisie, 1930-1958, Thèse de doctorat ronéotypée, p. 600.
[4] « Sur une population de 3 695 100 habitants (où les moins de 20 ans constituent environ la moitié de l’ensemble), la population scolaire comprenait 224 208 élèves et étudiants […], soit 7,8 % de la population totale. Mais si avec le Rapport économique de l’UGTT (1956), on reprend ces chiffres en délimitant deux secteurs, l’un comprenant les Tunisiens musulmans, l’autre les Européens et les Tunisiens israélites, le taux de scolarisation varie sensiblement : à la veille de l’indépendance, la population scolaire totale en milieu musulman comprenait 224 800 élèves et étudiants, soit 6,6% de la population tunisienne musulmane (3 382 000 habitants). La population scolaire totale en milieu non musulman comprenait 64 715 élèves et étudiants, soit 20,7% sur une population française et israélite comprenant 312 000 individus. » Michel Lelong, « Une importante réalisation tunisienne, la réforme de l’enseignement », in Revue des belles lettres arabes, Tunis, IBLA, 1958, n° 83, p.297.
[5] Exposé des motifs à la loi n° 58-118 du 4 novembre 1958 (21 rabia II 1378) relative à l’éducation, p.1.
[6] Discours, Tunis, Secrétariat d’Etat à l’information, 1975, tome IV, 1975, p. 292.
[8] Discours, op.cit, p. 185.
[9] Michel Lelong, « L’enseignement tunisien en 1961, bilan et perspectives », in Revue des Belles lettres arabes, Tunis, IBLA, 1961, III-IV, p. 253.
[10] Discours, ibid, p.22.
[11] D’après les chiffres présentés par Michel Lelong dans son article « Scolarisation et corps enseignant », le Secrétariat d’Etat à l’éducation nationale compte en avril 1959, 4 724 instituteurs tunisiens, 590 instituteurs français et 50 ayant d’autres nationalités ; l’enseignement secondaire compte 231 enseignants tunisiens, 196 français et 15 ayant d’autres nationalités et l’enseignement technique compte 710 enseignants tunisiens, 240 français, 14 ayant d’autres nationalités. Dans les années qui suivent, de nombreux instituteurs et professeurs sont recrutés à l’étranger. « Tout en assurant la coopération étrangère pour faire face aux nécessités immédiates, le gouvernement tunisien s’attache à former des professeurs et instituteurs dans les écoles normales.
[12] Tunis, Démeter, 2012, Collection Réflexions, p.84.
[13]Ibid, p. 192.