Avons-nous besoin aujourd’hui des « critiques » d’Arkoun et de Jabri ? (Partie 8). Par Lahcen Oulhaj*
VIII- « Pour une critique de la raison islamique, chapitres V » de M. Mohammed Arkoun
Nous poursuivons, dans cette chronique du mois de novembre 2023, la présentation du livre « pour une critique de la raison islamique » de Mohammed Arkoun. Après la présentation des 4 premiers chapitres du livre, dans des chroniques précédentes, il s’agit ce mois-ci d’exposer le chapitre 5 intitulé « Autorité et pouvoirs en Islam ».
Autorité et pouvoirs en Islam
Dans ce chapitre 5, correspondant originellement à une contribution (pp. 145-182) à un ouvrage collectif intitulé « pouvoir et vérité », publié aux Éditions du Cerf, en 1981 (272 pages), M. Arkoun traite la problématique des rapports ou de l’articulation entre l’Autorité (suprême) et les pouvoirs (politiques) dans l’espace musulman, en quatre sections :
- Section introductive
- Autorité et pouvoirs dans l’Islam classique
- Autorité et pouvoirs dans l’Islam contemporain
- Propositions critiques
Section introductive
Arkoun commence son papier qui nous intéresse ici en mettant en exergue une citation du chapitre des « Femmes » du Coran et une citation de la « critique de l’économie politique » de Karl Marx. Il poursuit en justifiant cette juxtaposition par l’état des systèmes politiques formant l’espace musulman. Cette situation, dit-il, est caractérisée par le fait que ces systèmes sont tiraillés entre les deux références opposées à Marx et au Coran. Souvent, dans ces systèmes, surtout pour les États qui se voulaient socialistes et progressistes, la référence à Karl Marx est juxtaposée à la référence à l’Islam. Ces régimes se déclaraient à la fois socialistes et musulmans.
Arkoun discute, dans cette introduction, la question des rapports entre l’Autorité (spirituelle, légitime, religieuse et divine) et le pouvoir politique temporel, en procédant à une comparaison rapide des états (en 1980) de la question successivement dans les pays musulmans, dans le monde « occidental » libéral et dans les pays communistes.
Dans les pays industriels libéraux, la sécularisation des États a mis de côté les notions de droit divin, d’esprit ou de Nature. On ne s’y intéresse plus qu’au transfert des pouvoirs et à leur exercice. Dans les pays communistes, la littérature marxiste-léniniste justifie la montée et l’omnipotence de l’État.
Dans les États de l’espace musulman, cette question des rapports entre l’autorité et les pouvoirs est, selon Arkoun, très difficile à traiter, même si le choix des Musulmans semble avoir été celui de l’État-Umma, celui de la confusion du pouvoir temporel et du pouvoir religieux, depuis 622.
En réalité, Arkoun fait semblant d’ignorer que les pouvoirs temporels islamiques n’ont jamais pu rassembler toute la communauté musulmane sous leur autorité. Les chefs temporels, retenus par l’historiographie islamique officielle, ont toujours été contestés par des chefs rivaux qui se trouvaient à la tête d’autres États et d’autres communautés musulmanes.
L’auteur souhaite à travers ce papier réactiver et redynamiser la discussion théorique, sur cette question, dans la pensée islamique contemporaine. Il propose de distinguer l’islam classique de l’islam contemporain et de traiter la question dans chacun des deux « islams » séparément.
Autorité et pouvoirs en Islam classique
Avant de commencer la présentation critique de cette première section du papier ou chapitre qui nous intéresse ici, il est utile de rappeler que M. Arkoun adhère sans réserve à l’historiographie islamique officielle concernant les premiers temps de l’Islam. C’est ainsi qu’il affirme que l’État islamique centralisé construit sur l’unique Autorité suprême et transcendantal du Dieu unique est venu avec l’avènement de l’Islam se substituer à des pouvoirs éparpillés et rivaux basés sur l’esprit de corps des tribus de la presqu’île arabique.
Pour l’historiographie islamique officielle concernant la période préislamique et les premiers temps de l’Islam, comme pour Arkoun, il y avait avant l’Islam la Jahiliyya caractérisée, socialement, par des guerres intertribales incessantes et, culturellement ou religieusement, par le polythéisme. C’est oublier que la « Jahiliyya », la période préislamique arabique, a enregistré l’existence de nombreuses communautés judéo-chrétiennes monothéistes.
Arkoun affirme que le discours coranique, comme les discours de tous les « prophètes », est un discours d’autorité visant deux objectifs :
- Destruction des discours antérieurs à travers les controverses quotidiennes ;
- Consolidation du nouveau discours en le rattachant à l’Être suprême, absolu et transcendantal, mais toujours présent à travers son verbe dans l’histoire humaine.
