Xavier Le Clerc, Un homme sans titre, Gallimard 2022 128p., 13,50 €
Cent vingt francs (Gallimard, 2021), le premier roman de Xavier Le Clerc, racontait l’histoire de Saïd, tirailleur kabyle mort pour la France à Verdun en 1917, son arrière-grand-père. Un Homme sans titre dresse le portrait de Mohand-Saïd, son père, né dans l’Algérie coloniale, en Kabylie du côté d’Akbou, débarqué en France en 1963 et qui trima, vingt-quatre longues années, dans l’usine de La Société métallurgique de Normandie à Caen. Dans un entretien donné au site Lettres capitales (9 septembre 2021), l’auteur déclare que son « ambition est d’écrire une œuvre qui retrace et explore l’histoire de la France et de l’Algérie, une fresque humaniste », une fresque qui s’ouvre avec la période coloniale, explore plus d’un siècle d’immigration pour aboutir à ces Français d’origine algérienne inscrits à part entière dans la société française, sa langue, sa culture, enracinés par l’histoire, le sang versé et la sueur « mangée » selon la symbolique berbère.
Quel est donc le lien entre « ce » Xavier Charles Le Clerc d’une part, Saïd et Mohand-Saïd, l’aïeul et le père d’autre part ? Les voies de la migration sont impénétrables et la vie renferme plus d’imagination qu’un plateau de Cnews ou un nationaliste galonné, borné et ventripotent : Xavier Le Clerc est un pseudo ! Fatigué d’essuyer discriminations sur discriminations dans sa quête d’emploi, Hamid Aït Taleb décide, en 2012, de transcrire son patronyme : Taleb devient Le Clerc ! Cela rappelle l’incipit de L’invention de nos vies de Karine Tuil (Grasset 2013), car « en moins d’une semaine » Xavier, ci-devant Hamid, est propulsé « chasseur de têtes dans le luxe ».
Un homme sans titre retrace la vie de Mohand-Saïd, immigré algérien des Trente glorieuses, ou prétendues telles, et ces bifurcations de l’existence qui, en apparence, ont projeté le fiston dans une autre dimension, une autre condition, loin, très loin de son kabyle de père. Et pourtant…
Dans ce « voyage vers le passé » qui lui coûte « plutôt cher », Xavier Le Clerc dit comment il s’est émancipé de son milieu mais pas de ses origines. Ces trajectoires sont connues, notamment en Algérie, notamment dans l’immigration algérienne. Il faut vivre avec le tourment, le souci à tout le moins, de la fidélité aux siens. L’auteur cite Annie Ernaux, nobélisée en 2022 (La Place, Gallimard 1983). Récemment le sociologue Gérard Bronner y a consacré une stimulante étude (Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ? Autrement 2023). Il serait facile de multiplier les parutions sur le sujet, études, témoignages et fictions mêlés. Xavier Le Clerc se place sous les auspices de Camus. Comme lui, devenu « étranger dans ma famille », il a ressenti « la honte d’avoir eu honte ». Pourtant, la lecture du célèbre reportage Misère de la Kabylie, que signe Camus en1939, lui permet de remonter le fil du temps, de découvrir l’enfance paternelle. L’identification est complète, organique, ces Kabyles des années 30, il les fait siens, membres à part entière de sa famille : « ce ne sont pas pour moi de tristes faits-divers mais un album de fantômes, autant d’oncles empoisonnés et de tantes inconnues « mortes dans la neige ».
« MON PERE, CE CAILLOU ENSEVELI SOUS TANT D’AUTRES »
L’origine de la famille crapahute sur les hauteurs d’Icheraïouen, village martyr de Haute Kabylie rasé par l’armada du général Randon en 1857, condamnant les villageois du cru, ceux qui avaient échappé à la mort, à l’exil, à l’instar du « poète en guenilles » Si Mohand Ou Mhand. Les aïeux, qui avaient tout perdu, s’installèrent à Akbou. C’est là, en 1937, que Mohand-Saïd voit le jour, à un saut de puce d’Ighil Ali, le village de la famille Amrouche et de Malek Ouary. Hamid Aït Taleb alias Xavier Le Clerc raconte la geste familiale. Elle s’enracine dans une famille où chaque survivant est un miraculé, épargné par la famine, les maladies, les massacres du 8 mai 1945 et les terreurs de la guerre, celle des parachutistes, des tortures, du napalm, des camps de regroupement, des rivalités fratricides… Cette « fresque » franco-algérienne se déploie à l’aune de la déshumanisation coloniale et des effets assassins de la guerre qui « continuait d’habiter ces jeunes travailleurs qui avaient quitté l’Algérie en feu ». Ainsi, sa vie durant, Mohand Saïd sera victime de ce que son fils appela la « maladie de l’hérisson », tant il « me donnait l’impression de se rouler dans sa peur ».
L’immigration imprime sur les corps la marque de « l’indifférence que l’on réserve aux cailloux », ce mépris que la société destine à l’immigré, à son père rongé jusqu’à des excès de folie par la « hantise du manque ». « Mon père, ce caillou enseveli sous tant d’autres » par l’ingratitude républicaine – qui n’a que faire d’un grand père et d’un oncle « morts pour la France », le premier à Verdun en 17, le second du côté de la Meuse en 40.
Xavier Le Clerc n’a pas oublié, malgré les embranchements et labyrinthes de l’existence, les chemins de traverse, malgré les silences, la distance. Il raconte la vie de cet Homme sans titre, comme en son temps Tassadit Imache évoquait l’ « ombre » du père dans Une fille sans histoire (Calmann-Lévy, 1989). « Des générations entières avaient coulé dans les rigoles impériales ou industrielles, pour en faire des canons ou de la main-d’œuvre » écrit Le Clerc. Empilement des existences, des exils, des douleurs cachées, répétition des filiations contrariées ; mais réelles.
