jeudi, novembre 30, 2023
Débats

Avons-nous besoin aujourd’hui des « critiques » d’Arkoun et de Jabri ? (Partie 7). Par Lahcen Oulhaj*

VII- « Critique de la raison arabe II » de M. A. Jabri (MAJ)

Après la présentation du premier tome « formation de la raison arabe », en juin, nous consacrons notre chronique de ce mois-ci d’octobre 2023 à une partie du deuxième tome de « critique de la raison arabe » de MAJ. Ce tome, intitulé « structure de la raison arabe », comprend principalement trois parties, chacune traitant l’un des trois « ordres cognitifs » (al bayan, al ‘irfan et al burhan) dégagés dans le premier tome, en tant qu’ordres, systèmes, « épistémès » ou cadres de pensée de ce que MAJ appelle la « raison arabe ».

Ce tome 2 qui nous intéresse ici commence par un rappel résumant les résultats d’analyse faite dans le tome 1. Après les 3 parties, correspondant aux 3 « ordres cognitifs », l’auteur propose une quatrième partie où il présente sa perception de l’état présent de la « culture arabe » marqué, selon lui, par une fragmentation et une désintégration des « ordres cognitifs » et présente son « projet » de reconstitution et de reconstruction de la « raison arabe ».  Ce tome 2 se termine par une conclusion.

Dans la présente chronique, et dans les chroniques à venir sur MAJ, le plan sera celui du livre que nous commençons à présenter ici : 1) rappel, 2) al bayan, 3) al ‘irfan, 4) al burhan, 5) état actuel et projet de reconstruction, et 6) conclusion.

  1. Rappel des principaux résultats du tome 1

MAJ commence son tome 2 consacré à la présentation et à l’analyse de la « structure de la raison arabe » par un bref rappel consistant à affirmer qu’il a dégagé, dans son analyse de la « formation de la raison arabe », dans le tome 1, trois « ordres cognitifs » que sont al bayan, al ‘irfan et al burhan. Chacun de ces trois « ordres cognitifs » constitue un mécanisme spécifique de production d’une connaissance comportant des notions, concepts et visions spécifiques à cette connaissance.

MAJ a intitulé son premier tome « formation de la raison arabe ». Nous nous attendions à une genèse, à une analyse génétique de cette « raison arabe », pour montrer le processus de développement de cette « raison » ou comment elle est née ou elle s’est formée. « Attakwin » signifie en fait, dans la Bible, la « genèse » ou le récit de la création du monde. La genèse ou la « formation de la raison arabe » signifiait donc pour nous la présentation du récit historique de la formation ou de la constitution de cette « raison arabe ». Il n’en a rien été.

En réalité, MAJ ambitionnait d’appliquer à la « culture arabe » la méthode de Michel Foucault « d’archéologie du savoir ». Il ne s’agit évidemment pas de faire de l’archéologie tout court, cette science exigeante étant basée sur les fouilles à la recherche des vestiges matériels des anciennes civilisations et sur l’étude et l’analyse de ces objets matériels. L’archéologie du savoir ne fouille et ne creuse pas le sol. Elle fouille dans l’histoire et s’intéresse donc nécessairement à ce qu’il y avait au-delà de l’écrit et de la conscience même. L’archéologie du savoir est loin d’être une science empirique, et l’archéologue du savoir n’est pas un empiriste, comme semble MAJ l’être, vu la vénération qu’il porte à Averroès et à leur maître à eux deux, l’empiriste Aristote qui rejette la théorie des Idées de son maître à lui, Platon. Or, l’archéologie du savoir de Foucault renvoie justement à ces Idées ou archétypes.

L’archéologie du savoir de Foucault aboutit à dégager des épistémès. Une épistémè est un ensemble de connaissances permettant les diverses formes de sciences caractéristiques d’une époque donnée. Faire de l’archéologie du savoir aboutit donc nécessairement à un découpage historique de différentes époques et à dégager, dans les connaissances de chaque époque, les éléments cognitifs qui permettent le développement des formes de sciences de cette époque. Ces éléments cognitifs ou ces connaissances sont ce que Foucault appelle des épistémès.

Foucault considère toutes les formes du savoir y compris l’imaginaire et l’inconscient. Il fait une analyse historique et procède à une périodisation de l’évolution historique du savoir. Il aboutit à un savoir qui est tout de même loin d’être scientifique. Il aboutit à des hypothèses intéressantes, mais juste intéressantes.

Comme la plupart des professeurs marocains de philosophie des années 1960 et 1970, MAJ était impressionné par les travaux de Michel Foucault, mais il n’avait pas les moyens de procéder à un travail archéologique sur l’immense savoir très diversifié et très variable dans l’espace et dans le temps, dans les divers mondes islamiques.

Aussi, MAJ choisit-il d’écarter les diverses et multiples cultures populaires du monde musulman pour concentrer son analyse sur la « culture savante » écrite durant les premiers siècles de l’Islam, notamment sous les Abbassides. MAJ considère que cette époque, dite époque ou ère de codification et d’enregistrement de la « culture arabe », ère qui va du deuxième au quatrième siècles de l’Hégire, est fondatrice, voire déterminante de la « culture arabe » antérieure et postérieure.

Comme l’étude de MAJ se concentre sur une seule époque, il ne peut pas dégager des épistémès différentes au sens de Foucault, c’est-à-dire des « sciences » décisives et distinctes de différentes époques. Il ne pouvait donc pas parler d’épistémès. Il choisit alors de parler de systèmes ou d’ordres « cognitifs » ou « épistémologiques ». Il faut noter que le terme « système » s’efface pour faire place à celui de « structure », chez l’auteur.

D’un autre côté, pour sauver ses « ordres cognitifs » et leur permettre d’être présentés comme quelque chose de semblable aux épistémès foucaldiennes, MAJ transforme l’histoire culturelle musulmane et sa temporalité en une sorte de domaine quantique où le temps semble très différent du temps historique et psychologique linéaire humain. MAJ commet ainsi, à ce sujet, un discours délirant sur le temps de la culture arabe dont il a déjà été question, de manière à pouvoir distinguer des époques différentes correspondant à différents ordres cognitifs dans une seule et même époque.

Cette époque comportant « plusieurs époques » correspond à ce que MAJ appelle « ère d’al-tadwin » ou de mise à l’écrit du patrimoine culturel « arabe ». Cette ère commence en l’an 146 de l’Hégire (l’an 768 après J.-C.), selon l’historien damascène al-Dhahabi (1274-1348) de l’époque mamelouk. Cette ère « jabrienne » de codification et de mise à l’écrit du patrimoine culturel resté oral jusqu’à cette date, va donc du 8ème jusqu’à la fin du 10ème siècle.

MAJ accorde une importance décisive à cette ère. Il considère qu’elle a été déterminante pour « la culture et la pensée arabes » d’avant et d’après cette ère. Il est difficile de comprendre les facteurs subjectifs qui ont poussé MAJ à faire de cette ère le « cadre référentiel » de la culture et de la « raison arabe » et à accorder la primauté à l’écrit sur l’oralité dans un monde islamique où la majorité écrasante de la population était illettrée. La seule explication que nous trouvons vraisemblable est que MAJ était un chercheur livresque, somme toute, assez traditionnaliste.

Concernant d’éventuels facteurs objectifs, cette époque était certes intéressante mais elle n’était pas une époque de mise à l’écrit d’un patrimoine culturel préexistant sous forme orale. MAJ semble d’ailleurs le concéder en ajoutant que l’époque était moins celle d’une écriture que celle d’une « réécriture ». Mais s’il y a eu réécriture, c’est qu’il y avait écriture auparavant, pourquoi alors parler de « tadwin » ? En réalité, MAJ voulait parler de refondation. D’où, comme pour se justifier, son passage apologétique sur l’incapacité des mots à exprimer ses idées… !

La vérité est que l’époque dont il s’agit a été surtout marquée par l’immense travail admirable fait par « Bayt al Hikma » des califes abbassides (de la première phase) et plus particulièrement d’Al-Mamun, ‘Abd Allah ibn Harun, calife de 813 à 833. Mais cette époque n’était pas que celle de la codification et de la mise à l’écrit du patrimoine culturel islamique. Ce qui l’a le plus marquée, c’était le travail de traduction en arabe d’œuvres grecques antiques, en particulier dans le domaine de la philosophie, mais pas seulement. Il est vrai que c’était aussi l’époque de l’écriture de « l’historiographie » officielle de l’Islam et notamment de la biographie (perdue) du prophète, prêtée à Muhammad Ibn Ishaq (704-768). Cette biographie a été remaniée et réécrite par ‘Abd al Malik Ibn Hisham (né à Bassorah et mort en Égypte vers 830). Elle était aussi l’époque de la codification de la grammaire de la langue arabe (Khalil ibn Ahmad Farahidi, 718-790 ; et son disciple, ‘Amr ibn ‘Uthman Sibawayh, 760-796).

Cette époque du 8ème et 9ème siècle a sûrement été très importante dans la culture islamique savante, mais on ne peut absolument pas en faire une « ère de tadwin » décisive pour les divers modes de pensée qui ont été à l’œuvre dans les différentes contrées islamiques et tout au long de l’histoire de ces contrées, depuis l’avènement de l’Islam dans ces contrées.

Arrêtons-nous un instant sur le rôle de « Bayt al Hikma » et sur l’histoire du « tadwin » ou de mise à l’écrit en langue arabe dans l’histoire islamique.

Bayt al Hikma, maison de la sagesse, a été fondée par le grand calife abbasside Harun al Rashid ben Muhammad al Mahdi ben ‘Abd Allah al Mansur, né en 765 à Rayy (en Perse) et calife de 786 à sa mort en 809. Auparavant, son grand-père Abu Ja’far ‘Abd Allah al Mansur, calife de 754 à 775, ayant succédé à son père ‘Abd Allah as-Saffah (calife de 750 à 754), était un grand promoteur des sciences.

Al Mansur a fait écrire des livres en sciences islamiques ( Hadith et historiographie) et traduire en arabe beaucoup de livres grecs de médecine, d’astronomie (Ptolémée), de géométrie (Euclide) et de lettres. Il semble d’ailleurs que les Éléments d’Euclide fût le premier livre grec à être traduit en arabe, par un membre de la famille des médecins syro-nestoriens de Gondishapoor en Perse, les Bukhtishu (Bukht-Yishu).