Nous pensons que l’attitude du prophète qui transparaît du Coran, n’était pas une attitude offensive, mais qu’elle était plutôt défensive. Les versets coraniques faisant allusion à ces controverses tentaient de répondre à des questionnements venus des adversaires qui remettaient en cause la légitimité du prophète et l’authenticité du Coran. Ces controverses concernaient, entre autres, le caractère divin et éternel de Jésus Christ, la légende des gens de la grotte, la nature ou la définition de l’âme.
Nous pensons que les facteurs du triomphe, somme toute rapide, de l’Islam n’étaient pas théologiques, mais politiques. Selon l’historiographie officielle, le mouvement religieux né à la Mecque avait échoué et c’est la construction d’un pouvoir politique et militaire à Médine qui avait permis la conquête de la Mecque et des autres contrées pour construire, à Médine, un État politico-religieux puissant.
Pour Arkoun, l’Autorité avait été construite à la Mecque et le pouvoir politique avait été construit à Médine, sous l’autorité religieuse du prophète. Ce qui est très discutable. C’est, à notre sens, le pouvoir politique construit à Médine qui a permis au mouvement religieux, porteur de l’autorité suprême, de réussir.
De même, ce n’est pas le christianisme qui avait permis à l’empire romain de devenir tout puissant, mais c’était la conversion de l’empire politique puissant au christianisme qui avait permis à cette religion l’expansion qu’on lui a connue.
A contrario, l’absence, des siècles durant, d’un pouvoir politique fort adoptant le Judaïsme explique le fait que cette religion n’avait jamais été dominante dans sa région natale.
Arkoun veut voir dans l’expérience de l’avènement de l’Islam une séparation de l’Autorité et du pouvoir. Pour lui, l’Autorité se crée sans contrainte physique ou légale. Elle implique juste un « prophète » et la foi en ce prophète. L’Autorité de ce prophète et du divin auquel il se réfère est juste intérieure. Le pouvoir politique, lui, est extérieur. Il s’appuie toujours soit sur l’Autorité divine, soit sur la contrainte et l’obligation. Le pouvoir politique engendre soit le consentement libre et spontané des sujets, soit leur assujettissement par la contrainte ou la révolte.
L’auteur semble minimiser ici la violence exercée à Médine pour asseoir la domination de l’Autorité. L’adhésion à celle-ci est loin d’avoir été « intérieure ».
Arkoun critique les Orientalistes européens qui « prétendent que l’Islam ne sépare pas le spirituel du temporel, contrairement au christianisme ». Il affirme que cette séparation n’est possible que dans les temps modernes. Cette critique de M. Arkoun signifie deux choses différentes.
La première est que l’Islam classique et le christianisme ignorent, tous les deux, la séparation entre les pouvoirs temporel et le spirituel. Cela n’est pas exact. Le christianisme est né comme religion dans l’opposition au pouvoir politique romain : César ne se confondait pas avec Dieu auquel se référait Jésus Christ. En revanche, le pouvoir politique créé à Médine et le pouvoir religieux étaient détenus par un seul homme : le Prophète d’abord, puis ses califes.
La seconde chose, que signifie la critique d’Arkoun, est que cette confusion du temporel et du spirituel était commune à l’Islam abbasside classique et à la chrétienté et qu’il n’y a eu séparation que dans les temps modernes. Arkoun veut dire que les orientalistes partent du cadre des temps modernes et des instruments théoriques d’analyse qu’ils ont générés pour analyser la question des rapports entre l’Autorité et le pouvoir politique dans le cadre islamique qui ne s’y prête pas. Il veut dire aux orientalistes de se taire car ils ne connaîtraient pas l’espace musulman et ses spécificités.
Arkoun prétend ainsi détenir le monopole de la « vérité » des sociétés islamiques. Il serait le seul à savoir ce qu’il en est de ces sociétés.
Mais une telle approche positive de l’auteur peut-elle être critique et prescriptive ? A mon avis, seule l’approche normative peut prétendre à la critique. Il semble que la norme d’Arkoun soit les Lumières et la Modernité. Dans ce cas, qu’a-t-il à dire de plus que les sociétés islamiques étaient archaïques et qu’elles devraient avancer vers la sécularisation et la séparation du religieux et du politique.
Arkoun ne se contente pas de critiquer les orientalistes (non-musulmans). Il reproche aux musulmans progressistes d’être des rêveurs ou des utopistes et aux musulmans conservateurs d’être archaïques et de s’accrocher à un système révolu et obsolète. Il faudrait donc, selon l’auteur, moderniser les systèmes politiques musulmans, mais pas trop. En tous cas, il fallait surtout demander conseil à Arkoun, le seul à savoir. Ce narcissisme de l’auteur ne lui est pas propre. C’est le lot de beaucoup de penseurs à partir du moment où leur autorité intellectuelle est reconnue et que leurs écrits ont un certain écho.
