jeudi, novembre 30, 2023
Débats

ENTRETIEN AVEC HOSNI KITOUNI*. La Soummam « fit appel, plutôt qu’aux compétences et aux mérites, à l’allégeance et la fidélité aux clans. »

Adn-med : Le congrès de la Soummam est considéré par une grande partie de l’élite politique et intellectuelle algérienne comme un moment fondateur durant la période coloniale puisqu’il a doté la Révolution algérienne, d’institutions et d’instruments efficaces. Quel regard portez-vous sur cet évènement ?

H K : La considération que vous prêtez à l’« élite politique et intellectuelle » est historiquement datée et circonscrite à un courant de pensée qui est loin d’être exclusif ou dominant en Algérie. En tous les cas, il ne fait pas l’unanimité parmi les historiens et les politiques de toutes tendances. Le moins qu’on puisse en dire est qu’il suscite le débat. À cet égard, les mémoires de Ben Tobbal ont apporté un nouvel éclairage qu’il serait intéressant de mettre en perspective avec les positions des autres témoins et commentateurs. Pour ma part, j’estime que le seul moment éligible à la fondation au regard de son rôle décisif dans la construction de l’État national est bien le 1er novembre 1954. Tel un socle solide, il porte notre histoire et notre mémoire collectives et aucun autre évènement ne saurait prendre sa place dans le récit national. Que le congrès de la Soummam soit venu couronner une série d’évènements tant militaires que politiques majeurs ne fait aucun doute, et vous avez raison de souligner son importance à cet égard, mais en aucun cas on ne doit, à mon avis, s’en servir pour minimiser l’importance de ce qui l’a précédé.

Les décisions du congrès, leur portée et leur efficacité sont encore aujourd’hui très discutées, par exemple l’introduction des grades, la dichotomie politique /militaire ; le découpage des wilayas ou le rappel des anciennes figures politiques, etc.

Adn-med : – Le congrès de la Soummam a rassemblé toutes les tendances politiques de l’époque et les a diluées dans un front révolutionnaire : le FLN. Cette dilution de la pluralité politique antérieure au 20 aout 1956 était-elle nécessaire ?

H K : Le congrès a-t-il effectivement rassemblé les différentes tendances politiques ou seulement coopté certaines figures politiques ? Cette distinction est d’une importance cruciale, car le congrès n’a malheureusement pas reconnu la légitimité de ces partis, il les a au contraire forcés à s’autodissoudre. La méthode de cooptation des dirigeants favorisa en outre les marchandages et les dosages et fit appel plutôt qu’aux compétences et aux mérites à l’allégeance et à la fidélité aux clans. Les conditions du pluralisme ont été d’emblée rejetées pour laisser place au monopole du FLN sans que pour autant ne soit garanti l’exercice de la pluralité des opinions. Quel poids pouvait avoir un Ferhat Abbes ou un Ahmed Tewfik El Madani devant un Bentobbal ou Belkacem Krim, légitimes dirigeants des maquis ! Voilà pourquoi, très vite le CEE, organe de coordination de la lutte armée, est devenu d’une part le centre du vrai pouvoir et d’autre part l’objet de convoitise entre les prétendants.

Adn-med : Quelles en sont les répercussions plus de 60 ans après  selon vous ?

H K : Le nationalisme est par essence exclusiviste. C’est dans ce creuset que se sont formées les élites politiques algériennes. La rupture du 1er novembre a produit chez les novembristes une profonde aversion pour les partis, jugés comme la cause de l’échec du mouvement national même si pour nombre d’entre eux ils ont été formés et ont milité en leur sein. Le culte du parti unique n’est pas né de rien. Les conditions de la guerre, la clandestinité, ont leur part dans les comportements des militants, mais pas que. La culture politique des Algériens s’est formée dans le contexte d’une colonie de peuplement. Autrement dit une société dichotomique de deux peuples juridiquement inégaux différenciés par leurs religions, leurs appartenances ethniques et leurs origines. Français et Algériens pensaient en noir et blanc, « si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi » et donc « tu es un traitre ». Ce monde clivant a façonné chez les imaginaires, les comportements et les projets de société.  Il n’a jamais été donné au peuple algérien de faire son apprentissage démocratique. Le passage de la guerre à l’édification de l’État national s’est fait dans les conditions les moins favorables, la force des armes a décidé du reste.