Al Mansur a utilisé son propre palais comme bibliothèque. Et comme le palais était saturé de livres écrits et traduits du grec et syriaque à l’arabe, le calife Harun al Rashid a fondé une maison dédiée qu’il a appelée Bayt al Hikma ou maison de la sagesse. Ce terme signifie science et sagesse ou philosophie. Le père de Harun, al Mahdi (calife de 775 à 785), comme le successeur de ce dernier, son fils al Hadi (785-786), étaient occupés par l’organisation et la stabilité de leur empire abbasside.

Harun fonda donc Bayt al Hikma qui va être un centre de grand rayonnement culturel durant le règne du 7ème calife abbasside Al-Mamun, fils de Harun. Ce dernier est le fils préféré d’Al Khayzuran, l’épouse yéménite la plus influente d’al Mahdi fils d’al Mansur. Al Khayzuran a gardé son immense influence sous les règnes de ses fils Al Hadi et Al Rashid.

La Maison de la sagesse a été une institution bibliothécaire de collecte, de copie, de diffusion et de traduction de l’héritage culturel des civilisations indienne, chinoise, perse et grecque. Cette institution a été ouverte à l’élite instruite de l’époque comprenant des mathématiciens (Al Khawarizmi, Ibn Matar…), astronomes (Ibn Qurra…), hommes de lettres (Al Jahiz…), philosophes (Al Kindi…), et traducteurs (membres de la famille Bikht-Yishu, le chrétien nestorien Hunayn ibn Ishâk al Ibadi, son fils Ishaq et son neveu Hubaysh, Étienne ibn Bâsil, Musâ ibn Khalid et Yahyâ ibn Hârûn…), en 832, sous le règne du calife ‘Abd Allah al Mamun (813-833), le fils de Harun qui avait succédé à son frère Al Amin (809-813), lequel avait été massacré (par son frère et successeur).

Bayt Al Hikma a traduit une centaine d’ouvrages du grec au syriaque, puis de cette langue à l’arabe. Cette institution atteint son apogée sous Al Mamun, le mu’tazilite. Elle demeure en activité sous ses successeurs, Al Mu’tassim (833-842) et Al Wathiq (842-847). Mais elle décline à partir du règne d’Al Mutawakkil (847-861) pour disparaître, soit au 10ème siècle, soit avec l’invasion mongole de 1258. On sait qu’Al Mutawwakkil est tombé sous l’influence des Turcs qui cherchaient à se distinguer, sur le plan théologique, des Perses Mu’tazilites et plus ou moins shi’ites. On connait son décret de 850 contre les minorités chrétiennes et shi’ites.

Bayt Al Hikma a donc été davantage une institution de traduction du patrimoine culturel des civilisations grecque, perse et indienne et d’élaboration de livres dans le prolongement des mêmes champs disciplinaires, qu’une institution de mise à l’écrit du patrimoine islamique oral. L’appellation « ère d’at-tadwin » ne se justifie guère.

Concernant « at-tadwin », codification et mise à l’écrit en langue arabe du patrimoine culturel islamique, il concerne d’abord le livre sacré des Musulmans, le Coran, les propos et actes du Prophète, le Hadith, et l’historiographie. Il concerne aussi la codification de la langue arabe (sa grammaire), la mise à l’écrit de la poésie « préislamique »[1], du Fiqh ou le Droit Musulman dont les premières sources sont le Coran et le Hadith.

Le leader des « Ahl Alquran » (les Quranistes ou ceux qui ne croient qu’au Coran et écartent toutes autres sources islamiques), Ahmad Subhi Mansur distingue dans un article sur « at-tadwin » deux types de « codification » : 1) tenue de registres ou codification administrative dans l’appareil étatique ; 2) mise à l’écrit des connaissances et des « akhbar ».

Concernant la transcription des actes et leur enregistrement par écrit, il faut noter qu’il ne peut y avoir de gouvernement ou d’autorité administrative basée sur les paroles seules. C’est pour cette raison que huit ans après son accession au califat (en 634), Umar ibn al-Khattab a procédé, en l’an 20 de l’Hégire (an 642), à une structuration et organisation de l’administration de l’autorité islamique à Médine. C’est ainsi qu’il a créé des bureaux (dawawin, pl. de diwan ou divan en persan) spécialisés qui procèdent à l’enregistrement de toutes choses y compris les noms des Arabes. Il a créé un bureau qui s’occupe de l’armée, un bureau chargé de l’impôt foncier du kharaj. Il semble que cette organisation administrative en dawawin a été copiée sur celle de l’empire sassanide, en ce sens qu’elle aurait été recommandée à Umar par Salman Al Farissi, Salman de Perse (568-657), zoroastrien de naissance et premier interprète ésotérique de la Révélation islamique.

On retrouve cette même organisation administrative sous les Omeyyades de Damas, à partir de 661. Sous cette dynastie, il existe quatre bureaux respectivement chargés d’al Kharaj, du courrier, des recettes et du sceau du Calife (enregistrant tous ses décrets et ordres).

Les premiers bureaux islamiques faisaient des enregistrements en langues perse ou grecque. On sait que c’est le cinquième calife omeyyade, ‘Abd al-Malik ibn Marwan (646-705, calife de 685 à sa mort) qui a imposé la langue arabe à l’administration et a procédé à plusieurs réformes administratives (fisc, poste, agriculture, commerce et monnaie). Son fils et successeur Al Walid 1er procède à l’arabisation de l’administration islamique en Égypte.

Toutefois, c’est sous les Abbassides qu’on verra un développement de la littérature relative au secrétariat, à la rédaction administrative et au management administratif. L’apogée de cet art fut atteint sous Al Mamun.

Il est utile de rappeler que la rédaction des actes administratifs et leur enregistrement sont nécessaires à toute autorité. Le Coran, lui-même, appelle à la mise à l’écrit des actes de prêt et de vente à tempérament, dans son plus long verset, le verset 282 du chapitre La Vache :

« Ô les croyants! Quand vous contractez une dette à échéance déterminée, mettez-la en écrit; et qu’un scribe l’écrive, entre vous, en toute justice; un scribe n’a pas à refuser d’écrire selon ce que Dieu lui a enseigné; qu’il écrive donc, et que dicte le débiteur: qu’il craigne Dieu son Seigneur, et se garde d’en rien diminuer. Si le débiteur est gaspilleur ou faible, ou incapable de dicter lui-même, que son représentant dicte alors en toute justice. Faites-en témoigner par deux témoins d’entre vos hommes; et à défaut de deux hommes, un homme et deux femmes d’entre ceux que vous agréez comme témoins, en sorte que si l’une d’elles s’égare, l’autre puisse lui rappeler. Et que les témoins ne refusent pas quand ils sont appelés. Ne vous lassez pas d’écrire la dette, ainsi que son terme, qu’elle soit petite ou grande: c’est plus équitable auprès de Dieu, et plus droit pour le témoignage, et plus susceptible d’écarter les doutes. Mais s’il s’agit d’une marchandise présente que vous négociez entre vous: dans ce cas, il n’y a pas de péché à ne pas l’écrire. Mais prenez des témoins lorsque vous faites une transaction entre vous; et qu’on ne fasse aucun tort à aucun scribe ni à aucun témoin. Si vous le faisiez, cela serait une perversité en vous. Et craignez Dieu. Alors Dieu vous enseigne et Dieu est Omniscient. »

C’est que le Prophète et les Califes ne pouvaient pas trancher dans des conflits qui ne manquaient pas de se produire entre créanciers et débiteurs et d’être portés devant eux, lorsqu’il n’y avait pas de trace écrite comme preuve. La transcription ou la mise à l’écrit était donc une activité inhérente à la mise en place d’un pouvoir religieux ou civil, quel qu’il soit.

Pourtant, le deuxième calife, Umar, qui a instauré les bureaux chargés de la rédaction, de la transcription et de l’enregistrement administratifs, aurait, lui-même, interdit la transcription des Hadiths du Prophète pour que ces derniers ne soient vénérés au point de remplacer le texte révélé. Il fallait attendre le troisième siècle de l’Hégire, le 9ème siècle de l’ère universelle, pour que le Hadith soit collecté, trié et codifié, principalement, par l’imam originaire de Boukhara (Ouzbékistan aujourd’hui), Muhammad Al Bukhari (810-870) et l’imam originaire de Nishapoor (Perse), Muslim ibn al-Hajjaj (821-875), selon l’historiographie abbasside.

On évoque aussi, assez souvent, les ordres donnés par le Calife Omeyyade, ‘Umar ibn ‘Abd al-‘Aziz (706-712) à Muhammad ibn Shihab al-Zuhri (mort en 748) et à Abu Bakr Ibn Hazm (mort en 738) de recenser et collecter les Hadiths du Prophète. Même si cela est vrai, ces ordres n’ont pas eu de suite.

Pour la transcription du Coran, il faut préciser que le Prophète disposait de secrétaires ou scribes qui transcrivaient les versets révélés au fur et mesure, sur des supports de fortune. La codification du Coran aurait commencé sous le premier Calife Abou Bakr (632-634). Mais le travail de collecte et de codification le plus connu et reconnu est celui effectué sous le Califat de ‘Uthman ibn ‘Affan (644-656).

Pour ce qui est de la mise à l’écrit des connaissances islamiques, il faut noter que l’historiographie la concernant est tardive. L’historiographe le plus cité est Abu al Faraj ibn Al Jawzi (1116-1201), lequel affirme que les premiers auteurs à avoir classé les « sciences » sont Rabi’ ibn Sabih, Sa’id ibn Abi ‘Arruba, Hammad ibn Salamah à Bassorah ; ‘Abd al-Malik ibn Jarayj à la Mecque ; Mu’ammar bin Rashid au Yemen ; Sufyan Atthawri à Kufa ; Malik ibn Anas, Cha’ba, Awza’i, Abu ‘Awana al Waddah à Médine…  Tous ces auteurs ont vécu au 2ème siècle de l’Hégire (8ème siècle après J.-C.)

Ahmad Subhi Mansur insiste sur le rôle essentiel joué par les Mawali (pl. de mawla) étrangers (esclaves, surtout perses, affranchis et non affranchis) dans cette mise à l’écrit du patrimoine culturel islamique pour passer de l’oralité à l’écriture. Les Mawali se référaient à leurs maîtres compagnons du Prophète pour conférer l’autorité à leurs dires. Évidemment, tout ce que racontaient les Mawali et qu’ils rapportaient à leurs maîtres n’était pas authentique. Le Maître agréé, référence abbasside officielle, n’était autre qu’Abd Allah Ibn ‘Abbas (619-688) âgé de 13 ans à la mort du Prophète. Comment peut-on considérer authentiques tous ces Hadiths rapportés par Ibn ‘Abbas comme des propos entendus de la bouche du Prophète ?