Notre critique de la critique de M. Arkoun est à peine exagérée.
Concernant le traitement de la problématique centrale de son papier, les rapports de l’Autorité et du pouvoir dans l’Islam, Arkoun adopte la thèse selon laquelle il n’est pas utile de relater les événements historiques tragiques qui ont eu lieu avant 661 et l’avènement de Mu’awiyya, thèse selon laquelle il faut concentrer les efforts pour montrer que l’enjeu ultime des luttes et controverses théoriques était lié à la séparation (ou à la connexion) de l’autorité et du pouvoir.
Arkoun affirme que, depuis la mort du prophète, tous les pouvoirs et dynasties ayant gouverné en terre d’Islam vont se sont référé et se sont rattaché au prophète et au Coran. Une autre affirmation de l’auteur est que, aucun de ces pouvoirs n’a réussi à appliquer et généraliser la Chari’a en supprimant les traditions et les solidarités tribales pré-islamiques. Il s’appuie en cela sur Ibn Khaldoun, Al Maqrizi et Al Shatibi.
Concernant Ibn Khaldoun, l’auteur rappelle ces trois types de gouvernement, dans l’espace musulman, que sont :
- Le despotisme absolu ;
- Le despotisme raisonné ou rationnel ;
- Le despotisme de droit divin.
Le qadi andalou Al Shatibi, quant à lui, traite, après le Hanbalite Ibn Taymiyya, des problèmes théoriques que soulève la Chari’a qui définit clairement la finalité divine relative à l’intérêt général. Il s’agit pour Shatibi de modérer la théorie stricte et sévère des fondements du droit musulman (établis par Al Shafi’i) pour les remplacer par les finalités (Maqasid) de la Chari’a. Al Shatibi voulait ainsi concilier, à l’instar du Midrash juif, la Chari’a et la sévérité de ses règles avec les exigences du changement socio-historique.
Arkoun affirme qu’après l’effondrement de la dynastie Fatimide, en 1258, emportant l’espoir mis en elle, il y eut une « révolte » conjoncturelle des Croyants scandant « gloire à Dieu, à son Messager et aux Croyants », signifiant que les Croyants n’avaient confiance qu’en l’autorité divine suprême. L’auteur ajoute que derrière cette révolte se trouvait le mode tout puissant de production des sociétés et de régulation des historicités. Il expose ensuite le type de fonctionnement de ce mode de production et de régulation, qu’il appelle « mode ou système de production des sociétés du Livre ».
Arkoun affirme que c’est ce même mode puissant qui produisait les sociétés occidentales avant la Révolution française en 1789. La rupture qu’il y a eu depuis d’avec le Livre révélé n’a pas été totale dans aucune de ces sociétés. Il considère qu’aujourd’hui (1980), il y a résurgence de ce mode à travers des manifestations dont les évolutions futures sont difficiles à évaluer.
Le cadre commun de représentation des choses de toutes les religions monothéistes est formé des quatre axes socio-culturels suivants, selon l’auteur :
- L’évènement inaugural et constitutif ;
- Le témoignage exégétique ;
- Les écrits ;
- Les lectures.
L’analyse de ces axes et de leur articulation en tant que mode de production des valeurs métaphysiques et super-structurelles, suppose, selon Arkoun, une formation mythique de la conscience humaine, n’excluant pas l’intervention de la raison. Cela suppose aussi l’existence d’une autorité spirituelle suprême déléguée aux docteurs de la foi (Oulémas et Fqihs pour les Musulmans, le clergé pour les Chrétiens et les Rabbins pour les Juifs).
Arkoun présente ensuite la fonction et la signification de chacun des quatre axes ci-dessus. Il le fait pour les trois religions monothéistes, Islam, Christianisme et Judaïsme. L’exposé et l’analyse de l’auteur appelle les remarques suivantes.
- Arkoun ne prend pas au sérieux la doctrine catholique (au sens originel) de la Trinité et traite Jésus Christ comme s’il était un messager (rasul) ayant apporté un message de Dieu aux Hommes. Il fait la même chose pour Moïse et ignore complètement que pour le Judaïsme, Abraham a un statut plus élevé que celui de Moïse, le sauveur des Juifs esclaves en Égypte ayant reçu les tables de la Loi. Dans l’esprit des Juifs, l’acte inaugural n’est pas celui de Moïse. Mais celui d’Abraham, le patriarche.