Adn-med : Djamel Abdel Nasser considérait le congrès de la Soummam comme « une déviation », un coup de poignard dans le flanc de la nation arabe et n’avait pas hésité à actionner ses relais, notamment Ahmed Ben Bella, pour discréditer par tous les moyens possibles et imaginables ce congrès. Quelle lecture faites-vous de cette ingérence flagrante de l’Égypte dans les affaires algériennes auxquelles elle a dédié un département entier de ses services de renseignements et de son budget ?

H K : Djamel Abdelnasser n’est pas le seul à avoir cherché à s’ingérer dans les affaires internes du FLN, la France aussi de manière beaucoup plus décisive, les Tunisiens et d’autres. L’opposition aux résolutions du Congrès de la Soummam ne venait pas seulement de Benbella ; Boudiaf n’était pas d’accord ; les dirigeants des wilayas II et I les avaient également rejetées. Ce n’est pas très fécond intellectuellement de déplacer la focale sur « l’ennemi extérieur » pour expliquer nos déconvenues. La question centrale est : pourquoi le Congrès a provoqué tant de dissonances parmi les dirigeants algériens ?

Pour Boudiaf par exemple, « le Congrès de la Soummam était plus une réunion au sommet de certains dirigeants qu’un vrai congrès d’un parti [il] peut être considéré comme un coup de force pour la prise de pouvoir à l’échelle nationale au sein de la Révolution algérienne » ( El Jarida n° 8 février 1970). Il explique sa position par les raisons suivantes :

La non-représentativité du Congrès, « puisque seules les wilayas II, III et IV étaient représentées, avec les réticences que l’on sait de la part des délégués de la II. »

La primauté de l’intérieur sur l’extérieur, « ce principe revenait à écarter de la direction ceux qui avaient lancé l’action au profit de nouveaux ralliés : les centralistes, les dirigeants de l’UDMA et les Oulemas ». Or, soutient encore Boudiaf, « les défenseurs de ce principe furent les premiers à le bafouer lorsqu’ils quittèrent le territoire national après la bataille d’Alger ».

Enfin, le principe de la primauté du politique sur le militaire «  dans les conditions particulières de l’Algérie de 1956, signifiait la confiscation du pouvoir de décision détenu par les maquisards des campagnes (militaires) pour le remettre entre les mains des « politiques » (petite bourgeoise citadine ». Ainsi, une dichotomie artificielle est créée entre les combattants des maquis et la direction politique de la lutte.

Comment en 1956 pouvait-on séparer et opposer politique et militaire, quand celui qui porte les armes réalise en lui la parfaite synthèse révolutionnaire, entre conviction et engagement, conscience et action, théorie et pratique. Opposer les deux, c’est instaurer une différenciation inégalitaire entre ceux censés penser et concevoir et ceux censés exécuter, entre le dirigeant et le dirigé, dans un contexte de guerre populaire.

D’ailleurs, cette décision n’a jamais été appliquée dans les maquis, car comment différencier entre le Zighout Youcef tenant le fusil et le Zighout tenant la plume. Le CNRA est donc resté une âme sans corps ou, pour être exact, une coquille vide.

Adn-med : Au CNRA du Caire de 1957, bien que le bilan de l’année fût validé à l’unanimité, les principales résolutions du Congrès de la Soummam ont été remises en cause irréversiblement. Pourtant, cette réunion est considérée comme illégale puisque des personnes qui n’étaient ni membre permanent, ni membre suppléant, comme Houari Boumediene, y ont pris part. Considérez-vous cette réunion comme un coup d’État contre le Congrès de la Soummam ?

H K : Ce qui s’est passé au Caire est à mon avis le prolongement logique de ce qui s’est passé en 1956. Je crois que certains commentateurs actuels des résolutions du Congrès de la Soummam sont victimes d’une erreur d’optique : ils donnent au principe de la primauté du politique sur le militaire une interprétation décontextualisée. Autrement dit, ils plaquent sur le passé des catégories du présent.

Les décisions de la réunion du Caire sont en réalité une mise en conformité des instances du FLN avec le rapport de force réel entre les militaires et la bureaucratie du parti. Jamais le CNRA n’a eu un quelconque pouvoir sur les maquis et le principe de la primauté du politique n’était que de l’encre sur du papier.

