Algérie. Economie de rente versus économie de la connaissance ; le défi du numérique. Par Djaffar Lakhdari*
S’il est un domaine où l’Algérie est particulièrement pénalisée par le vieillissement et le raidissement de la structure politique qu’elle subit, c’est bien celui de l’économie de la connaissance dont la manifestation la plus notoire est le secteur dit des startups.
Révolution inédite
L’économie de la connaissance qui fait des centres de recherche les pôles industriels d’aujourd’hui, les lieux autour desquels se concentrent les meilleurs talents et les capitaux à la recherche de valorisation exceptionnelle, est déjà une réalité.
Apple fondée par un jeune marginal, Steve Jobs, est la première valorisation boursière au monde, Facebook jeune entreprise voit sa valeur dépasser celle des vieux groupes industriels américains des secteurs automobiles ou chimiques, Microsoft fondée par le jeune Bill Gates à dix-neuf ans, dépasse de loin la valorisation d’IBM icône de l’informatique des années soixante et soixante-dix, celle des grands systèmes qui jugeaient parfaitement ridicule l’idée d’une informatique personnelle.
Autour de ces « licornes », il y a une multitude d’entreprises, de chercheurs et/ou d’entrepreneurs, de clusters, de services, de porteurs de capitaux, institutionnels ou non, de sociétés ou de particuliers, prêts à tester toute nouvelle solution susceptible d’améliorer leur rendement ou leur satisfaction, et couronnant le tout, un marché financier, le Nasdaq, dédié à ce secteur d’un type nouveau qui défie toutes les lois de la finance en valorisant fortement des sociétés lourdement endettées, sans profit et parfois sans chiffre d’affaire. Cet ensemble constitue l’écosystème de cette nouvelle économie dont la fameuse Silicon Valley californienne est l’emblème.
Cette révolution très récente dont nous ne vivons sans doute que les prémices, a donné aux Etats Unis un nouvel élan au moment même où de nombreux analystes constatant une baisse de la productivité dans ce pays et une hausse considérable de la dette interne et externe à la fin des années 80, avaient diagnostiqué, à tort, le déclin américain.
En réalité cette révolution, en partie fondée sur les spectaculaires avancées des TIC, a donné aux Etats-Unis un gain qu’ils n’avaient pas connu dans les précédents grands cycles économiques (type Kondratief) fondés sur la diffusion massive de nouvelles technologies. Les précédentes révolutions industrielles faisaient des Etats-Unis une puissance importante mais largement concurrencée par les puissances européennes et le Japon, si l’on excepte la parenthèse de la chute brutale mais temporaire de ces puissances économiques après la seconde guerre mondiale.
Rupture conceptuelle de la gestion de la finance
Dans l’économie numérique, la suprématie américaine est sans équivalent dans l’histoire économique. Les anciens rivaux européens ou asiatiques, sont absents du palmarès des grandes entreprises du numérique, seuls les nouveaux entrants tels que la Corée du sud ou la Chine ont vu l’émergence d’entreprises capables de concurrencer Apple, Google, Amazon ou Facebook. Depuis des décennies cependant, conscients du fait que leur retard présentait un danger pour leur futur, ces pays ont lourdement investi et surtout essayé de comprendre, pour pouvoir le reproduire en l’adaptant, l’écosystème qui a permis cette avancée.
Au-delà des différences qui caractérisent les systèmes économiques nationaux, tous ont donc essayé d’appliquer les éléments fondamentaux qui ont fait l’exceptionnel succès de la Silicon Valley.
Les facteurs qui expliquent un tel succès sont multiples. Cependant, quelques principes apparaissent comme les bases de cette dynamique. Ceux-ci pourraient se résumer dans trois grandes libertés en l’absence desquelles il ne peut y avoir de contexte favorable au développement des startups innovantes.
Libre circulation des savoirs d’abord, ce qui suppose un système d’information économique, financier et technologique ouvert, un libre accès, un droit à l’information. Cette liberté suppose une philosophie libérale de l’échange des savoirs et des données, dès lors qu’ils ne sont pas la propriété exclusive de ceux qui les ont développés à des fins commerciales. Ce libre accès qu’internet a généralisé, a rendu possible des innovations par de petites entités sans grands moyens.
Liberté d’entreprendre en minimisant la contrainte administrative, en cassant les quasi-monopoles ( la déréglementation du secteur des télecom et la dissolution sur décision de justice du quasi-monopole privé d’ATT aux Etats Unis, a été l’une des sources de l’essor des TIC à partir des années 90 ), en permettant la nécessaire souplesse de gestion dont ont besoin des petites structures innovantes. Libre accès aux marchés, trop souvent chasse gardée des grands groupes (« small business act »), sans lequel la liberté d’entreprendre est utopique.