- Arkoun plaque l’historiographie islamique officielle sur le christianisme et le Judaïsme. Il oublie que depuis l’Antiquité lointaine, il n’y a pas eu de pouvoir temporel pour les Juifs jusqu’en 1948 et la création de l’État d’Israël. Il oublie aussi, qu’il a fallu attendre plus de trois siècles pour qu’un pouvoir temporel (empire romain) adopte le christianisme.
- Arkoun croit pouvoir trouver dans le Judaïsme d’avant Maïmonide quelque chose qu’on peut appeler la « profession de foi » juive. Il oublie surtout que les conceptions musulmane, chrétienne et juive de Dieu sont complètement différentes. L’Éternel des Juifs est insaisissable et innommable. C’est pratiquement comme celui des Mu’tazilites. Il a créé le monde en 6 jours et il s’est reposé. Allah des Musulmans a créé le monde et il s’est installé sur son Trône (pour décider de tout), surtout avec les Ash’arites qui confondent la justice divine avec l’omnipotence de Dieu. Pour les Chrétiens, Dieu a engendré son fils Jésus, lequel est donc divin. Dieu a trois personnes, selon le vocabulaire du philosophe et théologien nord-africain Tertullien : le Père, le Saint-Esprit et le Fils Jésus-Christ.
- Arkoun semble adhérer à la propagande des Abbassides à l’encontre des Omeyyades, en s’appuyant sur le fqih sunnite traditionnaliste et arabiste, sous le Calife Mutawakkil, ‘Abd Allah Ibn Muslim Ibn Qutayba al Sinawari (828-889).
- Arkoun oublie complètement les moments historiques où la doctrine Shi’a était dominante, sous les Abbassides. Or, on sait que les Shi’ites ont une conception tout à fait différente de celle des Sunnites, concernant le système Autorité/Pouvoir.
En dépit de ces critiques que nous adressons ci-dessus à l’analyse d’Arkoun, il nous semble plus juste de dire, malgré tout, que la critique de la pensée islamique de cet auteur est beaucoup plus radicale que celle de MAJ, lequel critique la culture musulmane en la qualifiant d’arabe et ménage la religion musulmane. MAJ relève les aspects négatifs de la culture islamique savante classique, alors qu’Arkoun s’attaque au mode de penser des Musulmans classiques et contemporains.
Autorité et pouvoirs en Islam contemporain
Concernant l’état du rapport autorité/pouvoir dans les sociétés islamiques contemporaines, M. Arkoun souligne d’abord deux éléments et fait ensuite une série d’observations.
Le premier élément soulevé par l’auteur est la domination de l’État-nation comme système d’organisation des sociétés islamiques contemporaines. Il semble penser, à ce sujet, qu’il y a eu l’explosion ou plutôt l’implosion, de l’empire ottoman qui a donné lieu à un ensemble d’États-Nations. Et dans ces derniers, le rapport autorité/pouvoir peut cependant être relié à l’expérience de sultans exerçant un despotisme absolu soutenu par des Oulémas, qui légitimaient leur pouvoir, sur le plan religieux. Et il y a ensuite le Maroc qui a connu la même évolution avec la montée du charifisme servant à légitimer le pouvoir politique.
En réalité, ce rapport autorité spirituelle/pouvoir politique qui marque la période postérieure au charifisme des Mérinides, Sa’adiens et Alaouites est le même depuis l’avènement de l’Islam, sous les Abbassides, les Fatimides, les Idrissides, les Almoravides et les Almohades : Les Oulémas légitimaient un pouvoir politique exerçant un despotisme absolu.
Par ailleurs, il y a lieu de noter que le processus qui a engendré les États contemporains de l’espace musulman n’est pas le même partout. Il y a, d’une part, les États créés par les puissances européennes à la suite du démantèlement de l’empire Ottoman et il y a le Maroc et l’Iran qui sont anciens, même si l’État du Maroc a été « protégé » durant quelque temps. Il y a le cas de l’Égypte qui est à part. Il y a aussi les États nés de la décolonisation… Plusieurs situations totalement différentes quant à leur genèse, mais semblables pour ce qui est du rapport autorité/pouvoir ou religieux/politique. Encore que la situation de la Turquie de Mustapha Kamal Ataturk est tout à fait singulière. Le cas du Liban d’avant 1975 n’est pas moins singulier.
Le second élément souligné par l’auteur est la pression exercée sur ces États-nations islamiques par ce que M. Arkoun appelle « l’impérialisme occidental » comprenant le bloc libéral et le bloc socialiste (l’auteur écrit en 1980). Évidemment, mettre ces deux blocs dans un seul grand bloc appelé « impérialisme occidental » signifie tout simplement que l’auteur rejette et l’impérialisme soviétique et l’impérialisme de l’Ouest. Seulement l’Ouest n’est pas uni et il est difficile d’y mettre le Portugal, le Luxembourg… Puis il est difficile d’assimiler les puissances européennes coloniales (avant les années 1960) et les États-Unis eux-mêmes nés de la décolonisation par rapport au Royaume Uni.