Il est donc difficile de considérer qu’il y a eu une « ère de mise à l’écrit » du patrimoine culturel islamique. Il y a certainement eu une période de traduction et d’élaboration d’ouvrages relatifs aux « sciences humaines » non islamiques et c’était l’époque d’Al Mamun. Mais c’était aussi l’époque des Mamelouks d’Égypte et c’était aussi l’époque andalouse, post-omeyyade surtout. Quant à la mise à l’écrit du Coran et du Hadith, c’était depuis les origines.

La mise à l’écrit et l’activité de traduction et d’élaboration n’avaient pas transformé la civilisation islamique en civilisation de l’écrit. Cette dernière est restée majoritairement orale et seule une élite minoritaire autour du pouvoir lisait et écrivait. Rien ne justifie donc la réduction de la culture islamique à la culture de cette élite, quand bien même on considérait que cette élite était homogène et pensait de la même manière. Quant à appeler ce supposé mode de pensée la « raison arabe », cela est une incompréhensible appropriation, pour ne pas dire expropriation ou escroquerie, lorsqu’on sait l’importance centrale du rôle joué par les peuples non arabes dans la construction de la « civilisation islamique ».

Sous les Abbassides, les Musulmans instruits continuaient, autour de la cour de Bagdad, à travailler en langue arabe. Cela ne justifie pas de qualifier la culture ainsi produite d’arabe. Peut-on qualifier la riche culture « savante » produite aujourd’hui en anglais, en Inde, de « culture anglaise » ? La culture américaine, serait-elle anglaise ? Il ne viendrait à l’esprit de personne de commettre un tel détournement.

Tout le monde sait que seuls les Omeyyades étaient arabes et même arabistes. Cela est attesté, au moins, pour les Marwanides (de Merv, Marw, en Perse) dont le deuxième calife, ‘Abd Al Malik, avait imposé la langue arabe dans l’administration, au détriment du grec et du persan. Mais, de l’aveu même de MAJ, la culture « savante » développée sous cette dynastie était embryonnaire. C’est cette culture, principalement administrative, que l’on peut légitimement qualifier de culture « arabe », au moins de langue. Cette « culture » était cependant d’inspiration gréco-persane. En revanche, il est difficile de parler de culture islamique sous les Omeyyades, tellement le rapport de cette dynastie à la religion était lâche, sauf, peut-être, pour ‘Umar ibn ‘Abd ‘Aziz, d’après des sources tardives.

Quant aux Abbassides, leur prise du pouvoir en 750 a été considérée comme la fin de l’ère des Arabes. Le père d’al Bayan al ‘arabi, Al Jahiz, lui-même, dit dans son œuvre « al bayan wa attabyin », que la dynastie omeyyade était arabe, et que la dynastie abbasside était « ‘ajamiyyatun-khurasaniyyatun », non arabe de Khurasan[2].

En tous cas, les Abbassides étaient les obligés des Persans, avec, au début, la famille des vizirs Barmakides, non seulement persans et fiers de l’être, mais aussi, au moins, sympathisants du zoroastrisme. Or, c’est durant cette première phase de l’empire abbasside que se situe l’âge d’or de traduction et d’élaboration de livres, appelé « âge d’at-tadwin » par MAJ.

Vasilev[3] écrit (p.4) : « Les Arabes n’avaient jamais joui de la confiance des ‘Abbâsides ; les Persans perdirent cette confiance. Par la force des choses, les califes durent chercher ailleurs des soutiens de leur pouvoir, et ces étrangers furent, en l’espèce, plus spécialement des Turks ».

Vasilev ajoute que du temps d’Al Mamun, il y avait déjà une garde très nombreuse d’esclaves turcs. Il précise que sous Mu’tasim (833-842), « la garde entière et l’élite de l’armée étaient composées d’étrangers, Turks et Berbères, dont le nombre atteignit à ce moment 70 000 hommes. »

La deuxième phase des Abbassides commencera sous le Calife Al Mutawakkil (847-861), lorsque la domination passera des Persans aux Turks. Sous Mu’tazz (866-869), un poète arabe écrit, amer, ces versets racistes : « On me dit : tu te renfermes beaucoup trop chez toi. Je réponds : c’est parce que je ne trouve aucun plaisir à sortir. Qu’est-ce que je rencontre, quand je regarde autour de moi ? Des singes juchés sur selles ».

Un autre poète arabe,  Di’bal al Khuza’i (765-842), dit à l’occasion de la mort du calife al-Mu’tasim, en 842, et de l’intronisation de Wathiq : « Un calife est mort et personne n’est affligé à son sujet. Un autre nous est venu et personne ne s’en réjouit » :

الحمد لله لا صبر ولا جلدولا عزاء إذا أهل البلا رقدوا
خليفة مات لم يحزن لهأحد وآخر قام لم يفرح به أحد

Cela en dit long sur l’idée qu’avaient les Arabes des califes abbassides et de leurs armées « étrangères ».

Et, auparavant, lorsqu’al-Mamun meurt en 833 et que son frère al-Mu’tasim lui succède comme 8ème calife abbasside, le même poète Di’bal al Khuza’i commet ce poème qui traite ce dernier de chien,  voire de « moins qu’un chien » :

ملوك بني العباس في الكتب سبعة       ولم تأتنا في ثامن منهم كلب

كذلك أهل الكهف في الكهف             سبعة وثامنهم عندنا كلب

وإني لأجزي الكلب عن ذكره بكم         الآن لكم ذنب وليس للكلب ذنب

Où est donc la « culture arabe » dans tout cela ? Et où est la « raison arabe » ? La culture « savante » qui s’était développée sous les Abbassides était, sur le plan ethnique, davantage perso-turque qu’autre chose. La dimension grecque ne doit pas, non plus, être négligée.

Sur le plan religieux, force est de reconnaître que l’Islam lui-même affirme qu’il n’est pas une religion née ex-nihilo, mais née dans un milieu judéo-zoroastrio-chrétien hellénisé dont l’empreinte est marquée dans la grammaire même de la langue arabe et dans la théologie islamique même, sans parler de l’influence grecque sur la rhétorique arabe et sur le droit musulman.

MAJ considère que l’étude de la formation de ce qu’il appelle la « raison arabe » lui a permis de dégager trois « ordres cognitifs » constitutifs de cette « raison » que sont l’ordre ou système indicationnel ou al Bayan, l’ordre gnostique ou al ‘Irfan et l’ordre démonstratif ou al Burhan. Il consacre à ces « ordres » les trois premières parties de son tome 2 « structure de la raison arabe » de son livre sur la « critique de la raison arabe ». Commençons par la présentation d’al bayan.

  • L’ordre cognitif « al Bayan »

Cette première partie « al Bayan » comprend une introduction sur le concept, six chapitres et une conclusion.

Introduction sur le concept « al bayan »

L’objectif de l’auteur est de présenter, dans cette introduction, un premier aperçu sur l’ordre cognitif indicationnel appelé « al bayan », en partant des définitions données par les « bayanistes » eux-mêmes. Les « bayanistes » sont pour MAJ tous les penseurs des sciences arabes et islamiques pures que sont la grammaire, le Fiqh ou le Droit musulman, le kalam ou la théologie spéculative ou dialectique et al-Balagha ou la rhétorique arabe.

Al Bayan est donc défini par l’auteur de manière extensive et non compréhensive : al bayan c’est l’ensemble des « sciences » de grammaire, de droit, de théologie et de rhétorique, élaborées, principalement durant l’âge d’at-tadwin, sous les Abbassides. Qu’y a-t-il de commun à ces sciences ? Elles ont été élaborées durant la même période (du 2ème au 4ème siècles) et dans le même empire abbasside, islamique et de langue arabe.

La justification de cette appellation d’al-Bayan est double : 1) Le terme (et le concept) est central dans le Coran (250 occurrences) au sens de « clair » et de « compréhensible » ; 2) Le Coran, son exégèse et le thème de son inimitabilité du point de vue de sa langue et de sa rhétorique est central dans les « sciences islamiques ». Une troisième justification est que les principaux auteurs de l’ère d’at-tadwin travaillaient souvent simultanément dans les différents domaines de grammaire, du fiqh, du kalam et de rhétorique. Ils étaient souvent « encyclopédistes » avec le même mode de pensée. C’est du moins cela qui constitue la justification donnée par MAJ.

MAJ dit qu’ils cherchent tous la clarté dans la transmission du message, mais aussi dans la production du message. Ils avaient la même vision du monde, prétend-il, quel que soit le courant de pensée auquel ils appartiennent : mu’tazilites, ash’arites, hanbalites, zahirites ou salafistes, anciens ou nouveaux. Autant dire qu’ils avaient le même mode de pensée puisqu’ils écrivaient tous en langue arabe, d’autant plus qu’en s’appuyant sur Adam Schaff, MAJ considère que la langue détermine le mode de pensée. Mais il n’y aurait alors qu’un seul ordre cognitif dans la « raison arabe », c’est « l’ordre cognitif arabe » lié à al bayan.

MAJ n’est pas loin d’affirmer cela puisque les deux autres ordres cognitifs, al ‘Irfan et al Burhan, sont pratiquement étrangers aux « Arabes ». Al ‘Irfan est zoroastrien persan et Al Burhan a son origine dans la philosophie et la logique grecques. Pourquoi alors parler de trois ordres cognitifs dans la « raison arabe » au lieu du seul « al bayan » ?

La question se pose d’autant plus que pour MAJ, al Bayan ne concerne pas que la littérature et la rhétorique. Elle concerne aussi la grammaire, le droit et le kalam. L’auteur affirme que considérer qu’al Bayan est affaire de belles lettres seulement c’est se tromper lourdement. En quoi se trompe-t-on ainsi ? MAJ ne répond pas.

Pour Taha Hussein[4], « al-Bayan al-‘Arabi » a été fondé par Abu ‘Uthman ‘Amru al Jahiz (776-868, éthiopien) et s’est développé tout au long de la période qui va d’al Jahiz jusqu’au persan ‘Abd al-Qahir al-Jurjani (1010-1080).