Adn-med : L’assassinat de Abane Ramdane est tantôt présenté comme un règlement de compte entre leadeurs révolutionnaires rivaux, tantôt comme crime d’État auquel l’Égypte ne serait pas totalement étrangère. Qu’en est-il selon vous ?

H K :Toutes les hypothèses se valent dès lors qu’elles reposent sur des faisceaux des présomptions et des supputations. Sur la mort de Abane Ramdane, le fait certain est qu’il a été assassiné par ses pairs, les donneurs d’ordre l’ont reconnu, le fait est documenté. Quant à son interprétation, elle est aujourd’hui l’objet de controverses non dénuées d’arrières pensées politiques.  Celle qui accuse l’État égyptien vaut ce que valent toutes les autres.

Depuis 1962, les clans du pouvoir et ceux qui y prétendent instrumentalisent le passé à des fins politiques. Comment dès lors faire de l’histoire un ciment de la nation quand les élites la malmènent à ce point.  Je ne sais pas, pour ma part, si Abane aurait été d’accord avec la manière dont certains instrumentent sa mémoire.

Adn-med : Lors de la crise de l’été 1962, qui a opposé le GPRA, dépositaire de la légitimité révolutionnaire, à l’État-major de l’armée dirigé par Boumediene et cautionné politiquement par Ben Bella, poulain de l’Égypte, Djamel Abdel Nasser, après avoir reçu en privé Ben Bella, lui a fait don, juste après le cessez-le-feu et la libération de ce dernier, de 7 unités de blindés légères, 25 compagnies d’infanterie légères, 12 MIG 17, 8 hélicoptères d’une capacité de 16 hommes et un poste Radio Central. Entre le 9 avril et le 9 mai 1962 une autre cargaison a été livrée à Ben Bella et Boumediene : 100 jeeps; 100 camions de 3 tonnes; 100 camions divers; 20 cuisines roulantes; 5 voitures de dépannage; 50 voitures 750 kg pour tracter les canons; 6 MIG 15; 6 avions. Tout cet arsenal de guerre n’avait pas été donné par l’Égypte durant la guerre pour aider le LN à faire face à la violence de l’armée française, mais après le cessez-le-feu pour qu’il soit utilisé contre le GPRA et ses partisans. À travers cette démarche, Djamel Abdenasser et ses relais algériens voulaient-ils éradiquer définitivement toute trace du congrès de la Soummam qui prônait une Algérie algérienne ancrée dans sa pluralité multimillénaire au profit du nationalisme arabe dont il était un des apôtres ?

H K : Que Benbella ait cherché un soutien auprès de l’Égypte et qu’il l’ait obtenu dans les conditions que vous citez, ne change rien au fait que le coup d’État de 1962 était inscrit dans l’histoire de la guerre de libération nationale. Non seulement il avait été préparé à l’avance, mais sa force aux frontières était prête à intervenir. La prise du pouvoir par les militaires de l’EMG a clôturé un cycle et ouvert un autre qui appartient maintenant à notre présent.  Elle a posé avec acuité la question du rapport du militaire au politique dans la construction de l’État national.  La réponse qui y fut donnée par les auteurs du coup de force est à l’origine des crises multiples que notre société connait jusqu’à ce jour. Ni Abane, ni Zighout, ni Lotfi n’y sont pour rien. Cela relève de nos responsabilités en tant que citoyennes et citoyens quant à notre rôle dans les affaires du pays.  La problématique du rapport du politique au militaire a totalement changé de sens, elle n’a plus rien à voir avec celle de 1956. Laissons les morts reposer en paix et cessons d’utiliser leur prestige faute d’en être dignes.

*Hosni Kitouni, chercheur indépendant en histoire du fait colonial est l’auteur de: “Kabylie orientale dans l’histoire” (2013) et “Le Désordre colonial. L’Algérie à l’épreuve de la colonisation peuplement ” (2018) aux éditions Casbah.

Partager avec

Une réflexion sur “ENTRETIEN AVEC HOSNI KITOUNI*. La Soummam « fit appel, plutôt qu’aux compétences et aux mérites, à l’allégeance et la fidélité aux clans. »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Advertisment ad adsense adlogger