Les observations faites par la suite par Arkoun consistent en cinq points importants. Il s’agit de :
- Le premier point est qu’on ne peut pas comprendre la tension entre autorité et pouvoir dans les sociétés contemporaines sans tenir compte de l’apparition des disparités socio-culturelles dans ces sociétés. L’auteur insiste sur l’émergence de la « classe moyenne » comme caractéristique importante de ces sociétés.
Notons que l’analyse de l’auteur est ici d’inspiration marxiste, ou plutôt néo-marxiste. Rappelons aussi que la notion de classe moyenne est très ancienne. Elle remonte aux analyses d’Aristote ou même de Platon. Il est donc difficile de parler d’émergence. Marx, lui-même, n’a jamais prétendu que le mode de production qui oppose la bourgeoisie et la classe ouvrière correspond à la formation sociale qui l’englobe.
b) Le deuxième point est que les révolutions bourgeoises liées à l’industrialisation n’ont pas eu lieu dans les sociétés de l’espace musulman. Ces révolutions ont remplacé, dans les États-Nations modernes, le droit divin par le suffrage universel et la liberté de penser et de s’exprimer. Les États dans l’espace musulman restent attachés à la référence à Dieu et à son messager.
c) Le troisième point est que les nouveaux États-nations de l’espace musulman, y compris ceux qui se déclarent islamiques ou, plutôt, musulmans, connaissent une véritable crise de l’Autorité et de légitimité. Car la prise du pouvoir (politique) dans ces pays ne respecte ni le principe islamique de « wilayat al faqih » ni les principes constitutionnels de la démocratie moderne et de la souveraineté populaire. Le modèle dominant dans ces pays est celui du « leader historique ».
Nous pensons que M. Arkoun a tendance ici à généraliser à l’espace musulman le cas particulier de l’Algérie, et, dans une moindre mesure, le cas tunisien de Bourguiba.
Depuis le renversement de Bourguiba, la légitimité historique liée à la guerre de libération du joug colonial est spécifique à l’Algérie.
d) Le quatrième point est que l’Islam et le socialisme sont deux pôles à la fois rivaux et solidaires qui dominent l’espace musulman et fournissent à ses États l’Autorité suprême dont ils ont besoin. M. Arkoun se réfère ici au modèle nassérien. Cette double référence à l’Islam et au socialisme oscillait, pour des raisons sociologiques, entre des systèmes mettant l’accent sur le socialisme islamique et des systèmes se référant d’abord au « socialisme scientifique ».
e) Le cinquième point est que la Révolution islamique de Khomeini exprime une résurgence éclatante du système purement islamique et le déclin des modèles importés de l’Occident. L’Islam est le seul fondement de l’Autorité suprême, l’autorité divine. Le patrimoine islamique est la seule source des lois et valeurs appliquées par le « gouvernement islamique » conduit par l’Autorité religieuse sacrée. C’est l’application du principe du « wilayat al faqih ».
M. Arkoun exprime ici un certain enthousiasme à l’égard de la « révolution de Khomeini ». Cela est compréhensible à l’époque où il n’y avait pas encore de recul et où le seul point de comparaison était le régime honni du Shah Muhammad Reza Pahlavi. Si l’auteur avait à reprendre ce chapitre, il l’aurait sûrement changé radicalement.
L’auteur analyse ce que disait Khomeini du système du « gouvernement islamique » qu’il était en train d’installer en Iran. Il cite longuement Hasan Hanafi qui faisait l’apologie du « gouvernement imami », mais qui s’était permis de lui adresser quelques critiques.
Arkoun résume les points d’accord des différents courants des intellectuels Musulmans (dont des marxistes) de l’époque, au lendemain de la victoire de Khomeini. Il s’agit de :
- L’Islam est la religion vraie et la Loi complète pour toutes les sociétés désirant l’établissement d’un système compatible avec le pacte liant l’Homme à Dieu selon lequel Dieu élève l’Homme au rang de son représentant sur terre et met la nature à sa disposition ;
- L’Autorité suprême n’existe pas en dehors de l’Islam ;
- Il faut effectuer un retour au Coran pour éviter les divisions et discordes entre les Musulmans ;
- Le contrôle de la conformité des lois et règlementations d’avec le Coran ne peut être effectué que par des docteurs experts de la foi religieuse (Imams pour les Shi’ites et Oulémas pour les Sunnites).
M. Arkoun n’adhère pas complètement à ces points qui effectuent un retour radical aux origines archaïques. Il appelle à une libération de la pensée et de la réflexion et fait, à ce sujet, un certain nombre de propositions critiques.
