LANGUES EN UKRAINE : DE VICTIMES À BOURREAUX. Par Mohamed Benhaddadi*
Ukraine soviétique :
À l’époque où la république socialiste soviétique d’Ukraine faisait partie de l’Union Soviétique, l’article 2 de la loi sur les langues de 1989 stipule que la langue officielle de la RSS d’Ukraine est l’ukrainien, alors que les articles 3 et 4 stipulent, respectivement, que les autres langues nationales peuvent être employées partout et que l’ukrainien, le russe et d’autres langues nationales sont les langues de communication. Dans le domaine de l’éducation, l’article 25 stipule que le libre choix de la langue est un droit inaliénable des citoyens, alors que l’article 27 dit que l’étude des langues ukrainienne et russe dans toutes les écoles publiques est obligatoire.
Ayant vécu une décennie en Ukraine, je sais à quel point la langue ukrainienne a été marginalisée au bénéfice du russe. Même si la pensée unique n’est pas liée par essence à une langue donnée, le fait est que la langue russe s’est imposée partout, sous couvert d’un bilinguisme de façade. C’est ainsi que non seulement le russe dominait outrageusement l’ensemble de l’Est, le Centre et le Sud du pays, ces régions ayant fait partie de l’empire russe depuis plus de trois siècles, mais il était hégémonique, y compris à Kiev la capitale.
Pour illustrer ce propos, rien n’est plus parlant que les chiffres. Ainsi, en 1987, la proportion des écoles secondaires russes versus ukrainiennes pour les 3 plus importantes villes était de 152/34 à Kiev, 156/2 à Kharkiv et 90/3 à Odessa. En Ukraine occidentale, la proportion était de 26/66 à Lviv, 15/23 à Thernivtsi, alors qu’au Donbass et en Crimée, c’était simplement zéro école ukrainienne. Ces chiffres montrent sans équivoque que, sous l’ère communiste, l’Ukraine s’est massivement russifiée. En fait, une nuance de taille s’impose car, comme c’est souvent le cas, le diable est dans les détails. Et, pour résumer la situation réelle à l’aube de son indépendance, on peut dire qu’il y avait deux Ukraine : (i) l’Est et le Centre, massivement ou totalement russifiés, ce qu’illustre bien le nombre infime d’écoles ukrainiennes, (ii) l’Ouest qui, même partiellement russifié, tenait encore mordicus à sa langue propre, ce qu’illustre bien l’épisode que j’ai relaté plusieurs fois du restaurant de la gare de Lviv où on a refusé de me servir en 1986 parce que je m’exprimai en russe.
Ukraine indépendante :
Au lendemain de son indépendance, plus d’une dizaine de projets d’élaboration d’une nouvelle loi sur les langues ont été mis de l’avant, sans qu’aucun n’aboutisse à son adoption. Il est pertinent de citer, en particulier, le projet de loi de 1996 sur le développement et l’usage des langues en Ukraine. Ce dernier était caractérisé par une plus importante ukrainisation du pays, surtout dans le domaine de l’éducation où il n’était plus question de libre choix, car seul l’ukrainien était censé être obligatoire. Aussi, une plus grande affirmation de l’identité ukrainienne était mise de l’avant avec, à titre d’illustration, les étudiants qui reçoivent leurs relevés de notes en ukrainien alors que les études se font en russe, etc.
Par ailleurs, le 28 juin 1996 a été adoptée la nouvelle constitution dont l’article 10 stipule que « la langue officielle de l’Ukraine est l’ukrainien […] En Ukraine, le libre développement, l’emploi et la protection du russe et des autres langues des minorités nationales d’Ukraine sont garantis ». Pour ce qui est de l’éducation, l’article 53 stipule que « les citoyens appartenant aux minorités nationales ont la garantie et le droit, conformément à la loi, de recevoir leur instruction dans leur langue maternelle ou d’étudier dans leurs langues maternelles… »
Loi sur les principes de la politique linguistique de l’état de 2012
C’est le 3 juillet 2012 que le parlement ukrainien (Verkhovna Rada) a adopté la Loi sur les principes de la politique linguistique de l’Etat dont l’article 6 stipule que « la langue officielle de l’Ukraine est l’ukrainien […] sans nier ou restreindre le droit d’utiliser les langues régionales et minoritaires dans les domaines pertinents ». Dans le domaine de l’éducation, l’article 20 stipule que « le libre choix de la langue d’enseignement est un droit inaliénable des citoyens […] Les citoyens ukrainiens sont assurés du droit de recevoir leur instruction dans la langue officielle et dans les langues régionales ou minoritaires ». En fait, le statut de langue régionale permettait, au plan local, de rendre une autre langue également officielle, au même titre que l’ukrainien. C’est d’ailleurs ainsi que le russe a été reconnu comme « langue régionale », ce qui lui a permis de garder sa domination dans les régions russophones de Dnipropetrovsk, Kharkiv, Mykolaïv, Odessa, en plus des 5 régions actuellement annexées par la Russie (Crimée, Donetsk, Kherson, Louhansk, Zaporijjia).