Pour MAJ, les sciences « bayanites » qui cherchent à produire un message clair et à en faire une transmission tout autant claire, concernent au même titre les 4 champs des « sciences islamiques » que sont annahw, al-fiqh, al-balagha et al-kalam. Ils tournent tous autour du pôle des études relatives au Coran. Ces sciences bayanites ou indicationnelles auraient à l’époque du « tadwin » opéré le passage, pour la « culture arabe et islamique », de l’oralité à l’écrit, passant ainsi d’une existence virtuelle dans l’inconscient à un état de conscience !

La première partie du livre de MAJ qui nous intéresse ici porte sur ce passage de l’état d’inconscience à l’état de conscience afin de déterminer les autorités de référence qui guident et orientent la pensée dans le « champ indicationnel arabe ».

MAJ s’intéresse ensuite à l’entrée « b,y,n » dans le dictionnaire Lisan Al ‘Arab élaboré par l’Amazigh ibadhite de l’île de Jerba, Ibn Mandhur l’Africain, au 14ème siècle. Il dit que le mot arabe « bayan » n’a pas d’équivalent dans aucune autre langue. Il affirme qu’il est polysémique et qu’il a cinq significations différentes : intersection, séparation, apparition et clarté, éloquence et capacité de transmission de message et de persuasion, faculté de parole claire. MAJ résume tout cela en disant que « al bayan » signifie en tant que méthode le fait de séparer et de montrer et en tant que vision l’état de séparation et de parution.

MAJ divise les sciences d’al Bayan en deux types, celles relatives aux règles d’exégèse et de compréhension du discours et celles concernant les conditions de production du discours. Notons qu’il est tout de même difficile de considérer que le kalam fait partie de l’un ou de l’autre type de bayan. On peut presque en dire autant pour le fiqh.

MAJ s’arrête par la suite sur Ibn Mas’ud, l’exégète de référence du Coran sous les Abbassides, puis sur Shafi’i le plus grand des Imams des 4 rites sunnites, ensuite sur al Jahiz et enfin sur Ibn Wahb. Il a déjà été question d’Ibn Mas’ud. Pour Shafi’i, nous en avons déjà parlé lorsque nous avons analysé le chapitre sur « le remembrement de la conscience islamique » du livre de Mohamed Arkoun. Pour les deux autres auteurs al Jahiz et ibn Wahb, précisons que le premier était Mu’tazilite et que le second était ouvertement shi’ite.

MAJ affirme qu’après al Jahiz, les études indicationnelles ont glissé vers la logique et l’analyse pour oublier l’aspect technique et esthétique des lettres. Taha Hussein avait expliqué cette « dérive » par l’influence hellénistique, par un « raid hellénistique ». MAJ exprime son désaccord avec Taha Hussein sur cette question en affirmant qu’il y a eu une évolution interne (aux études islamiques) et l’introduction de l’hellénisme n’avait fait que dégager un ordre cognitif alternatif depuis al Ghazali (kalam et philosophie, al Burhan d’Averroès).

Évidemment, Taha Hussein a été objectif sur l’influence réelle des autres cultures sur la culture islamique. Mais il n’a pas ménagé les fortes susceptibilités des Musulmans qui veulent croire que leur culture a été entièrement révélée et qu’elle ne devait rien aux autres cultures. MAJ n’est pas loin de croire, lui aussi, qu’al bayan était spécifique et purement « arabe » alors que les influences extérieures n’avaient abouti qu’à l’émergence d’ordres cognitifs étrangers : « al ‘Irfan » serait originaire du mazdéisme persan dont le prolongement gnostique, ésotérique et soufi, comme « al burhan » serait d’origine grecque.

Les auteurs qui suivent de près MAJ, comme ‘Abbas Rhila[5] et ce qu’il appelle l’école marocaine en matière d’art oratoire et de rhétorique, ne veulent pas que la communauté islamique ait soumis son identité indicationnelle à des critères extérieurs à son identité. 

Revenons un moment à al-Jahiz et à Ibn Wahb, les maîtres de l’art oratoire et de l’éloquence en langue arabe.

Le livre « al bayan wa attabyin » d’Al Jahiz, dont la publication de la maison Hindawi, en 2022, est longue de 764 pages, comprend 3 parties. La première partie comprend une sous-partie ou un chapitre intitulé « bab al bayan ». Selon un critique d’Al Jahiz, ce dernier aurait dû intituler son livre « al bayan wa attabayyun » au lieu de « al bayan wa attabyin », car ce titre choisi par al Jahiz ne concerne que l’émetteur du message avec al bayan et attabyin, alors qu’al bayan concerne l’émetteur et attabayyun concerne le récepteur. Or, dans la transmission d’un message, il faut être deux : l’émetteur et le récepteur. La nécessité de la clarté vaut pour les deux parties.

Dans ce chapitre sur al bayan, al Jahiz présente les conditions de production d’un discours éloquent et compréhensible :

  1. Une bonne prononciation et articulation des sons de la langue arabe ;
  2. Un bon choix de vocables ;
  3. Une sémantique maîtrisée ;
  4. Une bonne éloquence caractérisée par une correspondance des mots et des sens ;
  5. Une force de persuasion du discours.

Ibn Wahb dont parle MAJ est Ishaq ibn Ibrahim ibn Wahb (mort en 947). Il est l’auteur shi’ite du livre « al burhan fi wujuhi al bayan » (la preuve dans les différents aspects d’al bayan. Ibn Wahb divise ces aspects en :

  1. Al bayan descriptif au positif ;
  2. Al bayan de la croyance ou de la foi ;
  3. Al bayan d’expression ou du discours ;
  4. Al bayan de l’écrivain.

Comment peut-on considérer que les imams jurisconsultes Abu Hanifa et Ibn Hanbal ou Malik appartiennent au même ordre cognitif que celui de Shafi’i ? On sait qu’Abu Hanifa accordait une place importante à l’opinion et à la raison, alors qu’Ibn Hanbal la rejetait complètement. Shafi’i, quant à lui, avait partagé la poire. Comment peut-on mettre les Mu’tazilites et les Ash’arites dans le même ordre cognitif, lorsqu’on sait que les premiers considéraient que le Coran avait été créé (par Dieu), alors que les seconds le considéraient incréé et éternel. Pouvaient-ils avoir le même mode de pensée et la même vision du monde ? Pour MAJ, tous ces auteurs relevaient du même ordre cognitif indicationnel, al Bayan.

La première partie du tome 2 de la « critique de la raison arabe » de MAJ, sa partie sur l’ordre cognitif « albayan » comprend, en plus de l’introduction sur le concept « al bayan », les chapitres suivants :

  1. Logique de la langue et problème sémantique
  2. Ordre du discours et ordre rationnel
  3. Prédicat, consensus et autorité des Premières générations
  4. Analogie indicationnelle et problématique de la preuve ou de la « justification »
  5. Espace, temps et problème de causalité
  6. Raison, existence et problème des universaux

Une conclusion de la partie, intitulée « al bayan, ses racines et ses branches » clôt cette première partie du tome.

Les deux premiers chapitres traitent de questions relatives à la linguistique « arabe », plus précisément à la relation entre « vocable et sens ». Les deux chapitres suivants, le 3ème et le 4ème, sont consacrés à la relation entre « fondement, origine ou source et branches ou dérivés ». Les deux derniers chapitres, le 5ème et le 6ème, analysent la relation entre « essence et symptôme ».

Les deux premiers couples, vocable/sens et fondement/dérivé, qualifiés d’épistémologiques par MAJ, gouvernent le côté méthodologique de l’ordre cognitif indicationnel. Le troisième couple, essence/symptôme, détermine la vision du monde de l’ordre cognitif « al bayan ». Cette vision du monde des « sciences indicationnelles » est celle apportée par le Coran concernant la relation entre Dieu/Homme/monde.

  1. Vocable et sens

Commençons par les deux premiers chapitres de la première partie qui nous intéresse dans la présente chronique mensuelle. Ces chapitres traitent de questions linguistiques concernant la langue arabe en se référant aux seuls grammairiens, rhéteurs et dialecticiens du monde islamique médiéval, comme si la linguistique arabe doit rester isolée des progrès récents de la linguistique universelle, comme s’il n’y a rien à ajouter aux travaux de grammaire de Khalil ibn Ahmad Farahidi et de Sibawayh ou aux travaux d’Al-Jahiz et d’Ibn Wahb en matière de rhétorique.

On sait que MAJ partage les légendes fabriquées par les « intellectuels » serviteurs de la dynastie abbasside, concernant aussi bien « l’éloquence » de la langue arabe que l’exégèse coranique ou l’inimitabilité du texte coranique.

MAJ verse dans ce narcissisme des « Arabes » consistant à considérer que la langue arabe est la plus ancienne langue, la plus parfaite, la plus éloquente et la plus claire. Il est vrai que les Hébreux, les Grecs, les anciens Indiens, les Égyptiens… avaient pratiquement la même attitude à l’égard de leurs langues respectives. Mais ce qui se comprenait dans le passé où la linguistique comparée n’existait pratiquement pas, est aujourd’hui incompréhensible. Aujourd’hui encore, les « Arabes et non-Arabes musulmans » continuent d’avoir une attitude fétichiste à l’égard de la « langue arabe » en la considérant comme la meilleure langue, la langue des habitants du Paradis, la seule langue compréhensible de Dieu quitte à tomber dans l’anthropomorphisme condamné par le Coran…

MAJ adhère aussi à la thèse de l’inimitabilité du Coran. Il considère que ce texte est révélé dans une langue arabe claire, éloquente et impossible à imiter, puisque c’est la parole de Dieu, le Créateur Parfait ne ressemblant pas à Sa création.

On sait aujourd’hui que la langue arabe n’est pas si ancienne que cela et qu’elle présente des caractéristiques similaires à celles des autres langues « sémitiques ». Ces caractéristiques peuvent être des forces comme elles peuvent êtres des faiblesses selon le point de vue. En fait, l’éloquence est une caractéristique individuelle et non une propriété intrinsèque d’une langue.

La langue arabe présente beaucoup de faiblesses et d’insuffisances que nous pouvons ainsi résumer.