Propositions critiques
Ces nombreuses propositions sont au nombre de 17 ou 18, selon leur organisation non explicite dans le texte de M. Arkoun.
- Tout le monde signale partout un retour du spirituel. Ce constat n’est cependant pas valable dans le cas des régimes se référant à l’Islam. Il n’empêche qu’il y a un renouveau dans l’espace musulman en ce sens qu’il y a réactivation et redynamisation de la religion.
- On peut constater aussi que les défenseurs de la laïcité ont disparu en France. Même le communiste Georges Marchais avait donné une poignée de mains chaleureuse au Pape. Il faut tout de même relever que les structures et hiérarchies traditionnelles ont été détruites dans les pays industriels et qu’elles n’ont pas été remplacées par de nouvelles.
- Il manque dans les pays industriels, comme dans les pays en développement, un centre d’autorité transcendantale qui soit extérieur.
- Ce manque relève de l’impensé et de l’impensable dans l’espace musulman.
- Mais l’autorité divine supérieure est toujours active et, à ce sujet, il y a confusion entre le Coran, le Hadith et les écrits des Imams. Toutes ces références sont sacralisées et les lois qui s’en inspirent (statut civil) le sont tout autant.
- Pour l’auteur, le Judaïsme et le Christianisme fonctionnent de la même manière. L’auteur préfère cependant écarter l’expérience du Judaïsme en dépit de son intérêt pour le sujet du rapport autorité/pouvoir. Il dit que les « Juifs » dissimulent, ou évitent, cette question depuis la création de l’État d’Israël. Il dit que les Musulmans ont un comportement similaire.
En réalité, Arkoun ne veut pas tenir compte du fait que c’était la gauche juive laïque (socialistes et communistes Ashkénazes) qui avaient créé l’État d’Israël. Cette gauche juive revendiquait toutefois sa culture juive. Les Juifs orthodoxes, également venus d’Europe (les Baltes) étaient minoritaires et presqu’en dehors de l’État quand ils ne s’opposaient pas à cet État.
Arkoun affirme que les Juifs et les Musulmans évitent cette question, considérant que la séparation entre le spirituel et le temporel est un mensonge inventé par les sociétés occidentales.
En vérité, les Juifs de l’Europe centrale avaient connu aussi, à la fin du 18ème siècle, leurs Lumières, Haskala, inspirées de l’AufKlärung (Lumières allemandes) avec comme principal représentant Moses Mendelssohn (1729-1786), luttant contre l’obscurantisme et le fanatisme portés par le Hassidisme, fondé par le rabbin ukraino-polonais Israël ben Eliezer (1698-1760).
- Le cas du christianisme correspond à la situation la plus évoluée et la plus instructive, selon M. Arkoun, car il est lié aux grandes aventures de la raison philosophique, historique et scientifique moderne depuis le 16ème siècle.
L’auteur évite de rappeler « des événements connus de tous » et se contente de rappeler le double échec et de la raison et de la religion.
- La « raison classique » tentait de dominer le mode cognitif de démonstration analogique. Elle s’opposa ainsi à la « raison théologique » (les guillemets sont de moi, LO).
La « raison théologique » a dominé complètement en Europe jusqu’à Descartes (1596-1650), selon Arkoun. En réalité, il serait plus juste de remonter jusqu’à Galilée (1564-1642) qui a inauguré la science moderne en s’opposant tout à la fois à la domination de l’Église et aux conceptions aristotéliciennes. Descartes est principalement philosophe et mathématicien. Ses contributions en physique, la science moderne par excellence ne concernent que l’optique, plus proche des mathématiques que de la physique.
S’il faut insister à ce sujet sur la philosophie, c’est, à mon sens, l’apport révolutionnaire de Spinoza qu’il faut citer en premier lieu. Baruch Spinoza (1632-1677) a été, en effet, le premier critique implacable de la religion, toute religion.
A mon sens, le fondateur explicite de la pensée scientifique, débarrassée de toute considération métaphysique, me semble être Pierre-Simon Laplace avec sa réponse célèbre donnée, en 1802 : «Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse» à la question de Napoléon sur la place que Laplace faisait à Dieu dans sa physique céleste.
Les Lumières ont substitué à l’autorité divine une autorité spirituelle laïque. Mais dans l’espace musulman, la « raison théologique » est toujours dominante. Toutefois, il y a toujours une tension entre la raison et la théologie, selon l’auteur.
- Cette tension s’accentue au fur et à mesure qu’émergent de nouvelles classes sociales. Ici, Arkoun reprend à son compte cette notion de classe sociale reliée à Karl Marx depuis le 19ème siècle. Mais il lui donne un contenu plus proche de catégorie sociale que de classe sociale marxienne.