Liberté de circulation des capitaux enfin qui est le moteur de toute cette dynamique. Les perspectives de valorisation portées par les startups associées cependant à un risque maximum (en moyenne plus de 90% des startups échouent) attirent des financements ayant une forte propension au risque qui ne peuvent émerger que dans un marché libre des capitaux, disposant d’outils adaptés de valorisation et d’incitation (stock options, obligations convertibles..). Les stratégies de sortie, notamment via des IPO (initial publing offering, introduction en bourse des entreprises) sont ainsi les moments clefs dans la vie des startups, guettés par tous les porteurs de capitaux, banques d’affaire et analystes. Sans cette logique de valorisation et les outils qui la permettent, ce secteur ne peut se développer.
Sans atteindre les performances américaines car de nombreux éléments spécifiques à ce marché ne sont pas transposables (en particulier la propension au risque des acteurs économiques), la plupart des pays de l’OCDE et au-delà, ont appliqué ces recettes avec un certain succès.
Hiatus algérien
Qu’en est-il des pays émergents ou de ceux qui comme l’Algérie auraient vocation à l’être ?
Tous ont pris conscience de la nécessité de ne pas rater la marche de cette nouvelle révolution industrielle, comme cela a été le cas pour les révolutions précédentes. En Afrique et dans le monde arabe on note des avancées importantes par rapport à la situation ex ante, à l’aune du critère des capitaux mobilisés pour le secteur des startups innovantes. En Afrique quatre pays dominent, le Nigeria, l’Egypte, le Kenya et l’Afrique du Sud.
L’Algérie en revanche pâti d’un environnement d’affaire unanimement décrié, y compris par le gouvernement qui déplore une bureaucratie trop lourde et handicapante pour les entreprises. A fortiori pour les startups innovantes qui ont besoin d’un environnement très favorable aux entreprises.
Certes le gouvernement a pris des mesures inédites qui devraient encourager le développement des startups en Algérie, ministère dédié (« ministère de l’économie de la connaissance, des startup et des micro-entreprises »), loi des finances créant un cadre juridique fiscalement favorable aux startups, fonds d’investissement actif en particulier dans la phase cruciale dite d’amorçage (financement de la phase initiale d’un projet généralement très difficile à obtenir car c’est sa phase la plus risquée, celle où le produit n’est encore qu’une idée), qui paradoxalement, fait de l’Algérie un des pays où il est le plus facile d’obtenir un financement initial ; développement d’un réseau de clusters et d’incubateurs souvent liés à des pôles universitaires.
En outre forte d’une jeunesse scolarisée dont plus de deux millions font des études supérieures et dont la totalité est connectée, l’Algérie dispose de fait d’un potentiel important de développement dans le secteur des startups.
Cependant aucune des libertés économiques fondamentales nécessaires au développement des startups, n’ont droit de cité en Algérie.
La logique de l’économie administrée adossée à la rente, domine et donne le la de la gouvernance économique. Les grands projets dits structurant qui mobilisent l’essentiel de la capacité d’investissement du pays, restent publics et concernent presqu’exclusivement le secteur dit primaire, les mines et les hydrocarbures.
Le secteur financier est notoirement archaïque et le marché des capitaux si important pour les stratégies de valorisation est tout simplement inexistant (moins d’une dizaine de valeurs cotées pour un marché boursier qui en dépit de tous les effets d’annonce depuis de longues années, ne décolle pas).
Le fait que la société Yassir ait longuement été citée comme exemple de réussite, hissant l’Algérie en 2022 parmi les principaux bénéficiaires de levée de fonds en 2022 en dit long sur l’embarras des autorités. Yassir est une société de droit américain, une personne morale américaine qui a levé 150 millions de dollars sur le marché américain ce qui aurait été strictement impossible en Algérie si Yassir s’y était localisée.
En revanche Yassir s’est initialement déployée sur le marché algérien et a surtout développé son produit avec des compétences algériennes. A ce titre, Yassir illustre les potentiels et les limites de l’écosystème algérien pour les startups, en dépit des efforts réels de certains pour le développer.
Ces efforts se heurtent à la logique d’ensemble du système économique et politique, gaspilleur de ressources et structurellement défavorable à la croissance.
Ce qui est valable pour l’ensemble de l’économie, l’est a fortiori pour le secteur des startups
Le plus grand rival des Etats-Unis dans ces secteurs est aujourd’hui la Chine qui a su développer une puissante industrie exportatrice et créer un secteur des TIC et startups innovantes, bénéficiant de l’apport de ses universités et d’un marché des capitaux dynamique avec les bourses de Shanghai et de Hong Kong.
Pauvre, avec des ressources limitées et un régime rétif à toute logique de marché, la Chine n’était pourtant pas prédisposée à une telle évolution. Le miracle chinois sans équivalent dans l’histoire économique du monde, a pour nom pragmatisme, illustré par l’aphorisme de celui qui l’a incarné, Deng Xiaoping, « qu’importe la couleur du chat pourvu qu’il attrape la souris ».
*Economiste
**Le titre et les sous-titres sont de la rédaction.