La politique ukrainienne, amorcée dès son accession à l’indépendance en 1991 avait pour fondement la promotion de la culture et de la langue ukrainienne dans toutes les sphères de la vie publique, dont en particulier l’éducation, la fonction publique et le commerce, etc. Il est incontestable que c’est grâce à cette politique que la langue ukrainienne a retrouvé rapidement ses lettres de noblesse et, malgré la domination persistante de la langue russe sur la rive Est du Dniepr, la production culturelle, intellectuelle et artistique est devenue majoritairement ukrainophone.
Mais, les événements politiques se précipitent, en particulier à partir de 2014. En 2018, la Cour constitutionnelle de l’Ukraine a déclaré inconstitutionnelle la Loi sur les principes de la politique linguistique de l’état et l’a invalidée.
Loi sur la langue de 2019
C’est le 25 avril 2019 que le parlement ukrainien a adopté la nouvelle Loi sur la langue dont le 1er article stipule que « La seule langue officielle en Ukraine est la langue ukrainienne ». Conformément à cette loi, seule la langue ukrainienne est désormais autorisée à être employée par les autorités, les entreprises, les institutions et les différents organismes.
Dans le domaine de l’éducation, l’article 21 stipule que la langue officielle est l’ukrainien, alors que « dans les établissements d’enseignement, selon le programme d’enseignement, une ou plusieurs disciplines peuvent être enseignées dans au moins deux langues, la langue officielle, l’anglais ou d’autres langues officielles de l’Union européenne ». Cet article stipule aussi que les établissements d’enseignement doivent offrir, sur demande des étudiants, la possibilité d’étudier la langue de la minorité en tant que discipline distincte. Pour ce qui est de la science, l’article 22 stipule que les publications scientifiques sont publiées dans la langue officielle, l’anglais et/ou dans d’autres langues officielles de l’Union Européenne.
Que les législateurs ukrainiens arguent que la langue ukrainienne a été malmenée durant des siècles et qu’il faut désormais la placer dans une logique de promotion, c’est plus que légitime, de la musique même dans bien des oreilles, les miennes en particulier. Sauf que cela aurait pu se faire sans le déni des droits des russophones de la rive Est du Dniepr dont la langue est reléguée au même titre que le gagaouze et d’autres langues minoritaires ukrainiennes. Il faut être complètement gaga pour promulguer une telle loi injuste qui brime les droits des minorités auxquelles on impose l’exit de l’usage officiel de leur langue.
Clairement, les législateurs ne se sont pas contentés de se placer juste dans une logique de promotion légitime de l’ukrainien, mais aussi dans une logique d’exclusion/revanche/humiliation des russophones. Pour ajouter l’insulte à l’injure, l’article 21 implique pour les russophones et les autres minorités qu’ils ont la possibilité d’étudier leur langue qu’en tant que discipline distincte et uniquement sur demande, alors que l’article 22 dénie le caractère scientifique de la langue russe, même si elle est précurseur dans la conquête de l’espace. Dans cette hiérarchisation des langues, il y avait une volonté délibérée d’abaisser et discriminer la langue russe, mentionnée dans aucun des 57 articles de la loi sur la langue. Les victimes d’hier qui deviennent les bourreaux aujourd’hui.
Responsabilité de Zelenski
Il est important de spécifier que V. Zelenski n’a aucune responsabilité dans le coup de force du 25 avril 2019, réalisé par son prédécesseur P. Porochenko qui a argué qu’il était en droit de le faire avant la passation du pouvoir. Bien plus, lors de la campagne présidentielle de 2019, le candidat Zelenski avait clairement manifesté sa volonté de cesser l’ukrainisation forcée, menée tambours battants par son prédécesseur et rival M. Porochenko. Il avait même promis de « réintégrer » au pays les populations du Donbass, en commençant par verser les pensions bloquées des retraités de ce territoire sécessionniste de l’Est.