Il affirme que la connaissance scientifique et ses méthodes n’ont pas impacté les discours idéologiques qui gouvernent partout la conscience des gens. En effet, ce n’est que maintenant que le dispositif étendu des mythologies, des rites et symboles commence à peine à découvrir cette connaissance. Mais seuls les utilisateurs traditionnels de ces mythologies ont accès aux méthodes scientifiques.
- Il est nécessaire que la pensée chrétienne, solidaire d’avec la raison en Occident, reconnaisse la non-correspondance entre l’appareil théologique et ses outils scientifiques. Cela nécessiterait l’invention d’une nouvelle théologie, estime Arkoun.
- Les religions sont en crise. L’autorité spirituelle n’arrive pas à aller au-delà de la fonction de sacralisation des systèmes théologiques traditionnels, ni au-delà des manifestations apparentes et trompeuses des démocraties libérales et populaires.
L’auteur met ici les seules démocraties (occidentales) sur un pied d’égalité avec les régimes de l’ancien bloc soviétique dont il accepte l’appellation fallacieuse de « démocraties populaires ». Évidemment, Arkoun écrivait en 1980. Mais ne devait-il avoir une distance par rapport à la propagande soviétique, déjà dévoilée à l’époque.
L’auteur ajoute par ailleurs que l’ordre économique mondial annoncé alors n’avançait pas et qu’il y avait besoin d’un nouvel ordre culturel mondial.
- La pensée théorique relative à la question du rapport autorité/pouvoirs est faible, dit-il. Il insiste sur cette faiblesse pour inviter les penseurs à être moins sévères lorsqu’ils étudient les sociétés islamiques contemporaines. Il dit que ces critiques sévères de l’Islam sont exploitées par le christianisme pour affirmer sa différence et son universalité. Le christianisme se valorise ainsi en dévalorisant l’Islam, déplore Arkoun.
Ces affirmations d’Arkoun sont étranges et incompréhensibles. L’auteur s’identifie aux Oulémas qui vivent toujours à l’époque des Croisades et de l’affrontement entre l’Islam et la Chrétienté. Les États-nations européens sont nés dans l’opposition au pouvoir et à l’autorité de l’Église et le droit divin duquel procède le souverain dans ces pays n’y a plus d’existence réelle. L’Islamisme contemporain n’a pas déclaré la guerre au christianisme mais à la civilisation et à la démocratie.
Il est vrai, en octobre 2023, qu’un Erdogan aux abois tente de réactiver la concurrence, voire la guerre entre le « croissant » et la « croix ». Il tente de susciter des croisades, ou, plutôt des « croissonades », à l’envers. Mais il y a longtemps que la croix a été rangée dans les pays démocratiques (lesquels disposent davantage de la haute technologie). Il n’est d’ailleurs pas certain que ses sorties fassent plaisir à Poutine (qui se situe tout de même du côté de la Croix et non du Croissant) ni d’ailleurs au régime shi’ite des Mollahs, chef autoproclamé des Musulmans antisionistes (anti-Juifs s’entend) et anti-américains.
Ceci dit, il est vrai que la religion qui gouverne la vie spirituelle privée des populations européennes est le christianisme. C’est cela qui a amené des penseurs européens à réfléchir sur le rôle du christianisme dans l’émergence des temps modernes et des Lumières alors que les pays qui ont pour religion l’Islam n’ont pas connu la Renaissance qui a été à l’origine des Lumières et continuent à vivre dans des régimes peu ou pas démocratiques.
Nous pensons que M. Arkoun a été marqué par les problématiques et les écrits qui ont le plus influencé son époque comme ceux de René Guénon (1886-1951) dont le titre d’un ouvrage de 1929 est le même que celui de ce papier d’Arkoun que nous sommes en train de présenter : « Autorité spirituelle et pouvoir temporel » (Vrin) et qui avait écrit un ouvrage en 1924 intitulé « Orient et Occident » (publié chez Payot).
Les problématiques de l’époque ont également été marquées par celles des adversaires de Guénon, du genre de l’intellectuel de la droite catholique maurrassienne, Henri Massis (1886-1970) qui avait écrit « Défense de l’Occident » en 1927 (Plon). Une revue reprenant ce titre de « Défense de l’Occident » sera créée en 1952 par l’extrême droite française. C’est dans ce climat intellectuel que M. Arkoun a été formé.
- Arkoun revient ici au travail de définition des concepts. Pour lui, l’autorité est un sentiment de consentement profond reliant les membres d’une collectivité humaine, d’un peuple ou d’une communauté religieuse. Il s’agit de la défense d’une identité et de sa glorification, identité revendiquant tout un patrimoine culturel et ouvrant des perspectives d’avenir.