  1. Un même vocable peut avoir plusieurs significations différentes ;
  2. Une même chose ou notion est souvent désignée par un grand nombre de synonymes, surtout lorsqu’il s’agit d’objets matériels ou d’animaux existants dans la culture d’Ash-Sham d’antan (comme le sabre, le lion ou le dromadaire) ;
  3. Deux contraires peuvent être désignés par un même vocable, si bien que la signification de l’expression contenant ce vocable dépend de l’intention de l’émetteur ;
  4. Le problème des déclinaisons qui compliquent artificiellement l’apprentissage de la langue et font dépendre le contenu de la forme des mots ou des désinences dont on peut se passer en ajoutant des particules invariables. Plusieurs langues contemporaines conservent ces déclinaisons comme le russe et l’allemand. Cela complique énormément leur apprentissage ;
  5. Le duel est conservé dans la langue arabe et pose beaucoup de problèmes aux locuteurs même de la langue arabe. Sa présence est un vestige d’une époque où les humains n’avaient pas beaucoup d’abstraction pour se contenter de distinguer le pluriel, allant de 2 à l’infini et le singulier. Dans un souci de parcimonie, on pourrait d’ailleurs faire l’économie de cette distinction entre singulier et pluriel en se contentant d’utiliser un adverbe de quantité en opposant un chat par exemple à plusieurs « chat » ;
  6. Les règles de déclinaison des nombres sont, en arabe (comme en hébreu), d’une inutile grande complexité. Ces règles heurtent même le bon sens pour ce qui est du genre des objets dénombrés ;
  7. La pauvreté du système des voyelles et même du système des consonnes, rejetant beaucoup de consonnes couramment utilisées par les locuteurs même des dialectes de la langue arabe ;
  8. Le nombre fixe et limité des formes autorisées des mots en langue arabe ne permet pas l’emprunt aux langues européennes qui connaissent une expansion prodigieuse du vocabulaire scientifique et technologique ;
  9. Un système d’écriture très défectueux : Les signes sans signes diacritiques se confondent, les voyelles n’ont pas de lettres correspondantes, une même lettre peut être écrite de différentes façons selon la place de la lettre dans le mot (début, milieu, fin) …

Concernant le texte coranique, souvent les exégètes n’arrivent pas à se mettre d’accord sur le sens à donner à des mots et expressions utilisés. C’est que beaucoup de vocabulaire étranger à la langue arabe est utilisé dans le Coran (persan, grec, syriaque, ancien égyptien, abyssinien, …).

Évidemment, plusieurs exégètes bornés prétendent que le Coran est purement « arabe » et qu’il ne peut comporter ni fautes ni erreurs de grammaire ou de syntaxe, qu’il est parfait… Une analyse objective ne permet cependant pas de se laisser aller à de telles prétentions. Selon l’historiographie islamique même, le Coran (dicté par l’Ange Gabriel au Prophète) a été transmis par le Prophète, bien humain, aux hommes et ces derniers, avec leurs qualités et défauts humains, l’ont transcrit sur des supports vulnérables.

Nous parlons, au sujet du Coran, de deux choses tout à fait différentes, le Coran révélé par l’intermédiaire de Gabriel qui ne nous est pas accessible et le Coran écrit, recopié et transmis par des humains. Le premier Coran ne peut être, par définition, que parfait. Le second ne peut absolument pas avoir cette prétention. Les Oulémas font mine de les confondre, comme si le Prophète était toujours vivant et comme si la révélation était toujours en cours.   

On peut se demander si les structures de la langue arabe ne sont pas responsables de la dépendance du contenu par rapport à la forme et de cette tendance des « Arabes » à privilégier la forme au détriment du fond dans leur religion, comme dans leur discours de tous les jours, au point qu’un auteur saoudien contemporain, ‘Abd Allah Al Qasimi, a dit des « Arabes », qu’ils étaient un « phénomène sonore »[6]. Il veut dire par là qu’il n’existe chez eux que discours et paroles, des sons ! Les réalités leur importent peu.

On peut aussi inverser la question et se demander si ce n’est pas cette « mentalité » qui a été inscrite dans la langue. Car, il est vrai que les structures de la langue grecque ancienne sont assez proches de celles de la langue arabe et, pourtant, le « miracle grec » de philosophie est à l’opposé de cette « mentalité arabe » qui consiste à privilégier la forme, sauf peut-être chez les Sophistes (critiqués et condamnés par les Socratiques).

Il est vrai que l’Islam sunnite dominant prêche le primat de la forme des actes extérieurs, considérant que seul Dieu a accès aux pensées et aux « cœurs » des croyants.

Évidemment, ce jugement d’Al Qasimi est excessif. Les « Arabes » ne pensent pas et ne se comportent pas de la même manière. Les « Arabes », comme tous les peuples, sont loin d’être uniformes et identiques. Qui plus est, aujourd’hui, avec l’apprentissage des langues étrangères et avec l’acquisition d’éléments de cultures étrangères, on peut trouver des « Arabes » qui pensent comme Descartes et d’autres dont la mentalité est plus proche de celles des Anglais les plus anglais…

MAJ ne s’intéresse qu’aux « savants » du monde islamique médiéval. Ces « savants » étaient d’origines diverses, pratiquaient d’autres langues que l’arabe et portaient des cultures diverses. Peut-on dire que la « culture arabe savante » de « l’ère d’attadwin » était homogène et uniforme et qu’elle était identique à celle de Farahidi en grammaire, d’Al Jahiz en littérature et en rhétorique, de Wasil ibn ‘Ata en kalam mu’tazilite ou de Shafi’i en droit musulman ? La généralisation en matière de comportement et de pensée est toujours fautive. Quant à la distance entre ce que pensaient les « savants » minoritaires de l’époque et les cultures des populations du monde musulman, elle était considérable.

Il est aussi vrai que les règles de la rhétorique et de l’art oratoire ont été posées par Aristote et que ce dernier avait beaucoup influencé les grammairiens et logiciens « arabes », selon Taha Hussein. Vouloir traiter de la « culture arabe » et dégager la « raison arabe » dans tout cela est un exercice, pour le moins, périlleux.

En tous cas, sans prendre un grand risque de déformer ou de caricaturer, on peut résumer le propos de MAJ dans les deux premiers chapitres, en disant que l’auteur exprime l’idée que l’ordre cognitif indicationnel (al bayan) privilégie le discours par rapport à la « raison », la forme par rapport au contenu, le vocable par rapport au sens, l’esthétique du discours par rapport à la cohérence du discours.

Cette conclusion, sujette à caution, MAJ aurait mieux fait de la tirer de l’analyse des comportements des « Arabes » contemporains au lieu de se perdre dans l’analyse d’un hypothétique « patrimoine culturel » très composite et appartenant à une grande partie de l’humanité de l’ancien monde.

Ce qui est gênant dans le discours de MAJ est que ce dernier utilise le terme « raison » à tort et travers. Au cœur de son œuvre, il y a bien sûr son utilisation de l’expression de « raison arabe » qui en dit long sur le narcissisme (d’emprunt) de l’auteur. Dans cette partie sous étude, l’auteur ajoute à la confusion en parlant de « raison indicationnelle ». Ainsi, dans la « raison arabe jabrienne », il y aurait plusieurs « raisons », une raison bayanite, une raison ‘irfanite… Voilà qui ajoute de la confusion à la confusion. On ne sait plus ce qu’est la raison, ni ce qu’est la « raison arabe » !

Qui plus est, MAJ oppose « l’ordre du discours » à « l’ordre de la raison ». Voilà qui signifie, pour l’auteur, que dans la production et la transmission du discours, la raison n’intervient pas !

Il affirme que « l’ordre du discours » indicationnel rejette la causalité. Manifestement, l’ordre rationnel est synonyme, chez lui, de causalité. Cela veut aussi dire que l’exercice de la raison est pour lui synonyme de la recherche de relations de causalité. Or, la raison humaine, c’est aussi la raison à l’œuvre dans la production du discours, dans sa transmission et dans sa réception.

  • Fondement et dérivé

Dans les deux chapitres suivants, le 3ème et le 4ème, MAJ s’intéresse à la relation entre origine ou fondement et branches ou dérivés, dans les quatre domaines de ce qu’il appelle les sciences indicationnelles ou du « bayan » : grammaire arabe, droit musulman, théologie spéculative ou kalam et art oratoire, rhétorique ou « balagha ».

Dans le troisième chapitre, comportant le sous-titre « al khabar, le consensus et l’autorité des premières générations (salaf), MAJ traite des points suivants (dans cet ordre) :

  1. Fondement et branches
  2. « Al khabar »
  3. Le consensus
  4. Étude de cas sur Al Ghazali

Le premier point est une sorte d’introduction aux deux chapitres 3 et 4 de la partie « al bayan ». MAJ y affirme que les sciences « indicationnelles » de grammaire, de droit, de kalam et de rhétorique, ont été construites autour du couple fondement/dérivés.

Ainsi, pour la grammaire arabe, tout le vocabulaire est construit à partir du radical trilitère auquel on ajoute des affixes (suffixes et préfixes). Dire cela, c’est oublier que le vocabulaire coranique n’est pas qu’arabe et que beaucoup de noms utilisés sont d’origines étrangères diverses et qu’ils ne dérivent pas de verbes trilitères arabes. D’un autre côté, il existe des verbes dénominatifs n’ayant pas de radical originaire de la langue arabe. En tous cas, la dérivation n’épuise pas la grammaire arabe. C’est plutôt la déclinaison (i’rab) qui semble occuper une place centrale dans cette grammaire. Et le couple fondement/dérivés n’y joue aucun rôle.

Pour le fiqh ou le droit musulman, il est vrai que la question des fondements est essentielle. Ces fondements du fiqh varient d’ailleurs d’une école à l’autre et d’un rite à l’autre. En tous cas, le coran et le hadith sont les premières sources pour tous. Pour le consensus des premières générations et pour l’ijtihad et l’opinion, il n’y a pas d’accord entre les Imams.

MAJ considère que cette opposition fondement/dérivé est spécifique aux sciences islamiques d’al Bayan. Bien au contraire, il n’y a point d’exagération à considérer que cette opposition est au cœur de toute discipline. On distingue souvent entre les fondements, les principes ou les axiomes de base de toute théorie et les théorèmes établis en partant de ces principes de base. En ce sens, il n’y a pas plus indicationnel dans l’Antiquité que les Éléments d’Euclide. Ce dernier, était-il un bayaniste avant la lettre ? Un bayaniste qui s’ignorait ?!

Le deuxième point du chapitre est « al khabar », c’est-à-dire ce qui a été rapporté oralement comme Coran et Hadiths. MAJ traite en long et en large des sciences du Hadith et de sa transmission avec les conditions de validité de cette dernière (posées par Abu Al-Hassan Al Basri). Il discute longuement les deux types de « khabar » : Mutawatir et Ahad. Toute la pensée de « l’Imam des Imams », Al Shafi’i, est gouvernée par cette question des fondements.