Élu le 21 avril 2019, V. Zelenski a prêté serment le 20 mai, ce qui veut dire qu’il aurait pu ajourner l’entrée en vigueur de la loi, le 17 juillet 2019, s’il était animé de bonne foi pour réunifier son pays. En fait, élu massivement par l’Ouest alors que l’Est a peu voté ou totalement boycotté l’élection (Donbass et Crimée), le nouveau président V. Zelenski n’a pris aucune mesure pour réconcilier les deux blocs qui composent son pays. N’est pas N. Mandela qui veut. Pourtant, il est impossible de réintégrer les territoires du Donbass avec une telle loi perfide qui astreint leur langue à la sphère privée. Bien plus, il s’avéra rapidement que l’obsession majeur du nouveau président était l’adhésion de son pays à l’UE et l’OTAN, quitte à ce que cela se fasse en marchant sur des cadavres.
Ce président que la presse présente comme l’icône de la résistance a contribué à exacerber la rupture entre l’Ouest massivement ukrainophone et l’Est massivement russophone. Après, la guerre s’est chargée de couper les ponts entre les communautés, l’Ukraine occidentale que Moscou bombarde régulièrement est devenue russophobe, alors que le Donbass que Kiev bombarde tout aussi régulièrement est devenu ukrainophobe.
Avant le début de cette guerre, j’ai écrit sur ma page FB qu’advenant celle-ci, le Donbass ne retournera plus dans le giron de Kiev, même sans l’appui de la Russie. La loi scélérate de 2019 est un des arguments majeurs qui ont nourri cette réflexion.
Langue dans les territoires occupés par la Russie:
Depuis l’annexion de la Crimée par Catherine II en 1783 et du fait de la politique de peuplement suivie, la Crimée a toujours été une péninsule à majorité russophone. Suite à l’effondrement de l’Union soviétique, alors que plusieurs éminentes personnalités russes, incluant M. Gorbatchev et A. Soljenitsyne, appelèrent à son rattachement à la Russie, la Crimée se retrouva dans le giron de l’Ukraine dont, cependant, elle ne reconnaissait pas l’autorité. En effet, elle avait déjà, en tant que république autonome de Crimée, son propre parlement et gouvernement. La constitution Criméenne de 1998 reconnaissait, dans son article 4, trois langues officielles : l’ukrainien, le russe et le tatar de Crimée, alors que l’article 10 adoptait le russe pour les communications dans toutes les sphères de la vie publique. Il est pour le moins paradoxal que l’Ukraine d’aujourd’hui puisse brimer le droit linguistique des russophones, alors qu’en Crimée, il y a 3 langues officiellement reconnues, dont l’ukrainien. D’ailleurs, un fait assez cocasse a été révélé par Kiiv independant au sujet du maire de Kharkiv, condamné à verser une lourde amende pour avoir rédigé un tweet en langue russe, en janvier 2023. Aucun média occidental n’a repris cette information, motus et bouche cousue de toute la presse dont le modus operandi est de ne pas colporter toute information défavorable au pouvoir actuel à Kiev.
La situation linguistique actuelle au Donbass (républiques autoproclamées de Donetsk et Louhansk) ressemble quelque peu à celle de la Crimée, car cette région n’était pas touchée par la loi sur la langue de 2019, du fait de sa sécession depuis 2014.
Dans les régions de Kherson et Zaporijjia, comme c’est le cas dans les autres oblasts russophones, la langue ukrainienne a commencé à renaître sitôt l’indépendance de l’Ukraine acquise, avec le russe comme langue dominante. La loi sur la langue de 2019 est venue frapper de plein fouet ces deux régions à cause de l’ukrainisation à pas forcés qui remettait en cause le statut de langue régionale du russe dont l’usage domine la vie de tous les jours. D’ailleurs, sitôt conquises et annexées par la Russie en 2022, le programme scolaire de la Russie a été introduit dans ces deux régions, le pont de Kertch viendra même bientôt orner leur livre d’histoire. Ces changements ont été apportés avec l’assentiment de la majorité de la population, bien plus proche de la Russie non seulement linguistiquement, mais aussi culturellement.
En 1987, la proportion des écoles secondaires russes versus ukrainiennes était de 49/5 pour Kherson et 95/1 pour Zaporijjia. Après 1991, la langue ukrainienne a connu un essor indéniable aussi bien dans ces deux régions que dans l’ensemble de l’Ukraine russophone, même s’il n’y a pas de statistiques disponibles. Ironie du sort, dans ces deux territoires ukrainiens russophones annexés par la Russie, la loi sur la langue promulguée par Kiev en 2019 risque de faire un effet boomerang, en faisant disparaître du paysage les acquis de la langue…ukrainienne!
Comme dit l’adage, qui sème le vent récolte la tempête.
*Scientifique de réputation établie, Mohamed Benhaddadi installé au Québec s’exprime régulièrement sur les enjeux géopolitiques qui agitent notre monde.