L’autorité est liée aux notions de charisme et de souveraineté ainsi qu’à l’exercice d’une hégémonie (morale) et d’une grande influence sur les autres.
- Pour ce qui est du pouvoir (politique), celui-ci tient, conserve et dirige la situation temporelle et assure l’ordre établi par le moyen de la contrainte et de restrictions. Il peut recourir à la persuasion en vue de construire une idéologie apologétique .
Le pouvoir se prend ou s’arrache et se perd alors que l’autorité est éternelle. C’est ce que suggère le Hadith du Prophète selon lequel « la communauté de Muhammad ne peut pas avoir un avis consensuel injuste ». Et, c’est pour cette raison que les Croyants musulmans sont tenus d’obéir à leurs gouvernants.
- L’auteur dit qu’il tire de tout ce qui précède l’idée essentielle que l’Islam distingue et sépare l’autorité transcendantale et le pouvoir politique et que cette séparation traduit une demande universelle de l’Homme en tant qu’être socio-historique. Dans l’Islam, l’injustice est préférée à la discorde et au désordre.
L’auteur précise que ce principe ne concerne pas l’expérience médinoise du Prophète qui avait renversé le système dominant jusqu’alors dans un sens révolutionnaire ( !), soutient M. Arkoun.
Ce dernier semble ainsi adhérer sans réserve à l’historiographie abbasside officielle des premiers temps de l’Islam et à la conception abbasside de ce qui a été appelée la Jahiliyya.
- L’avènement du « pouvoir spirituel laïc » en Occident n’a fait que substituer la raison supérieure et l’autorité populaire à la volonté de Dieu traduite par les références religieuses.
- M. Arkoun affirme que la prise du pouvoir et son exercice n’arrivent pas au niveau d’efficacité symbolique des rites religieux et des arguments traditionnels.
L’autorité et le pouvoir sont liés et interdépendants, et la crise de l’un entraîne celle de l’autre. Si l’on ne symbolise pas notre existence socio-historique, le ou les pouvoirs se dirigeront de plus en plus vers des techniques artificielles ou byzantines pour dominer nos sociétés devenus très complexes, conclut M. Arkoun.
Pour clore la chronique de ce mois de novembre 2023, déclarons sans ambages que nous regrettons qu’un intellectuel de la veine de Mohammed Arkoun fût tombé dans cette opposition factice entre Occident et Orient, assimilant l’Orient à l’Islam et assimilant l’Islam à l’Islamisme tout en s’identifiant à ce dernier.
Nous pensons que l’espace musulman est très vaste et qu’il s’étend sur plusieurs aires culturelles ou civilisationnelles. Pour ne s’intéresser qu’à l’aire du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord, cet espace appartient à la même aire culturelle qu’on peut qualifier rapidement de méditerranéenne avec deux ou trois composantes (musulmane, européenne et juive). Cette aire musulmane est occidentale, la religion musulmane procède de la même matrice religieuse que la Torah et du Nouveau Testament. L’Orient commence traditionnellement au milieu de la Perse et englobe l’Inde et la Chine.
Il est vrai que l’ésotérisme shi’ite relève davantage de l’Orient et de son spiritualisme que de l’Occident et de son matérialisme, mais il ne faut pas oublier que le régime des Mollahs est plus marqué par l’idéologie des Frères-Musulmans que par la spiritualité orientale.
L’Islam, le Christianisme et le Judaïsme appartiennent à la même sphère culturelle occidentale avec sa théologie autour d’un seul Dieu créateur du monde. Dans cet Occident, il y a principalement une composante avancée dans la sécularisation reléguant et la religion à la vie privée, la civilisation européenne et ses prolongements en Amérique, au Japon, en Australie, en Israël et ailleurs. Mais il y a aussi cette composante musulmane qui refuse la sécularisation et qui entend dominer le monde.
Il est vrai que la sous-composante arabe commence à prendre conscience des grands enjeux de notre époque. Elle tente de se connecter au monde libre, mais elle est handicapée par des opinions publiques à l’écoute des idéologies islamistes destructrices diffusées par le régime fortement contesté intérieurement des Mollahs d’Iran.
L’Islamisme qui correspond à la culture antérieure de l’Europe, à l’Europe d’avant la Renaissance et des Lumières, ne peut en aucun cas être l’avenir du monde civilisé et sécularisé, même s’il existe dans ce monde des courants minoritaires mais agissants, en manque de cause juste à défendre contre leurs gouvernants, qui tentent de s’allier avec les promoteurs du désordre mondial.
*Intellectuel marocain, professeur en sciences économiques, ancien doyen de la faculté de sciences économiques de Rabat.