HERITAGE ET BIFURCATION
« Mon père illettré fut mon premier livre. Il regorgeait de mots et de sentiments captifs, qui ne s’échappaient que par bribes » comme ce jour où, alité dans une chambre d’hôpital, « pour la première et la dernière fois de ma vie je le vis en pleurs ». Rares et terribles moments de confidences, ces « réminiscences » paternelles « n’étaient pas des madeleines, écrit le rejeton, mais les shrapnels de la misère, des éclats d’enfance logés depuis dans mon crâne ». Tout cela se passait en kabyle, cette langue aux « mots à l’éclat d’émeraudes et de rubis » reçue comme un « trésor », au point d’avoir ambitionné d’écrire un dictionnaire franco-berbère ! Xavier Le Clerc ressuscite l’âme berbère de Mohand-Saïd qui, nourri du Grain magique des contes kabyles, se lie d’amitié avec un rossignol et se console aux trilles du merveilleux. Aujourd’hui encore, il garde en mémoire « un sac de cacahuètes à éplucher », modeste et précieux cadeau du père, qui lui permet de distinguer « l’essentiel du superflu » dit-il.
Hamid, alias Xavier, est un autre homme : élève brillant, « ébahi par la beauté du français », prosateur en culotte courte devenu écrivain et cadre dans l’industrie du luxe… Celui dont l’histoire s’ancre dans le village de Bouhamza, partage désormais sa vie entre Paris et Londres. Comme pourrait être lointaine « la baraque qui abritait la famille, située dans un terrain vague de Mondeville et faite de cloisons de carton bouilli et d’un toit plat bitumé » à celui qui dispose de bureaux Faubourg Saint Honoré ou via Caducci à Milan. Il n’en sera rien. Plus décisive sera une autre bifurcation de ce « garçon sensible », comme l’avait senti Ouardia, sa mère, « yema ». Parce que le gamin préférait la compagnie des filles, aimait déjà les livres et l’écriture, il fut « entre sept et dix ans (…) décrété « tapette ». A vingt ans, il décide de « vivre au grand jour et dans la joie, refuser la soumission, les carcans, le conformisme », mais, pour ne pas « déshonorer la famille », pour échapper « aux pires menaces », « je devais partir » écrit-il. La rupture sera définitive.
TRAHISON OU FIDELITE ?
Xavier Le Clerc aurait-il renié son père ? « Au contraire, (…) par la traduction française de son nom, je continuerais à porter la dignité de son héritage, mais en lui donnant une chance de n’être plus piétiné comme des cailloux. » « J’étais aussi né de ton ventre d’homme, un ventre d’affamé », alors il balaie d’un revers de main les accusations de « trahison » des « communautaristes », eux « qui vivent de la rente du ressentiment », idem de « cette nouvelle came identitaire (…) dont la pièce maîtresse serait l’instrumentalisation de l’islam. » D’ailleurs, ses parents vivaient « une foi bienveillante qui ne se servait pas de sourates comme d’un arsenal. » Quant à ses « amis bourgeois », ils « n’ont jamais connu ni les contrôles d’identité, ni la discrimination à l’embauche ou au logement ».
Ainsi, peut-être sans volition, Xavier Le Clerc montre que la réconciliation des mémoires est un mythe : ces mémoires (ou souvenirs) ne sont pas identiques, elles ne peuvent être partagées, ou si peu, et encore moins devenir objet de « réconciliation ». Pour autant, et tout le projet de cette « fresque humaniste » est ici : elles ne doivent pas servir à alimenter « la rente du ressentiment ». Sans doute est-ce pour cela que l’auteur n’oublie pas d’évoquer d’autres souffrances, d’autres figures comme celle des femmes kabyles, dont le mariage avait le goût amer « de la distance, de l’absence et quelques maigres mandats », celles des pieds-noirs (« que pouvait contenir une paire de valises en carton ? ») ou encore des harkis. L’Histoire seule mérite d’être partagée ; l’avenir seul reste à construire, ensemble, cet avenir pour lequel des millions de Mohand Saïd – et autant de Ouardia – se sont sacrifiés : « Tu le sais bien mon cher père, combien de génération en génération nous l’avons labourée [la terre de France] de notre sang, de notre sueur. Alors me retirer mon nom français, mon bout de terroir, ne serait-ce pas nous spolier encore et encore ? Ne serait-ce pas au fond une expropriation culturelle ? »

L’écriture de Xavier Le Clerc est profondément sensible, pudique, empreinte d’une sincérité qui fait l’émotion noble, retenue mais réelle. Une façon de dire, avec humilité et de laisser au silence sa part de sensibilité. Difficile de savoir ce qu’il y a de plus grand : l’évocation de cette longue marche collective des hommes et des femmes ou ce lien intime entre un fils et son père aux « yeux verts incandescents (…) comme une forêt en feu », un lien vivant, malgré la distance et malgré la mort : « Tu t’es déraciné pour que tes enfants s’enracinent en France. Je suis donc devenu français au prix de ta vie que je ne renie pas, au contraire. Quant à l’Algérie, comment l’oublier, moi qui cherche son souffle, livre après livre. »
Xavier Le Clerc sera l’invité de l’Association de Culture berbère – Paris le mercredi 8 novembre 2023 à 19h00 (entretien retransmis en direct sur la page FB de l’association).
Mustapha Harzoune