Dans le troisième point, MAJ consacre de longs développements au consensus ou Ijma’ en s’appuyant principalement sur Al Ghazali. Il aboutit au fait que le renversement du Califat et le passage à la royauté, soi-disant avec Mu’awiyya, en 661, a causé le remplacement du consensus par le despotisme.

MAJ adopte ainsi, sans esprit critique, l’historiographie abbasside officielle avec sa thèse que l’avènement des Omeyyades a correspondu à un dévoiement de l’Islam et à l’établissement du despotisme politique s’appuyant sur le despotisme « intellectuel » des salaf, en matière de droit, de théologie et même de grammaire arabe (l’arabe « pur » des premiers Arabes, nécessairement bédouins).

Pourtant le régime de la dynastie abbasside était aussi une royauté. De plus, les récentes études historiques de l’Islam des débuts replacent la royauté de Mu’awiyya ibn Sufyan au centre et à l’origine et donnent un nouveau sens au Califat correspondant à son sens humain habituel (c’est-à-dire adjoint, délégué ou remplaçant).

Le quatrième point du chapitre est consacré à une étude de cas portant sur Al Ghazali. MAJ expose la position de ce dernier sur le consensus et affirme que Ghazali rejette l’avis de l’Imam Malik selon lequel l’Ijma’ correspondait au consensus des seuls habitants de Médine, comme il rejette la position de ceux qui considéraient que l’Ijma’ correspondait au consensus des seuls Compagnons du Prophète. Al Ghazali affirme que l’Ijma’ est le consensus de toute la Umma de Muhammad concernant les questions religieuses. Le consensus d’Al Ghazali n’est donc pas daté. MAJ traite ainsi longuement de l’Ijma’ selon ce « Hujjat al-Islam ».

Le quatrième chapitre, porte le sous-titre « le Qiyâs et la problématique de la motivation des jugements juridiques », la problématique du raisonnement motivant une décision juridique : التعليل. Il traite des quatre points suivants :

  1. Al Qiyâs
  2. Al Qiyâs : fondement, dérivé, jugement et ses motifs
  3. Les motifs du jugement
  4. Conclusion

Après le 3ème chapitre ayant porté sur « al Khabar » le quatrième chapitre porte principalement sur « al Qiyâs », ses types, ses composantes et les conditions de sa validité.

La première section du chapitre définit le Qiyâs. Il s’agit d’une méthodologie ayant pour but d’assurer l’établissement d’un jugement juridique ou théologique. Le Qiyâs renvoie aussi bien à l’analogie, au syllogisme qu’à la « référence ». Il s’agit d’un type de raisonnement utilisé par les jurisconsultes musulmans pour établir la solution d’un problème juridique (ou théologique). Évidemment, le recours à al Qiyâs ne peut avoir lieu que si la solution recherchée n’est donnée ni pas le Coran, ni par le Hadith.

Pour al Ghazali, le qiyâs est une source (secondaire) de droit à côté d’autres sources plus fondamentales (le Coran et le Hadith). L’exercice du qiyâs n’est pas un jugement personnel. Il n’est pas une interprétation du Coran. Il s’agit d’un raisonnement rigoureux et encadré par des règles précises. Le Qiyas se distingue du syllogisme démonstratif. Il s’appuie sur les prémisses dont la certitude est fonction de la qualité des sources invoquées (isnad).

La science des fondements du droit musulman (fiqh) a pour objet de hiérarchiser la validité des sources (hadith mutawatir, hadith Ahad…)

Le syllogisme juridique islamique (qiyâs) part de cas concrets traités par le Coran et le Hadith et procède à une généralisation à l’aide d’analogie avec des cas spécifiques. On sait que les Zahiristes (Ibn Hazm), ou tenants de l’exotérisme en Islam, s’opposaient catégoriquement au Qiyâs. Ils considéraient que le texte coranique était suffisamment clair pour être pris aux mots. On n’avait donc pas besoin d’exégèse. C’est pourquoi les Hanbalites, proches de ce courant, utilisent peu le Qiyâs.

On sait aussi qu’Abu Hanifa le pratiquait systématiquement et que cela avait abouti à une pratique très souple de l’Islam. Quant à Ash-Shafi’i, le « grand Imam » de l’Islam sunnite (égyptien), il précise la nature du Qiyâs qu’il fonde sur التعليل, ou la recherche de la « cause » (العلة) ou des motivations de la décision ou du jugement juridique.

Nous ne pouvons que suivre, à ce sujet, le grand penseur tunisien moderniste, Mohamed Talbi[7] (1921-2017), qui considère que le qiyâs est passéiste, en ce sens qu’il « examine le présent à l’aune du passé », قياس الشاهد على الغائب.

MAJ traite longuement al Qiyâs. Il considère qu’il occupe une place centrale dans la pensée « indicationnelle » (du bayan). Qui plus est, MAJ considère qu’al Bayan n’est bayan que parce qu’il est fondé sur la méthodologie d’al qiyâs. Or, ce raisonnement analogique n’est pas l’apanage des études islamiques indicationnelles, ni même des penseurs musulmans. Les analogistes de toutes les cultures et de toutes les religions, seraient-ils des sunnites « bayanites » qui s’ignoraient ?

La troisième section du chapitre 4 est consacrée à la « cause » d’une décision juridique, consistant à déclarer une chose licite ou illicite du point de vue de l’islam. Cette « cause » (العلة) est jugée centrale dans la pensée « analogique », selon MAJ. Elle est intimement liée au Bien, considéré comme étant la finalité ultime de l’Islam.

Cette notion de « cause » est importante en fiqh. Elle est au cœur du kalam, mu’tazilite et ash’arite. Mais elle n’est pas acceptée par tous les kalamistes. Les grammairiens ont emprunté cette notion, mais les problèmes rencontrés en grammaire arabe sont nettement différents de ceux que la théologie spéculative avait à résoudre.

La dernière section du chapitre tente de tirer des conclusions de ce qui précède et aboutit en fait à distinguer le syllogisme juridique ou théologique islamique du syllogisme rationnel démonstratif aristotélicien. La conclusion essaie de qualifier la « nécessité » de la conséquence dans le syllogisme indicationnel. MAJ considère que cette nécessité est en fait possibilité ou préférence et non une nécessité logique. Il renvoie au chapitre 5 que nous allons maintenant présenter.

  • Essence et symptôme

Les chapitres 5 et 6 de la première partie consacrée à « al bayan » portent le titre commun « Essence et symptôme », couple déterminant, selon MAJ, de la vision islamique (indicationnelle) du monde, vision portée par les sciences indicationnelles, alors que les couples étudiés dans les quatre premiers chapitres, vocable/sens (pour les deux premiers), fondement/dérivé (pour les deux suivants), concernent la méthodologie de l’ordre cognitif « al bayan ».

Les quatre premiers chapitres traitent principalement du droit musulman, de questions linguistiques de l’arabe ou de l’art oratoire arabe. Ils traitent du kalam ou de théologie dialectique de manière secondaire.

Les deux derniers chapitres de la partie indicationnelle, les chapitres 5 et 6, ont un objet beaucoup plus philosophique. Les sources de l’auteur pour les notions traitées se trouvent principalement dans le kalam des Mu’tazilites et Ash’arites et non en dehors.

Le chapitre 5 portant le sous-titre « espace, temps et problème de causalité » comprend 5 sections :

  1. Introduction
  2. Essence unie et intégrée
  3. Espace et mouvement
  4. Temps
  5. Causalité

En résumé, le chapitre 5 aborde des notions traitées par la culture islamique traditionnelle, allant de la théologie spéculative relative à l’unicité de Dieu et à la question des attributs de Dieu aux questions relatives à la physique rudimentaire concernant l’espace, le mouvement, la contingence, le temps et la causalité.

Dans l’introduction, MAJ traite de la pensée des Mu’tazilites qui s’appelaient « gens de la justice et de l’unicité de Dieu » et notamment de la question des attributs de Dieu. Il affirme que la vision qu’avaient les kalamistes du monde était gouvernée par leur théorie relative à l’essence et aux symptômes, l’Essence étant Dieu et toute la création n’est que des symptômes.

Nous pensons que MAJ a généralisé les thèses d’Abu al-Hassan al-Ash’ari (873-936) qui était mu’tazilite à ses débuts, mais qui s’était retourné contre le mu’tazilisme des premiers Mu’tazilites (de la fin du 8ème et de la première moitié du 9ème siècle).

Le Mu’tazilisme et la pensée d’al-Ash’ari relèvent de la théologie dialectique et spéculative, le kalam. Mais les thèmes et les problématiques traités par les tenants du premier diffèrent de ceux du second sur plusieurs points.

Selon Peter Adamson[8], le thème dominant chez les Mu’tazilites était la justice. Comme Saint Augustin résumait le message de la Bible par la Charité, Dieu est charité, les Mu’tazilites considéraient que le message du Coran était principalement l’unicité et la justice de Dieu. Les Mu’tazilites étaient des théologiens musulmans, proches des idées d’Aristote[9]. Leurs textes sacrés étaient le Coran et le Hadith, leur première et deuxième source, qu’ils cherchaient à compléter sur les questions non explicitement traitées, en utilisant la raison, leur troisième source de connaissance.

Les Mu’tazilites font une lecture métaphorique du Coran, évitant ainsi de tomber dans l’anthropomorphisme. Ils tendent à rejeter la réalité distincte des attributs de Dieu. Autrement, ils tomberaient dans l’association (shirk) d’autres êtres à Dieu. Ils considèrent que Dieu est radicalement différent de ses créatures.

Les Mu’tazilites considèrent que Dieu est juste et que l’individu n’est responsable que de ses propres actes ou choix. Les humains créent leurs propres actes et choix et Dieu a créé tout le reste, dont le Coran. Ce dernier n’est donc pas éternel pour eux, sinon il y aurait quelque chose d’autre d’éternel à côté de Dieu et donc Dieu ne serait pas Un.

Le premier mu’tazilite était Wasil ibn ‘Ata (mort en 748). Ce théologien discutait avec Hasan al-Basri (mort en 728) sur le statut du musulman pécheur. Était-il croyant ou non-croyant ? On sait que Wasil ibn ‘Ata avait défendu l’idée que le pécheur avait un statut intermédiaire entre ceux de croyant et non-croyant. D’où l’appellation de mu’tazilite. Ce genre de débats avaient déchiré les premiers chrétiens et ont parfois été à l’origine de mouvements de révolte ( dont le donatisme, en Afrique du Nord).

A côté d’Ibn ‘Ata, il y avait aussi Jahm ibn Safwan (mort en 946) et surtout le stoïcien Abu al-Hudhayl (mort en 849). Il y avait aussi al-Nazzam (mort en 846). Le Mu’tazilite (tardif) ayant élaboré un ouvrage complet est cependant ‘Abd al-Jabbar (935-1025) de Bassorah, auteur de magnus opus ou المغني. Ibn Safwan a surtout traité de la question du libre-arbitre liée à celle de la prédestination. On sait que c’était l’un des thèmes importants dans l’œuvre de Saint Augustin. Abu al-Hudhayl a surtout traité la question des attributs de Dieu, thème en relation avec les controverses chrétiennes sur la Trinité.

Ash’ari est tardif. Il est contemporain des philosophes al-Razi, Sa’dia Gaon et al-Farabi. Il est élève du mu’tazilite Al-Jubba-i, mais il s’oppose à lui. Al Baqillani et al-Juwwayni ont développé ses idées à l’époque du philosophe Avicenne (980-1037). Abu al-Hassan al-Ash’ari insiste sur l’omniscience et l’omnipotence de Dieu et sur la thèse que Dieu fait absolument ce qu’il veut et qu’il peut tourmenter à l’enfer des enfants innocents ou des croyants pieux et qu’il peut envoyer au paradis des impies. Et dans tout ce qu’il fait, Dieu est juste, dit Ash’ari.

MAJ affirme ainsi que la création du monde par Dieu unique est au centre de la vision du Coran et que cette vision qu’a le Coran du monde est celle qui s’est imposée à la culture « arabe et islamique ». Rappelons que la question de l’unicité de Dieu est au cœur du néoplatonisme (de Plotin) et des débats et controverses connus par le christianisme des premiers siècles entre différents courants du judéo-christianisme. L’islam n’a fait que prendre parti en faveur de l’arianisme (d’Arius, libyen d’Alexandrie) et du Judaïsme primitif contre des mouvements trinitaires comme celui qui l’avait emporté (celui de l’Évêque Alexandre d’Alexandrie et de son diacre et successeur Athanase) au premier concile de Nicée (en Turquie actuelle) en l’an 325 (de l’ère chrétienne).

L’unicité de Dieu ou le monothéisme est une ancienne idée qui remonte à plusieurs siècles avant l’ère chrétienne et revient toujours, à chaque fois qu’un mouvement religieux candidat au pouvoir accuse celui qui est en place d’être corrompu et polythéiste. L’accusation des Almohades, au 11ème siècle, contre les Almoravides, n’a pas été autre chose que le polythéisme qu’ils voulaient abattre pour instaurer la religion de l’unicité de Dieu, d’où leur appellation.

La deuxième section porte donc sur l’indivisibilité de l’essence et sur les arguments métaphysiques des kalamistes face aux attaques du dogme islamique par des adversaires non-musulmans (des différents courants judéo-chrétiens de l’époque).

La 3ème section du chapitre porte sur l’espace et le mouvement tels qu’ils sont traités par la science du kalam.

La 4ème section traite du temps dans la culture « arabe et islamique ». MAJ affirme que les « Arabes » n’avaient pas un concept abstrait du temps comme cadre des événements. Il dit qu’il y a interpénétration du temps et de l’espace dans le « champ cognitif indicationnel arabe ». Sincèrement, il est difficile d’admettre ici que MAJ avait la maîtrise des thèmes abordés. Il avait une connaissance embryonnaire de l’apport de la physique quantique et surtout de la physique de la relativité d’Einstein en la matière et il voulait la transposer à une physique primitive développée par Aristote et reprise par les théologiens des débuts de l’Islam.

MAJ tire du chapitre 5 la thèse principale que la « culture arabe » de l’ère d’attadwin rejette la notion de causalité, puisque Dieu est omnipotent. Dieu peut ainsi casser la régularité des événements. Il rapporte un passage significatif à ce sujet de ‘Abd Allah al-Haraoui al-Ansari (1006-1088) cité par le théologien hanbalite Ahmad ‘Abd al-Halim Ibn Taymiyya (1263-1328). Mais notons que cet auteur est postérieur à l’ère d’attadwin des premiers siècles de l’Islam. Al Haraoui soutient, dans le passage cité, qu’« il n’y a pas dans l’existence, quelque chose qu’on puisse considérer comme cause de quelque chose… » Cette thèse ressemble beaucoup à la critique de l’induction faite par Hume (1711-1776) et reprise plus récemment par Karl Popper (1902-1994) pour asseoir sa philosophie des sciences autour de la notion de falsification ou de réfutation.

Cette « culture arabe » rejetant la causalité est donc pré-rationnelle ou préscientifique. Elle est magique et c’est ce qui ressort de la théologie d’al-Ash’ari : tout est contingence en dehors de la volonté de Dieu. En réalité, le logicien et philosophe britannique Bertrand Russel (1872-1970) rejette aussi la causalité en science. Il voulait la remplacer par la fonction, comme d’ailleurs les statisticiens l’ont longtemps rejetée en faveur de la corrélation.

Le chapitre 6 d’al bayan, sous-titré « raison, existence et problème des universaux » comprend les 4 sections suivantes :

  1. Raison et Essence
  2. Science et doute ou incertitude
  3. Raison et existence
  4. Conclusion

La première section discute longuement la notion de raison. Elle cherche à savoir si la raison est Essence ou Symptôme, puisqu’il n’y a qu’essences et symptômes dans l’existence, selon les penseurs d’al bayan. Pour ces derniers, la raison est plutôt symptôme et non essence. Donc, la raison ne peut pas être autonome.

MAJ analyse le terme « ‘aql » (raison) dans le domaine de la langue arabe. Il aboutit au résultat que dans la culture indicationnelle (al bayan), la raison n’est qu’une fonction de l’organe qu’on appelle le cœur. Cette conception était commune à tous les peuples primitifs, même si les philosophes socratiques grecs l’avaient dépassée. Le médecin grec de Bergame, Claude Galien (129-216), dont la pensée avait été tôt transmise dans le monde musulman, avait pourtant démontré que le siège de la pensée et de la raison était la tête et non le cœur. 

Les kalamistes, considéraient-ils alors que le cœur était l’essence déterminante de la raison ? Il semble que la réponse soit affirmative. MAJ pose alors une question qui s’ensuit, celle de savoir si toutes les sciences sont du ressort du cœur. Il répond en distinguant deux types de sciences, les sciences nécessaires et les sciences « spécifiques ». En fait, MAJ déborde les kalamistes et évoque la réponse donnée par le jurisconsulte Abu Bakr Ibn al-‘Arabi (mort à Fès en 1148) à savoir que le cœur ne peut assumer que certaines sciences nécessaires.

La section suivante « science et doute » traite de la notion de connaissance et de ses divisions chez les théologiens du kalam. MAJ tire de son analyse des sciences du kalam, mu’tazilites et ash’arites, que la connaissance d’al bayan est gouvernée par la non-causalité, c’est-à-dire par la loi de la « possibilité » ou de l’ «habitude ». L’auteur s’appuie davantage en cela sur les théologiens ash’arites (al-Baqillani), dont le principe est l’omnipotence de Dieu, que sur les Mu’tazilites. Il affirme que les différences entre les deux courants étaient plutôt idéologiques qu’épistémologiques ! Sur le plan épistémologique, dit-il, pour les Mu’tazilites et les Ash’arites, comme pour tous les théologiens du bayan, la connaissance n’est pas assujettie à la causalité. La preuve, chez eux tous, est dans le Coran, le Hadith, le consensus (des premières générations) et la raison. Les courants ne diffèrent que sur l’ordre d’importance à observer pour ces quatre sources.

La quatrième section porte sur la relation entre raison et existence, relation que MAJ considère comme l’une des plus grandes problématiques de la philosophie. Pour traiter la question chez les théologiens spéculatifs, Mu’tazilites (‘Abd al-Jabbar) et Ash’arites (al-Baqillani et Shahrastani), l’auteur considère qu’elle peut être ramenée à la question des attributs divins. Il dit que c’est justement sur cette question déjà évoquée que les deux courants se séparent nettement.

Le chapitre conclusif de la partie « al bayan » porte le titre « al bayan : ses origines ou racines et ses branches ou dérivés ». Au début de ce chapitre, MAJ dit qu’il ne peut pas faire une lecture critique externe de l’ordre cognitif d’al bayan tant qu’il n’a pas présenté les autres ordres cognitifs (al ‘Irfan et al burhan). Il doit donc se contenter d’une lecture interne. Mais il ajoute qu’il doit retourner à la période précédant l’élaboration d’al-Bayan (les deux premiers siècles de l’Islam). Il pose la question de savoir laquelle détermine l’autre, la méthode ou la vision. Il répond que dans al bayan c’était sa méthode qui déterminait sa vision du monde, mais que dans sa préhistoire c’était l’inverse (!)

MAJ pose ensuite la question de la nature de la vision de l’ordre cognitif indicationnel. Il répond qu’elle consiste en deux principes : a) celui de la séparation, et b) celui de la possibilité. C’est que dans la pensée du kalam, concernant l’essence unie et intégrée, il ne peut y avoir de causalité. Cette pensée reconnait l’existence de régularités, mais aussi celle de miracles des prophètes cassant les régularités. Il n’y a donc pas de déterminisme universel. Il y a omnipotence et omniscience de Dieu unique. Tout événement est possible, mais il n’est jamais nécessaire.

Concernant la séparation ou la discontinuité, MAJ essaie de donner une explication anthropologique à la pensée de la discontinuité chez les « Arabes » à travers le sable et ses grains. Il dit que dans le désert c’est la discontinuité qui domine alors qu’en ville c’est plutôt la continuité. Ces affirmations ne sont absolument pas justifiées. Elles ne sont que pures élucubrations. En plus, elles ignorent que les « Arabes » se trouvaient davantage au nord de la péninsule arabique qu’à son sud et qu’ils n’étaient pas loin des villes. Elles ignorent que le contexte spatial de la Révélation, tel qu’on peut en juger, n’est pas celui du désert et du sable, mais celui du figuier et de l’olivier. Ce qui s’apparente à la côte méditerranéenne. Elles ignorent aussi que la matière a une nature double, à la fois ondulatoire et corpusculaire.

Pour résumer cette grande partie sur « l’ordre cognitif d’al bayan », assez centrale dans l’œuvre sous étude, disons que MAJ a présenté la pensée islamique de langue arabe, qu’il appelle « culture arabe », élaborée aux premiers siècles de l’Islam (ère d’attadwin, codification et transcription), dans les domaines de grammaire arabe, de l’art oratoire ou balagha, dans le droit musulman ou fiqh et dans le kalam ou théologie spéculative, sous l’angle d’analyse de trois couples de termes.

Les deux premiers couples, vocable/sens et fondement/dérivé, sont consacrés aux questions méthodologiques chez les auteurs d’al bayan. Le troisième couple, essence/symptôme, est consacré à la vision qu’a al bayan du monde.

Cette analyse sous l’angle de couples a permis à MAJ de passer sous silence plusieurs questions, peut-être gênantes pour lui dans le kalam, comme dans la grammaire arabe et dans le fiqh. L’auteur a ainsi évacué, dans le kalam, la question de la prédestination/libre arbitre. Il a également évacué la question du Coran créé/incréé.

Les conclusions de l’analyse de l’auteur sont que dans le premier couple, c’est le vocable qui domine le sens dans la « culture arabe » ; dans le deuxième couple, c’est le fondement, al usul (Coran et Sunnah), qui domine les dérivés ; dans le couple essence/symptôme, c’est évidemment le Dieu unique, omniscient et omnipotent, qui domine toute la création qui n’est que symptômes non autonomes.

On voit bien à quel point l’auteur a été influencé par le structuralisme marxiste fondé sur les notions de structure et de contradiction. Les couples constituant les grilles de lecture de MAJ s’apparentent aux contradictions, lesquelles sont centrales dans la dialectique hégélienne comme dans le matérialisme dialectique de Karl Marx. La contradiction de Hegel est cependant très différente de la contradiction de Marx[10].

Dans la contradiction, il y a cependant lutte des deux termes, mais aussi coopération, mais c’est la lutte qui l’emporte et se poursuit jusqu’au renversement de la domination. On ne voit pas cette lutte dans l’œuvre de MAJ. Il y a chez lui une domination établie une bonne fois pour toutes et ad vitam aeternam.

Qui plus est, la seule lutte, remplaçant la lutte de classe, chez MAJ, est la lutte étonnante « d’ordres cognitifs » ! C’est le néo- marxisme de la lutte des ordres cognitifs des différentes époques dans la même époque. Dans ce genre de situation, pour se défendre contre toute tentative de réfutation, le théoricien entoure sa théorie, son idéologie en fait, d’une ceinture de sécurité. Pour Marx, la théorie de l’aliénation était toute trouvée pour cela : le non-prolétaire était incapable de saisir la théorie de la plus-value, aliéné qu’il était. Pour MAJ, l’aliénation est remplacée par l’épistémologie : le chercheur idéologique est incapable de saisir les résultats de la recherche épistémologique !

Le plus grave, à ce sujet, est que le structuralisme, marxiste ou non, est un anti- humanisme. La structure est le sujet de l’histoire et les individus ne font que jouer le rôle que la structure leur assigne. Comment comprendre alors les multiples renversements de pouvoir tout au long de l’histoire de l’Islam ? Comment comprendre que la plupart les califes ont été assassinés ? Comment comprendre qu’avec le Calife abbasside Ja’far Mutawakkil (calife de 847 à 861), de mère turque, le pouvoir réel est passé des Persans shi’ites aux Turks (Seljukides) sunnites, si ce n’est à cause de facteurs personnels du calife ?

L’auteur a choisi (à travers des couples précis) un angle d’analyse étroit, cela lui permet d’évacuer des questions indésirables. Mais cela l’empêche également de voir toute la diversité de la pensée islamique. Il a choisi une époque assez courte. Cela lui « permet » de généraliser ses conclusions d’une époque à toute l’histoire islamique. Il a choisi d’ignorer les multiples cultures « populaires » pour « imposer » aux peuples le mode de pensée d’une minorité d’oulémas qui ne jouent qu’un rôle de plus en plus mineur dans les sociétés musulmanes contemporaines. L’islam « savant » de la minorité des Oulémas est de plus en plus étranger aux multiples islams populaires.

MAJ considère que « la pensée islamique savante » des premiers siècles est la pensée de « tous les Arabes », c’est-à-dire, pour lui, de tous les Musulmans, depuis le début de l’Islam jusqu’à aujourd’hui. Voilà ce qui est tendancieux ! MAJ n’a étudié que des « sciences » traditionnelles et archaïques. Il veut nous faire croire que l’esprit qui les anime, le mode de penser qui y est à l’œuvre est le même que celui des multiples et divers individus portant des cultures extrêmement variées qui composent l’ensemble des habitants des pays appartenant aujourd’hui à l’organisation politique appelée « Ligue des États Arabes ».

MAJ a fait un gros investissement et a fait étalage d’une grande connaissance d’un savoir archaïque préscientifique et obsolète[11]. Il pense que c’est ce savoir archaïque qui domine aujourd’hui dans nos sociétés contemporaines et qui explique le « despotisme politique qui les caractérise ». MAJ considère que le despotisme politique est similaire au despotisme des premières générations et des fondements posés par elles sur les dérivés, dans la « culture arabe » codifiée aux premiers siècles de l’islam.

Notons aussi que MAJ minimise la grande influence du judéo-christianisme hellénisé et donc de la culture grecque avec tous ses aspects philosophique et théologique, linguistique, logique, juridique et littéraire sur la formation de la culture islamique de langue arabe. Pour cela, il a complètement adhéré à l’historiographie officielle abbasside, idéologique et partialle, et aux dogmes posés par les théologiens au service des califes abbassides, de Harun al-Rashid jusqu’à Mutawakkil, en passant par al-Mamun.

Une dernière remarque, assez marginale par rapport au sujet, est que MAJ confond les différents structuralismes, linguistique, mathématique et anthropologique. Le kalam et la philosophie, comme le structuralisme anthropologique qui remonte aux années 1930, traitent de systèmes d’objets ouverts, tandis que les structuralismes linguistique (Ferdinand de Saussure, début du 20ème siècle) et mathématique (Bourbaki, fin des années 1930) traitent de systèmes d’objets clos[12].

Le structuralisme est certes utile comme grille d’analyse. Il permet de passer de la connaissance des êtres à travers leurs propriétés à la connaissance des relations entre les choses. Mais le structuralisme mathématique, par exemple, n’épuise pas toutes les mathématiques. Et il y a énormément à apprendre en dehors du « bourbakisme ».

Notre principale critique est que dans toute l’analyse des « sciences islamiques indicationnelles » menée par MAJ, on ne voit absolument pas cette prétendue épistémè « al bayan » à l’œuvre dans la détermination des formes du savoir en grammaire et rhétorique de langue arabe, en droit ou fiqh et en théologie spéculative (kalam). C’est pour dire que les « ordres cognitifs » de MAJ ne sont pas les résultats d’une analyse objective et rigoureuse des « sciences islamiques », mais des « catégories » pré-analytiques et arbitraires que l’analyse de des études islamiques faite par l’auteur est forcée de valider. C’est comme si vous chaussez des lunettes coloriées avant de regarder un paysage. Vous y verriez ce que ces lunettes voudront vous laisser voir.

Il s’agit de « catégories » nées d’une spéculation solitaire, de catégories pré-analytiques, à appliquer, à plaquer en fait, sur un savoir déjà collecté par des intellectuels de la veine d’Ahmad Amine, travailleurs sérieux, ayant suffisamment d’honnêteté pour « se contenter » de rapporter et de laisser chaque savoir à son époque pour l’analyser peut-être avec les outils de l’époque et se garder ainsi de commettre des anachronismes qui n’avancent en rien l’analyse de la situation actuelle des populations ciblées par MAJ ; des situations actuelles, devrais-je dire, tellement elles sont dissemblables.

*Intellectuel marocain, professeur en sciences économiques, ancien doyen de la faculté de sciences économiques de Rabat.


[1] Cf. l’important ouvrage de Taha Hussein sur cette poésie, publié au Caire, en 1926 : في الشعر الجاهلي

[2] Al Jahiz a été cité à ce sujet par Goldziher, lequel est cité par A. A. Vasilev, Byzance et les Arabes.

[3] Cf. A. A. Vasilev, Bizance et les Arabes, Tome 1, La Dynastie d’Amorium (820-867), Librairie Orientale et Américaine, G.P. Maisonneuve, Succ. Paris, 1935.

[4] Taha Hussein, Tamhîd fi al Bayan al ‘Arabi, in Naqd Annathr (par erreur), 1931. En 1963, le livre qu’introduit Taha Hussein s’est avéré être celui d’Ibn Wahb et il a été restitué à son auteur.

[5] Voir sa thèse de doctorat, soutenue à la Faculté des Lettres de Rabat, en 1991, sous le titre :

“ﺍﻷﺜﺭ ﺍﻷﺭﺴﻁﻲ ﻓﻲ ﺍﻝﻨﻘﺩ ﻭﺍﻝﺒﻼﻏﺔ ﺍﻝﻌﺭﺒﻴﻴﻥ ﺇﻝﻰ ﺤﺩﻭﺩ ﺍﻝﻘﺭﻥ ﺍﻝﻬﺠﺭﻱ ﺍﻝﺜﺎﻤﻥ »

[6] Voir عبدالله القصيمي, العرب ظاهرة صوتية, منشورات الجمل, 1977, 720 pages.

[7] Mohamed Talbi, Plaidoyer pour un islam moderne, Éditions de l’Aube, Paris, 2005.

[8] Peter Adamson, Philosophy of the Islamic World, Oxford University Press, Oxford, UK, 2016.

[9] En fait, de la théologie d’Aristote, un Aristote très platonicien, celui des Péripatéticiens néoplatoniciens.

[10] Voir à ce sujet, Maurice Godelier, Système, Structure et Contradiction dans le Capital, Les Temps Modernes, N° 246, novembre 1966.

[11] En réalité, l’essentiel de la matière traitée et torturée par MAJ, se trouve déjà rassemblée dans un ouvrage fouillé et encyclopédique sur la culture islamique, publié au Caire, en trois tomes, par Ahmad Amine.

[12] Cf à ce sujet, Gabriella Crocco, Méthode structurale et systèmes philosophiques, Revue de métaphysique et de morale, n° 45, 2005.

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